Il était une fois un homme et une femme qui n'avaient qu'une fille, et ils auraient vécu très heureux ensemble si leur fille n'avait pas tant dédaigné les hommes. Son père désirait qu'elle se marie. De nombreux prétendants se présentaient d'eux-mêmes, car elle était jolie, et il arrivait également au père de ramener des jeunes gens le soir à la maison pour qu'ils la rencontrent, mais rien n'y faisait ; une simple allusion à ce sujet mettait la jeune fille de mauvaise humeur et, lorsqu'un prétendant venait chez eux, elle s'en allait.
Son père lui dit un jour qu'il n'invitait pas des hommes à la maison pour l'attrister ou la contrarier, mais qu'elle devait se rappeler qu'elle était leur unique enfant et que sa mère et lui seraient bientôt vieux. Lorsque lui-même ne serait plus capable de les nourrir et de les vêtir, qui les aiderait dans leur vieillesse, s'ils n'avaient pas de gendre ?
Ces paroles attristèrent grandement la jeune fille qui s'en alla dans la vaste plaine ondulée. Soudain une tête jaillit de terre, une tête sans corps, mais dont le visage était celui d'un très beau jeune homme. Il sourit à la jeune fille et lui dit : « Vous ne voulez pas de mari, mais je viens vous chercher et il faut que vous sachiez que je suis issu d'une grande et puissante race. »
Pour la première fois de sa vie, la jeune fille se sentit heureuse en la compagnie d'un homme ; elle ramassa la tête et, la plaçant avec soin dans son manteau de fourrure, à la nuit tombée, elle la ramena à la maison. Elle se glissa sans bruit dans sa demeure et déposa la tête près de sa couche, s'étendit et parla gaiement avec l'étranger qu'elle aimait parce qu'il ne ressemblait pas aux autres hommes. Son père, s'étant éveillé, entendit des murmures et des rires provenant du lit de sa fille sans comprendre ce qui se passait. La même chose s'étant reproduite les nuits suivantes, le père se réjouit à l'idée d'avoir enfin un gendre et un chasseur dans la maison. A partir de ce moment, la jeune fille fut toujours gaie et heureuse et ne quittait presque plus sa couche.
Cependant le père et la mère étaient très surpris de ne jamais voir leur gendre. Un jour que la jeune fille était sortie, le père écarta la fourrure qui recouvrait le lit de sa fille, afin de voir qui tenait compagnie à celle-ci pendant la nuit. Découvrant une tête sans corps, il fut pris d'une grande colère. S'emparant d'une broche à viande, il l'enfonça dans l'oil du jeune homme, puis jeta la tête hors de la maison sur le tas d'ordures en s'écriant : « Je n'ai que faire d'un gendre sans corps, incapable de chasser pour nous dans notre vieillesse ! »
La tête roula de plus en plus loin et finalement disparut dans la mer, laissant une traînée de sang derrière elle.
La nuit suivante, le père et la mère entendirent leur fille pleurer et sangloter ; au matin, elle leur demanda où était son mari, et le père répondit qu'ils se souciaient peu d'un tel gendre. « Vos paroles sont stupides et vous vous êtes comportés de façon insensée, répondit la jeune fille, car c'était un homme capable et non un être humain ordinaire, et je ne resterai pas plus longtemps avec vous. »
La jeune fille suivit la traînée de sang jusqu'à la mer. Elle voulut plonger dans les vagues, mais elles étaient dures comme du bois. Alors elle se dirigea vers la terre à la recherche d'un lemming blanc qu'on supposait tombé du ciel et doté de pouvoirs magiques. Elle finit par l'attraper, le jeta dans la mer et aussitôt les vagues s'écartèrent et un chemin lui fut ouvert.
Elle s'y engagea et descendit jusqu'au fond de la mer. Au loin elle aperçut une petite maison. Elle y courut et, par la fenêtre, elle vit un vieux couple et leur fils. Le fils, étendu sur sa couche, avait récemment perdu un oil. La jeune fille l'appela.. « Me voici, viens ! » Mais le jeune homme répondit qu'il ne viendrait plus vers elle à cause de ce que ses parents lui avaient fait. La pauvre fille eut beau dire qu'elle ne retournerait jamais chez ses parents, il répondit qu'il ne voulait plus rien avoir à faire avec elle.
La jeune fille en fut accablée et, sans savoir ce qu'elle faisait, elle courut autour de la maison, dans le sens du soleil se déplaçant dans le ciel. Alors elle aperçut deux chemins : l'un menait droit devant elle jusqu'à la terre, l'autre montait vers le ciel. Elle choisit le second ; quand l'homme vit cela, il lui cria qu'elle prenait le mauvais chemin et devait faire demi-tour, car si elle montait au ciel, elle n'en reviendrait jamais. « Peu m'importe, rétorqua la jeune fille, si tu ne veux plus vivre avec moi ! »
Alors le jeune homme regretta ses paroles : il la supplia de revenir, mais elle ne fit que monter de plus en plus haut et disparut hors de sa vue.
La jeune fille poursuivit son chemin et finit par arriver, sans savoir comment, devant un objet qui ressemblait à un couvercle percé d'un trou. Elle ne savait comment grimper dessus pour atteindre le trou. Enfin elle prit son courage à deux mains, sauta, saisit le bord et se jeta dans l'ouverture ; alors elle trouva à nouveau de l'air, un ciel et une terre. D'un côté s'étendait un lac ; elle y alla et s'assit au bord, pensant mourir là et retourner en poussière. Elle ne voulait plus penser à rien, car la vie n'avait plus aucun sens pour elle. Tout à coup elle entendit sur le lac un bruit de rames ; elle leva les yeux et aperçut un homme dans un kayak. Tout ce qu'il possédait - son kayak, ses rames et son harpon - était fait de cuivre étincelant. La jeune fille resta assise, immobile, osant à peine respirer, ne pensant pas que l'on pût la voir dans l'herbe haute où elle s'était cachée.
L'homme se mit à chanter :
Un sein de femme tente
Un kayak
Qui traverse le lac étincelant
Pour caresser la douceur de ses joues.
Comme il terminait son chant, l'homme leva un bras très haut dans la direction du ciel, et abaissa l'autre en direction du lac ; la jeune fille vit alors que la partie supérieure de son corps était nue, et que son manteau de fourrure était maintenant posé sur le bras de cet homme étrange.
Une seconde fois l'homme chanta le même couplet et, comme il le terminait, levait un bras et abaissait l'autre, le reste des vêtements de la jeune fille s'envola et alla se poser sur le bras levé. La jeune fille resta là, nue et honteuse ; l'homme chanta le même chant, mais cette fois la jeune fille perdit connaissance, et, quand elle revint à elle, elle était assise à côté de l'homme dans le kayak. L'homme l'emmena très loin en ramant de ses rames de cuivre qui, humides, scintillaient dans l'air. Ils ne s'adressèrent pas la parole avant d'avoir atteint un village. A l'entrée de ce village était une grande maison et, derrière celle-ci, une autre plus petite, et l'homme lui dit d'une voix sévère : « Entre dans la grande maison, mais jamais dans la petite. »
La jeune fille fit comme il le lui avait dit ; elle entra dans la grande maison et l'homme s'éloigna dans son kayak. L'atmosphère de cette demeure, où il n'y avait pas âme qui vive, était lugubre. La jeune fille y était depuis peu lorsqu'une petite femme habillée de vêtements extraordinaires, faits de boyaux de morse, arriva en courant. Elle cria à la jeune fille de venir se cacher dans l'autre maison, sinon l'homme qui l'avait amenée la tuerait. La jeune fille obéit. Dans l'autre maison, elle vit, assise sur la couche, une petite fille qui vivait avec cette femme.
Depuis qu'elle s'était enfuie loin de l'homme qu'elle aimait, la jeune fille ne savait plus que penser et il lui arrivait de croire qu'elle était déjà morte ; cependant elle entendait ce que disaient les autres et elle les voyait circuler dans la maison. La femme lui chuchota à l'oreille qu'elle était sauvée pour cette fois, mais que l'homme qui l'avait amenée n'était pas un homme ordinaire et que personne n'était capable de lui résister ; lorsqu'il rentrerait, il serait très fâché de voir qu'elle avait quitté sa maison, mais elle l'aiderait. Elle lui donna un petit bol rempli d'eau contenant quatre petits morceaux de peau de baleine et lui dit que, lorsque l'homme étrange viendrait, il lui faudrait se cacher à l'entrée de la maison et lui jeter au visage le contenu du récipient, car elle avait chanté une incantation sur ces objets afin de les rendre puissants.
L'homme revint bientôt dans son kayak. S'étant assis au bord de la mer, il cria à la jeune fille de rester tranquille, qu'il ne lui ferait pas de mal, et que d'ailleurs elle ne pourrait pas se dérober à sa vue. Il arriva en volant dans l'air comme un oiseau, et fit ainsi quatre fois le tour de sa maison ; puis il vint à la petite maison. Là, il prit sa flèche à oiseau, en lui criant qu'il ne voulait pas la tuer.
La jeune fille, qui se tenait cachée dans un coin de l'entrée, lui jeta les morceaux de peau de baleine au visage. A l'instant même l'homme s'affaissa et perdit toute force, et les deux autres femmes entrèrent dans la maison. Cet homme, que la petite femme vêtue de peaux avait rendu inoffensif pour quelque temps, grâce à sa magie, était l'Esprit de la Lune en personne. Celui-ci est en effet imprévisible et peut devenir dangereux ; il prend, mais il donne aussi, et l'on doit lui offrir des sacrifices pour pouvoir bénéficier des richesses qu'il détient.
Les trois femmes montèrent sous les combles où s'ébattaient de nombreux rennes, et dans un coin elles virent un grand baril d'eau, aussi grand qu'un lac intérieur, dans lequel des baleines, des morses et des phoques nageaient en tous sens.
Au centre de la pièce gisait sur le sol une omoplate de baleine. Les femmes l'écartèrent et découvrirent une ouverture qui donnait accès à la terre, et par laquelle on pouvait voir jusque dans les demeures des humains. On voyait nettement ceux-ci et on les entendait demander tout ce dont ils avaient besoin : certains réclamaient de la viande de baleine, d'autres une longue vie, car l'Esprit de la Lune est si puissant qu'il est en son pouvoir d'accorder tout cela.
La jeune fille regarda les différents pays de la terre et aperçut, loin, très loin en bas, Tikéra, le village le plus vaste qu'elle connaissait. Elle y vit de nombreux bateaux de femmes, et des foules de gens qui mettaient de l'eau dans de petits récipients et lançaient cette eau en direction de la nouvelle lune afin d'obtenir une bonne pêche. Tout cela ressemblait à un rêve. Elle ne pouvait comprendre comment elle était arrivée là, dans cet univers qu'elle ne connaissait que par les histoires que racontaient les anciens. Peut-être cela était-il dû à ce que la petite femme revêtue de peaux avait plongé l'Esprit de la Lune dans l'inconscience. Car c'est à la nouvelle lune, lorsque l'Esprit de la Lune est affaibli, que les hommes lui offrent des sacrifices et expriment leurs voux ; ensuite la lune redevient pleine et brille avec l'éclat du cuivre.
La jeune fille savait maintenant comment s'y prendre pour implorer de la lune une bonne pêche. Certains employaient des formules magiques si fortes que leur eau montait tout près de la maison de l'Esprit de la Lune. Sur terre, leurs récipients étaient tout petits, mais ici, grâce aux paroles magiques, ils devenaient énormes et contenaient une eau fraîche et pure. Ces sacrifices étaient offerts aux animaux marins qui souffrent de la soif. Tantôt une baleine, tantôt un morse, tantôt un phoque étaient mis dans leurs récipients lorsque ceux-ci atteignaient la maison de la lune. Cela signifiait que la prière de l'homme avait été entendue, son sacrifice accepté, et qu'il ferait une bonne pêche. Par contre les récipients qui restaient à faible distance de la terre, près des maisons des hommes, appartenaient à ceux qui n'avaient pas de chance et ne trouvaient pas de gibier.
Se rappelant le plaisir qu'apportait une bonne pêche, la jeune fille eut le mal du pays, elle qui peu de temps auparavant ne pensait plus qu'à mourir.
La vieille femme revêtue de peaux et sa petite compagne étaient tristes pour elle et voulurent l'aider à redescendre sur terre. Elles tressèrent une corde de nerfs qu'elles enroulèrent au fur et à mesure. Elle fut bientôt terminée et la vieille femme dit : « Ferme les yeux et laisse-toi descendre. Mais à la minute précise où tu toucheras terre, ouvre rapidement les yeux, sinon tu ne redeviendras jamais humaine. »
La jeune fille attacha fermement le bout de la corde dans le ciel et commença à se laisser glisser. Elle pensait que ce serait très long, mais elle sentit le contact du sol sous ses pieds plus tôt qu'elle ne s'y attendait ; elle n'ouvrit pas les yeux assez vite et fut transformée en araignée. C'est d'elle que proviennent toutes les araignées du monde ; toutes viennent de la jeune fille qui se laissa descendre du ciel jusqu'à terre au moyen d'une corde de nerfs tressés.