INTRODUCTION DIFFICULTÉS DE L'EUROPÉEN FACE À L'ORIENT
.
.d'autre part parce qu'une compréhension mettant en jeu la sensibilité pourrait transformer le contact avec l'esprit étranger en une expérience qu'il faudrait prendre au sérieux. Ce que l'on désigne .
Cependant, cette pièce de choix de la connaissance non spécialisée court le risque de tomber dans une autre case de spécialiste. .
Une science est un instrument, imparfait sans doute, mais pourtant inestimable et indispensable, qui n'opère mal que lorsqu'elle prétend être son propre but. Une science doit servir ; elle se trompe quand elle usurpe un trône. . chacune a besoin du soutien des autres en raison précisément de son insuffisance. La méthode scientifique est l'instrument de l'esprit occidental et l'on peut ouvrir plus de portes avec elle qu'à main nue. Elle fait partie de notre capital de savoir et n'obscurcit l'intelligence que si elle donne une valeur absolue à ce qu'elle permet de comprendre. Mais c'est justement l'Orient qui nous enseigne une autre manière de comprendre plus vaste, plus haute, la compréhension à l'aide de la vie. Nous n'en avons plus à vrai dire que de pâles lueurs : nous y voyons un simple sentiment quasi schématique relevant de la terminologie religieuse, ce qui conduit à mettre volontiers entre guillemets le « savoir » oriental et à le reléguer dans le domaine obscur de la croyance et de la superstition. Mais ce faisant, on se méprend totalement sur le « réalisme » de l'Orient. Ce ne sont pas des aspirations sentimentales d'un mysticisme exalté à la limite du pathologique émanant d'ascètes déséquilibrés ou reclus, mais des intuitions pratiques de la fleur de l'intelligence chinoise, que nous n'avons pas la moindre raison de sous-estimer.
. L'erreur habituelle de l'Occidental (et notamment des théosophes) est de se comporter comme l'étudiant de Faust qui suit les mauvais conseils du diable, de tourner le dos à la science, de s'adonner à l'extase orientale, de prendre à la lettre les exercices de yoga et de devenir un pitoyable imitateur. La théosophie est le meilleur exemple de cette méprise. En agissant ainsi il abandonne l'unique terrain sûr de l'esprit occidental et se perd dans un brouillard de mots et d'idées qui ne seraient jamais sortis de cerveaux européens .
Le vieil adepte a dit : « Mais si l'homme de travers utilise le moyen juste, le moyen juste opère de travers. » Cette sentence malheureusement trop vraie de la sagesse chinoise s'oppose de la façon la plus brutale à la foi que nous professons dans la méthode « juste » sans tenir compte de l'individu qui l'utilise. En cette matière, tout dépend en réalité de l'individu et peu ou rien de la méthode. Il faut même dire que la méthode n'est que le chemin et la direction empruntée. Le mode de l'action y est l'expression fidèle de la nature de l'agent. Mais s'il n'en est pas ainsi, la méthode n'est qu'affectation, chose apprise artificiellement, sans racine et sans sève, que l'on utilise dans le but illégitime de se voiler soi-même, un moyen de se faire illusion à soi-même et d'échapper à la loi peut-être impitoyable de notre nature propre. Cela ne présente pas le moindre rapport avec l'authenticité et la sincérité de la pensée chinoise. C'est au contraire une renonciation à notre nature propre, une trahison de nous-mêmes au profit de dieux étrangers et impurs, un lâche tour de passe-passe en vue d'usurper une supériorité psychique, toutes choses qui sont aussi contraires que possible au sens de la « méthode » chinoise. Ces intuitions émanent en effet de la vie la plus intégrale, la plus authentique et la plus fidèle, de cette antique vie de la Chine qui s'est développée de façon logique et avec une cohérence inattaquable à partir des instincts les plus profonds, vie qui nous est à jamais étrangère et inimitable.
L'imitation occidentale est tragique, parce que c'est une méprise non psychologique, aussi stérile que les escapades modernes . où l'on joue avec sérieux au « primitif », pendant que l'homme civilisé de l'Occident s'évade de ses devoirs menaçants, de son « Hic Rhodus, hic salta » (C'est ici Rhodes, c'est ici qu'il te faut danser.). C'est pourquoi il ne s'agit pas d'imiter artificiellement les peuples lointains, voire de leur envoyer des missionnaires, mais de bâtir sur place la civilisation occidentale qui souffre de mille maux, et de prendre pour cela l'Européen réel dans sa vie quotidienne d'Occidental, avec ses problèmes conjugaux, ses névroses, ses idées politiques absurdes et tout le désarroi de son univers.
Mieux vaudrait avouer qu'au fond nous ne comprenons pas le P.23 détachement du monde professé par ce texte . Est-ce que par hasard nous soupçonnerions que, si l'attitude psychique capable de diriger le regard vers l'intérieur avec autant d'intensité peut être affranchie du monde à ce point, c'est seulement parce que ces hommes ont rempli les exigences instinctives de leur nature à un degré tel que rien - ou peu de chose - ne les empêche de contempler l'essence invisible de l'univers ? Est-ce que par hasard la condition d'une pareille vision serait la libération de ces convoitises, de ces ambitions et de ces passions qui nous attachent au visible, et cette libération proviendrait-elle précisément de la satisfaction raisonnable de ces exigences instinctives, et non de refoulements trop hâtifs et générateurs d'angoisse ? L'oil deviendrait-il par hasard libre pour le spirituel lorsqu'on suit la loi de la terre ? Quiconque connaît l'histoire des mours et de la civilisation chinoises et a en outre étudié avec soin le Yi King, ce livre de sagesse qui forme la trame de toute la pensée de la Chine depuis des millénaires, n'écartera pas facilement ces questions. .
Dans notre propre civilisation spirituelle chrétienne, l'esprit et la passion de l'esprit ont été pendant longtemps l'élément le plus positif et le plus digne d'effort. Ce n'est qu'après la fin du Moyen Age, au cours du XIXe siècle, quand l'esprit a commencé de dégénérer en intellect, qu'il s'est récemment produit une réaction contre la domination insupportable de cet intellect, réaction qui, toutefois, a commencé par commettre la faute excusable de confondre l'intellect avec l'esprit et d'imputer à celui-ci les méfaits de celui-là. L'intellect est effectivement un ennemi de l'âme lorsqu'il a l'audace de vouloir capter l'héritage de l'esprit, ce dont il n'est capable sous aucun rapport, car l'esprit est quelque chose de supérieur à l'intellect puisqu'il comprend non seulement celui-ci, mais le cour. Il constitue une direction et un principe vital qui aspirent à des hauteurs lumineuses surhumaines. Mais en face de lui se tient le féminin, l'obscur, le terrestre (yin) avec son émotivité et son instinctivité plongeant dans les profondeurs du temps et les racines de la continuité physiologique. Ces notions sont incontestablement des vues purement intuitives dont on ne peut cependant se passer si l'on tente de comprendre la nature de l'âme humaine. La Chine n'a pas pu s'en passer car, ainsi que le montre l'histoire de la philosophie chinoise, elle ne s'est jamais éloignée des données psychiques centrales au point de se perdre dans l'hypertrophie et la surestimation unilatérale d'une fonction psychique isolée. Par suite elle n'a jamais manqué de reconnaître le caractère paradoxal et la polarité des êtres vivants. Les opposés s'y sont toujours tenus en équilibre, ce qui est un signe de haute civilisation, tandis que l'unilatéralité, malgré le dynamisme qu'elle renferme toujours, est un signe de barbarie. La réaction qui naît en Occident contre l'intellect au profit de l'eros ou de l'intuition ne me paraît pouvoir être considérée que comme un signe de progrès culturel, un élargissement de la conscience par rapport aux limitations étroites d'un intellect tyrannique.
Loin de moi la pensée de sous-estimer l'extraordinaire différenciation de l'intellect occidental ; mesuré par rapport à lui, l'intellect oriental doit être qualifié de puéril. (Cela n'a naturellement rien à voir avec l'intelligence.) Si nous parvenions à amener une seconde ou même une troisième fonction psychique à la dignité accordée à l'intellect, l'Occident pourrait espérer surpasser largement l'Orient. C'est pourquoi il est si lamentable de voir l'Européen se renier lui-même pour imiter et « affecter» l'Orient, alors qu'il aurait de telles possibilités s'il restait lui-même et découvrait selon son mode et conformément à sa nature tout ce que l'Orient a extrait de sa propre nature au cours des millénaires.
D'une façon générale et si l'on adopte le point de vue incurablement extérieur de l'intellect, on aura l'impression que ce dont l'Orient a fait tant de cas n'est pour nous rien de désirable. Mais le simple intellect ne peut comprendre tout de suite quelle portée pratique les idées orientales peuvent avoir pour nous, et c'est la raison pour laquelle il ne sait les classer que comme des curiosités philosophiques ou ethnologiques. L'incompréhension est poussée à un point tel que même des savants sinologues n'ont pas compris l'utilisation
P.25 pratique du Yi King et ont par suite regardé le Livre comme une collection d'abstruses formules magiques.
LA PSYCHOLOGIE MODERNE OUVRE UNE VOIE DE COMPRÉHENSION
. son contenu offre .. un parallélisme très vivant avec ce qui se produit dans l'évolution psychique de mes patients dont aucun n'est chinois.
. tout comme le corps humain révèle une anatomie commune par-delà toutes les différences raciales, la psyché possède de son côté, au-delà de toutes les distinctions culturelles et conscientes, un substrat commun que j'ai désigné du nom d'inconscient collectif. Cette psyché inconsciente, qui est commune à l'humanité tout entière, ne se compose pas de contenus susceptibles de devenir conscients, mais de dispositions latentes à certaines réactions identiques. Le fait de l'inconscient collectif est simplement l'expression psychique de l'identité de la structure du cerveau par-delà toutes les différences raciales. C'est ainsi que s'explique l'analogie, voire l'identité, des thèmes mythiques et des symboles, de même que, d'une façon générale, la possibilité pour les hommes de se comprendre entre eux. Les différentes lignes de développement psychique partent d'un stock commun dont les racines plongent dans toutes les strates du passé. C'est ce qui explique même le parallélisme psychique avec les animaux.
Sur le plan purement psychologique, il s'agit d'instincts d'imagination et d'action communs à l'humanité. Toute imagination et toute action conscientes se sont développées sur la base de ces images primordiales inconscientes, et elles leur restent toujours reliées. C'est en particulier le cas lorsque la conscience n'a pas encore atteint un degré de clarté trop élevé, c'est-à-dire quand, dans toutes ses fonctions, elle demeure plus dépendante de l'instinct que de la volonté consciente, de l'affectivité plus que du jugement rationnel. Cet état garantit une santé psychique primitive qui se transforme toutefois en inadaptation dès qu'il se présente des circonstances exigeant des actes moraux supérieurs. Les instincts suffisent pour répondre aux besoins d'une nature qui demeure en gros la même. L'individu qui dépend davantage de l'inconscient que du choix conscient incline donc vers un conservatisme psychique affirmé. C'est la raison pour laquelle le primitif ne change pas au long des millénaires et éprouve de la crainte devant tout ce qui est étranger ou insolite. Cela pourrait le conduire à l'inadaptation et l'exposer aux plus graves dangers psychiques, à une sorte de névrose. Une conscience plus élevée, plus vaste, qui ne peut que provenir de l'assimilation de ce qui est étranger, tend vers l'autonomie, vers la révolte contre les anciens dieux qui ne sont autres que les puissantes images primordiales inconscientes dont la conscience est demeurée dépendante jusque-là.
Plus la conscience et avec elle la volonté consciente deviennent puissantes et autonomes, plus l'inconscient se trouve repoussé à l'arrière-plan. Il peut alors facilement se faire que les structures conscientes s'émancipent du modèle inconscient. Gagnant ainsi en liberté, elles brisent les chaînes de la pure instinctivité et parviennent finalement à un stade privé d'instinct ou contraire à l'instinct. Cette conscience déracinée ne peut plus jamais invoquer l'autorité des images premières ; elle témoigne d'une liberté prométhéenne, mais aussi d'une hybris sans Dieu. Si elle plane au-dessus des choses, et même au-dessus des humains, le danger de perdre l'équilibre menace non point chaque individu, mais, sur le plan collectif, les éléments faibles d'une telle société. Imitant ici encore Prométhée, ils sont enchaînés par l'inconscient sur les rochers du Caucase. Le sage chinois dirait, en reprenant les paroles du Yi King : « Lorsque le yang a atteint sa puissance la plus grande, la force obscure du yin croît à l'intérieur de lui, car à midi la nuit commence, le yang se brise et devient yin. »
Le médecin est bien placé pour observer dans la vie la traduction littérale d'une telle péripétie. Il voit par exemple un homme d'affaires florissant, parvenu à tout ce qu'il voulait, nullement soucieux de la mort et du diable. Au sommet de la réussite, cet homme abandonne ses activités et tombe en un rien de temps dans la névrose qui fait de lui une vieille femme geignante, le cloue au lit et finit par le détruire pratiquement. Tout est là : même la transformation du masculin en féminin. On trouve un homologue exact d'une telle évolution dans la légende de Nabuchodonosor rapportée au livre de Daniel et dans la folie césarienne en général. Des cas de ce genre représentant l'exagération unilatérale du point de vue conscient et la réaction yin de l'inconscient correspondante constituent une importante fraction de la pratique psychiatrique à notre époque de surestimation de la volonté consciente, où l'on est persuadé que « là où il y a une volonté il y a aussi une voie ».
Il va de soi que je ne veux rien retirer à la haute valeur morale de la volonté consciente. La conscience et la volonté doivent continuer à être considérées dans toute leur force comme les plus hautes acquisitions de l'humanité. Mais à quoi sert une moralité qui détruit les P.29 hommes ? Mettre en harmonie le vouloir et le pouvoir me paraît être plus que de la moralité. La devise « morale à tout prix » serait-elle signe de barbarie ? Le plus souvent la sagesse me semble meilleure. . Mon métier me force à réparer les dégâts causés par les remous d'une perfection de la civilisation poussée à l'extrême.
Quoi qu'il en soit, c'est un fait qu'un conscient renforcé par une unilatéralité inévitable s'éloigne des images premières au point de provoquer l'écroulement. Déjà bien avant la catastrophe les signes de l'erreur s'annoncent sous forme de perte de l'instinct, de nervosité, de désarroi, d'implication dans des situations et des problèmes impossibles, etc. L'examen médical découvre d'abord un inconscient qui est en pleine révolution face aux valeurs de la conscience et ne peut par suite être assimilé par cette dernière, tandis que l'inverse est naturellement tout à fait impossible. On se trouve placé devant un conflit apparemment sans espoir auquel la raison humaine ne peut offrir que de fausses solutions ou des compromis douteux. Quiconque rejette les uns comme les autres doit faire face à la question de savoir où est l'unité de la personnalité que l'on doit nécessairement acquérir ainsi qu'à l'obligation de la rechercher. Et c'est ici que commence le chemin parcouru par l'Orient depuis un temps immémorial. Le Chinois doit manifestement cette découverte au fait qu'il n'a jamais été en état de séparer violemment les opposés de la nature humaine au point de les perdre de vue en les laissant tomber dans l'inconscience. Il est redevable de cette omniprésence de sa conscience au fait que le sic et non (oui et non) est resté réuni dans sa proximité originaire, comme c'est le cas dans l'état psychique primitif. Néanmoins il n'a pu manquer d'éprouver la collision des opposés et, par suite, de rechercher la voie où il serait ce que les Hindous appellent nirdvandva, c'est-à-dire libre d'opposés.
C'est de cette voie que traite notre texte ; c'est aussi de cette voie qu'il est question chez mes patients. Cependant il n'y aurait ici de plus grosse erreur que d'engager immédiatement un Occidental à entreprendre les exercices du yoga chinois, car cela demeurerait l'affaire de sa volonté et de sa conscience : on ne ferait donc que fortifier encore la conscience contre l'inconscient et l'on provoquerait l'effet qu'il fallait justement éviter. La névrose s'en trouverait donc simplement renforcée. . Ce serait également une grave illusion de supposer que c'est là le chemin de tout névrosé ou celui qu'il faut rechercher à chaque degré des problèmes névrotiques. II ne s'agit essentiellement que de cas où la conscience est parvenue à un niveau d'intensité anormal et a par suite divergé de façon illégitime par rapport à l'inconscient. Ce haut degré de conscience est la condition sine qua non. Il n'y aurait rien de plus contre-indiqué que de vouloir mettre dans cette voie les névrosés qui souffrent d'une prédominance illégitime de leur inconscient. Pour la même raison cette évolution n'a guère de sens avant le milieu de la vie (trente-cinq - quarante ans), elle peut même être dommageable.
Comme on l'a mentionné, la raison essentielle d'emprunter la voie nouvelle a été le fait que le problème fondamental de mes patients me semblait insoluble si je ne voulais pas faire violence à l'une ou à l'autre face de leur être. J'ai toujours travaillé avec la conviction innée qu'il n'existe pas au fond de problème insoluble. Et l'expérience m'a donné raison en ce sens que la plupart du temps j'ai vu comment des individus dépassaient un problème sur lequel d'autres s'étaient irrémédiablement brisés. Ce « dépassement », comme je l'ai d'abord appelé, s'avéra être à l'expérience une élévation du niveau de la conscience. Quelque intérêt plus élevé et plus vaste faisait son apparition à l'horizon et cet élargissement ôtait au problème de son caractère oppressant. Il n'était pas résolu en lui-même de façon logique, mais il pâlissait devant une direction vitale nouvelle et plus forte. Il n'était pas refoulé ou rendu inconscient, mais il apparaissait simplement dans une lumière différente et, ainsi, devenait également différent. Ce qui, à un stade inférieur, avait donné lieu aux conflits les plus âpres et à des explosions paniques de l'affectivité, apparaissait maintenant, considéré d'un niveau supérieur de la personnalité, comme un orage dans la vallée contemplé du sommet d'une montagne P.31 L'orage n'est nullement dépouillé de la réalité, mais on est désormais au-dessus et non plus dedans. Étant donné pourtant que nous sommes à la fois vallée et montagne dans le domaine psychologique, c'est une sorte de rêverie invraisemblable que l'on puisse se sentir au-delà de l'humain. Certes, on ressent l'affect, certes on est secoué et torturé, mais il existe en même temps une conscience située au-delà, une conscience qui empêche de s'identifier avec l'affect, une conscience qui objective l'affect et qui dit : « Je sais que je souffre. » On peut appliquer de la façon la plus rigoureuse à l'affect ce que notre texte dit de l'indolence : « L'indolence dont on n'est pas conscient et l'indolence dont on est conscient sont distantes de milliers de milles. »
Il est arrivé de temps à autre dans ma pratique qu'un individu se dépasse lui-même en raison de possibilités obscures, et cela a été pour moi la plus riche des expériences. J'avais en effet appris entre-temps que les problèmes vitaux les plus graves et les plus importants sont tous, au fond, insolubles, et ils doivent l'être, car ils expriment la polarité nécessaire qui est immanente à tout système d'autorégulation. Ils ne peuvent jamais être résolus, mais seulement dépassés. Je me suis donc demandé si cette possibilité de dépassement, c'est-à-dire d'évolution psychique plus poussée, n'était pas en définitive la donnée normale et si le fait de demeurer fixé à ou dans un conflit n'était pas ce qu'il y avait de pathologique. Tout homme doit posséder ce degré supérieur, au moins sous forme de germe, et pouvoir développer cette possibilité moyennant des circonstances favorables.
En observant le processus d'évolution de ceux qui se dépassaient eux-mêmes en silence et comme inconsciemment, je vis que leur destin avait un trait commun : la nouveauté venait à eux de possibilité obscures, ils l'acceptaient et se dépassaient grâce à elle. Je considérai comme typique que les uns la reçoivent du dedans et les autres du dehors ou plutôt qu'elle émane du dedans pour les uns et du dehors pour les autres. Jamais cependant la nouveauté n'était chose purement extérieure ou purement intérieure. Si elle venait de l'extérieur elle devenait expérience intime ; si elle venait de l'intérieur, elle devenait événement extérieur. Pourtant elle n'était jamais provoquée de façon intentionnelle et consciente, mais elle s'avançait, portée sur le fleuve du temps.
La tentation d'introduire partout un dessein et une méthode me paraît si grande que je m'exprime délibérément d'une façon très abstraite pour ne rien préjuger, car la nouveauté ne doit être ni ceci ni cela, sinon on en fait une recette que l'on peut multiplier « machinalement « , et ce serait alors une fois de plus le « moyen juste » dans les mains de l' « homme de travers ». J'ai en effet été impressionné au plus profond de moi-même en constatant que la nouveauté ne correspond que rarement ou jamais à l'attente consciente et, chose plus remarquable encore, qu'elle contredit également les instincts enracinés tels que nous les connaissons, tout en constituant pourtant une expression singulièrement pertinente de la personnalité, expression dont on n'eût pu imaginer une forme plus complète.
Et que faisaient ces gens pour réaliser le progrès libérateur ? Autant que j'aie pu voir, ils ne faisaient rien (wou wei [action non agissante]) mais laissaient advenir : ainsi que le maître Lu Tsou l'indique dans notre texte, la lumière tourne suivant sa propre loi si l'on ne cesse pas d'exercer ses occupations habituelles. Le « laisser advenir », l'action non agissante, l'abandon de maître Eckhart est devenu pour moi la clé permettant d'ouvrir les portes qui mènent à la voie : dans le domaine psychique, il faut pouvoir laisser advenir. C'est pour nous un art véritable auquel quantité de gens ne comprennent rien : leur conscient ne cesse d'aider, de corriger et de nier, de multiplier les interférences et, dans tous les cas, il ne peut laisser en paix le pur déroulement du processus psychique. La tâche serait assez simple, si la simplicité n'était pas ce qu'il y a de plus difficile. Elle consiste d'abord purement et simplement à observer objectivement n'importe quel fragment de phantasme dans son évolution. Il n'y aurait rien de plus simple, mais ici commencent déjà les difficultés. On croit ne posséder aucun fragment de phantasme ou bien on en a, mais c'est trop stupide et il existe mille bonnes raisons contre cette attitude. On ne peut se concentrer dessus : c'est trop ennuyeux, qu'est-ce qui en sortirait ? « Ce n'est rien que », etc. Le conscient soulève d'abondantes P.33 objections ; il semble même souvent porté à étouffer l'activité spontanée de l'imagination, bien que l'on ait la claire intuition de la valeur de cette dernière et même la ferme résolution de laisser libre cours au processus psychique sans interférence. Parfois il se produit même une véritable crispation de la conscience.
Si l'on parvient à surmonter la difficulté initiale, la critique intervient pourtant après coup et tente d'interpréter le fragment de phantasme, de le classifier, de l'esthétiser ou de le minimiser. La tentation d'agir ainsi est presque irrésistible. Après une observation complète et fidèle, on peut tranquillement lâcher la bride à l'impatience du conscient ; cela est même nécessaire, sinon il se développe des résistances paralysantes. Mais à chaque observation l'activité du conscient doit avoir été à nouveau mise de côté.
Les résultats de ces efforts sont d'abord peu encourageants dans la plupart des cas. Il s'agit surtout d'écheveaux de phantasmes qui ne permettent pas de discerner clairement leur provenance et leur destination. Les moyens d'obtenir des phantasmes sont également différents suivant les individus. Pour beaucoup le plus simple est de les écrire ; d'autres les visualisent ; d'autres encore les dessinent ou les peignent avec ou sans visualisation. Lorsqu'on a affaire à une crispation accentuée du conscient, il arrive souvent que seules les mains puissent imaginer : elles modèlent ou dessinent des formes qui sont souvent étrangères au conscient.
Ces exercices doivent être poursuivis jusqu'à ce que la crispation de la conscience soit dénouée, en d'autres termes jusqu'à ce que l'on puisse laisser advenir, ce qui est le but immédiat de l'exercice. Une nouvelle attitude est ainsi créée, une attitude qui accepte également l'irrationnel et l'incompréhensible, simplement parce que c'est ce qui advient. Cette attitude serait un poison pour quelqu'un qui de toute façon est submergé par ce qui advient ; mais elle est d'une valeur suprême pour celui qui, par un jugement exclusivement conscient, s'est toujours borné à choisir ce qui convenait à sa conscience dans ce qui advient purement et simplement et qui est ainsi sorti de la vie pour échouer dans une lagune stagnante.
Ici les chemins des deux types mentionnés plus haut divergent. Tous deux ont appris à accepter ce qui leur arrive. Comme l'indique le maître Lu Isou : « Si les occupations arrivent à nous, nous devons les accueillir ; si les choses arrivent à nous, nous devons les connaître à fond. » L'un accueillera principalement ce qui lui arrive de l'extérieur l'autre ce qui vient de l'intérieur. Et comme le veut la loi de la vie, l'un prendra à l'extérieur ce qu'il n'avait jamais accepté de l'extérieur auparavant, et l'autre prendra à l'intérieur ce qu'il avait toujours exclu jusque-là. Ce retournement de l'être signifie un élargissement, une élévation et un enrichissement de la personnalité, si les valeurs précédentes sont conservées dans le retournement en tant qu'elles n'étaient pas de pures illusions. Si elles ne sont pas conservées, on retombe de l'autre côté et l'on passe de l'aptitude à l'inaptitude, de l'adaptation à l'inadaptation, du sens au non-sens et même de la raison au trouble mental. Ce chemin n'est pas sans danger. Tout bien est coûteux et le développement de la personnalité figure au nombre des choses les plus onéreuses s'agit d'acquiescer à soi-même, de se prendre soi-même comme la plus sérieuse des tâches, de demeurer toujours conscient de ce que l'on fait et d'avoir constamment devant les yeux les plus équivoques de nos propres aspects - c'est là véritablement une tâche qui exige tout de nous.
Le Chinois peut s'en rapporter à sa culture tout entière. S'il emprunte le long chemin, il fait ce qui est reconnu comme étant la meilleure chose qu'il puisse faire. Mais l'Occidental, lui, a contre lui toutes les autorités dans le domaine intellectuel, moral et religieux, à supposer qu'il veuille véritablement prendre cette voie. C'est pourquoi il est infiniment plus simple d'imiter la voie chinoise et de laisser là cet encombrant Européen, ou encore, ce qui est déjà moins simple, de chercher la route qui ramène au Moyen Age européen . Le flirt esthétique ou intellectuel avec la vie et le destin trouve ici une fin brutale. La marche vers une conscience plus haute conduit hors de toutes les couvertures d'arrière-garde et de toutes les sécurités. L'être doit se donner totalement, car c'est seulement à partir de son intégrité qu'il peut aller plus loin, et seule son P.35 intégrité peut être la garantie que sa route ne deviendra pas une aventure absurde.
Mais que l'on reçoive son destin de l'extérieur ou de l'intérieur, les expériences et les événements de la voie demeurent les mêmes. . beaucoup à dire des états psychiques qui accompagnent le développement. Ces états sont en effet exprimés symboliquement dans notre texte, et cela en des symboles qui me sont devenus familiers dans ma pratique depuis de longues années.
LES IDÉES FONDAMENTALES
Le Tao
La difficulté considérable que l'esprit européen rencontre dans la traduction de ce texte et de ceux du même genre consiste en ce que l'auteur chinois part toujours du point central, c'est-à-dire de ce que nous qualifierions de sommet, de but, d'idée ultime ou la plus profonde. Il s'agit donc d'une notion si ambitieuse qu'un individu doté d'intelligence critique a le sentiment qu'il ferait preuve de prétention ridicule ou même d'un comportement purement absurde s'il osait se lancer dans un discours philosophique sur les expériences très subtiles les grands esprits de l'Orient. Notre texte commence par ces mots : « Ce qui est par soi-même se nomme Tao. » Et le Houei Ming King débute ainsi : « Le mystère le plus subtil du Tao, c'est la nature humaine et la vie. »
C'est un trait caractéristique de l'esprit occidental qu'il soit absolument démuni de concept correspondant à Tao. Le caractère chinois du Tao réunit celui de « tête » et celui d'« aller ». Wilhelm traduit Tao par « Sens » (Sinn), d'autres, par « Voie », « Providence », et même, comme les jésuites, par « Dieu ». Cela donne une idée de l'embarras des traducteurs. « Tête » doit être entendu comme « conscience », et « aller » comme « cheminer », Ce serait donc : « aller d'une façon consciente» ou bien « chemin conscient ». Le fait que la « lumière du ciel qui réside entre les deux yeux » est employée comme synonyme de Tao concorde avec cette interprétation. P.37 La nature (humaine) et la vie sont contenues dans la lumière du ciel et constituent chez Liou Houa Yang les plus grands mystères du Tao. La « lumière » est un équivalent symbolique de la conscience et la nature de la conscience est exprimée à l'aide d'analogies tirées de la lumière. Le Houei Ming King s'ouvre par les vers suivants :
« Si tu veux parfaire le corps de diamant sans fuite,
Réchauffe avec soin la racine de la conscience (La tête est aussi le « siège de la lumière céleste ».) et de la vie.
Illumine le pays bienheureux qui est toujours proche
Et fais-y habiter toujours, caché, ton véritable moi. » (« Nature » (sing) et « conscience » (houei) sont employés concurremment dans le Houei Ming King. Tous deux sont opposés à « Vie », ming, mais ils ne sont pas identiques.)
Ces vers contiennent une sorte de prescription alchimique, une méthode ou une voie en vue de la procréation du « corps de diamant » qui est également mentionné dans le texte. II faut pour cela un « réchauffement », c'est-à-dire une élévation de la conscience, afin que le séjour de la nature spirituelle soit « illuminé ». Toutefois, ce n'est pas seulement la conscience, mais aussi la vie qui a besoin d'être élevée. La réunion des deux produit la « vie consciente ». D'après le Houei Ming King, les anciens sages connaissaient la manière d'abolir la séparation entre la conscience et la vie en cultivant l'une et l'autre. Ainsi « le chêli (le corps immortel) est fondu » et, par là, « le grand Tao est accompli ».
Si nous comprenons le Tao comme une méthode ou une voie consciente qui doit réunir ce qui était séparé, nous arrivons sans doute à serrer de plus près le contenu psychologique de ce concept. En tout cas, la séparation de la conscience et de la vie ne doit vraisemblablement pas signifier autre chose que ce que j'ai décrit plus haut comme divergence, déviation ou déracinement de la conscience. De plus, l'opération consistant à rendre les opposés conscients, comprend sans doute aussi une réunification avec les lois inconscientes de la vie, et le but de cette unification est l'obtention de la vie consciente, en termes chinois : la production du Tao.
Le mouvement circulaire et le centre
Ainsi que nous l'avons déjà souligné, l'unification des opposés à un niveau supérieur n'est pas une affaire rationnelle ni davantage une question de volonté, mais un processus psychique de développement qui s'exprime dans des symboles. Historiquement, il a toujours été représenté par des symboles et aujourd'hui encore il est illustré par des figures symboliques dans le développement individuel de la personnalité. Ce fait m'a été révélé par les expériences suivantes : les productions spontanées de l'imagination dont nous avons parlé plus haut s'approfondissent et se concentrent progressivement en structures abstraites qui représentent apparemment des « principes », de véritables archaï gnostiques. Quand les imaginations sont essentiellement exprimées sous forme de pensées, on voit se présenter des formulations intuitives des lois ou principes qui s'offrent d'abord volontiers sous une forme dramatisée ou personnifiée . Si les imaginations se traduisent sous forme de dessins, on voit naître des symboles qui appartiennent surtout au type dit « mandala ». Mandala signifie cercle, et spécialement cercle magique. Les mandalas ne sont pas seulement répandus à travers tout l'Orient, mais ils sont en outre abondamment représentés chez nous dans des ouvres médiévales. . La plupart représentent le Christ au centre avec les quatre évangélistes ou leurs symboles aux points cardinaux. Cette conception doit être très ancienne, puisque en Égypte Horus et ses quatre fils sont figurés de la même manière. (On sait qu'Horus avec ses quatre fils est en relation très étroite avec le Christ et les quatre évangélistes.) A une époque plus tardive on trouve un mandala explicite et très intéressant dans le livre de Jacob Boehme sur l'âme. Il est tout à fait évident qu'il s'agit là d'un système psychocosmique fortement teinté de christianisme. Il est dénommé 1'« oil philosophique » P.39 1 le « miroir de la sagesse », ce qui signifie manifestement une somme de savoir secret. On rencontre la plupart du temps une forme de fleur, de croix ou de roue avec une prédilection marquée pour le nombre quatre (qui rappelle la tétraktys pythagoricienne, le nombre fondamental). De tels mandalas se trouvent également dans les dessins de sable réalisés à des fins religieuses chez les Pueblos. Mais c'est naturellement l'Orient qui possède les plus beaux mandalas, en particulier dans le bouddhisme tibétain. J'ai également rencontré des dessins en forme de mandala chez des malades mentaux, et cela chez des gens qui n'ont sûrement pas la moindre idée de telles connexions.
J'ai observé chez mes patients des femmes qui ne dessinaient pas les mandalas, mais les dansaient. L'Inde possède un terme pour cela : mandala nritya, danse du mandala. Les figures de la danse traduisent le même sens que les dessins. Les patients eux-mêmes ne peuvent pas dire grand-chose de la signification des symboles en forme de mandala qu'ils produisent. Ils sont simplement fascinés par eux et les trouvent expressifs et opérants dans un rapport quelconque avec leur état psychique subjectif.
Notre texte promet de « révéler le mystère de la fleur d'or du grand Un ». La fleur d'or est la lumière, et la lumière du ciel est le Tao. La fleur d'or est un mandala que j'ai souvent rencontré chez mes patients. Tantôt elle est représentée vue d'en haut, donc comme un ornement régulier, tantôt elle est vue latéralement, comme une fleur poussant sur une plante. La plante est la plupart du temps une structure aux couleurs lumineuses, ignées, croissant à partir d'une obscurité située au-dessous d'elle et portant des fleurs de lumière à son sommet. (Il y a là un symbole analogue à l'arbre de Noël.) Untel symbole exprime en même temps la naissance de la fleur d'Or, car, selon le Houei Ming King, « la bulle germinale » n'est autre que le « château doré », le « cour céleste », la « terrasse de vie », le « champ d'un pouce carré de la maison d'un pied carré », la « salle pourpre de la cité de jade », le « sombre passage », l'« espace du ciel antérieur » ( Le « ciel antérieur » (à la création du monde) est le siège d'un ordre archétypique qui se distingue de l'ordre manifesté ou « ordre postérieur » .. Yi King), le « château du dragon au fond de la mer », On l'appelle encore la « région frontière des montagnes neigeuses », le « passage primordial », le « royaume de la joie suprême », le « pays sans frontières », et 1'« autel sur lequel sont produits la conscience et la vie. « Si un mourant ne connaît pas cette place germinale, dit le Houei Ming King, il ne trouvera pas l'unité de la conscience et de la vie dans mille naissances et dix mille ères. »
Le commencement dans lequel tout est un et qui, par suite, apparaît également comme le but suprême se trouve au fond de la mer, dans l'obscurité de l'inconscient. Dans la bulle germinale la conscience et la vie ( ou la nature humaine et la vie : sing-ming) sont encore une « unité », « inséparablement mêlées comme la semence ignée dans la fournaise de raffinage ». « C'est à l'intérieur de la bulle germinale qu'est le feu du souverain. C'est avec la bulle germinale que tous les sages ont commencé leur travail. » On notera l'analogie tirée du feu. Je connais toute une série de mandalas européens dessinés où quelque chose comme une graine de plante entourée de ses enveloppes flotte dans l'eau ; le feu, montant de la profondeur, la pénètre, provoque la croissance et donne ainsi naissance à une grande fleur d'or qui sort de la bulle germinale.
Ce symbolisme a trait à une espèce de processus alchimique de raffinage et d'ennoblissement : l'obscur enfante le lumineux, l'or noble croît à partir du « plomb de la région des eaux », l'inconscient devient conscient sous la forme d'un processus de vie et de croissance. (On trouve quelque chose de tout à fait analogue dans le yoga de la kundalini.) Ainsi naît l'unification de la conscience et de la vie.
Lorsque mes patients produisent de telles images, il est évident que cela ne provient pas d'une suggestion, car elles furent créées bien avant que j'aie connu leur signification ou leur relation avec les pratiques de l'Orient qui m'étaient alors totalement étrangères. Elles naissaient d'une façon toute spontanée et d'une double source : la première de ces sources est l'inconscient qui engendre spontanément de tels phantasmes ; la seconde est la vie qui, lorsqu'elle est vécue dans une attitude de complet don de l'être, procure le pressentiment du Soi, de la nature individuelle. La perception de cette dernière réalité est exprimée dans le dessin, tandis que l'inconscient oblige l'individu P.41 à se donner totalement à la vie. En effet le mandala n'est pas seulement expressif mais également opérant, d'une manière qui s'accorde pleinement avec la conception chinoise. Il réagit sur son auteur. Il renferme une vertu magique immémoriale, car il provient à l'origine du « cercle protecteur», du « cercle enchanté » dont la magie s'est conservée dans d'innombrables coutumes populaires. L'image a pour but affirmé de tracer un sulcus primigenius, un sillon magique autour du centre, du temple ou du temenos (enceinte sacrée) de la personnalité intime, afin d'empêcher les « fuites » ou de préserver de façon apotropéique des déviations causées par l'extérieur. Les contenus magiques ne sont pas autre chose que des projections d'événements psychiques qui sont ici appliquées inversement à l'âme comme une sorte d'incantation opérée sur la personnalité ; en d'autres termes, des actions concrètes favorisent et permettent le retour de l'attention, ou mieux de la participation à un cercre sacré intérieur qui est l'origine et le terme de l'âme et contient cette unité de la vie et de la conscience autrefois possédée, puis perdue et qu'il faut retrouver.
L'unité des deux se nomme Tao ; le symbole de ce dernier est la lumière blanche centrale (comme dans le Bardo Tôdol). Cette lumière réside dans le « pouce carré » ou le « visage », c'est-à-dire entre les yeux. C'est l'illustration du « point créateur », d'une intensité sans étendue, associé à l'espace d'un « pouce carré », symbole de l'inétendu. Les deux ensemble forment le Tao. La nature humaine et la conscience (sing) sont symbolisées par la lumière ; elles constituent donc une intensité. Par suite la vie (ming) coïnciderait avec l'extension. La première a le caractère du yang, la seconde celui du yin. Le mandala cité plus haut d'une jeune somnambule de quinze ans que j'ai observée voici trente ans montre au centre une « source de la puissance de vie » sans étendue qui, lors de son émanation, se heurte immédiatement à un principe spatial opposé, en pleine analogie avec les notions chinoises fondamentales.
La « protection par un cercle » ou circumambulatio est exprimée dans notre texte par l'idée de la « circulation ». La circulation n'est pas un simple mouvement circulaire, mais elle signifie d'une part le tracé d'une enceinte sacrée et d'autre part une fixation et une concentration ; la roue solaire commence à tourner, autrement dit, le soleil est vivifié et entame sa course, ou encore, le Tao commence à opérer et à prendre la direction. L'action s'inverse en non-agir, en d'autres termes, les puissances périphériques sont soumises au commandement du centre ; c'est pourquoi il est dit : « Le mouvement est un autre nom de la souveraineté. » Psychologiquement cette circulation consisterait à « tourner en cercle autour de soi », ce qui manifestement fait entrer en jeu tous les aspects de la personnalité : « les pôles du lumineux et de l'obscur sont mis en mouvement circulaire », c'est-à-dire qu'il se produit une alternance de jour et de nuit. « Une clarté de paradis alterne avec une nuit profonde, effroyable. » Par suite le mouvement circulaire a également la signification morale d'une vivification de toutes les puissances lumineuses et obscures de la nature humaine, et donc de tous les opposés psychologiques de quelque nature qu'ils soient. Cela n'est autre que la connaissance de soi par l'auto-incubation (en Inde : tapas). On a une représentation primitive analogue dans l'être humain platonicien rond de tous côtés, dans lequel également les deux sexes sont réunis.
L'un des plus beaux homologues de ce que l'on vient de lire est la description qu'Edward Maitland, ... a tracée de son expérience centrale. Dans la mesure du possible je respecte ses propres termes. Il avait découvert que, lorsqu'il réfléchissait sur une idée, de longues files d'idées apparentées devenaient en quelque sorte visibles, remontant apparemment jusqu'à leur source qui, à ses yeux, était l'Esprit divin. En se concentrant sur elles il tenta de pénétrer jusqu'à leur origine.
« J'étais totalement exempt de savoir ou d'attente quand je cédai à l'impulsion de faire la tentative. J'expérimentai simplement sur une faculté. assis pendant tout ce temps à ma table de travail afin de recueillir les résultats comme ils survenaient, et je résolus de conserver mon contrôle sur la conscience supérieure et périphérique, si loin que je pusse aller dans la direction de ma conscience intérieure et centrale. Car je ne savais pas si je serais capable de regagner la première une fois que j'aurais abandonné mon contrôle sur elle, ou si je pourrais me rappeler les expériences. Je finis par réaliser mon objectif, P.43 non sans un effort considérable, car la tension occasionnée en essayant de conserver à la fois les deux extrêmes dans le champ de la conscience était très grand.
« Une fois bien parti pour ma quête, je me trouvai en train de traverser une succession de sphères ou de zones. L'impression produite était celle de gravir une vaste échelle s'étendant de la circonférence au centre d'un système qui était à la fois mon propre système, le système solaire et le système universel, les trois systèmes étant à la fois différents et identiques. Finalement, au prix d'un effort suprême dont je sentais qu'il devait être le dernier. je réussis à polariser l'intégralité des rayons convergents de ma conscience dans le foyer désiré. Et au même moment, comme par l'embrasement soudain des rayons ainsi fondus en une unité, je me trouvai confronté moi-même avec une gloire d'une blancheur et d'un éclat indicibles, et d'une luminosité si intense qu'elle faillit me repousser. Mais tout en sentant qu'il n'était pas nécessaire pour moi de poursuivre l'exploration, je résolus de prendre une double assurance en perçant, si je le pouvais, la luminosité presque aveuglante et en voyant ce qu'elle renfermait. J'y parvins moyennant un grand effort, et l'éclat me révéla ce que j'y avais pressenti. C'était la forme duelle du Fils ... Le non-manifesté rendu manifeste, l'informulé formulé, l'inindividué individué, Dieu comme Seigneur prouvant par cette dualité que Dieu est Substance aussi bien que Force, Amour aussi bien que Volonté, Féminin aussi bien que Masculin, Mère aussi bien que Père. »
Il découvrit que Dieu, est Deux en Un, comme l'homme. Il observa en outre un point que notre texte met en relief : 1'« immobilisation du souffle ». Il déclare que la respiration ordinaire avait cessé et qu'elle avait été remplacée par une sorte de respiration intérieure, « comme si c'était la respiration d'une personnalité distincte intérieure à l'organisme physique et autre que lui ». Il vit dans cet être l'entéléchie d'Aristote et le « Christ intérieur » de l'apôtre Paul, « l'individualité spirituelle et substantielle engendrée à l'intérieur de la personnalité physique phénoménologique, et représentant par conséquent la renaissance de l'homme sur un plan qui transcende le plan matériel ».
Cette expérience originale ( De telles expériences sont originales. Toutefois leur authenticité ne prouve pas que les conclusions tirées par les malades soient également saines. Cependant l'on rencontre, même dans le cas de maladies mentales, des expériences psychiques qui doivent être prises très au sérieux.) contient tous les symboles essentiels de notre texte. Le phénomène lui-même, à savoir la vision de la lumière, est une expérience commune à beaucoup de mystiques ; elle revêt indubitablement la plus haute signification, car en tous temps et en tous lieux elle se révèle comme étant l'inconditionné qui unit en lui la force la plus grande et le Sens suprême. Hildegarde de Bingen, ..s'exprime d'une façon toute semblable à propos de sa vision :
« Depuis mon enfance, disait-elle, je vois constamment une lumière dans mon âme, mais non avec les yeux extérieurs ni avec les pensées de mon cour ; les cinq sens extérieurs n'ont pas davantage part à cette vision. La lumière que je perçois n'est pas de nature locale, mais elle est beaucoup plus éclatante que le nuage qui porte le soleil. Je ne puis y distinguer ni hauteur, ni largeur, ni longueur. Ce que je vois ou apprends dans une telle vision demeure longtemps dans ma mémoire. Je vois, j'entends et je sais tout en même temps, et j'apprends pour ainsi dire sur-le-champ ce que je sais. Je ne puis reconnaître aucune forme à cette lumière et pourtant j'aperçois parfois en elle une autre lumière qui se nomme pour moi lumière vivante. Pendant que je jouis de la vue de cette lumière, toute tristesse et tout chagrin disparaissent de ma mémoire. »
Je connais pour ma part quelques personnes qui ont une science personnelle de cette expérience. Autant qu'il me soit possible de pénétrer quelque peu dans un pareil phénomène, il s'agit, me semble-t-il, d'un état de conscience aussi intense qu'abstrait, d'une conscience « détachée » (voir plus loin) qui, comme le note justement Hildegarde, fait surgir des domaines du devenir psychique qui sont recouverts d'obscurité le reste du temps. Le fait qu'en liaison avec de tels états les sensations corporelles habituelles s'évanouissent souvent indique que leur énergie spécifique leur est ôtée et qu'elle est vraisemblablement employée à renforcer la clarté de la conscience. Le phénomène est généralement spontané : il survient et disparaît de sa propre initiative. Son effet est surprenant en tant qu'il apporte presque toujours une solution à des complications psychiques et, de ce fait, un détachement de la personnalité intérieure d'avec les implications P.45 émotionnelles et intellectuelles. Il engendre par suite une unité de l'être qui est généralement ressentie comme « libération ».
La volonté consciente ne peut atteindre une telle unité symbolique car, dans ce cas, le conscient est l'une des parties. Son adversaire est l'inconscient collectif qui ne comprend pas le langage du conscient. Il a par suite besoin du symbole qui opère « magiquement » : celui-ci contient cet aspect analogique primitif qui parle à l'inconscient. Seul le symbole permet d'atteindre et d'exprimer l'inconscient ; c'est aussi pourquoi l'individuation ne pourra jamais se passer de symboles. Le symbole est d'une part l'expression primitive de l'inconscient et d'autre part l'idée qui correspond à la plus haute réalité pressentie par la conscience.
Le plus ancien dessin du type mandala que je connaisse est une « roue solaire » paléolithique récemment découverte en Rhodésie. Il est également de structure quaternaire. Des choses qui remontent si loin dans l'histoire de l'humanité touchent naturellement aux couches les plus profondes de l'histoire de l'inconscient et permettent de les atteindre là où le langage se révèle totalement impuissant. De telles choses ne sont pas des conclusions de la pensée, mais elles doivent pousser des obscurs abîmes de l'oubli pour exprimer les pressentiments les plus profonds de la conscience et l'intuition la plus haute de l'esprit, et ainsi fondre l'unicité de la conscience du présent avec le passé immémorial de la vie.
LES PHÉNOMÈNES DE LA VOIE
La dissolution de la conscience
La rencontre de la conscience individuelle, cette réalité étroitement limitée mais d'une clarté d'autant plus intense, avec l'immense expansion de l'inconscient collectif est un danger, car l'inconscient exerce une action nettement dissolvante sur la conscience. Selon le Houei Ming King, cette action fait même partie des phénomènes spécifiques du yoga pratique chinois. Il y est dit : « Chaque pensée séparée acquiert une figure et devient visible en couleur et en forme. L'énergie spirituelle globale déploie ses traces. » L'illustration 2 du livre montre un sage plongé dans la contemplation ; sa tête est entourée de langues de feu et il en émane cinq figures humaines qui se divisent à leur tour en vingt-cinq autres plus petites. (C'est de là que proviennent également les réminiscences des incarnations précédentes qui surgissent dans la contemplation.) [cf. expérience perso des vies antérieures et sensation de l'existence de l'inconscient collectif] Il y aurait là un processus schizophrénique si cet état devenait permanent. C'est pourquoi on donne l'avis suivant : « Les formes créées par le feu spirituel ne sont que des couleurs et des formes vides. La lumière de l'essence remonte en rayonnant vers le primordial, le vrai » Cela permet de comprendre pourquoi le texte revient à la figure tutélaire du « cercle protecteur ». Il doit empêcher les « fuites » et préserver l'unité de la conscience de la désintégration causée par l'inconscient. La conception chinoise cherche en outre à atténuer l'action dissolvante de l'inconscient en qualifiant les « formes de pensée » et les « pensées séparées » de « couleurs et formes vides » et en les désamorçant au maximum. Cette idée se trouve en filigrane dans le P.49 bouddhisme tout entier (spécialement dans le mahayana) et il apparaît également dans les instructions aux défunts contenues dans le Bardo Tödol (Livre des Morts tibétain) où l'on va jusqu'à expliquer que les dieux bienfaisants ou malfaisants eux-mêmes sont encore des illusions à vaincre. Établir la vérité ou la fausseté métaphysique de cette idée n'est certes pas de la compétence du psychologue. Ce dernier doit se contenter de constater, partout où cela est possible, ce qui est agissant. Ce faisant, il ne doit pas pour autant se préoccuper de savoir si la figure rencontrée est une illusion transcendantale ou non. C'est la foi qui en décide et non la science. . La substance de ces complexes n'est pas l'affaire du psychologue, mais uniquement l'expérience psychique. Ce sont à n'en pas douter des contenus psychiques expérimentaux d'une autonomie également incontestable, car ils constituent des systèmes psychiques partiels qui, ou bien apparaissent spontanément dans les états extatiques, en provoquant des impressions et des effets puissants dans certaines circonstances, ou encore s'installent dans des états pathologiques sous forme d'idées délirantes ou d'hallucinations, détruisant ainsi l'unité de la personnalité.
Le psychiatre incline toutefois à croire aux toxines et autres et à y trouver une base d'explication de la schizophrénie (dissociation de l'âme dans la psychose), évitant ainsi de mettre l'accent sur les contenus psychiques. Au contraire, dans les troubles psychogènes (comme l'hystérie, la névrose de refoulement, etc.), où l'on ne peut, à vrai dire, parler de toxines ou de dégénérescence cellulaire, il se produit, notamment dans les états somnambuliques, des dissociations spontanées analogues que Freud voudrait, il est vrai, expliquer par un refoulement inconscient de la sexualité. Mais il s'en faut de beaucoup que cette explication soit valable dans tous les cas, car on peut également voir des contenus que le conscient est incapable d'assimiler se déployer spontanément à partir de l'inconscient. Dans de tels cas, l'hypothèse du refoulement demeure insuffisante. De plus, la vie quotidienne permet d'étudier l'autonomie des affects qui s'imposent obstinément contre notre volonté et nos tentatives les plus vigoureuses de refoulement et, submergeant le moi, le contraignent à passer sous leur coupe. II n'est donc pas étonnant que les primitifs y voient un état de possession ou une perte d'âme, idée qui se retrouve dans des expressions du langage comme : « Je ne sais pas ce qui lui a pris aujourd'hui », « il a le diable au corps », « ça le reprend une fois de plus », « il est hors de lui », « il agit comme un possédé ». La jurisprudence elle-même admet une diminution de la responsabilité dans l'état passionnel. Les contenus psychiques autonomes sont donc pour nous une expérience des plus courantes. Mais de tels contenus exercent un effet de désintégration sur la conscience.
Outre les affects habituels et bien connus, il existe toutefois également des états affectifs plus complexes qui ne peuvent plus être qualifiés d'affects purs et simples. Ce sont aussi des constituants de la personnalité psychique et, plus ils sont compliqués, plus ils revêtent un caractère de personnalité. Comme ce sont des constituants de la personnalité, ils doivent pour cette raison revêtir un caractère de personnalité. De tels systèmes fragmentaires se rencontrent notamment chez les malades mentaux, dans les dissociations psychogènes de la personnalité (double personnalité) et, d'une façon tout à fait courante, dans les phénomènes de médiumnité. On peut les retrouver également dans les phénomènes religieux. C'est pourquoi un grand nombre d'anciens dieux sont devenus, de personnes qu'ils étaient, des idées personnifiées et, pour finir, des idées abstraites. Les contenus inconscients activés apparaissent en effet tout d'abord comme projetés vers l'extérieur et sont assimilés progressivement par la conscience via la projection spatiale au cours de l'évolution spirituelle ; ils prennent alors la forme d'idées conscientes ; celles-ci perdent dans cette opération leur caractère autonome et personnel primitif. On sait que certains des anciens dieux sont devenus de simples qualités P.51 via l'astrologie (martial, jovial, saturnien, érotique, logique, lunatique, etc.).
Les avertissements du Bardo Tödol permettent de reconnaître de façon toute particulière à quel point le conscient court le danger d'être dissous par ces figures. Le défunt se voit prescrire à chaque instant de ne pas tenir ces images pour véritables et de ne pas confondre leur clarté trouble avec la pure lumière blanche du dharmakaya (le « corps divin de la vérité»), c'est-à-dire de ne pas projeter la lumière unique de la conscience suprême dans des figures concrètes et de ne pas la décomposer ainsi en une pluralité de systèmes fragmentaires autonomes. S'il n'y avait pas là de danger et si les systèmes fragmentaires n'étaient pas des tendances autonomes et divergentes à un point menaçant, on n'aurait pas besoin de prodiguer ces avis pressants qui ont à peu près la même valeur pour l'esprit oriental à la nature simple et orientée vers le polythéisme qu'une invitation faite aux chrétiens à ne pas se laisser aveugler par l'illusion d'un Dieu personnel et à s'abstenir de tout propos sur la Trinité ou la multitude des anges et des saints.
Si les tendances à la dissociation n'étaient pas des propriétés inhérentes à l'âme humaine, on n'aurait jamais vu apparaître de systèmes psychiques fragmentaires ; en d'autres termes, il n'y aurait jamais eu d'esprits ou de dieux. Voilà également pourquoi notre époque s'est vidée à un degré si aigu de dieux et de saints : la raison en est notre méconnaissance de la psyché inconsciente et notre culte exclusif du conscient. Notre véritable religion est un monothéisme de la conscience, un état de possession par la conscience accompagné d'une négation fanatique de l'existence de systèmes fragmentaires autonomes. Pourtant nous nous distinguons des doctrines bouddhiques de yoga en ce que nous nions jusqu'au caractère expérimental de systèmes fragmentaires. Il y a là un grave danger psychique, car les systèmes fragmentaires se comportent comme tout contenu refoulé : ils produisent fatalement des attitudes fausses, puisque l'élément refoulé réapparaît dans la conscience sous une forme inadaptée. Ce fait, qui saute aux yeux dans tous les cas de névrose, vaut également pour pus les phénomènes psychiques collectifs. Notre époque commet à cet égard une erreur fatale : elle croit pouvoir critiquer les faits religieux du point de vue de l'intellect. On pense par exemple, comme Laplace, que Dieu est une hypothèse pouvant être soumise à un traitement intellectuel, à un acquiescement ou à une négation. Ce faisan t, on oublie totalement que la raison pour laquelle l'humanité croit au daïmon n'a absolument rien à voir avec des facteurs extérieurs quelconques, mais repose simplement sur la perception naïve de la puissante action intérieure des systèmes fragmentaires autonomes. Cette action n'est pas supprimée par le fait que l'on critique intellectuellement leurs noms ou qu'on les taxe de fausseté. Sur le plan collectif elle existe toujours ; les systèmes autonomes sont toujours à l'ouvre, car la structure fondamentale de l'inconscient n'est pas atteinte par les fluctuations d'une conscience éphémère.
Si l'on nie l'existence des systèmes fragmentaires en croyant les avoir abolis parce qu'on critique leurs noms, on devient incapable de comprendre leur action qui continue malgré tout à s'exercer et l'on ne peut plus les assimiler à la conscience. Ils deviennent ainsi un facteur de trouble inexplicable dont on finit par flairer la présence n'importe où à l'extérieur de soi-même. Ainsi il s'est produit une projection du système fragmentaire autonome et l'on a en même temps créé une situation pleine de dangers en tant que les actions perturbatrices sont désormais attribuées à une volonté mauvaise située hors de nous qui, naturellement, ne peut se trouver nulle part ailleurs que chez le voisin « de l'autre côté de la rivière ». (« Pourquoi me tuez-vous ? » - « Eh quoi ! ne demeurez-vous pas de l'autre côté de l'eau » ? Pensées de Pascal) Cela conduit aux idées délirantes collectives, aux causes de guerre, aux révolutions, en un mot aux psychoses de masse destructrices.
La folie est un état de possession par un contenu inconscient qui ne peut être en tant que tel assimilé par le conscient. Et comme celui-ci nie l'existence de semblables contenus, il ne peut pas non plus s'assimiler lui-même. En termes religieux : on a perdu la crainte de Dieu et l'on pense que tout est laissé à l'appréciation de l'homme. Cette hybris, c'est-à-dire cette étroitesse de la conscience, mène tout droit à l'asile d'aliénés.
. « Les formes créées par le P.53 feu spirituel ne sont que des couleurs et des formes vides. » Cela rend un son tout à fait européen et paraît parfaitement convenir à notre raison. Nous pensons même pouvoir nous flatter d'avoir déjà atteint des hauteurs de clarté, car nous nous figurons avoir laissé derrière nous depuis longtemps déjà de tels schémas de divinités. Mais ce que nous avons vaincu, ce sont seulement les fantômes verbaux, non les faits psychiques qui étaient responsables de la naissance des dieux. Nous sommes possédés par nos contenus psychiques autonomes exactement comme s'ils étaient des dieux. On les appelle maintenant phobies, impulsions, etc., bref, symptômes névrotiques. Les dieux sont devenus des maladies : Zeus ne régit plus l'Olympe, mais le plexus solaire et il crée des cas pour le cabinet du médecin ou encore trouble le cerveau des politiciens et des journalistes qui déclenchent sans le savoir des épidémies psychiques.
C'est pourquoi il est préférable pour l'homme occidental de ne pas en savoir trop pour commencer sur la vision secrète des sages de l'Orient, car ce serait « le moyen juste dans les mains de l'homme de travers ». Au lieu de se confirmer une fois de plus que le daïmon est une illusion, l'Occidental devrait plutôt expérimenter de nouveau la réalité de cette illusion. Il devrait apprendre à redécouvrir ces puissances psychiques au lieu d'attendre que ses humeurs, sa nervosité et ses idées insensées viennent lui montrer de la façon la plus douloureuse qu'il n'est pas seul maître dans sa maison. Les tendances à la dissociation sont de véritables personnalités psychiques d'une réalité relative. Elles sont réelles quand elles ne sont pas reconnues comme réelles et qu'elles sont par suite projetées ; elles sont relativement réelles quand elles sont en relation avec le conscient (en termes religieux : quand il existe un culte), mais elles sont irréelles dans la mesure où le conscient commence à se détacher de ses contenus. Toutefois, ce dernier cas ne se présente que quand la vie a été vécue d'une façon si exhaustive et avec un tel esprit de don de soi qu'il n'existe plus d'obligations vitales non remplies et que par conséquent il ne reste plus, sur le chemin du détachement intérieur par rapport au monde, de désir qui ne puisse être sacrifié sans hésitation. Rien ne sert de se leurrer soi-même dans ce domaine. Là où nous sommes encore attachés, nous sommes encore possédés, et quand nous sommes possédés il existe encore quelqu'un de plus fort qui nous possède. « En vérité, je te le dis : tu ne sortiras pas de là avant d'avoir payé le dernier as. » Il n'est pas tout à fait équivalent de désigner quelque chose comme une « manie » ou comme un « dieu ». Servir une manie est détestable et indigne ; au contraire, servir un dieu est nettement plus sensé et en même temps plus fécond, à cause de la soumission à une réalité invisible et spirituelle supérieure. La personnification entraîne déjà en effet la réalité relative d'un système fragmentaire autonome et par suite la possibilité d'assimiler les puissances vitales et de les dépouiller de leur potentiel. Là où le dieu n'est pas reconnu apparaît la rage égotique, et de cette rage sort la maladie.
La doctrine yogique présuppose la reconnaissance des dieux. C'est pourquoi son admonition secrète n'est destinée qu'à celui dont la lumière de la conscience se prépare à se détacher des puissances vitales pour entrer dans l'unité ultime et indivise, dans le « centre du vide » où, comme le dit notre texte, « Dieu habite dans le vide et la vitalité les plus extrêmes ». « Entendre un pareil enseignement est difficile à atteindre en mille ères. » Le voile de mâyâ ne peut manifestement pas être soulevé par une simple décision de la raison, mais cela exige la préparation la plus radicale et la plus longue qui consiste en ce que toutes les dettes de la vie doivent être acquittées de la façon la plus correcte. Car tant qu'il existe encore un attachement inconditionné causé par la cupiditas, le voile n'est pas soulevé, l'élévation de la conscience libre de contenus et dépouillée d'illusions n'est pas atteinte et aucun tour de main, aucun artifice ne peuvent réaliser cet exploit comme par enchantement. C'est un idéal qui ne doit être totalement réalisé que dans la mort. Jusque là on a des figures réelles et relativement réelles de l'inconscient. P.55
Animus et Anima
Selon notre texte, les figures de l'inconscient ne comprennent pas seulement les dieux, mais aussi animus et anima. Wilhelm rend le mot houen par animus, et effectivement le concept d'animus convient parfaitement à houen qui est représenté par un caractère formé de celui de « nuages » et de celui de « daïmon », « génie ». Houen signifie donc « génie des nuages », une « âme de souffle » supérieure, dépendante du principe yang et par conséquent masculine. Après la mort houen s'élève et devient « chen », esprit ou dieu « qui s'étend et se révèle. Anima est nommée « po » qui s'écrit à l'aide des caractères « blanc » et « génie » donc le « fantôme blanc », l'âme corporelle inférieure, chthonienne, relevant du principe yin et donc féminine. Après la mort « po » tombe et devient « kouei », « génie », souvent interprété comme le « revenant » (sur terre), le spectre, le fantôme. Le fait qu'animus comme anima se séparent après la mort et aillent chacun leur propre chemin prouve que, pour la conscience chinoise, ce sont deux facteurs psychiques distincts qui ont manifestement aussi des actions différentes : bien qu'à l'origine ils soient une seule chose dans une « essence unique, opérante et véritable », « ils sont deux » « dans la résidence du créateur ». (Ce terme doit être entendu comme désignant en premier lieu un principe et non une personne.) « L'animus est dans le cour céleste ; le jour, il habite dans les yeux, c'est-à-dire dans la conscience ; la nuit, il réside dans le foie. » Il est « ce que nous avons reçu du grand Vide qui est une seule forme avec le Commencement primordial ». L'anima est au contraire l' « énergie de ce qui est lourd et trouble », attachée au cour corporel, charnel. « Les désirs et les impulsions à la colère » sont ses effets. « Celui qui est sombre et absent au réveil, celui-là est enchaîné par l'anima. »
Bien des années avant d'avoir reçu de Wilhelm la connaissance de ce texte, j'avais déjà utilisé le terme d'anima dans un sens tout à fait analogue à la définition chinoise, abstraction faite, bien entendu, de toutes prémisses métaphysiques. Pour le psychologue l'anima n'est pas une entité transcendantale, mais une réalité pleinement expérimentale, comme le montre clairement la définition chinoise : des états affectifs sont des expériences immédiates. Pourquoi parle-t-on alors d'anima et non simplement d'humeurs ? La raison en est la suivante : les affects ont un caractère autonome et c'est pourquoi la plupart des gens leur sont assujettis. Mais les affects sont des contenus délimitables du conscient, des parties de la personnalité. En tant que parties de la personnalité, ils possèdent un caractère personnel ; par suite, ils peuvent facilement être personnifiés et ils le sont même encore de nos jours . La personnification n'est pas une vaine invention dans la mesure où l'individu sous le coup d'une excitation affective manifeste un caractère non indifférent, mais pleinement défini, différent de son caractère habituel. Une exploration attentive montre que chez l'homme le caractère affectif revêt des traits féminins. C'est de ce fait psychologique que découlent la doctrine chinoise de « po » aussi bien que mon concept d'anima. L'introspection approfondie ou l'expérience extatique découvre l'existence d'une figure féminine dans l'inconscient, d'où les dénominations féminines d'anima, psyché, âme. On peut également définir l'anima comme image, archétype ou empreinte de toutes les expériences de l'homme concernant la femme. C'est pourquoi l'image de l'anima est normalement projetée sur la femme. On sait que les poètes ont souvent décrit et chanté l'anima. La relation que l'anima possède avec le fantôme suivant la conception chinoise est intéressante pour le parapsychologue en tant que les « controls « sont souvent de sexe opposé.
Autant la traduction de houen par animus donnée par Wilhelm me paraît justifiée, autant j'ai eu d'importantes raisons de ne pas choisir le terme d'animus, parfaitement adéquat quant au reste, pour désigner l'esprit de l'homme eu égard à la clarté de son conscient et à son caractère raisonnable, mais d'utiliser à cette fin le concept de logos. Le philosophe chinois n'a pas à compter avec certaines difficultés qui aggravent la tâche du psychologue occidental. Comme toutes les activités spirituelles des âges anciens, la philosophie chinoise est exclusivement une partie intégrante de l'univers masculin. Ses concepts ne sont jamais pris au sens psychologique et, par suite, ils n'ont P.57 jamais été examinés pour savoir dans quelle mesure ils conviennent à la psyché féminine. Mais le psychologue se trouve dans l'impossibilité de négliger l'existence de la femme et de sa psychologie particulière. C'est là qu'il faut chercher les raisons qui me feraient traduire houen chez l'homme par logos. Wilhelm utilise logos pour rendre le concept chinois « sing » que l'on pourrait également traduire par « essence » ou « conscience créatrice ». Après la mort, « houen » devient « chen », l'esprit, qui est philosophiquement très proche de « sing ». Étant donné que les concepts chinois ne sont pas des idées logiques au sens où nous l'entendons, mais des vues intuitives, on ne peut juger de leurs significations qu'à partir de leur usage et de la structure des caractères graphiques, ou encore de relations telles que celles existant entre houen et chen. D'après cela, houen serait la lumière de la conscience et de la raison chez l'homme, provenant à l'origine du logos spermatikos du sing et revenant après la mort au Tao par l'intermédiaire de chen. Dans cette acception, le terme de logos devrait convenir tout particulièrement en tant qu'il contient le concept d'un être universel, tout comme la clarté consciente et la raison de l'homme ne sont pas quelque chose d'individuellement isolé, mais une réalité universelle ; ce n'est également rien de personnel, mais, au sens le plus profond, quelque chose de transpersonnel s'opposant de la façon la plus rigoureuse à l'anima qui est un daïmon personnel et qui s'exprime tout d'abord dans des humeurs aussi personnelles que possible (d'où le terme d'animosité).
Compte tenu de ces faits psychologiques, j'ai réservé exclusivement le terme d'animus à la féminité parce que « mulier non habet animam sed animum ». La psychologie féminine révèle en effet une contrepartie de l'anima de l'homme qui a pour caractéristique primaire de ne pas être de nature affective, mais de constituer une entité quasi intellectuelle que désigne de la façon la plus adéquate le mot « préjugé ». Ce n'est pas l' « esprit », mais la nature émotionnelle de l'homme qui correspond à l'être conscient de la femme. L'esprit est l'« âme » ou, mieux, l'animus de la femme. Et tout comme l'anima de l'homme consiste en une faculté de relation affective inférieure, l'aninus de la femme se compose de jugements inférieurs, ou mieux, d' « opinions ». . L'animus de la femme se compose d'une quantité d'opinions préconçues et il est en conséquence bien plus difficile à personnifier par une figure unique que par un groupe ou une multitude. .
L'animus au stade le plus bas est un logos inférieur, une caricature de l'esprit masculin différencié, de même que l'anima au degré le plus bas est une caricature de l'éros féminin. Et tout comme houen correspond au sing rendu chez Wilhelm par logos, l'éros de la femme correspond au ming, que Wilhelm traduit par destin, fatum, fatalité, (risque de confusion des termes voir Hillman, Anima et Animus) et interprète comme étant l'éros. Eros est entrelacement, logos est discrimination, détachement. C'est pourquoi le logos inférieur s'exprime dans l'animus de la femme comme quelque chose d'entièrement détaché et, par suite, presque comme un préjugé inexpugnable ou comme une opinion qui, d'une façon irritante, n'a rien à voir avec la nature de l'objet.
Il m'est souvent reproché de personnifier anima et animus comme le fait la mythologie. Ce reproche ne serait justifié que si la preuve était fournie que je concrétise ces concepts de façon mythologique pour l'usage psychologique. Je dois expliquer une fois pour toutes que je n'ai pas inventé la personnification, mais qu'elle est inhérente à la nature des phénomènes correspondants. Il serait contraire à la science de négliger le fait que l'anima est un système fragmentaire psychique et donc personnel. Aucun de ceux qui me font un tel reproche n'hésitera une seconde à dire : « J'ai rêvé de M. X », alors qu'en rigueur de termes, il n'aura rêvé que d'une représentation de M. X. L'anima n'est autre qu'une représentation de la nature personnelle du système fragmentaire autonome hypothétique. Ce qu'est ce système fragmentaire sur le plan transcendantal, c'est-à-dire au-delà des limites de l'expérimentable, nous ne pouvons le savoir.
J'ai également défini l'anima comme une personnification de l'inconscient en général et par suite je l'ai conçue comme un pont menant à l'inconscient, comme la fonction de la relation avec P.59 l'inconscient. L'affirmation de notre texte suivant laquelle le conscient (c'est-à-dire la conscience personnelle) sort de l'anima présente une intéressante connexion avec cette manière de voir. Étant donné que l'esprit occidental se place uniquement au point de vue du conscient, il lui faut définir l'anima de la façon que j'ai précisément adoptée. Mais l'Orient, qui se place au point de vue de l'inconscient. Regarde à l'inverse le conscient comme un effet de l'anima. Il ne fait pas de doute qu'à l'origine le conscient procède de l'inconscient. C'est ce à quoi nous pensons trop peu et c'est la raison pour laquelle nous multiplions les tentatives en vue d'identifier totalement la psyché à la conscience, ou tout au moins pour faire de l'inconscient un dérivé ou un effet de la conscience ( comme par exemple dans la doctrine freudienne du refoulement). Mais il est essentiel, .., de ne rien ôter à la réalité de l'inconscient et de comprendre les figures de ce dernier comme des grandeurs agissantes. Celui qui a compris ce qu'il faut entendre par réalité psychique n'a pas à craindre de retomber ainsi dans la démonologie primitive. En effet lorsqu'on ne reconnaît pas aux figures inconscientes la dignité de grandeurs agissant spontanément, on tombe dans une croyance unilatérale au conscient qui finit par conduire à un excès de tension. Alors des catastrophes doivent fatalement se produire, parce qu'en dépit de toute notre conscience nous avons négligé les puissances obscures. Ce n'est pas nous qui les personnalisons, ce sont elles qui sont dès le tout commencement de nature personnelle. C'est seulement une fois que ce fait a été reconnu de façon fondamentale que nous pouvons songer à les dépersonnaliser, c'est-à-dire à « soumettre l'anima », suivant l'expression de notre texte.
Ici encore il s'élève une différence considérable entre le bouddhisme et notre attitude mentale et spirituelle d'Occidentaux et une fois de plus sous la forme redoutable d'un accord apparent. La doctrine yogique écarte tous les contenus imaginaires. De notre côté nous faisons de même. Mais l'Orient le fait sur un terrain entièrement différent du nôtre. Là-bas règnent des conceptions et des doctrines qui expriment dans une très large mesure les phantasmes créateurs. Là-bas on doit se préserver contre le raz de marée des phantasmes. En ce qui nous concerne, en revanche, nous tenons les phantasmes pour de misérables rêveries subjectives. Les figures inconscientes n'apparaissent pas naturellement comme des abstractions dépouillées de tout accessoire ; elles sont au contraire enchâssées et enlacées dans un réseau de phantasmes d'une profusion inouïe et d'une richesse déconcertante. L'Orient peut écarter ces phantasmes, car il en a capté depuis longtemps le suc et il l'a condensé dans les profonds enseignements de sa sagesse. Quant à nous, nous n'avons jamais vécu ces phantasmes et nous n'en avons pas retiré la quintessence. Nous avons encore ici à rattraper tout un lot d'expériences vécues, et c'est seulement quand nous avons trouvé le sens dans le non-sens apparent que nous pouvons distinguer ce qui est vil de ce qui est précieux. Nous pouvons dès maintenant être assurés que le suc que nous retirons de nos expériences sera différent de celui que l'Orient nous offre aujourd'hui. L'Orient est venu à la connaissance des choses intérieures avec une ignorance enfantine de l'univers. En ce qui nous concerne, au contraire, nous explorerons la psyché et ses profondeurs en nous appuyant sur un savoir historique et scientifique extraordinairement étendu. Pour l'instant, il est vrai, la science extérieure est l'obstacle le plus considérable à l'introspection, mais la nécessité psychique triomphera de toutes les obstructions. Nous sommes d'ores et déjà en train d'édifier une psychologie, c'est-à-dire une science qui nous offre la clé menant à des réalités auxquelles l'Orient n'avait trouvé accès que par le moyen d'états psychiques exceptionnels.
Le détachement de la conscience par rapport à l'objet
C'est par la compréhension que nous nous libérons de la domination de l'inconscient. C'est aussi, en définitive, le but des conseils donnés par notre texte. On enseigne à l'étudiant la manière dont il doit se concentrer sur la lumière du cercle le plus intérieur et s'affranchir par P.61 là de toutes les entraves intérieures et extérieures. Sa volonté vitale est dirigée vers une conscience sans contenu qui permet toutefois à tous les contenus d'exister. Le Houei Ming King dit à propos du détachement :
« Un halo de lumière entoure le monde de l'esprit.
On s'oublie mutuellement, calme et pur, plein de puissance vide.
Le vide est illuminé par la lumière du cour du ciel.
L'eau de la mer est lisse et reflète la lune à sa surface.
Les nuages s'évanouissent dans l'espace azuré.
Les montagnes brillent claires.
La conscience se dissout dans la contemplation.
Le disque de la lune repose solitaire. »
Ce tableau de l'accomplissement dépeint un état psychique qu'on ne saurait mieux désigner que comme une opération par laquelle la conscience se détache du monde et se retire en une sorte de point extra-mondain.
Ainsi la conscience est vide et non vide. Elle n'est plus remplie par les images des choses, mais elle les contient purement et simplement. La profusion du monde qui exerçait auparavant une pression immédiate n'a rien perdu de sa richesse et de sa beauté, mais elle ne domine plus la conscience. La revendication magique des choses a cessé, car la texture originaire de la conscience dans le monde s'est défaite. L'inconscient n'est plus projeté et, par suite, la « participation mystique » ordinaire avec les choses est abolie. C'est pourquoi la conscience n'est plus remplie d'intentions contraignantes, mais elle se change en vision contemplative, comme le dit le texte chinois.
Comment cet effet s'est-il produit ? . Pour le comprendre ou l'expliquer, notre intelligence a besoin d'emprunter certains chemins détournés. La sentimentalité n'est ici d'aucun secours, car il n'y aurait rien de plus puéril que de vouloir esthétiser un tel état psychique. Il s'agit en l'occurrence d'un effet que je connais de par ma pratique médicale ; c'est l'effet thérapeutique par excellence, vers lequel je tends avec mes élèves et mes patients, à savoir le dénouement de la participation mystique. Lévy-Bruhl a caractérisé d'un trait de génie la mentalité primitive au moyen de ce qu'il a appelé « participation mystique ». Ce qu'il désignait ainsi n'est autre que le reste indéfiniment grand d'indifférenciation entre le sujet et l'objet : il revêt de telles dimensions chez le primitif qu'il ne peut manquer de frapper vivement l'Européen identifié avec le conscient. Dans la mesure où la distinction entre le sujet et l'objet n'est pas consciente, il règne une identité inconsciente. L'inconscient est en effet projeté dans l'objet, et l'objet introjecté dans le sujet, c'est-à-dire rendu psychologique. Alors les plantes et les animaux se comportent comme des humains, et les humains sont à la fois eux-mêmes et des animaux, et tout est animé par des esprits et des dieux. L'homme civilisé se croit naturellement bien au-dessus de tout cela. Mais à la place il est bien souvent identifié toute sa vie à ses parents ; il est identique à ses affects et à ses préjugés et il taxe effrontément les autres de ce qu'il ne veut pas voir en lui-même. En fait, il possède encore un reste d'inconscience primitive, c'est-à-dire d'absence de différenciation entre le sujet et l'objet. A cause de cette inconscience il est influencé sans réserve par des humains, des objets et des circonstances innombrables ; son esprit est rempli d'éléments parasites presque au même degré que celui du primitif, et c'est pourquoi il a tout autant besoin de magie apotropéique. Il n'utilise plus les sachets de médecine, les amulettes et les sacrifices d'animaux, mais les sédatifs, les névroses, le « progrès », le culte de la volonté et ainsi de suite.
Toutefois, s'il parvient à discerner que l'inconscient est une grandeur déterminante auprès du conscient et à vivre de manière à tenir compte, dans la mesure des possibilités, des exigences conscientes et inconscientes, c'est-à-dire instinctives, le centre de gravitation de la personnalité totale n'est plus le moi, qui est simplement le centre du conscient, mais une sorte de point virtuel situé entre le conscient et l'inconscient que l'on pourrait désigner du nom de Soi. Si cette translation P.63 réussit, elle a pour conséquence l'abolition de la participation mystique et l'on assiste à la naissance d'une personnalité dont on peut dire qu'elle souffre encore aux étages inférieurs tout en étant singulièrement détachée des événements douloureux aussi bien que joyeux aux étages supérieurs.
La production et la naissance de cette personnalité supérieure est ce que vise notre texte quand il parle du « fruit sacré », du « corps de diamant » ou qu'il utilise d'autres expressions se rapportant à un corps indestructible. Ces expressions sont des symboles psychologiques d'une attitude soustraite à l'absorption totale dans les émotions, aux chocs absolus, et aussi d'une conscience détachée du monde. J'ai des raisons de penser que cela se produit après la première partie de la vie et constitue une préparation virtuelle à la mort. La mort est psychiquement aussi importante que la naissance et constitue comme celle-ci une partie intégrante de la vie. Ce qu'il advient en définitive de la conscience détachée est une question à laquelle il ne faut pas attendre une réponse du psychologue. Quelle que soit la position théorique qu'il adopte, il outrepasserait sans espoir les bornes de sa compétence scientifique. Il peut seulement indiquer que les vues de notre texte concernant l'intemporalité de la conscience détachée concordent avec la pensée religieuse de tous les temps et de l'écrasante majorité des hommes et que, par suite, si quelqu'un pensait autrement, il sortirait de l'ordre humain et souffrirait donc d'un trouble de l'équilibre psychique. C'est pourquoi je fais tous mes efforts en tant que médecin pour renforcer la croyance en l'immortalité, spécialement chez mes patients âgés pour qui ces questions sont d'un intérêt immédiat et brûlant. La mort est en effet, si on la considère correctement du point de vue psychologique, non une fin, mais un but, et c'est pourquoi la vie en vue de la mort commence dès que le zénith est franchi.
Notre philosophie chinoise du yoga est édifiée sur cette préparation instinctive en vue du but qu'est la mort et, par analogie avec le but de la première partie de la vie qui est de produire et de procréer, d'assurer les moyens de perpétuer la vie physique, elle prend comme but de l'existence spirituelle la procréation symbolique et la naissance d'un corps de souffle psychique (subtle body) qui assure la continuité de la conscience détachée. C'est la naissance de l'homme pneumatique depuis longtemps connu de l'Européen, qu'il cherche à atteindre par des symboles et des actions magiques tout différents, par la foi et la vie chrétiennes. Nous ne retrouvons ici encore que des bases entièrement différentes de celles de l'Orient. Si notre texte rend une fois de plus une résonance qui n'est pas éloignée de la morale chrétienne ascétique, il n'y aurait contresens plus grave que de supposer qu'il s'agit de la même chose. Notre texte a derrière lui une civilisation vieille de plusieurs millénaires qui s'est construite de façon organique sur les instincts primitifs et, par suite, ne connaît absolument rien de cette morale brutale qui caractérise les barbares germaniques fraîchement civilisés que nous sommes. C'est pourquoi la Chine ignore le violent refoulement des instincts qui surexcite de façon hystérique et empoisonne notre spiritualité. Celui qui vit ses instincts peut également se séparer d'eux, et cela, d'une manière tout aussi naturelle qu'il les a vécus. Rien ne serait alors plus étranger à notre texte que l'héroïque triomphe sur soi-même, alors que nous y serions immanquablement conduits, si nous suivions à la lettre les conseils que nous y trouvons.
Nous ne devons jamais oublier nos prémisses historiques ; ce n'est que depuis un peu plus de mille ans que nous sommes passés des commencements les plus grossiers du polythéisme à une religion orientale hautement évoluée qui a élevé l'esprit imaginatif du demi-sauvage à une hauteur sans rapport avec le niveau de son développement spirituel. Pour se tenir dans une certaine mesure à ces altitudes il était inévitable que la sphère des instincts fût considérablement comprimée. C'est pourquoi la pratique religieuse et la morale ont revêtu un caractère nettement brutal, voire presque malfaisant. Naturellement, ce qui est comprimé n'évolue pas, mais continue de végéter dans une barbarie primitive au fond de l'inconscient. Nous voudrions, certes, escalader les hauteurs d'une religion philosophique, mais nous n'en sommes pas capables. Monter jusqu'à elle est le maximum que nous puissions faire. La blessure d'Amfortas et la déchirure faustienne du Germain ne sont pas encore guéries. Son P.65 inconscient est encore chargé de ses contenus qui doivent devenir conscients avant qu'on puisse s'en affranchir. J'ai reçu il y a peu de temps une lettre d'une patiente décrivant la transformation nécessaire en termes simples mais pertinents. Voici ce qu'elle dit : « Du mal il m'est sorti beaucoup de bien. En demeurant calme, en ne réprimant rien, en étant attentive, et, ce qui va avec le reste, en acceptant la réalité - les choses comme elles sont et non comme je voudrais qu'elles soient -, il m'est venu des connaissances singulières, et aussi des pouvoirs singuliers, tels que je n'aurais jamais pu me l'imaginer auparavant. Je pensais toujours que si l'on acceptait les choses, les choses nous dominaient d'une manière ou d'une autre ; mais en réalité il n'en est rien, c'est seulement en les accueillant qu'on peut fixer sa position par rapport à elles. (Abolition de la participation mystique.) Désormais je jouerai donc le jeu de la vie en acceptant ce que la journée et la vie m'apportent à tout instant, bien et mal, soleil et ombre qui alternent d'ailleurs constamment, et en même temps j'accepte aussi mon être propre avec ce qu'il a de positif et de négatif, et tout devient plus vivant. Que j'étais donc sotte ! Et comme je voulais obliger toutes choses à aller à mon idée ! »
Ce n'est que sur la base d'une telle attitude qui ne renonce à aucune des valeurs acquises au cours du développement chrétien, mais accepte au contraire, avec une charité et une patience chrétiennes, ce qu'il y a de plus bas dans notre nature personnelle, qu'un degré supérieur de conscience et de culture devient possible. Cette attitude est religieuse dans le sens le plus authentique du terme, et, par suite, elle est thérapeutique, car toutes les religions sont des thérapies pour les désordres de l'âme. Le développement occidental de l'intellect et de la volonté nous a conféré une faculté presque diabolique de singer une telle attitude avec un succès apparent, malgré les protestations de l'inconscient. Mais ce n'est toujours qu'une question de temps avant que la position contraire fasse irruption quelque part en un contraste d'autant plus violent. Singer est une attitude commode qui crée toujours une situation instable susceptible d'être à chaque instant renversée par l'inconscient. Un fondement stable n'apparaît que lorsque les présuppositions instinctives de l'inconscient jouissent d'une considération égale aux points de vue conscients. Que cette nécessité soit diamétralement opposée au culte de la conscience de l'Occident chrétien et, en particulier, du protestantisme, on ne doit se faire aucune illusion sur ce point. Mais bien que le nouveau semble toujours être l'ennemi de l'ancien, quiconque est doté d'une volonté tant soit peu profonde de comprendre découvrira fatalement que la nouvelle intégration ne peut se produire sans l'application la plus sérieuse des valeurs développées par le christianisme. P.67
L'ACCOMPLISSEMENT
La manière croissante dont nous nous familiarisons avec l'Orient spirituel devrait symboliser tout simplement pour nous le fait que nous commençons à entrer en rapport avec ce qu'il y a encore d'étranger en nous. La négation de nos propres conditionnements historiques serait une pure folie ; ce serait le meilleur moyen de provoquer un déracinement supplémentaire. C'est seulement en nous tenant solidement sur notre propre terre que nous pouvons assimiler l'esprit de l'Orient.
Voulant caractériser ceux qui ne savent pas où sont les vraies sources, le vieil adepte Kou Tse dit : « Les gens du siècle ont perdu les racines et se sont tenus à la cime. » L'esprit de l'Orient est issu de la terre jaune ; notre esprit ne peut sortir et ne sortira que de notre propre terre. C'est pourquoi ma manière d'approcher ce problème me vaut souvent le reproche de « psychologisme », Si l'on devait par là entendre la « psychologie », je devrais être flatté, car c'est véritablement mon dessein d'écarter impitoyablement les prétentions métaphysiques de toutes les doctrines ésotériques, étant donné que de telles manifestations secrètes de la foi en la puissance des mots s'accordent mal avec le fait de notre profonde ignorance, que nous devrions avoir l'humilité de confesser. Je veux de la façon la plus délibérée attirer les réalités d'allure métaphysique à la lumière diurne de la compréhension psychologique et faire tout mon possible pour empêcher le public de croire à d'obscurs mots de puissance. Que celui qui est un chrétien convaincu croie, car c'est le devoir qu'il a assumé. Celui qui ne l'est pas a manqué la grâce de la foi. (Peut-être aussi portait-il, dès sa naissance, la malédiction de ne pas pouvoir croire, mais seulement savoir.) Par suite, il ne doit pas non plus accorder sa foi à quelque chose d'autre. On ne peut rien savoir métaphysiquement, mais seulement psychologiquement. C'est pourquoi je dépouille les choses de leur aspect métaphysique pour en faire des objets de psychologie. Je puis ainsi en extraire au moins quelque chose de compréhensible et le faire mien, et j'apprends en outre à partir de là les conditions et les processus psychologiques qui étaient auparavant voilés dans des symboles et soustraits à la prise de ma compréhension. Mais, ce faisant, j'acquiers la possibilité de suivre une voie analogue et de réaliser des expériences semblables, de sorte que, si finalement il restait encore derrière un élément métaphysique inexprimable, il aurait ainsi la meilleure occasion de se manifester.
Mon admiration pour les grands philosophes orientaux est aussi indubitable que mon attitude à l'égard de leur métaphysique est irrespectueuse. Je les soupçonne en effet d'être des psychologues symboliques auxquels on ne pourrait faire plus grande peine que de les prendre à la lettre. Si ce qu'ils veulent dire était véritablement de la métaphysique, il serait vain de vouloir les comprendre. Si, en revanche, c'est de la psychologie, nous pouvons les entendre et tirerons d'eux le plus grand profit, car la « métaphysique » devient alors objet d'expérience. Si j'admets que Dieu est absolu et au-delà de toute expérience humaine, cela me laisse froid : je n'agis pas sur lui et il n'agit pas sur moi. Si au contraire je sais qu'un dieu est une puissante impulsion de mon âme, il me faut alors tenir compte de lui, car à ce moment, il peut devenir puissant à un point désagréable et jusque dans la pratique, ce qui rend un son terriblement banal, comme tout ce qui apparaît dans la sphère de la réalité.
L'épithète de « psychologisme » ne peut s'appliquer qu'à un imbécile qui se figure avoir son âme en poche. Il en existe, il est vrai, plus que de raison : la sous-estimation des réalités psychiques est en effet un préjugé typiquement occidental, encore que nous nous entendions à fabriquer de grands mots sur l' « âme ». Si j'emploie le concept de « complexe psychique autonome », mon public possède là encore un préjugé tout prêt : « rien de plus qu'un complexe psychique ». D'où vient que nous soyons si certains que l'âme n'est « rien que » ? C'est comme si décidément l'on ne savait pas, ou si l'on ne cessait d'oublier, que tout ce dont nous sommes conscients est image, et que l'image est âme. Les mêmes personnes qui estiment que Dieu est déprécié s'il est compris comme ce qui est mû dans l'âme et qui la meut, comme un simple « complexe autonome », peuvent se voir atteintes par des effets insurmontables et des états névrotiques où leur volonté et leur sagesse vitale tout entières abdiquent misérablement. L'âme a-t-elle ainsi démontré son impuissance ? Doit-on faire également le reproche de psychologisme à maître Eckhart lorsqu'il dit : « Dieu doit être sans cesse enfanté dans l'âme » ? L'accusation de psychologisme ne doit, à mon avis, être appliquée qu'à un intellect qui nie la nature du complexe autonome et voudrait l'expliquer rationnellement comme un corollaire de faits connus, c'est-à-dire d'une manière dérivée. Ce jugement est tout aussi arrogant que l'assertion « métaphysique » qui, excédant les frontières humaines, cherche à mettre la production d'états psychiques sur le compte d'une divinité soustraite à l'expérience. Le psychologisme n'est autre chose que la contrepartie de l'usurpation métaphysique, et il est tout aussi puéril qu'elle. C'est pourquoi il me semble bien plus raisonnable d'accorder à la psyché la même réalité qu'au monde de l'expérience et de lui prêter la même « réalité effective » qu'à ce dernier. Pour moi en effet l'âme est un monde dans lequel le moi se trouve contenu. Peut-être y a-t-il aussi des poissons qui croient contenir la mer. Il faut toutefois se défaire de cette illusion courante chez nous si l'on veut considérer psychologiquement l'élément métaphysique.
On trouve une affirmation de ce genre dans l'idée du « corps de diamant », le corps de souffle indestructible qui naît dans la fleur d'or ou dans l'espace d'un pouce carré. Ce corps est comme tout le reste un symbole d'un fait psychologique remarquable qui, précisément parce qu'il est objectif, est également projeté dans des formes suggérées par l'expérience de la vie, telles que fruit, embryon, enfant, corps vivant, etc. On pourrait exprimer ce fait de la manière la plus simple par ces mots : ce n'est pas moi qui vis, cela me vit. L'illusion de la puissance prédominante du conscient croit que « je vis ». Si P.71 cette illusion s'écroule, grâce à la reconnaissance de l'inconscient celui-ci apparaît comme une réalité objective incluant le moi. Cette attitude à l'égard de l'inconscient ressemble un peu au sentiment de l'homme primitif pour qui un fils garantit la survie. Il y a la un sentiment très caractéristique pouvant même revêtir des formes grotesques, comme dans le cas du vieux Noir qui, en colère contre son fils désobéissant, s'écriait : « Il est maintenant là avec mon corps et il ne m'obéit même pas. »
Il s'agit d'une modification du sentiment intérieur analogue à celle qu'éprouve un père auquel naît un fils, modification qui nous est également connue par la confidence de l'apôtre Paul : « Ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi. » Le symbole « Christ » est, en tant que « Fils de l'homme », une expérience psychique analogue d'un être spirituel supérieur à la forme humaine, naissant invisiblement dans l'individu, un corps pneumatique destiné à devenir notre habitation future, que l'on revêt comme un vêtement, suivant l'expression paulinienne («Vous qui avez été baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ »). Naturellement, c'est toujours une affaire délicate que d'exprimer dans un langage de concepts intellectuels des sentiments subtils qui sont infiniment importants pour la vie et le bien-être de l'individu. C'est dans un certain sens le sentiment d'« être remplacé », sans toutefois que s'y mêle celui d'« être destitué ». C'est comme si la direction des affaires vitales était passée à une place centrale invisible. La métaphore de Nietzsche : « libre dans une nécessité toute pleine d'amour », devrait convenir assez bien à une telle situation. Le vocabulaire religieux est riche en expressions imagées décrivant ce sentiment de libre dépendance, de quiétude et de don de soi.
Je vois dans cette remarquable expérience un phénomène résultant du détachement de la conscience, grâce auquel le « je vis » subjectif devient un « cela me vit ». Cet état est ressenti comme supérieur au précédent, et même, à proprement parler, comme une sorte de délivrance de la contrainte et de la responsabilité impossible qui sont les suites fatales de la participation mystique. Ce sentiment de libération remplit totalement Paul, c'est la conscience de l'état d'enfant de Dieu qui rachète l'être de l'anathème du sang. C'est aussi un sentiment de réconciliation avec tout ce qui survient, et c'est la raison pour laquelle, selon le Houei Ming King, le regard de celui qui a réalisé l'accomplissement revient à la beauté de la nature.
Dans le symbole paulinien du Christ, l'expérience religieuse suprême de l'Occident et celle de l'Orient entrent en contact. Le Christ, le héros accablé de douleurs et la fleur d'or qui s'épanouit dans la salle pourpre de la cité de jade : quel contraste, quelle incroyable différence, quel abîme d'histoire ! II y a là un problème propre à fournir l'ouvre maîtresse d'un psychologue de demain.
Parmi les grands problèmes religieux de l'heure présente, il en est un auquel on a à peine prêté attention mais qui est, en fait, le problème principal de l'époque : celui du progrès de l'esprit religieux. S'il faut en parler, il conviendra de faire ressortir la différence existant entre l'Orient et l'Occident sur la manière de traiter le « joyau », c'est-à-dire le symbole central. L'Occident met l'accent sur l'incarnation et même sur la personnalité et l'historicité du Christ ; l'Orient dit au contraire : « Sans commencement, sans fin, sans passé, sans avenir. » Conformément à sa conception, le chrétien se subordonne à la personne divine placée au-dessus de lui, dans l'attente de sa grâce ; mais l'homme oriental sait que la rédemption a pour base l'ouvre que l'on doit accomplir sur soi-même. Le Tao tout entier croît à partir de l'individu. L'imitation du Christ présente à la longue cet inconvénient : le fait que nous vénérions comme modèle divin un homme qui a incarné le sens suprême et que, pour l'amour d'une pure imitation, nous oubliions de réaliser notre propre sens suprême. C'est qu'il n'est pas totalement inconfortable de renoncer à son propre sens. Si Jésus l'avait fait, il serait sans doute devenu un respectable charpentier, mais non un révolutionnaire religieux auquel il arriverait naturellement aujourd'hui la même chose qu'autrefois.
Il serait également facile de comprendre l'imitation du Christ d'une manière plus profonde, comme le devoir de réaliser notre plus haute conviction qui est toujours aussi l'expression la plus plénière de notre tempérament individuel, avec autant de courage et d'esprit d'immolation que le fit Jésus. Il est heureux, il faut bien le dire, P.73 que tout le monde n'ait pas pour mission d'être un instructeur de l'humanité ou un grand rebelle. Chacun pourrait donc finalement se réaliser à sa manière. Cette grande dignité pourrait peut être devenir un idéal. Puisque les grandes innovations débutent toujours dans les coins les plus invraisemblables, le fait que, par exemple, l'individu n'éprouve plus aujourd'hui autant de honte qu'autrefois devant sa nudité pourrait signifier qu'il commence à se reconnaître tel qu'il est. Là-dessus viendra se greffer la reconnaissance d'autres choses encore qui étaient auparavant frappées du tabou le plus rigoureux, car a réalité de la terre ne demeure pas éternellement voilée, comme les « virgines velandae » de Tertullien. Le dévoilement moral ne fait que traduire un pas de plus dans la même direction, et voilà qu'un être se tient dans la réalité tel qu'il est et tel qu'il s'avoue à lui-même qu'il est. S'il le fait sans que cela ait un sens, alors c'est un insensé chaotique ; mais s'il comprend le sens de ce qu'il fait, il peut ainsi être un être supérieur qui, sans tenir compte de la souffrance, réalise le symbole du Christ. On voit en effet souvent que des tabous purement concrets ou des rites magiques d'un stade religieux préliminaire deviennent au degré suivant une affaire psychique ou des symboles purement spirituels. Une loi extérieure se transforme en conviction intérieure au cours de l'évolution. De cette manière, il pourrait aisément advenir au protestant que la personne de Jésus que l'on peut trouver à l'extérieur, dans l'espace historique, devienne l'homme supérieur qu'il rencontre en lui-même. Ainsi l'état psychologique qui correspond à celui de l'illuminé dans la conception orientale serait réalisé selon un mode européen.
Tout cela constitue sans doute des degrés dans le processus de développement supérieur d'une conscience de l'humanité placée sur la route menant à des buts inconnus, et non de la métaphysique au sens habituel. En attendant et dans l'immédiat, ce n'est que de la « psychologie », mais, dans l'immédiat aussi, expérimentable, compréhensible et - grâce à Dieu - réelle ; une réalité avec laquelle on peut faire quelque chose, une réalité pleine de choses pressenties et par suite vivante. Si je me contente de ce qui peut être expérimenté sur le plan psychique et si je rejette la métaphysique, cela ne signifie pas, comme l'aura compris quiconque est doté d'intelligence, un geste de scepticisme ou d'agnosticisme dirigé contre la foi ou la confiance en des puissances supérieures ; ce que je veux dire est à peu près ce que Kant entendait lorsqu'il appelait la chose en soi un « concept-limite purement négatif ». Toute affirmation concernant le transcendantal doit être évitée parce qu'elle n'est toujours qu'une présomption dérisoire de l'esprit humain inconscient de sa limitation. Lorsque par conséquent Dieu ou le Tao est qualifié d'impulsion ou d'état de l'âme, on a seulement exprimé là une affirmation sur ce qu'on peut connaître, mais non sur l'inconnaissable dont on ne peut absolument rien dire. P.75
ÉPILOGUE
Mon commentaire est une tentative en vue de jeter un pont de compréhension intérieure, spirituelle, entre l'Orient et l'Occident. La base de toute entente réelle est l'homme et c'est pourquoi j'ai dû parler de choses humaines. . il m'a paru plus important que tout de mettre en relief l'accord des états psychiques et du symbolisme, car ces analogies ouvrent un accès à l'espace intérieur de l'esprit oriental, accès qui n'exige pas de nous l'immolation de notre spécificité et ne nous menace pas de déracinement. Ce n'est pas non plus un télescope ou un microscope intellectuel nous fournissant une vision qui ne nous convient pas en définitive, car nous ne sommes pas saisis par elle. C'est bien plutôt l'atmosphère de souffrance, de recherche et de tension commune à tous les êtres civilisés. C'est la gigantesque expérience proposée à l'humanité par la nature, celle de la venue à la conscience, expérience qui unit les civilisations les plus séparées dans une tâche commune.
La conscience occidentale n'est en aucune manière la conscience tout court. Elle est plutôt une grandeur historiquement conditionnée et limitée géographiquement qui ne représente qu'une partie de l'humanité. L'élargissement de notre conscience ne doit pas se faire aux dépens d'autres espèces de conscience, mais il doit s'opérer par le développement des éléments de notre psyché qui sont analogues aux propriétés de la psyché étrangère, de même que l'Orient ne peut se passer de notre technique, de notre science et de notre industrie. L'invasion de l'Orient par l'Europe fut un acte de violence de grand style. Elle nous a légué la tâche - noblesse oblige - de comprendre l'esprit de l'Orient. Cela nous est peut-être plus nécessaire que nous ne le sentons pour l'instant.