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LES JAMBES-LANCES

Il était une fois deux frères qui aimaient tous deux aller à la chasse. Un jour, alors qu'ils se trouvaient bien loin dans les profondeurs de la forêt, ils entendirent le joyeux, brouhaha d'une fête à boire. Le frère aîné dit alors :
« Viens, allons rejoindre ces gens ! »
« Non, car il est impossible que ce soient des êtres humains réels qui célèbrent une fête si loin de tout, au cour de la forêt. Sans doute s'agit-il d'esprits ! » Le frère aîné ne démordit pas pour autant de sa décision.
Ils suivirent donc la direction des voix et arrivèrent auprès d'une maison où des êtres humains apparemment réels se réjouissaient. Les visiteurs furent invités à prendre place, et on leur offrit des boissons. Le frère aîné
s'adonna à la joie ambiante, mais le cadet refusa tout ce qu'on lui proposait, car il avait peur. Sa méfiance était effectivement fondée, car les êtres qui célébraient la fête n'étaient pas de vrais humains, mais les esprits des Warekki, les grandes grenouilles de la pluie, qui avaient emprunté l'aspect d'hommes.
Un peu plus tard, les deux frères reprirent leur chemin, et comme la nuit n'allait pas tarder à tomber, ils se confectionnèrent un abri. L'aîné envoya le cadet chercher du bois à brûler. Lorsque l'abri fut terminé et le feu en train de f1amber, ils attachèrent leurs hamacs. Petit à petit, le frère aîné ordonna au cadet de mettre de plus en plus de bois sur le feu, encore et encore, jusqu'à ce qu'un immense bûcher crépitât. Quelque temps après, le frère cadet renifla une odeur étrange et fort âcre. Il regarda tout autour de lui et vit que les jambes de son frère dépassaient du hamac et pendaient au-dessus du feu. « Attention ! » cria-t-il, « tes jambes prennent feu ! » Mais le frère se contenta de répondre : « Akkà, akkà ! » et il remit ses jambes dans le hamac. Bientôt, cependant, il les laissa à nouveau pendre au-dessus des flammes. Comme il n'était pas ivre, le frère cadet vit dans son étrange comportement un présage sinistre. Il ne se préoccupa plus désormais de la façon d'agir de son frère aîné, puisque ses exhortations avaient été dédaignées, et il le laissa se brûler les jambes.
Après qu'un certain temps se fut écoulé, le frère aîné constata lui-même que ses deux pieds avaient été carbonisés et que la chair de ses tibias avait été en grande partie brûlée. Il racla alors, sans la moindre hésitation, la chair qui subsistait sur ses os et il affûta ceux-ci avec son couteau. Le voilà impotent, étendu dans son hamac. Il ne pouvait plus aller à la chasse mais, de temps à autre, lorsqu'un oiseau passait au vol ou lorsqu'un petit animal trottait à proximité de leur abri, il les visait avec sa jambe et les transperçait de son tibia pointu. Il devint bientôt fort habile à ce manège.
Souvent, le frère cadet transportait soigneusement son frère à 1'ombre d'un grand arbre fruitier, l'y installait et secouait les branches pour que le frère pût ramasser les fruits qui tombaient. Pour le nourrir, il tirait aussi sur les petits oiseaux alentour ; il en tua tant qu'ils se faisaient de plus en plus rares dans le périmètre immédiat de leur case de refuge. C'est alors que les malheurs commencèrent. Le malade ne voulait jamais permettre à son frère de quitter son champ de vision et le rappelait chaque fois, avant que le cadet ne pût décocher une flèche.
Pour finir, le frère cadet était au désespoir, car il n'osait pas s'enfuir, le malade ayant menacé de le tuer au cas où il aurait tenté de se sauver. Il réfléchit donc pour trouver une ruse. Puis il dit : « Mon frère, ne m'appelle pas cette fois-ci ! Ma flèche s'est prise dans un arbre, et il me faut y grimper pour la récupérer ; je mettrai donc un certain temps à revenir. » Tout cela n'était cependant que mensonge et prétexte pour s'enfuir. Le malade attendit et attendit, couché dans son hamac, puis il finit par appeler, mais son frère ne revint pas. Il sauta enfin du hamac pour se lancer à sa poursuite. A son grand étonnement, il avançait beaucoup plus vite sur les pointes de ses tibias affûtés qu'il n'en avait jamais été capable sur ses pieds. Il marcha et courut en suivant les traces de son frère. Ce faisant, il mit en fuite un chevreuil. Il confondit alors la trace du chevreuil avec les empreintes de son frère. Il traqua donc le chevreuil, et lorsqu'il l'eut rattrapé, il se jeta sur lui et le cloua au sol de ses jambes-lances. Puis, tout en transperçant sa victime de-ci et de-là, il lui dit : « Mon cher frère, je regrette de t'avoir tué, mais c'est de ta faute. Tu as tenté de t'enfuir en m'abandonnant. » Lorsqu'il retourna le cadavre, il aperçut le museau noir de la bête : « Tiens ! Il s'est barbouillé la bouche de bleu en mangeant des fruits ! » Mais lorsqu'il vit les quatre pattes de l'animal, cela lui parut étrange. « Comment ? Voyons, je vais compter ses doigts ! Un, deux, trois. Combien en ai-je moi-même ? Un, deux, trois, quatre et cinq ! Voyons donc ses pieds ! Il a un, deux, trois doigts de pieds. Je vais compter combien j'en ai moi-même. Un, deux, trois, quatre et cinq ! » Il réfléchit longuement et parvint enfin à la conviction que la créature qu'il avait abattue ne pouvait en aucun cas être son frère. Alors il rebroussa chemin, retrouva sa case et se recoucha dans son hamac.
Pendant ce temps, le fuyard était rentré chez lui et il raconta aux autres : « Il est arrivé quelque chose à mon frère. Nous ne pouvons plus dorénavant être ses amis. Il nous faut le tuer ! » Il indiqua alors le chemin, et les autres lui emboîtèrent le pas pour aller dans la forêt, et ils encerclèrent la case dans laquelle demeurait le frère aîné. Ils craignaient de l'y attaquer en raison de son habileté à manier ses jambes comme des lances. Leur dessein était de l'attirer hors de la case, dans l'espace découvert où il allait devoir se servir de ses os pour se déplacer, ce qui devait leur permettre de l'attaquer sans encourir de danger.
Ils décidèrent par conséquent d'envoyer un oiseau au vol rapide auprès de lui pour que celui-ci voltigeât autour de son hamac. Le malade allait sans doute essayer de le transpercer, selon son habitude, mais il allait manquer la cible et sauter de son hamac à la poursuite de l'oiseau. Forts de ces suppositions, ils lui dépêchèrent Houkou- Houkou, le petit colibri, qui voleta de-ci de-là, tout autour du hamac. Seulement, l'oiseau n'était pas suffisamment habile, et, après de nombreuses tentatives, le frère aîné réussit à le transpercer de sa lance. Ils lui envoyèrent ensuite Houra, le petit écureuil dont les mouvements sont infiniment plus agiles que ceux de Houkou-Houkou. Le malade essaya longtemps de le piquer, mais chaque fois son tibia-lance manqua le but. Le petit animal l'attira ainsi en terrain découvert, se rapprochant peu à peu du cercle des gens à l'affût, si bien que lorsque le frère aîné fut tout près, les hommes se ruèrent sur lui et le tuèrent.