L'HOMME ET SES SYMBOLES :
Chapitre 1 : Essai d'exploration de l'inconscient
L'importance des rêves
L'homme utilise le mot parlé ou écrit pour transmettre à autrui ce qu'il a à l'esprit. Son langage est rempli de symboles, mais il emploie souvent aussi des signes ou des images qui ne sont pas strictement descriptifs, comme les abréviations, les successions d'initiales : O.N.U., U.N.I.C.E.F., U.N.E.S.C.O. D'autres sont des marques commerciales ou des noms de médicaments. On peut y ajouter les décorations et les insignes. Bien que toutes ces choses n'aient pas de signification par elles-mêmes, elles en ont acquis une (à nos yeux) par leur usage généralisé ou parce que nous la leur avons délibérément attribuée. Mais ce ne sont pas des symboles. Ce sont des signes, qui renvoient seulement aux objets auxquels ils sont associés.
Ce que nous appelons symbole est un terme, un nom ou une image qui, même lorsqu'ils nous sont familiers dans la vie quotidienne, possèdent néanmoins des implications, qui s'ajoutent à leur signification conventionnelle et évidente. Le symbole implique quelque chose de vague, d'inconnu ou de caché pour nous. . des aigles, des lions, et des boufs dans les vieilles églises. . ces animaux sont les symboles des évangélistes, symboles dérivés d'une vision d'Ézéchiel, qui a elle-même une analogie avec le dieu égyptien du soleil, Horus, et ses quatre fils. Il y a en outre d'autres objets, tels que la roue et la croix, qui sont connus dans le monde entier, mais qui ont cependant une fonction symbolique dans certaines conditions. Justement, nature exacte de ce qu'ils symbolisent demeure cependant matière à spéculations et à controverses
Donc, un mot ou une image sont symboliques lorsqu'ils impliquent quelque chose de plus que leur sens évident et immédiat. Ce mot ou cette image, ont un aspect « inconscient » plus vaste, qui n'est jamais défini avec précision, ni pleinement expliqué. Personne d'ailleurs, ne peut espérer le faire. Lorsque l'esprit entreprend l'exploration d'un symbole, il est amené à des idées qui se situent au-delà de ce que notre raison peut saisir. L'image de la roue peut, par exemple, nous suggérer le concept d'un soleil « divin », mais à ce point notre raison est obligée de se déclarer incompétente, car l''homme est incapable de définir un être « divin. » Quand, avec les limites de notre intelligence, nous qualifions une chose de « divine », il n'y a là qu'un mot, qui peut être fondé sur une croyance, mais jamais sur une donnée de fait.
C'est parce que d'innombrables choses se situent au-delà des limites de l'entendement humain que nous utilisons constamment des termes symboliques pour représenter des concepts que nous ne pouvons ni définir, ni comprendre pleinement. C'est aussi l'une des raisons pour lesquelles les religions utilisent un langage symbolique et s'expriment par images. Mais cet usage conscient que nous faisons des symboles n'est qu'un aspect d'un fait psychologique de grande importance : car l'homme crée aussi des symboles de façon inconsciente et spontanée.
Ceci n'est pas facile à saisir. II faut pourtant le comprendre si nous voulons en savoir davantage sur la façon dont fonctionne l'esprit humain. L'homme, comme nous pouvons nous en rendre compte sitôt que nous réfléchissons, ne perçoit jamais rien pleinement. Il peut voir, entendre, toucher, goûter. Mais les informations qui lui sont ainsi transmises par sa vue, son ouïe, son toucher, son goût, dépendent du nombre et de la qualité de ses sens. Les sens de l'homme limitent la perception qu'il a du monde qui l'entoure. En utilisant des instruments scientifiques, il peut, dans une certaine mesure, pallier leur déficience. Par exemple, il peut étendre son rayon visuel en faisant usage de jumelles . l'appareil le plus perfectionné ne peut pas faire plus que mettre à portée de son regard des objets éloignés ou très petits, et de rendre audibles des sons très faibles. Quel que soit l'instrument qu'il utilise, l'homme arrive P.21 toujours, à un moment ou à un autre, à la limite de certitude que la connaissance consciente ne peut franchir.
De plus, notre perception de la réalité comporte des aspects inconscients. D'abord, même lorsque nos sens réagissent à des phénomènes réels, à des sensations visuelles ou auditives, ils ont été transposés du domaine de la réalité dans celui de l'esprit. Et dans notre esprit, ils deviennent des réalités psychiques, dont la nature ultime n'est pas connaissable (car la psyché ne peut pas connaître sa propre substance). C'est pourquoi il y a dans chaque expérience un nombre indéfini de facteurs inconnus, sans parler du fait que chaque réalité concrète demeure toujours inconnue à certains égards, car nous ne connaissons pas la nature ultime de la matière.
A ces aspects inconscients de nos perceptions conscientes, il faut ajouter les événements dont nous n'avons pas pris note consciemment. Ils sont restés, en quelque sorte, en dessous du seuil de conscience. Ils se sont produits, mais nous les avons enregistrés subliminalement, à notre insu. Ces événements, nous pouvons en prendre conscience dans un moment d'intuition, ou par un processus de réflexion approfondie, qui nous amène à nous rendre compte après coup qu'ils ont dû se produire. Et bien qu'à l'origine, nous n'ayons pas apprécié leur importance émotionnelle et vitale, elle sourd plus tard de notre inconscient comme une pensée seconde.
Cette pensée peut se manifester par exemple sous la forme d'un rêve. C'est ce qui se produit généralement : l 'aspect inconscient des événements nous est révélé par le rêve, où il se manifeste non pas sous forme d'une pensée rationnelle, mais par une image symbolique. D'un point de vue historique, c'est l'étude des rêves qui a d'abord mis les psychologues en mesure d'entreprendre une exploration des aspects inconscients d'événements psychiques conscients.
Ce sont des observations qui ont amené les psychologues à supposer l'existence d'une psyché inconsciente, bien que beaucoup de philosophes et de savants se refusent à y croire. Ils objectent naïvement qu'une telle supposition impliquerait l'existence de deux sujets ou pour exprimer les choses en langage ordinaire, de deux personnalités, dans le même individu. Mais c'est précisément ce qu'elle implique, et à juste titre. Et c'est un malheur pour l'homme moderne que beaucoup de personnes souffrent aujourd'hui de cette dualité, car en principe, il ne s'agit nullement d'un symptôme pathologique. C'est un fait normal, que l'on peut observer partout, à toutes les époques. Le névrosé dont la main droite ne sait pas ce que fait la main gauche n'est pas un cas unique. Cette situation n'est que la manifestation d'une inconscience qui est l'héritage commun de l'humanité.
L'homme, en effet, n'est devenu conscient que graduellement, laborieusement, au cours d'un processus qui s'est prolongé pendant des siècles avant d'arriver au stade de la civilisation (que l'on fait arbitrairement commencer avec l'invention de l'écriture, aux environs de l'an 4000 avant J.-C.) Et cette évolution est loin d'être achevée car de vastes régions de l'esprit humain sont encore entourées de ténèbres. Ce que nous appelons la psyché ne peut en aucun cas être identifiée avec notre conscience et son contenu.
Celui qui nie l'existence de l'inconscient suppose en fait que nous connaissons aujourd'hui totalement la psyché. Et cette supposition est d'une fausseté aussi évidente que la supposition que nous connaissons tout ce qu'il y a à connaître de l'univers physique. Notre psyché fait partie de la nature et son énigme est aussi dépourvue de limites. Il en résulte que nous ne pouvons définir ni la psyché, ni la nature. Nous pouvons seulement affirmer la conviction que nous avons de leur existence, et décrire, de notre mieux, leur fonctionnement. Tout à fait en dehors, donc, des observations accumulées au cours de recherches P.23 médicales, des arguments logiques de poids nous incitent à rejeter des affirmations telles que : « l'inconscient n'existe pas. » De telles affirmations ne font qu'exprimer un très ancien misonéisme, c'est-à-dire la peur de ce qui est nouveau et inconnu.
Il y a des raisons historiques à cette résistance que l'on oppose à l'idée d'une partie inconnue de la psyché. La conscience est une acquisition très récente de la nature, et elle en est encore au stade
« expérimental ». Elle est fragile, menacée par des dangers spécifiques, et aisément blessée. Comme l'ont remarqué les anthropologues, un des troubles mentaux les plus fréquents chez les primitifs est
« la perte d'une âme », c'est-à-dire une scission, ou plutôt une dissociation de la conscience.
Chez les peuples dont la conscience n'a pas encore atteint le degré de développement de la nôtre « l'âme » (ou psyché) n'est pas sentie comme unité. Beaucoup de primitifs croient que l 'homme, en plus de son âme propre, possède une « bush soul » ou âme de la brousse, et que cette âme de la brousse s'incarne dans un animal sauvage ou dans un arbre, qui ont alors avec l'individu humain une sorte d'identité psychique. C'est ce que l'éminent ethnologue français Lévy- Bruhl appelait une participation mystique. Il s'est rétracté plus tard sous la pression des critiques qu'on a opposées à sa théorie, mais je crois que ce sont ses adversaires qui avaient tort. C'est un phénomène bien connu en psychologie qu'un individu peut s'identifier inconsciemment avec une autre personne ou un objet.
Cette identité peut prendre les formes les plus diverses chez les primitifs. Si « l'âme de la brousse » est celle d'un animal, l'animal est considéré comme une sorte de frère de l'homme. Par exemple, un homme qui aurait pour frère un crocodile peut, en toute sécurité, nager, dans une rivière infestée de ces animaux. Si l'âme de la brousse est un arbre, on suppose l'existence d'une sorte de lien filial, tout mal fait à l'âme de la brousse atteint également l'homme.
Certaines tribus croient que l'homme a une pluralité d'âmes. Cette croyance exprime le sentiment qu'ont les primitifs que chaque homme est constitué par plusieurs unités distinctes, bien que reliées. Cela signifie que la psyché de l'individu est très loin d'être définitivement unifiée. Au contraire, elle menace à tout instant de se fragmenter sous le choc d'émotions incontrôlées.
Ces faits, avec lesquels nous ont familiarisés les études des anthropologues, ne sont pas aussi étrangers à notre stade plus avancé de civilisation qu'il y paraît au premier abord. Nous aussi, nous pouvons être atteints de dissociation psychique, et perdre notre personnalité. Nous pouvons devenir la proie d'humeurs et être profondément altérés par elles, nous pouvons devenir déraisonnables, et incapables de nous souvenir de choses importantes nous concernant nous ou les autres, en sorte qu'on nous demande « mais qu'est-ce qui vous prend ? » Nous prétendons être capables de « nous contrôler », mais le contrôle de soi est une qualité remarquable par sa rareté. Nous avons l'illusion que nous nous contrôlons. Mais un ami peut aisément nous dire sur nous-même des choses dont nous n'avons pas conscience.
II ne fait pas de doute que même dans ce que nous appelons un haut niveau de civilisation, la conscience humaine n'est pas encore parvenue à un degré satisfaisant de continuité. Elle est encore vulnérable et susceptible de se fragmenter. Cette faculté que nous avons d'isoler une partie de notre esprit, est, en fait, une caractéristique d'une grande valeur. Elle nous permet de concentrer notre attention sur une chose à la fois, à l'exclusion de ce qui la sollicite par ailleurs. Mais il y a une différence radicale entre la décision que nous pouvons prendre de mettre à part et de supprimer momentanément une partie de notre psyché, et un état dans lequel ce phénomène se produit spontanément, à l'insu et sans le consentement du sujet, et même contre sa volonté. Le premier processus est une conquête de l'être civilisé, le second correspond à ce que les primitifs appellent la perte d'une âme, et plus près de nous, il peut être la cause pathologique d'une névrose.
Ainsi, même de nos jours, l'unité de la conscience reste quelque chose de précaire. ElIe peut être trop facilement rompue. Et la faculté de dominer nos émotions, qui peut nous paraître désirable d'un certain point de vue, serait par ailleurs une qualité d'une valeur contestable, car elle enlèverait aux relations humaines toute variété, toute couleur, toute chaleur et tout charme.
C'est dans cette perspective que nous devons examiner l'importance des rêves, de ces fantaisies immatérielles, insaisissables, trompeuses, vagues, incertaines, que produit notre inconscient, Pour mieux faire comprendre mon point de vue, je voudrais raconter comment il s'est peu à peu constitué au cours des années, et comment j'ai été amené à conclure que les rêves sont le champ d'exploration le plus aisément et le plus fréquemment accessible pour qui veut étudier la faculté de symbolisation de l'homme.
C'est Sigmund Freud qui, le premier, a essayé P.25 d'explorer empiriquement l'arrière-plan inconscient de la conscience. Il a pris pour hypothèse que les rêves ne sont pas le produit du hasard, mais sont en relation avec nos pensées et nos problèmes conscients. Une telle hypothèse n'avait rien d'arbitraire. Elle s'appuyait sur la conclusion, à laquelle étaient parvenue des neurologues éminents, (par exemple Pierre Janet), que les symptômes névrotiques sont liés à une expérience consciente. Il semble même que ces symptômes soient la manifestation de zones dissociées de notre conscience, qui, à un autre moment et dans d'autres conditions, peuvent redevenir conscientes.
A la fin du siècle dernier, Freud et Josef Breuer avaient constaté que les symptômes névrotiques, l'hystérie, certains types de souffrance physique, les comportements anormaux, ont en réalité un sens symbolique. C'est un mode d'expression de notre esprit inconscient tout comme les rêves. Un malade, par exemple, confronté avec une situation intolérable peut être pris de spasmes à chaque fois qu'il essaie d'avaler : il « ne peut pas avaler la situation ». Dans des conditions analogues, un autre sujet aura une attaque d'asthme : l'atmosphère de son foyer est pour lui irrespirable. Un troisième souffre d'une paralysie des jambes : il ne peut plus marcher, autrement dit, il ne peut pas continuer à vivre ainsi. Un quatrième, qui rejette tout ce qu'il mange, ne peut pas « digérer » quelque fait désagréable. Je pourrais citer beaucoup d'exemples de cette sorte. Mais ces réactions physiques ne sont qu'une des formes sous lesquelles se manifestent les problèmes qui nous tourmentent inconsciemment. Ils s'expriment encore beaucoup plus fréquemment dans les rêves.
Tout psychologue qui a écouté les gens lui décrire leurs rêves sait que les symboles qui y apparaissent sont beaucoup plus variés que les symptômes physiques de la névrose. Ils se présentent souvent sous forme de fantasmes complexes et pittoresques. Mais si l'analyste, confronté avec cet univers onirique, utilise la technique de la « libre association » créée par Freud, il s'aperçoit que les rêves peuvent, à la fin, être réduits à certains schèmes fondamentaux. Cette technique a joué un rôle important dans le développement de la psychanalyse, car elle a mis Freud en mesure de prendre les rêves comme point de départ, pour l'investigation du problème inconscient dont souffraient ses malades.
Freud a fait cette remarque simple mais pénétrante, que si l'on encourage le rêveur à commenter les images de ses rêves, et primer les pensées qu'elles lui suggèrent, il se trahira et révèlera l'arrière-plan inconscient des troubles dont il se plaint, à la fois par ce qu'il dit et par ce qu'il omet de dire. Les idées qu'il exprime peuvent paraître au premier abord illogiques, étrangères au sujet, mais au bout d'un moment, il devient relativement facile de découvrir ce qu'il s'efforce d'éviter, la pensée ou l'expérience désagréable qu'il veut supprimer. Quelque ruse qu'il mette à la dissimuler, chacun des mots qu'il utilise pointe droit au cour de la situation. Le médecin, voit si fréquemment l'envers des choses, qu'il est rarement loin de la vérité quand il interprète ce mélange de dérobades et d'allusions comme j'indice d'une mauvaise conscience. Et ce qu'il finit par découvrir, malheureusement, confirme son attente. Jusqu'ici, on ne peut rien objecter à Freud contre sa théorie du refoulement et de la satisfaction imaginaire des désirs, comme origine apparente des symboles de nos rêves. Freud a attaché une importance particulière aux rêves comme point de départ pour la technique de la « libre association ». Mais au bout d'un certain temps, j'ai commencé à penser que cette façon d'utiliser la richesse des fantasmes que produit notre inconscient pendant notre sommeil était à la fois trompeuse et insuffisante. Mes doutes ont véritablement commencé à se faire jour quand un de mes collègues m'a raconté une expérience qu'il avait faite lors d'un long voyage en train en Russie. Bien qu'il ne sût pas le russe, et fut incapable de déchiffrer les caractères de l'alphabet cyrillique, il s'aperçut que les lettres étranges qu'il voyait sur les panonceaux et les affiches l'avaient jeté dans un état de rêverie dans laquelle il leur attribuait toutes sortes de sens possibles.
Une idée mena à l'autre, et dans cet état de détente où il se trouvait, il se rendit compte que cette « libre association » avait réveillé en lui beaucoup de vieux souvenirs. Parmi eux, il fut désagréablement surpris de découvrir des sujets déplaisants, depuis longtemps enterrés dans sa mémoire, des choses qu'il avait souhaité oublier, et que sa conscience avait oublié effectivement. Il était arrivé à découvrir ce que les psychologues auraient appelé ses « complexes », c'est-à-dire, des thèmes affectifs refoulés, susceptibles de provoquer des troubles permanents dans notre vie psychique ou même les symptômes d'une névrose. Cette histoire me révéla qu'il n'était pas nécessaire d'utiliser le rêve comme point de départ P.27pour une libre association Iorsque l'on veut découvrir les complexes d'un malade. Je me rendis compte que l'on pouvait atteindre le centre de n'importe quel point de la circonférence. On pouvait partir de l'alphabet cyrillique, d'une méditation sur une boule de cristal, un moulin à prière, un tableau abstrait ou même d'une conversation fortuite à propos d'un événement tout à fait banal : le rêve à cet égard, n'avait ni plus ni moins d'utilité que tout autre point de départ. Et pourtant, les rêves ont une importance qui leur est propre, même s'ils sont souvent suscités par un bouleversement affectif dans lequel les complexes habituels de l'individu sont aussi impliqués (Les complexes habituels de l'individu sont les points sensibles de la psyché qui réagissent le plus rapidement à une stimulation, à une perturbation exogènes) Ainsi donc, on pouvait, par la libre association, remonter de n'importe quel rêve aux pensées secrètes qui tourmentent l'individu.
Mais à ce point toutefois, je m'avisai que, si j'avais eu raison jusque là, on pouvait raisonnablement en inférer que les rêves ont une fonction propre, plus significative. Très souvent les rêves ont une structure bien définie, qui a visiblement un sens, et manifeste quelque idée ou intention sous-jacentes, bien qu'en règle générale ces dernières ne soient pas immédiatement intelligibles. Je commençai donc à considérer s'il ne fallait pas accorder plus d'attention à la forme et au contenu du rêve, au lieu de se laisser entraîner par la « libre » association et l'enchaînement des idées vers des complexes que l'on pouvait aussi aisément atteindre par d'autres moyens.
Cette idée nouvelle marqua un tournant dans l'évolution de ma psychologie. A partir de ce moment, je cessai graduellement de suivre les associations qui s'écartaient par trop du texte du rêve. Je décidai de me concentrer plutôt sur les associations se rapportant directement au rêve lui-même, convaincu que celui-ci exprimait quelque chose de spécifique que l'inconscient essayait de nous communiquer.
Ce changement d'attitude à l'égard des rêves entraîna un changement de méthode. Ma nouvelle technique devait tenir compte de tous les aspects plus vastes et plus variés du rêve. Une histoire racontée par notre esprit conscient a un début, un développement et une conclusion. Il n'en va pas de même du rêve. Ses dimensions dans le temps et l'espace sont tout à fait différentes. Pour le comprendre, il faut en examiner chaque aspect, comme on le ferait d'un objet inconnu qu'on tourne et retourne dans ses mains jusqu'à ce que chaque détail de sa forme soit devenu familier.
Peut-être en ai-je dit assez maintenant pour faire comprendre comment j'ai été amené à m'opposer toujours davantage à la « libre » association, telle que Freud l'a d'abord employée. Je voulais serrer d'aussi près que possible le rêve lui-même et exclure toutes les idées et les associations hors de propos qu'il pouvait évoquer. Sans doute, elles pouvaient mener à la découverte des complexes qui provoquaient les troubles névrotique, d'un malade, mais j'avais à l'esprit un but bien plus vaste. II y a beaucoup d'autres moyens qui permettent l'identification de tels complexes : le psychologue par exemple, peut obtenir toutes les clefs qui lui sont nécessaires en utilisant les tests d'association verbale ( en demandant au malade ce qu'il associe à un nombre de mots donnés et en étudiant ses réactions). Mais, si l'on veut connaître et comprendre l'organisation psychique de la personnalité totale d'un individu, il est essentiel de se rendre compte que les rêves ont un rôle beaucoup plus important à jouer.
Presque tout le monde sait aujourd'hui, par exemple, que l'acte sexuel peut être symbolisé ( ou si l'on veut, représenté sous une forme allégorique) par un très grand nombre d'images différentes. Chacune de ces images peut, par un processus d'association, nous conduire à l'idée de rapports sexuels, et aux complexes spécifiques qui influent sur le comportement sexuel d'un individu. Mais on peut tout aussi bien mettre à jour de tels complexes grâce à une rêverie à propos d'un alphabet russe indéchiffrable. J'ai donc été amené à supposer que le rêve peut contenir un message autre que le symbole sexuel, et ceci pour de raisons définies. Je donne un exemple :
Un homme rêve qu'il introduit une clef dans une serrure, qu'il manie un lourd bâton ou qu'il enfonce une porte avec un bélier. Chacun de ces instruments peut être regardé comme un symbole sexuel. Mais le fait que l'inconscient ait choisi l'une de ces trois images plutôt que les deux autres a aussi une très grande importance, et implique une intention. Le problème réel est de comprendre pourquoi la clef a été préférée au bâton ou le bâton au bélier. Et quelquefois, on est ainsi amené à découvrir que ce n'était pas du tout l'acte sexuel qui était ainsi désigné, mais une autre situation psychologique.
Ce raisonnement m'amena à conclure que seules les images et les idées qui font manifestement partie du rêve doivent être utilisées pour son interprétation. Le rêve porte en lui-même ses limites. Il a une forme bien à lui, qui nous indique ce qui s'y rapporte et ce qui s'en éloigne, Alors que l'association « libre » nous entraîne toujours plus loin des matériaux originels du rêve par une démarche en zigzag, la méthode que j'ai conçue nous amène plutôt à effectuer une sorte de promenade circulaire qui aurait l'image du rêve pour centre. Je tourne tout autour de l'image du rêve, et je refuse de tenir compte des tentatives que fait le rêveur pour s'en écarter. J'ai été maintes fois, au cours de ma pratique professionnelle, amené à répéter la phrase : « Revenons à votre rêve. Que dit le rêve ? »
Par exemple, un de mes malades avait rêvé d'une femme ivre, échevelée et vulgaire. Dans le rêve, il semblait que c'était sa femme, alors que dans la réalité, elle était toute différente. Au premier abord, donc, le rêve était d'ure fausseté troublante, et le malade l'avait immédiatement rejeté comme une de ces absurdités qui se présentent à l'esprit pendant le sommeil. Si, en tant que médecin, je l'avais laissé s'engager dans un processus d'associations d'idées, il aurait inévitablement essayé de s'écarter le plus possible de la suggestion déplaisante de son rêve. En ce cas, il aurait fini par aboutir à un de ses complexes habituels, qui n'auraient peut-être eu aucun rapport avec sa P.29 femme, et nous n'aurions jamais rien su du sens spécial de ce rêve particulier.
Qu 'était-ce donc que son inconscient essayait de lui communiquer par cette affirmation si manifestement fausse ? Le rêve exprimait clairement l'idée d'une femme dégénérée qui avait un lien avec la vie du dormeur. Mais puisque la projection de cette image sur son épouse était injustifiée et contredite par les faits, il me fallait chercher ailleurs ce que cette image repoussante représentait.
Au Moyen Age, bien avant que les physiologistes aient démontré que notre structure glandulaire confère à chacun de nous des éléments à la fois mâle et femelle, un dicton voulait que « chaque homme porte en lui une femme ». Et c'est cet élément féminin dans chaque homme que j'ai appelé /' anima. Cet aspect féminin est essentiellement une certaine façon, inférieure, qu'a l'homme de se rapporter à son entourage, qu'il cache aux autres tout autant qu'à lui-même. Même lorsque la personnalité visible d'un individu paraît normale, il se peut qu'il dissimule aux autres et à lui-même cette « femme qu'il porte en lui » et dont l'état est quelquefois déplorable.
C'était le cas pour le malade dont je parle. Son aspect féminin était loin d'être beau. Son rêve lui disait en fait : « Vous vous comportez à certains égards comme une femme dégénérée », en lui donnant le choc correspondant. (Il ne faudrait pas conclure de cet exemple que l'inconscient s' occupe de donner des commandements « moraux ». Le rêve ne disait pas au malade de se mieux comporter. Il s'efforçait simplement de contrebalancer l'influence d'une conscience faussée qui s'obstinait à affirmer au malade qu'il était un parfait gentleman.)
Il est facile de comprendre pourquoi les rêveurs tendent à ignorer ou même à rejeter le message qui leur est ainsi communiqué. La conscience résiste naturellement à tout ce qui est inconscient et inconnu. J'ai déjà signalé, l'existence, chez les peuples primitifs, de ce que les anthropologues appellent « le misonéisme », c'est-à-dire une peur profonde, superstitieuse, de la nouveauté. Les primitifs ont les mêmes réactions que l'animal sauvage devant des événements désagréables. Mais l'homme « civilisé » réagit de la même façon devant des idées nouvelles, en élevant des barrières psychologiques pour se protéger contre le choc d'affronter une nouveauté. On le voit aisément aux réactions de l'individu devant ses propres rêves, quand ils l'obligent à admettre une pensée qui le surprend. Beaucoup de précurseurs dans le domaine de la philosophie, des sciences ou de la littérature, se sont heurtés à ce conservatisme inné chez leurs contemporains. La psychologie est une science des plus jeunes et parce qu'elle s'efforce d'élucider ce qui se passe dans l'inconscient, elle se heurte à une forme extrême de misonéisme. P.31
Le passé et l'avenir dans l'inconscient
Jusqu'à présent, j'ai esquissé quelques-uns des principes sur lesquels je me suis fondé pour aborder le problème des rêves, car lorsque nous voulons explorer cette faculté qu'à l'homme de produire des symboles, les rêves constituent le matériau le plus fondamental et le plus accessible à notre examen. Il faut ici tenir compte de deux points absolument essentiels : d'une part, le rêve doit être traité comme un fait, à propos duquel on ne doit pas avoir d'idée préconçue, sinon qu'il a d'une manière ou d'une autre un sens, une expression spécifique de l'inconscient.
II serait difficile de donner à ces principes une expression plus modeste. En quelque mépris que l'on tienne l'inconscient, chacun doit lui accorder qu'il mérite d'être exploré. L'inconscient, se situe au moins au niveau du pou, qui, après tout, jouit de l'honnête intérêt que lui porte l'entomologiste. Quelqu'un ayant peu de connaissance et d'expérience des rêves peut penser qu'ils ne sont que des phénomènes chaotiques dénués de sens et il est parfaitement libre de le faire. Mais si on les tient pour des événements normaux (et ils le sont) il faut bien supposer qu'ils ont une cause rationnelle ou, d'une certaine façon, un but ou les deux à la fois.
Considérons d'un peu plus près la façon dont sont reliés les contenus conscients et inconscients de notre esprit. Prenons un exemple familier à tous. Vous vous apercevez subitement que vous ne vous souvenez plus de ce que vous alliez dire, bien que l'idée ait été parfaitement claire un instant auparavant. Ou encore, vous vous apprêtez à présenter un de vos amis, et son nom vous échappe au moment même où vous alliez le prononcer. Vous dites que vous ne vous en souvenez pas. En réalité, l'idée est devenue inconsciente ou du moins se trouve temporairement séparée de la conscience. Le même phénomène se produit au niveau des sens. Si nous écoutons une note continue se situant à la limite de l'audible, il nous semble que le son s'interrompt à intervalles réguliers, pour reprendre. Ces oscillations sont dues à une croissance et une décroissance périodiques de notre attention, et non pas à un changement de la note.
Mais lorsque quelque chose échappe à notre conscience, cette chose ne cesse pas pour autant d'exister, pas plus que la voiture qui disparaît au coin de la rue ne se dissout dans le néant. Nous l'avons seulement perdue de vue. Et de même que nous pouvons revoir cette voiture plus tard, nous pouvons aussi retrouver les pensées que nous avions momentanément perdues.
Une partie de l'inconscient consiste donc en une multitude de pensées, d'impressions, d'images temporairement oblitérées qui, bien qu'elles soient perdues pour notre esprit conscient continuent à l'influencer. Un homme qui est distrait, où dont « l'esprit est ailleurs », traverse une pièce pour aller chercher quelque chose. Vous le voyez s'arrêter, perplexe. Il a oublié ce qu'il était venu faire. Ses mains tâtonnent parmi les objets qui se trouvent sur la table comme s'il était en proie à un accès de somnambulisme. Il a oublié son intention initiale, mais reste inconsciemment guidé par elle. Puis il se rend compte de ce qu'il voulait. C'est son inconscient qui l'y a fait aboutir.
Si vous observez le comportement d'une personne névrosée, vous la verrez faire beaucoup de choses d'une façon apparemment consciente ou délibérée. Pourtant, si vous lui posez des questions, vous vous apercevrez qu'elle n'en a pas conscience ou qu'elle a tout autre chose à l'esprit. Elle entend sans entendre. Elle voit sans voir. Elle sait, sans savoir. De tels exemples sont si répandus que le spécialiste se rend compte rapidement que la teneur inconsciente de l'esprit provoque le même comportement que la consciente et qu'on ne peut jamais déterminer avec certitude, dans ces cas-là, si une pensée, une parole ou une action, est consciente ou non.
Ce sont des comportements de ce genre qui incitent beaucoup de médecins à rejeter les affirmations des hystériques comme autant de mensonges. Des individus de ce genre font certainement plus de déclarations fausses que la moyenne des hommes, mais « mensonges » n'est guère le terme approprié. En fait, leur état mental provoque une incertitude du comportement, parce que leur conscience subit d'imprévisibles éclipses par suite d'une interférence de l'inconscient. Même leurs sensations tactiles peuvent être marquées de ces fluctuations. A un moment donné, une personne hystérique sentira l'aiguille avec laquelle on lui pique le bras. L'instant d'après, elle ne sent plus rien. Si l'on réussit à concentrer son attention sur un point donné, il en résultera une anesthésie complète de tout le corps jusqu'à ce que la tension qui provoque cette suppression momentanée de toute sensation se soit relâchée. La perception sensorielle est alors immédiatement rétablie. Mais pendant tout ce temps la malade a enregistre inconsciemment ce qui lui arrivait.
Le médecin peut observer très clairement ce processus quand il hypnotise un tel malade. Il est facile de démontrer que le malade a bien enregistré chaque détail. La piqûre d'aiguille, ou la remarque faite pendant l'éclipse de la conscience, peuvent être rappelés aussi exactement que s'il n'y avait pas eu d'anesthésie ou « d'oubli. » Je me souviens d'une femme qu'on a amenée à la clinique dans un état d'hébétude totale. Quand elle a repris conscience le jour suivant, elle savait qui elle était, mais elle ne savait pas où elle se trouvait, comment ou pourquoi elle était venue là, ni même la date. Pourtant, une fois hypnotisée, elle me raconta comment elle était tombée malade, comment elle était venue à la clinique et qui l'y avait admis. Tous ces détails purent être P.33 vérifiés. Elle put même me dire l'heure de son admission, car il y avait une montre dans l 'entrée. Sous hypnose, sa mémoire était aussi claire que si elle avait été consciente tout le temps.
Quand nous discutons de ces problèmes, il nous faut en général nous reporter à des preuves tirées des observations cliniques. C'est la raison pour laquelle beaucoup de critiques croient que l'inconscient, avec toutes ses subtiles manifestations, appartient uniquement au domaine de la psychopathologie. Ils considèrent toute manifestation de l'inconscient comme un symptôme de névrose ou de psychose, sans rapport avec l'état mental normal. Mais les phénomènes névrotiques ne sont en aucune façon le produit exclusif de la maladie. Ils ne sont en fait que des exagérations pathologiques de phénomènes normaux, plus faciles à observer en raison de cette exagération même. Des symptômes hystériques peuvent être observés chez toute personne normale, mais ils sont si légers qu'on ne les remarque ordinairement pas. Oublier, par exemple, est un processus parfaitement normal, dans lequel certaines de nos idées conscientes perdent leur énergie spécifique parce que notre attention est tournée vers autre chose. Quand l'intérêt se déplace ainsi, il laisse dans l'ombre les choses dont nous nous étions jusque là occupées, comme un projecteur éclaire une nouvelle partie du paysage en laissant l'autre retomber dans les ténèbres. C'est inévitable, car la conscience ne peut conserver qu'un petit nombre d'images en pleine clarté en même temps, et même dans ce cas, il y a des fluctuations dans la clarté. Mais les idées oubliées n'ont pas cessé d'exister. Bien qu'il ne soit pas en notre pouvoir de les reproduire volontairement, elles sont présentes dans un état subliminal, juste au-dessous du seuil de remémoration, d'où elles peuvent resurgir dans notre conscience à n'importe quel moment, souvent après des années d'un oubli apparemment total.
Je parle ici de choses que nous avons vues ou entendues consciemment, et oubliées par la suite. Mais il nous arrive à tous de voir, d'entendre, de sentir, de goûter des choses sans le remarquer, soit parce que notre attention est occupée ailleurs, soit parce que l'excitation transmise par nos sens est trop faible pour laisser en nous une impression consciente. L'inconscient, toutefois, les a notées, et ces perceptions sensorielles subliminales jouent un rôle important dans notre vie quotidienne. Sans que nous nous en rendons compte, elles ont une influence sur la façon dont nous réagissons devant les événements et les hommes.
Un exemple particulièrement révélateur m'a été fourni par un professeur qui se promenait dans la campagne avec un de ses élèves, et qui se trouvait absorbé par une conversation sérieuse. Il remarqua soudain que le fil de ses pensées avait été interrompu par un flot imprévisible de souvenirs datant de sa première enfance. Rien dans ce qu'il venait de dire, ne paraissait avoir de rapports avec ces souvenirs. En regardant derrière, il s'aperçut qu'il venait de longer une ferme, quand le premier de ces souvenirs d'enfance avait surgi dans son esprit. Il proposa à son élève de P.35 revenir jusqu'à l'endroit où avaient débuté ces fantasmes. Une fois arrivé, il remarqua une odeur d'oies, et se rendit compte aussitôt que c'était cette odeur qui avait déclenché le flot de souvenirs
Dans sa jeunesse il avait vécu dans une ferme où l'on élevait des oies, et leur odeur caractéristique avait laissé en lui une impression durable, mais oubliée. En passant devant la ferme, au cours de sa promenade, il avait subIiminalement enregistré cette odeur, et cette perception inconsciente lui avait rappelé les expériences, depuis longtemps oubliées, de son enfance. La perception avait été subliminale, parce que son attention était engagée ailleurs, et que l'excitation n'avait pas été assez forte pour le détourner, et atteindre la conscience directement. Pourtant, elle avait fait resurgir ces souvenirs « oubliés ».
Cet effet qu'ont les perceptions inconscientes de déclencher une succession de phénomènes psychiques peut expliquer l'apparition de symptômes névrotiques aussi bien que de souvenirs plus bénins lorsqu'une image, une odeur, un son, nous rappelle des circonstances passées. Une jeune fille, par exemple, pourra travailler dans son bureau, apparemment en bonne santé et d'excellente humeur. L'instant d'après, elle a une migraine aiguë, et manifeste d'autres signes de détresse. Sans l'avoir consciemment remarqué, elle a entendu la sirène de brume d'un bateau, au loin, et cela lui a inconsciemment rappelé le chagrin que lui a causé le départ de l'homme qu'elle aime, et qu'elle s'est efforcée d'oublier.
A côté du processus normal d'oubli, Freud a décrit plusieurs cas impliquant l'oubli de souvenirs désagréables, des souvenirs que nous ne sommes que trop prêts à perdre. Comme l'a fait remarquer Nietzsche, lorsque notre fierté est en cause, la mémoire préfère souvent céder. Et c'est pourquoi nous trouvons, parmi les souvenirs oubliés, beaucoup de faits restant à l'état subliminal (et que nous ne pouvons pas reproduire volontairement) parce que désagréables et incompatibles. (Avec notre univers mental) Les psychologues appellent cela le refoulement. Un exemple pourrait être celui de la secrétaire qui est jalouse d'une des associées de son patron. Elle oublie toujours d'inviter cette personne aux conférences, bien que son nom figure sur la liste qu'elle utilise. Mais si l'on attire son attention sur le fait, elle répond qu'elle a « oublié » ou qu'on l'a « dérangée. » Elle n'admet jamais, pas même en son for intérieur, la raison véritable de cette omission.
Beaucoup de gens commettent l'erreur de surestimer le rôle de la volonté, et croient que rien ne peut arriver à leur esprit sans qu'ils l'aient décidé ou prémédité. Mais il faut apprendre à faire une distinction minutieuse entre les contenus intentionnels et non intentionnels de l'esprit. Les premiers dérivent de la personnalité du Moi. Les seconds, en revanche, jaillissent d'une source qui n'est pas identique au Moi mais est son envers. C'est cet « envers » qui a incité la secrétaire à oublier l'invitation.
Il y a beaucoup de raisons qui nous font oublier ce que nous avons remarqué ou ressenti. Il y a autant de manières de les rappeler. Un exemple intéressant nous est fourni par la cryptomnésie, le souvenir caché. Un auteur développe une série d'arguments ou la trame d'une histoire, en suivant continûment un plan préconçu, quand soudain il s'engage dans une direction divergente. Peut-être parce qu'une idée nouvelle s'est présentée à lui, ou une image différente, ou une intrigue secondaire entièrement nouvelle. Si vous lui demandez ce qui a provoqué cette digression, il ne sera pas capable de vous le dire. Il n'a peut-être même pas remarqué le changement de direction de sa pensée bien qu'il ait écrit quelque chose de totalement nouveau, dont il n'avait apparemment aucune connaissance préalable. Mais on peut quelquefois montrer que ce qu'il vient d'écrire a une ressemblance frappante avec l' ouvre de quelque autre auteur, ouvre qu'il croit n'avoir jamais vue.
J'en ai trouvé un exemple fascinant dans le livre de Nietzsche Ainsi parlait Zarathoustra, où l'auteur reproduit presque mot pour mot, un incident consigné dans le livre de bord d'un bateau en 1686. Par hasard, j'avais lu le compte rendu de cet incident dans un ouvrage publié en 1835, (un demi-siècle avant que Nietzsche n'écrivît son livre.) Et quand j'ai trouvé le même passage dans Ainsi parlait Zarathoustra, j'ai été frappé par son style particulier, très différent du style habituel de Nietzsche. Je fus convaincu que Nietzsche devait avoir lu aussi l'autre livre, bien qu'il n'y fît aucune allusion. J'écrivis à sa sour, qui était encore en vie, et elle me confirma qu'elle et son frère avaient effectivement lu ce livre ensemble quand elle avait onze ans. Je pense, d'après le contexte, qu'il est impensable que Nietzsche se soit rendu compte qu'il commettait un plagiat. Je crois que cinquante ans après, l'histoire avait resurgi inopinément dans son esprit conscient.
Dans des cas de ce genre, il y a bien rappel de souvenirs, même si l'on ne s'en rend pas compte.
La même chose peut arriver au musicien qui a entendu un chant folklorique ou une chanson populaire dans son enfance et les voit, arrivé à l'âge adulte, se présenter comme thème d'un mouvement symphonique. Une idée ou une image est repassée de l'inconscient dans le conscient.
Ce que j'ai dit jusqu'à présent de l'inconscient n'est guère qu'une esquisse superficielle de la nature et du fonctionnement de cette partie complexe de la psyché humaine. Mais elle a peut être fait comprendre l'allure du matériel subliminal à partir duquel les symboles de nos rêves peuvent être spontanément produits. Ce matériel subliminal peut consister en toutes sortes de besoins, d'impulsions, d'intentions ; de perceptions et d'intuitions ; de pensées rationnelles ou irrationnelles, de conclusions, d'induction, de déductions et de prémisses ; et en toute une gamme de sentiments. N'importe lequel de ces phénomènes psychiques peut devenir partiellement, temporairement ou définitivement, inconscient.
Ce matériel, dans sa plus grande part, est devenu inconscient tout simplement parce qu'il n'y avait pour ainsi dire pas de place pour lui dans l'esprit conscient. Certaines de nos pensées perdent leur énergie affective et deviennent subliminales (c'est-à-dire ne reçoivent plus la même quantité d'attention consciente) parce qu'elles n'ont plus pour nous le même intérêt, qu'elles n'ont pas de rapport avec ce qui nous préoccupe, ou parce que, pour une raison quelconque, nous souhaitons les chasser hors de notre vue.
Oublier, en fait, est normal et nécessaire en ce sens, afin de faire de la place dans notre conscience à de nouvelles impressions, de nouvelles idées. Si cet oubli ne se produisait pas, toute notre expérience resterait au-dessus du seuil de conscience, et notre esprit s'en trouverait encombré jusqu'à ne plus le supporter. Ce fait est aujourd'hui reconnu si largement que tous ceux qui savent un peu de psychologie en sont convaincus.
Cependant de même que les contenus conscients de notre esprit peuvent disparaître dans l'inconscients, de nouveaux contenus qui n'ont jamais encore été conscIents, peuvent en émerger. On peut avoir l'impression par exemple, que quelque chose est sur le point de faire irruption dans la conscience, qu'il « y a quelque chose dans l'air » ou « anguille sous roche. » La découverte que l'inconscient n'est pas seulement le simple dépositaire P.37 de notre passé, mais aussi rempli de germes de situations psychiques et d'idées à venir, a déterminé la nouveauté de ma propre attitude à l'égard de la psychologie. Il y a un grand nombre de controverses à ce propos. Mais il est de fait que, outre les souvenirs d'un passé lointain qui fut conscient, des idées neuves et créatrices peuvent aussi surgir de l'inconscient, idées qui n'ont jamais été conscientes précédemment. Elles laissent des profondeurs obscures de notre esprit comme un lotus et constituent une partie très importante de la psyché subliminale.
Nous en trouvons des exemples dans la vie quotidienne, où des dilemmes sont quelquefois résolus par un aperçu nouveau, tout à fait inattendu, du problème. Beaucoup de philosophes, d'artistes et même de savants, doivent quelques unes de leurs meilleures idées à des inspirations soudaines provenant de l'inconscient. La faculté d'atteindre un filon particulièrement riche de ce matériau et de le transformer efficacement en philosophie, en littérature, en musique ou en découverte scientifique, est ce qu'on appelle communément le génie. Nous en trouvons des preuves évidentes dans l'histoire des sciences elles-mêmes. Par exemple, le mathématicien Poincaré et le chimiste Kékulé durent, de leur propre aveu, d'importantes découvertes à de soudaines images révélatrices surgies de l'inconscient. La prétendue histoire mystique d'un Descartes, qui lui révéla en un éclair l'ordre des sciences, relève d'un phénomène analogue. Le romancier Robert Louis Stevenson avait cherché pendant des années une histoire qui exprimerait le sentiment profond qu'il avait d'une double personnalité de l'être humain, quand l'intrigue de son roman, Le Docteur Jekyll et Mr Hyde, lui fut soudain révélée, en rêve.
Je décrirai plus tard, d'une façon plus détaillée, la manière dont ces matériaux émergent de notre inconscient et j'examinerai alors la forme dans laquelle ils s'expriment. Pour le moment je me contenterai de faire remarquer que la faculté qu'a notre psyché d'en produire de si nouveaux est particulièrement significative lorsque l'on veut expliquer le symbolisme des rêves, car mon expérience professionnelle m'a fait constater à maintes reprises que les images et les idées contenues dans les rêves ne peuvent pas être attribuées uniquement à un phénomène de mémoire. Elles expriment de nouvelles pensées qui n'ont jamais encore franchi le seuil de conscience.
La fonction des rêves
J'ai insisté sur les origines de notre vie onirique parce qu'elle est le sol où la plupart des symboles trouvent l'origine de leur croissance. Malheureusement, il est difficile de comprendre les rêves. Comme je l'ai déjà fait remarquer, un rêve ne ressemble en rien à une histoire racontée par l'esprit conscient. Dans la vie quotidienne, on réfléchit à ce que l'on veut exprimer, et on choisit la façon la plus frappante de le dire, en s'efforçant le donner à ses remarques une cohérence logique, d'éviter une métaphore hétérogène parce qu'elle peut brouiller l'effet de son propos. Mais les rêves ont une texture différente. Le rêveur est assailli d'images qui semblent contradictoires et ridicules, le sens du temps est aboli, et les choses les plus banales peuvent revêtir un aspect enchanteur ou effrayant.
Il peut sembler étrange que l'esprit inconscient agence ses matériaux d'une façon si différente des schèmes apparemment disciplinés que nous pouvons imposer à nos pensées dans l'état de veille. Pourtant, si l'on prend le temps de se souvenir d'un rêve, le contraste est frappant, et c'est l'une des principales raisons qui rendent au profane les rêves si difficiles à comprendre.
Selon la logique de l'expérience diurne normale, ils n'ont pas de sens et c'est pourquoi on a tendance, soit à n'en pas tenir compte, soit à s'avouer dérouté par eux.
Peut-être ce point deviendra-t-il plus clair si nous commençons par prendre conscience du fait que les idées qui nous occupent pendant notre vie diurne et apparemment disciplinée sont beaucoup moins précises qu'il nous plaît de le croire. Au contraire, leur sens (et leur importance affective pour nous) deviennent de plus en plus imprécis lorsque nous les examinons de près. La raison en est que tout ce que nous avons entendu ou ressenti peut devenir subliminal, c'est-à-dire, passer dans l'inconscient. Et même ce que nous retenons dans notre esprit conscient et pouvons reproduire à volonté, a acquis un accompagnement inconscient qui colore l'idée chaque fois qu'elle est P.39 rappelée. Les impressions conscientes, en fait, s'accroissent très rapidement d'un élément de sens inconscient qui a une signification psychique pour nous, bien que nous n'ayons pas conscience de l'existence de ce sens subliminal, ni de la façon dont il amplifie et déforme à la fois le sens conventionnel.
Bien entendu, ces accompagnements inconscients varient d'une personne à l'autre. Chacun de nous reçoit toute notion générale ou abstraite dans le contexte de son esprit propre, et par conséquent la comprend et l'applique d'une façon qui lui est particulière. Quand, dans une conversation, j'utilise des mots comme « état », « argent », « santé » ou « société », je pars de la supposition qu'ils signifient plus ou moins la même chose pour ceux qui m'écoutent. Mais c'est la restriction « plus ou moins », qui importe ici. Chaque mot a un sens légèrement différent pour chaque personne, même lorsqu'il s'agit de personnes ayant le même arrière-plan culturel. La raison de ces variations est qu'une notion générale s'intègre à chaque fois à un contexte singulier, et qu'elle est donc comprise et appliquée d'une manière un peu singulière. Et les variations de sens sont bien entendu d'autant plus marquées que l'expérience sociale, religieuse, politique et psychologique des personnes concernées diffère davantage.
A chaque fois que les concepts sont identiques aux mots, la variation est imperceptible et ne joue aucun rôle pratique. Mais sitôt qu'une définition exacte ou une explication précise deviennent nécessaires, on découvre parfois les variations les plus surprenantes, non seulement dans la compréhension purement intellectuelle du terme, mais plus particulièrement dans la valeur affective qui lui est attribuée, et dans son application. En général, ces variations sont subliminales, et les gens n'en prennent pas conscience.
On peut évidemment rejeter ces différences en les considérant comme superflues ou comme des nuances dont on peut se passer parce qu'elles ont peu de rapport avec les besoins de la vie quotidienne. Mais le fait qu'elles existent montre que même les contenus de conscience les plus positifs s'entourent d'une frange d'ombre et d'incertitude. Même le concept philosophique ou mathématique le plus rigoureusement défini, dont nous avons la conviction qu'il ne contient que ce que nous y avons mis, est néanmoins plus que nous ne supposons. C'est un événement psychique, et en tant que tel, partiellement inconnaissable. Les nombres mêmes, que nous utilisons pour compter, sont plus qu'on ne croit. Ils sont en même temps des éléments mythologiques. (Les Pythagoriciens les considéraient comme divins.) Mais nous n'en avons pas conscience quand nous les utilisons dans un but purement pratique.
En bref, chaque concept de notre conscience possède ses propres associations psychiques. Si de telles associations varient en intensité (selon l'importance relative de ce concept dans le cadre de notre personnalité totale ou selon la nature des autres idées et même des complexes qui lui sont associés dans notre inconscient) il peut arriver qu'elles aillent jusqu'à modifier le caractère « normal » du concept. II peut même se transformer P.41en quelque chose de tout à fait différent au fur et à mesure qu'il s'enfonce en dessous du seuil de sa conscience. Les aspects subliminaux de tout ce qui nous arrive jouent apparemment un très petit rôle dans notre vie quotidienne. Mais dans l'analyse des rêves où le psychologue a affaire à des expressions de l'inconscient, ils deviennent très importants, car ils sont les racines, presque invisibles, de nos pensées conscientes. C'est pourquoi des objets ou des idées courantes peuvent acquérir dans le rêve une signification psychologique si forte que nous nous éveillons profondément troublés, alors que nous avons rêvé de quelque chose de très ordinaire : d'une chambre fermée à clef ou d'un train manqué.
Les images de nos rêves sont beaucoup plus pittoresques et frappantes que les concepts ou les expériences qui sont leur contre-partie dans la vie diurne. Une des raisons en est que dans le rêve, ces concepts peuvent exprimer leur sens inconscient. Dans nos pensées conscientes nous nous en tenons alors aux limites des affirmations rationnelles, qui ont beaucoup moins de couleur, car nous les avons dépouillées de la majorité de leurs associations psychiques.
Je me souviens d'un rêve que j'ai fait, et que j'ai trouvé difficile à interpréter. Dans ce rêve, un certain homme essayait d'approcher de moi par derrière, et de sauter sur mon dos. Je ne savais rien de cet homme sinon qu'il s'était emparé d'une remarque que j'avais faite et en avait déformé le sens jusqu'à le rendre grotesque. Mais je ne pouvais pas voir de rapport entre ce fait, et la tentative de me sauter sur le dos. Toutefois, il m'est souvent arrivé dans ma vie professionnelle, que quelqu'un dénature mes paroles, si souvent que je n'ai guère pris la peine de me demander si cela me mettait en colère ou non. De fait, nous avons intérêt à garder un contrôle conscient de nos réactions émotionnelles. Et c'était là, je m'en rendis bientôt compte, le sens de mon rêve. Un dicton autrichien y était apparu sous forme d'image visuelle. L 'expression, banale en Autriche « tu peux me monter sur le dos » signifie en effet : « Peu m 'importe ce que tu dis de moi. »
On pourrait dire qu'un tel rêve est symbolique, car il ne représentait pas la situation d'une façon directe, mais indirecte, au moyen d'une métaphore dont le sens d'abord m'avait échappé. Quand ceci se produit, ce qui arrive fréquemment, il ne s'agit pas d'un travestissement délibérément emprunté par le rêve. Cela résulte simplement de la difficulté que nous éprouvons en général à saisir le contenu affectif du langage imagé. Dans la vie quotidienne, en effet, nous avons besoin d'exposer les choses aussi exactement que possible, et nous avons appris à rejeter les ornements de fantaisie à la fois dans notre langage et notre pensée, en perdant du même coup une qualité toujours caractéristique de la mentalité primitive. La plupart, d'entre nous, ont repoussé dans l'inconscient toutes les associations psychiques bizarres attachées à chaque idée ou à chaque chose. Le primitif, lui, a encore conscience de ces propriétés psychiques ; il attribue aux animaux, aux plantes, aux pierres des pouvoirs qui nous paraissent étranges et inacceptables. P.43 Un habitant de la jungle africaine, par exemple, voit de jour un animal nocturne, et le reconnaît comme une incarnation temporaire du guérisseur, du sorcier. Ou il peut le considérer comme l'âme de la brousse ou l'esprit d'un des ancêtres de sa tribu. Un arbre peut jouer un rôle décisif dans la vie d'un primitif, comme s'il contenait en dépôt son âme et sa voix, et l'homme aura l'impression que leurs sorts sont liés. Des Indiens d'Amérique du sud affirment qu'ils sont des Aras rouges.. bien qu'ils se rendent parfaitement compte qu'ils n'ont ni plumes, ni ailes, ni bec. Car dans l'univers du primitif les choses ne sont pas séparées par des celles de nos sociétés
« rationnelles ».
Nous vivons dans un monde « objectif », et nous l'avons dépouillé de ce que les psychologues appellent l'identité psychique, ou la « participation mystique ». Mais c'est précisément ce halo d'associations inconscientes qui donne son aspect coloré et fantastique à l'univers du primitif. Nous en avons perdu conscience au point que nous ne le reconnaissons pas lorsque nous le découvrons chez les autres. Chez nous, ces phénomènes restent au-dessous du seuil de conscience, et lorsque par hasard ils se manifestent, nous allons jusqu'à vouloir qu'il se passe quelque chose d'anormal.
Plus d'une fois des personnes cultivées, intelligentes, viennent me consulter à propos de rêves étranges, d'imaginations ou même de visions, qui les avaient profondément choquées. Elles ont supposé que de telles choses ne pouvaient pas arriver à un homme sain d'esprit. Un théologien m'a dit une fois que les visions d'Ézéchiel n'étaient que des symptômes morbides, et que, lorsque Moïse et les autres prophètes entendaient des « voix » leur parler, ils souffraient d'hallucinations. Vous imaginez quelle fut la panique de cet homme quand un phénomène de ce genre lui arriva « spontanément », à lui. Nous sommes si accoutumés à la nature apparemment rationnelle de notre monde que nous pouvons à peine imaginer qu'il s'y produise quelque chose que le bon sens ne suffise pas à expliquer. L'homme primitif, exposé à un choc de ce genre ne douterait pas de sa santé mentale ; il songerait à des fétiches, des esprits, des dieux.
Et pourtant, les émotions qui nous affectent sont tout à la fois les mêmes. En fait, les angoisses qui naissent de l'édifice de notre civilisation peuvent être bien plus terrifiantes que celles que les primitifs attribuent aux démons. L'attitude de l'homme civilisé moderne me rappelle parfois un sujet psychotique, lui-même médecin, que j'ai eu dans ma clinique. Un matin où je lui demandais comment il allait, il me répondit qu'il avait passé une nuit merveilleuse à désinfecter les cieux au chlorure de mercure, mais qu'au cours de ce nettoyage radical, il n'avait rencontré aucune trace de Dieu. ... Au lieu de Dieu, ou de la « crainte de Dieu », nous trouvons une névrose d'angoisse ou une sorte de phobie. L'émotion est restée la même, mais son objet a changé à la fois de nom et de nature, et cela pour le pire. Je me rappelle un professeur de philosophie qui est venu un jour me consulter à propos d'une phobie qu'il avait du cancer. Il souffrait de la conviction obsédante qu'il avait une tumeur maligne, bien que rien de cette sorte n'eût jamais P.45 été découvert au cours de douzaines de radiographies. « Oh, je sais bien qu'il n 'y a rien », ne disait-il. « Mais il pourrait y avoir quelque chose ». Qu'est-ce qui lui avaIt mis cette idée en tête ? Elle provenait manifestement d'une peur qui ne devait rien à la volonté consciente. La pensée morbide le submergeait soudain et possédait un pouvoir propre qu'il ne parvenait pas à contrôler. Il était beaucoup plus difficile pour cet homme cultivé de faire un aveu de cette sorte qu'il n'eût été pour le primitif de se déclarer hanté par un fantôme. L'influence maligne de mauvais esprits est du moins une hypothèse admissible dans le cas d'une mentalité primitive, mais c'est un choc considérable pour une personne civilisée que de devoir reconnaître que les maux dont elle souffre sont dûs à une force stupide de l'imagination. Le phénomène primitif d'obsession n'a nullement disparu ; il est resté le même. Mais il est interprété d'une façon différente, plus nuisible pour l'esprit. J'ai fait plusieurs comparaisons de cette sorte entre l'homme civilisé et le primitif. De telles comparaisons, comme je le montrerai plus tard, sont essentielles pour comprendre la tendance de l'homme à créer des symboles, et le rôle que jouent les rêves dans leur expression. Car on trouve dans beaucoup de rêves, des images et des associations analogues aux idées, aux mythes et aux rites des primitifs. Ces images oniriques ont été appelées par Freud des « résidus archaïques. » L'expression suggère qu'elles sont des éléments psychiques datant de temps lointains qui survivent dans l'esprit de l'homme. Ce point de vue est caractéristique de l'attitude de ceux qui considèrent l'inconscIent comme une pure annexe de la conscience ( ou, avec plus de pittoresque, comme une poubelle qui recueille tout ce dont la conscience ne veut pas.)
Un examen plus approfondi m'a amené à penser qu'une telle attitude est indéfendable, et qu'il fallait la rejeter. J'ai constaté que les associations et les images de cette sorte font partie intégrante de l'inconscient, et qu'on les trouve partout, que le rêveur soit cultivé ou analphabète, intelligent ou stupide. Elles ne sont en aucune façon des résidus morts ou dénués de sens. Elles ont une fonction qui leur « est propre » et une valeur particulière (comme le montrera dans un autre chapitre le Docteur Henderson) en raison précisément de leur caractère « historique. » Elles constituent un pont entre la manière dont nous exprimons notre pensée de façon consciente, et un mode d'expression plus primitif, plus coloré, plus imagé. De plus ce mode d'expression s'adresse directement à nos sentiments et à nos émotions. Ces associations « historiques » sont le lien entre l'univers rationnel de la conscience, et le monde de l'instinct. P. 47
J'ai déjà parlé du contraste intéressant qu'il y a entre les pensées « contrôlées » de notre vie éveillée et la richesse des images que nous proposent nos rêves. Vous pouvez maintenant apercevoir une autre raison de cette différence : dans notre monde civilisé, nous avons dépouillé tant d'idées de leur énergie affective, qu'elles ne provoquent plus en nous de réactions. Nous les employons dans nos discours, nous réagissons d'une façon conventionnelle quand d'autres les emploient mais elles ne font en nous aucune impression profonde. Il faut davantage pour faire pénétrer en nous certaines choses assez efficacement pour nous amener à modifier une attitude ou un comportement. Et c'est ce qui se fasse dans le langage onirique : son symbolisme a tant d'énergie psychique que nous sommes obligés d'y prêter attention.
Une femme, par exemple, était réputée pour la stupidité de ses préjugés, et sa résistance obstinée à tout argument raisonnable. On aurait pu discuter avec elle une nuit entière sans résultat. Elle n'y aurait pas fait la moindre attention. Ses rêves, toutefois, employaient un langage tout différent. Une nuit, elle rêva qu'elle assistait à une importante réunion mondaine. L'hôtesse l'accueillit en lui disant : « Comme c'est gentil à vous d'être venue. Tous vos amis sont là et vous attendent. » Elle l'accompagna ensuite jusqu'à la porte et l'ouvrit. La dame franchit le seuil et pénétra. dans une étable.
Le langage onirique était assez simple pour être compris par l'esprit le plus obtus. La femme se refusa d'abord à admettre le sens d'un rêve qui atteignait si directement dans son amour-propre. Mais son message néanmoins fut compris, et après un certain temps, elle dut l'accepter parce qu'elle ne put s'empêcher de sentir la raillerie qu'elle s'était infligée à elle-même.
De tels messages de l'inconscient sont d'une importance plus grande qu'on ne le croit en général. Dans notre vie consciente, nous sommes exposés à toutes sortes d'influences. Autrui nous stimule ou nous déprime, les événements de notre vie professionnelle ou sociale détournent notre attention. Cela peut nous inciter à nous engager dans des voies qui ne conviennent pas à notre individualité. Que nous nous en rendions compte ou non, notre conscience est constamment troublée par de tels incidents, et exposée presque sans défense contre eux. Cela est particulièrement vrai pour les personnes extraverties, qui s'attachent entièrement au monde extérieur ou celles qui entretiennent un sentiment d'infériorité, et ont des doutes concernant leur personnalité profonde.
Plus la conscience se trouve influencée par des préjugés, des erreurs, des fantasmes, et des désirs puérils, plus s'élargit le fossé déjà existant jusqu'à la dissociation névrotique, amenant une vie plus ou moins artificielle, très éloignée des instincts normaux, de la nature et de la vérité.
La fonction générale des rêves est d'essayer de rétablir notre équilibre psychologique à l'aide d'un matériel onirique qui, d'une façon subtile, reconstitue l'équilibre total de notre psychisme tout entier. C'est ce que j'appelle la fonction complémentaire (ou compensatrice) des rêves dans P.49 notre constitution psychique. Cela explique pourquoi ceux qui manquent de réalisme ou qui ont une trop bonne opinion d'eux-mêmes ou qui font des projets grandioses sans rapports avec leurs capacités réelles, rêvent qu'ils volent ou qu'ils tombent. Le rêve compense les déficiences de leur personnalité et en même temps il les avertit du danger de leur démarche. Si l'on ne tien pas compte de ces avertissements, de véritables accidents peuvent se produire. Le sujet peut tomber dans les escaliers ou avoir un accident de voiture. Je me souviens d'un homme qui était inextricablement empêtré dans toute une série d'affaires louches. Il conçut une passion presque morbide pour les formes les plus dangereuses d'alpinisme comme une sorte de compensation. Il cherchait à « se dépasser lui-même. » Dans un rêve, une nuit, il se vit dépassant le sommet d'une haute montagne et mettant le pied dans le vide. Quand il me raconta son rêve, je vis aussitôt le danger qu'il courait et j'essayai de donner encore pus de poids à la mise en garde, pour le convaincre de se modérer. J'allai même jusqu'à lui dire que son rêve présageait sa mort dans un accident de montagne. En vain. Six mois plus tard, il « mit le pied dans le vide. » Un guide l'observait alors que Iui et un ami se laissaient descendre au long d'une corde dans un endroit difficile. L'ami avait momentanément pris pied sur une corniche, et le rêveur le suivait. Soudain, il lâcha la corde, selon les propres termes du guide « comme s'il sautait dans le vide. » Il tomba sur son ami l'entraîna dans sa chute et tous deux furent tués.
Un autre cas typique est celui d'une femme qui menait une vie trop ambitieuse. A l'état de veille, elle était hautaine et autoritaire, mais elle faisait des rêves choquants, qui lui rappelaient toutes sortes de choses déplaisantes. Quand je les lui révélai, elle refusa avec indignation de les admettre. Les rêves devinrent plus menaçants, et pleins de références aux promenades qu'elle avait l'habitude de faire seule dans les bois ou elle se livrait à des rêveries sublimes. Je vis le danger qu'elle courait, mais elle refusa d'écouter mes avertissements. Peu de temps après, elle fut sauvagement attaquée dans les bois par un pervers sexuel. Sans l'intervention de quelques personnes qui entendirent ses cris, elle eût été tuée.
Il n 'y avait en cela aucune magie. Ses rêves m'avaient révélé que cette femme désirait secrètement qu'une telle mésaventure lui arrivât, tout comme l'alpiniste cherchait inconsciemment la satisfaction de trouver une issue définitive à ses difficultés. Très évidemment, ni l'un, ni l'autre ne s'attendaient à payer leurs désirs d'un prix aussi lourd. Elle eût plusieurs os brisés, lui y perdit la vie.
Les rêves, donc, peuvent quelque fois annoncer certaines situations bien avant qu'elles ne se produisent. Ce n'est pas nécessairement un miracle ou une prophétie. Beaucoup de crises, dans notre vie, ont une longue histoire inconsciente. Nous nous acheminons vers elles pas à pas, sans nous rendre compte du danger qui s'accumule. Mais ce qui échappe à notre conscience est souvent perçu par notre inconscient, qui peut nous transmettre l'information au moyen du rêve.
Les rêves nous adressent souvent des avertissements de cette sorte. Mais il arrive tout aussi souvent qu'ils ne contiennent aucune mise en garde. C'est pourquoi supposer qu'ils constituent une sorte de main bienveillante qui nous retiendrait à temps ne paraît guère justifié. A exprimer les choses d'une façon plus positive, il semble que de temps en temps ils soient inspirés par une intention bienveillante, et de temps en temps non. La main mystérieuse peut même désigner des pièges, ou paraissent l'être. Ils agissent quelque fois comme l'Oracle de Delphes, qui dit au roi Crésus que s'il traversait le Halys il détruirait un grand royaume. Et ce ne fut qu'après avoir subi une défaite totale que le malheureux comprit que le royaume en question était le sien.
On ne peut pas se permettre d'être naïf dans l'étude des rêves. Ils naissent dans un esprit qui n'est pas tout à fait humain, mais ressemble plutôt à un murmure de la nature, l'esprit d'une belle et généreuse, mais aussi d'une cruelle déesse. Si nous voulons caractériser cet esprit, nous nous en rapprocherons certainement d'avantage en nous P.51 tournant vers les mythologies anciennes ou le monde fabuleux de la forêt primitive, qu'en considérant la conscience de l'homme moderne. Je ne nie nullement les grandes conquêtes que nous a apportées l'évolution de la société civilisée. Mais ces conquêtes se sont effectuées au prix d'énormes pertes, dont nous commençons à peine à entrevoir l'étendue. Les comparaisons que j'ai faites entre la mentalité primitive et la mentalité de l'homme civilisé avaient partiellement pour but de montrer comment se soldent les gains et les pertes.
L'homme primitif était bien plus gouverné par ses instincts que ne l'est l'homme « rationnel », son descendant, qui a appris à se « contrôler ». Dans le processus de civilisation nous avons élevé une cloison toujours plus hermétique entre notre conscience et les couches instinctives plus profondes de la psyché et nous l'avons même, finalement, coupée de la base somatique des phénomènes psychiques. Heureusement, nous n'avons pas perdu ces couches instinctives fondamentales. Elles font à demeure, partie de l'inconscient, bien qu 'elles ne puissent plus s'exprimer autrement que par le langage des images oniriques. Les phénomènes instinctifs, qu'on ne reconnaît pas toujours pour tels car ils se manifestent sous une forme symbolique jouent un rôle vital dans ce que j'ai appelé la fonction de compensation des rêves.
Pour sauvegarder la stabilité mentale, et même la santé physiologique, il faut que la conscience et l'inconscient soient intégralement reliés, afin d 'évoluer parallèlement. S'ils sont coupés l'un de l'autre ou « dissociés », il en résulte des troubles psychologiques. A cet égard, les symboles de nos rêves sont les messagers indispensables qui transmettent les informations de la partie instinctive à la partie rationnelle de l'esprit humain, et leur interprétation enrichit la pauvreté de la conscience, en sorte qu'elle apprend à comprendre de nouveau, le langage oublié des instincts.
Bien entendu, il est inévitable que les gens mettent en doute cette fonction, puisque ses symboles passent souvent inaperçus ou incompris de nous. Dans la vie normale, la compréhension des rêves est souvent considérée comme superflue. Je peux en donner pour exemple l'expérience que j'ai faite dans une tribu primitive de l'Afrique orientale. A mon grand étonnement, les membres de cette tribu nièrent qu'ils fissent des rêves. Mais au cours de conversations patientes et indirectes, je découvris bientôt qu'ils rêvaient tout autant que n'importe qui, mais qu'ils étaient convaincus que leurs rêves n'avaient pas de sens. « Les rêves des hommes ordinaires ne veulent rien dire », affirmèrent-ils. Ils pensaient que les seuls rêves qui eussent de l'importance étaient ceux des chefs et des sorciers. Ceux-là, qui concernaient la prospérité de la tribu, avaient une très grande valeur à leurs yeux. Le malheur voulait que le chef de la tribu et le sorcier prétendissent l'un et l'autre qu'ils n'avaient plus que des rêves déniés de sens. Ils faisaient remonter le phénomène à l 'époque où les Britanniques étaient venus s'installer dans le pays. Le chef de district, c'est-à-dire le fonctionnaire britannique chargé de s'occuper de cette tribu avait à leurs yeux assumé la fonction de rêver ces rêves privilégiés sur lesquels la tribu avait jusqu'alors réglé son comportement.
Lorsque les hommes de cette tribu admirent qu'ils avaient des rêves, mais les croyaient dénués de sens, ils agissaient comme l'homme moderne qui croit que le rêve n'a pas d 'importance pour lui simplement parce qu'il ne le comprend pas. Mais même un homme civilisé peut remarquer à l'occasion qu'un rêve, dont il ne se souvient peut-être plus peut modifier favorablement ou défavorablement son humeur. Le rêve a été saisi, mais d'une façon subliminale. Et c'est ce qui se produit, plus habituellement. Ce n'est qu'exceptionnellement, lorsqu'un rêve est particulièrement impressionnant ou revient à des intervalles réguliers, que les gens en désirent une interprétation.
. mise en garde contre l'analyse inintelligente ou incompétente des rêves. Il y a des gens si déséquilibrés mentalement, qu'il est très dangereux d'interpréter leurs rêves. Dans un tel cas, une conscience très unilatérale se trouve coupées d'un inconscient irrationnel ou « dément » en proportion et l'on ne doit pas les mettre en contact sans précautions spéciales.
Plus généralement, il est tout à fait stupide de croire qu'il existe des guides préfabriqués et systématiques pour interpréter les rêves, comme si l'on pouvait acheter tout simplement un ouvrage à consulter et y trouver la traduction d'un symbole donné. Aucun symbole apparaissant dans un rêve ne peut être abstrait de l'esprit individuel qui Ie rêve, et il n'y a pas d'interprétation déterminée et directe des rêves. La façon dont l'inconscient complète ou compense la conscience varie tellement d'un individu à l'autre qu'il est impossible d'établir dans quelle mesure on peut classifier les rêves et leurs symboles. Il est vrai qu'il existe des rêves et des symboles isolés (que je préférerais appeler des « motifs » ) qui sont typiques, et reviennent souvent. Parmi ces motifs, on trouve la chute, me vol, les rêves où l'on est poursuivi par des animaux sauvages ou des hommes hostiles, où l'on est insuffisamment ou absurdement vêtu dans des endroits publics, où l'on est pressé ou perdu dans une foule tournoyante, ceux où l'on se bat avec des armes inutilisables ou sans pouvoir se défendre, ceux où l'on court sans arriver nulle part. Un rêve typique de l'enfance est celui où le rêveur devient infiniment petit ou infiniment grand ou passe de l'une à I'autre des deux extrêmes, comme, par exemple, dans Alice au Pays des Merveilles. Mais je dois souligner de nouveau que ces motifs doivent être considérés dans le contexte du rêve, et non pas comme les chiffres d'un code qui s'expliquent d'eux-mêmes.
Le rêve récurrent est un phénomène digne de remarque. Il y a des cas où des personnes ont eu le même rêve depuis leur enfance jusqu'à leur vieillesse. Un rêve de cette sorte est en général un effort pour compenser un défaut particulier de l'attitude du rêveur à l'égard de la vie. Ou encore il peut remonter à un traumatisme qui a marqué l'individu de quelque cicatrice caractéristique. Il peut aussi anticiper sur quelque événement important à venir.
J'ai moi-même rêvé un même motif pendant plusieurs années, dans lequel je découvrais une maison dont j'ignorais l'existence. Quelque fois il s'agissait des appartements de mes parents, morts depuis longtemps, dans lesquels mon père, à ma grande surprise avait un laboratoire où il étudiait l'anatomie comparée des poissons et ma mère un hôtel pour visiteurs fantômes D'habitude, cette aile inconnue de ma maison était un ancien édifice historique, depuis longtemps oublié, dont j'étais propriétaire par héritage. II s'y trouvait des meubles anciens intéressants, et vers la fin de cette série de rêves, je P.53 découvris une vieille bibliothèque dont les livres m'étalent inconnus. Finalement, dans le dernier lêve, j'ouvris un de ces livres, et j'y trouvai une )cofusion de merveilleuses images symboliques. ?uand je m'éveillai mon cour battait d'émotion.
' :=uelque temps avant d'avoir ce dernier rêve, 'avais commandé à un libraire un des recueils :;lassique~ d'alchimistes du Moyen Age. ]'avai ; Jouve une citation dans une ouvre dont je pensais ;'elle était peut-être en relation avec J'alchimie ,yzantine, et que je voulais vérifier. PlusieulS .emaines après a voir rêvé du livre inconnu, je us un paquet du libraire. Il contenait un 'Jlume en parchemin datant du XVIe siècle qui tait illustré par de fascinantes Images symboiques qui me rappelèrent aussitôt ce lIes de mon ]êve. Comme la redécouverte des principes de alchimie était devenue une partie Importante de Ion travail en tant que pionnier de la psychoogie, le motif de mon rêve récurrent est facile à ;>mprendre. La maison, bien entendu, était le ,yrnbole de ma personnalité et de son champ conscient d'intérêts. Et l'aile inconnue représenJit une anticipation d'un nouveau champ d'intérêt et de recherches qui échappait encore à ma onscience. Depuis ce moment, il ya trente ans, n'ai plus jamais fait ce rêve.
L'analyse des rêves
J'ai commencé cette étude en soulignant la différence entre un signe et un symbole. Le signe est toujours moins que le concept qu'il représente, alors que le symbole renvoie toujours à un contenu plus vaste, que son sens immédiat et évident. En outre, les symboles, sont des produits naturels et spontanés. Aucun génie n'a jamais pris une plume ou un pinceau en se disant : maintenant, je vais inventer un symbole. Personne ne peut prendre une pensée plus ou moins rationnelle, constituant la conclusion logique du raisonnement, ou créée délibérément, et lui donner ensuite une forme « symbolique ». De quelque déguisement qu'on l'affuble, si fantastique soit-il, une telle idée demeurera toujours un signe, rattaché à la pensée consciente qu'il signifie, et non un symbole qui suggère quelque chose qui n'est pas encore connu. Dans les rêves, les symboles se présentent spontanément, car le rêve est un événement, et non une invention. Ils sont donc la source principale où nous puisons notre connaissance du symbolisme.
Mais je dois souligner que les symboles n'apparaissent pas seulement dans les rêves. Ils interviennent dans toutes sortes de manifestations psychiques. Il y a des pensées et des sentiments symboliques, des actes et des situations symboliques. Il semble souvent que même les objets inanimés coopèrent avec l'inconscient dans la création de formes symboliques. Il y a de nombreuses histoires, dignes de foi, de pendules qui s'arrêtent au moment de la mort de leur propriétaire : ainsi celle de Frédéric le Grand à Sans-Souci. D'autres exemples très répandus sont celui du miroir qui se brise, du tableau qui tombe quand un décès survient. Ou des bris d'objets divers, moins frappants mais inexpliqués, dans une maison dont un habitant passe par une crise affective. Mais si le sceptique se refuse à croire à de telles histoires, elles resurgissent toujours, et cela seul suffit à prouver leur importance psychologique.
Il y a beaucoup de symboles toutefois, et parmi eux les plus importants, qui ne sont pas individuels mais collectifs, à la fois dans leur nature et leur origine. Ce sont surtout des images religieuses. Le croyant leur attribue une origine divine, et les considère comme issues d'une révélation. Le sceptique affirme qu'elles ont été inventées. L'un et l'autre ont tort. Il est vrai, comme le remarque le sceptique, que les symboles et les concepts religieux ont été pendant des siècles l'objet d'une élaboration minutieuse et très consciente. Il est également vrai, comme l'entend le croyant, que leur origine nous fait remonter si loin dans le mystère du passé qu'ils semblent n'avoir pas d'origine humaine. Mais ils sont en fait des « représentations collectives », émanant des rêves et de l'imagination créatrice primitifs. En tant que tels, ils sont des manifestations involontaires, spontanées, qui ne doivent rien à l'invention délibérée.
Ce fait, comme je l'expliquerai plus tard, a une influence directe et importante sur l'interprétation des rêves. Il est évident que si l'on suppose qu'un rêve est symbolique, on l'interprètera autrement que la personne qui suppose qu'il emprunte sa force essentielle à une pensée ou à une émotion, P.55 déjà connue et simplement travestie par le rêve. Dans ce dernier cas, il n'y aurait pas beaucoup de sens à interpréter un rêve puisque l'on n'y trouve que ce que l'on sait déjà.
C'est pour cette raison que j'ai toujours dit à mes élèves : « Apprenez le plus de choses possibles sur le symbolisme. Puis oubliez tout ce que vous avez appris lorsque vous analysez un rêve ». Ce conseil est d'une telle importance pratique que je me suis imposé de toujours me dire que je ne comprenais pas suffisamment le rêve d'autrui pour pouvoir l'interpréter correctement. Je l'ai fait afin de contenir le flot de mes propres associations et réactions, en sorte de ne pas les substituer aux incerti1udes et aux hésitations du malade. Comme il est de la plus grande importance thérapeutique pour un analyste de bien saisir le message particulier d'un rêve (c'est-à-dire la contribution apportée par l'inconscient à la conscience) il est essentiel pour lui d'en explorer le contenu avec la plus extrême minutie.
J'eus un rêve, à l'époque où je travaillais avec Freud, qui illustre bien ce point particulier. Je rêvai que j'étais « chez moi » apparemment au premier étage, dans un agréable et confortable salon meublé dans le style du XVIIIe siècle. Je fus étonné de n'avoir jamais vu cette pièce auparavant. Je commençai à me demander à quoi ressemblait le rez-de-chaussée. Je descendis, et je découvris que les pièces étaient plutôt sombres, aux murs recouverts de boiseries, avec des meubles massifs datant du XVIe siècle où même d'une période antérieure. Ma surprise et ma curiosité s'accrurent. Je voulais voir l'architecture totale de 1a maison. Je descendis dans la cave où je trouvai une porte donnant sur un escalier, qui menait à une vaste pièce voûtée. Elle était pavée de grandes pierres, et les murs semblaient très anciens. J'examinai le mortier, et je découvris qu'il était mélangé d'éclats de briques. Manifestement les murs étaient d'origine romaine. Ma curiosité ne cessait le croître. Dans, un coin, je vis un anneau de fer fixé à une dalle. Je la soulevai, et je vis un autre escalier très étroit menant à une sorte de caveau, qui ressemblait à une tombe préhistorique, contenant deux crânes, quelques os, et des fragments de poterie. Et je me réveillai.
Si Freud, lorsqu'il analysa ce rêve, avait suivi ma méthode consistant à explorer les associations qui s'y rapportent directement, et son contexte, il eut entendu une très longue histoire. Mais j'ai bien peur qu'il l'eût écartée en la considérant comme une simple tentative d'échapper à un problème qui était en réalité le sien. Le rêve était en fait un résumé de ma vie, et plus particulièrement, de l'évolution de mon esprit. J'ai grandi dans une maison vieille de deux cents ans, nos meubles dataient pour la plupart d'il y a trois cents ans et intellectuellement ma grande aventure spirituelle avait été la lecture de Kant et de Schopenhauer. Le grand événement du jour était l'ouvre de Charles Darwin. Peu de temps auparavant, je vivais encore dans l'univers médiéval de mes parents, aux yeux desquels le mondes et les hommes étaient régis par l'omnipotence et la providence divines. Ce monde était désormais archaïque et périmé. Ma foi chrétienne avait perdu son caractère absolu par la découverte des religions orientales et de la philosophie grecque. C'est pourquoi le rez-de-chaussée de ma maison était si sombre, si silencieux et manifestement inhabité.
L'intérêt que m'inspirait alors l'Histoire, avait été éveillé par l'étude de l'anatomie comparée et de la paléontologie, pendant que j'étais assistant à l'Institut d'Anatomie. J'étais fasciné par les ossements de l'homme fossile, particulièrement par l'homme de Neandertal, autour duquel on discutait beaucoup et par le crâne du Pithécanthrope de Dubois, qui était l'objet de controverses plus violentes encore. En fait, c'était là les associations réelles de mon rêve. Mais je n'osai pas parler de crânes, de squelettes ou de cadavres à Freud car l'expérience m'avait appris que ces thèmes lui étaient désagréables. Il nourrissait l'idée singulière que j'escomptais sa mort prématurée. Il était arrivé à cette conclusion à la suite de l'intérêt que j'avais montré pour les momies du Bleikeller de Brême, que nous visitâmes ensemble en 1909 en allant prendre le bateau pour l'Amérique.
C'est ainsi que j'hésitai à exprimer mes propres pensées, du fait qu'à la suite d'une expérience récente, j'étais demeuré frappé par le fossé presque infranchissable séparant le point de vue et les bases de Freud des miens. J'avais peur de perdre son amitié si je lui révélais mon propre monde intérieur, qui, je le supposais, lui aurait paru très bizarre. N'étant pas absolument sûr de ma psychologie, je lui dis presque automatiquement un mensonge concernant mes « libres associations » afin de n'avoir pas à entreprendre la tâche impossible de lui faire comprendre ma constitution psychique très personnelle et totalement différente de la sienne.
Je dois prier le lecteur de m'excuser de m'être attardé ainsi sur l'embarras où je me suis trouvé pour avoir parlé à Freud de mon rêve. Mais c'est un bon exemple des difficultés auxquelles on se heurte dans l'analyse effective d'un rêve, tellement comptent les différences existant entre la personnalité de l'analyste et celle de l'analysé.
Je me rendis compte bientôt que Freud cherchait en moi quelque « désir inavouable ». Et cela m'amena à suggérer que les crânes dont j'avais rêvé constituaient peut-être une référence à certains membres de ma famille, dont pour une raison ou pour une autre, je désirais la mort. Cette supposition eut toute son approbation, mais moi, je ne fus pas satisfait de cette solution truquée.
Pendant que je cherchais une réponse convenable aux questions de Freud, je fus soudain troublé par une intuition concernant le rôle que le facteur subjectif joue dans la compréhension psychologique. Cette intuition était si forte, que je n'eus plus qu'une idée, me sortir au plus vite de cette situation inextricable, ce que je fis par le moyen facile du mensonge. Ce n'était pas élégant, et moralement indéfendable, mais si je ne l'avais pas fait, je risquais une brouille définitive avec Freud, et je ne m'en sentais pas capable pour beaucoup de raisons.
Mon intuition était la compréhension soudaine et inattendue que mon rêve avait pour sens moi-même, ma vie et mon univers, opposant ma réalité à une structure théorique bâtie par un esprit étranger au mien, pour des raisons et des buts qui lui étaient propres. Ce n'était pas le rêve de Freud. C'était le mien. Et dans un éclair, je compris son message.
Ce conflit illustre un point essentiel de l'analyse des rêves. C'est moins une technique que l'on peut apprendre et appliquer ensuite en suivant des règles qu'un échange dialectique entre deux personnalités. Si on traite cette analyse comme une technique mécanique, la personnalité psychique du rêveur dans son individualité n'a pas la possibilité de se manifester, et le problème thérapeutique est réduit à cette simple question : qui, de l'analyste ou du rêveur, dominera l'autre ? J'ai renoncé à pratiquer l'hypnose pour cette raison précise ; je ne voulais pas imposer ma propre volonté à autrui. Je désirais que le processus de guérison naquît de la personnalité propre du malade, et non pas P.57 de suggestions faites par moi, dont l'effet eût été passager. Mon but était de protéger et de maintenir intactes la dignité et la liberté de mon malade, afin qu'il put façonner sa vie selon ses propres désirs. Dans cet échange avec Freud, il m'apparut pour la première fois qu'avant de construire des théories générales sur l'homme et sa psyché, il nous fallait d'abord beaucoup mieux connaître les êtres humains réels auxquels nous avons affaire.
L'individu est la seule réalité. Plus nous nous en écartons, plus nous lui substituons des idées abstraites sur l' Homo Sapiens, plus nous risquons de nous tromper. En ce siècle de bouleversements sociaux et de changements rapides, il est désirable d'en savoir beaucoup plus sur les êtres humains pris individuellement que nous ne le faisons, car beaucoup dépend des qualités mentales et morales de chacun d'eux. Pourtant, si nous voulons voir les choses dans leur juste perspective, il nous faut comprendre le passé de l'homme aussi bien que son présent. C'est pourquoi la compréhension des mythes et des symboles est essentielle.
Le problème des types
Dans toutes les autres disciplines scientifiques, il est légitime d'appliquer une hypothèse à un sujet impersonnel. La psychologie toutefois nous confronte avec les relations vécues de deux individus dont aucun ne peut être dépouillé de sa personnalité subjective, ni dépersonnalisé d'aucune autre façon. L'analyste et le malade peuvent bien convenir qu'ils traiteront d'un problème donné d'une façon impersonnelle et objective. Il n'en restera pas moins qu'une fois la discussion engagée, leurs deux personnalités vont y être totalement impliquées. A ce point, ils ne peuvent progresser qu'autant qu'ils arrivent à un accord mutuel.
Est-il possible d'émettre un jugement objectif sur le résultat final ? Seulement si nous comparons les conclusions auxquelles nous, nous sommes arrivés et les normes généralement valables dans milieu social du sujet considéré. Même alors, il nous faut tenir compte de l'équilibre mental (de la santé mentale) de l'individu en question. Car le résultat ne peut pas être un nivellement collectif des individualités pour les adapter aux normes de leur société, cela conduirait à un état tout à fait artificiel. Dans une société saine et normale, il est habituel que les gens soient en désaccord, car il est relativement rare qu'un accord général s'établisse, sitôt que l'on sort du domaine des instincts. Si le désaccord est un véhicule de la vie mentale dans une société, on ne saurait pourtant le considérer comme une fin en soi. L'accord est aussi important. Et parce que la psychologie, fondamentalement, repose sur l'équilibre des contraires, aucun jugement ne peut être considéré comme définitif si j'on n'a pas pris en considération son contraire. La raison de cette particularité réside dans le fait qu'il n'y a aucun point de vue se situant au-dessus ou en dehors de la psychologie d'où nous pourrions porter un jugement définitif sur la nature de la psyché.
En dépit du fait que les rêves doivent être considérés individuellement, certaines généralités sont nécessaires si l'on veut classifier et clarifier les matériaux amassés par le psychologue lorsqu'il étudie nombre d'individus. Il serait manifestement impossible de formuler aucune théorie psychologique, à plus forte raison de l'enseigner si l'on se limitait à décrire un très grand nombre de cas particuliers sans tenter de voir ce qu'ils ont en commun et en quoi ils diffèrent. N'importe quelle caractéristique générale peut être choisie pour base. On peut, par exemple, faire une distinction relativement simple entre les individus qui ont une personnalité extravertie et ceux qui ont une personnalité introvertie. Ce n'est que l'une des nombreuses généralisations possibles, mais elle nous fait apercevoir tout de suite les difficultés qui peuvent surgir si l'analyste appartient à l'un de ces deux types, et le malade à l'autre.
Etant donné que toute analyse approfondie d'un rêve aboutit à la confrontation de deux individus, leur appartenance à un même type de personnalité ou à deux types différents, auront très évidemment une grande importance. Si l'un et l'autre appartiennent à un même type, ils pourront collaborer harmonieusement pendant longtemps. Mais si l'un est un extraverti et l'autre un introverti, leurs points de vue différents et contradictoires se heurteront peut-être aussitôt, particulièrement s'ils ne se rendent pas compte chacun de leur type de personnalité ou s'ils sont convaincus que P.59 ce type est le seul bon. L'extraverti, par exemple, adoptera toujours le point de vue de la majorité. L'introverti le rejettera par principe, parce qu'il est à la mode. Cette opposition s'explique aisément du fait que ce qui est valorisé par l'un est dévalorisé par l'autre. Freud, par exemple, considérait l'introverti comme un individu maladivement occupé de lui-même. Mais l'introspection et la connaissance de soi peuvent tout aussi bien être les valeurs les plus hautes
Il est d'une nécessité vitale de tenir compte de telles différences de personnalité dans l'interprétation des rêves. On ne peut pas partir de la supposition que l'analyste est un surhomme, au-dessus de telles différences, simplement parce qu'il est médecin, pourvu d'une théorie psychologique, et de la technique qui lui correspond. Il ne peut se donner l'illusion de sa supériorité que dans la mesure où il considère sa théorie et sa technique comme des vérités absolues, capables d'embrasser la totalité de la psyché humaine. Étant donné qu'une telle croyance serait plus que contestable, il ne peut en être assuré. En conséquence, il sera secrètement assailli de doutes s'il confronte la totalité humaine q u'est son malade avec une théorie et une technique (qui ne sont qu'une hypothèse et une tentative thérapeutique) au lieu de le confronter avec sa propre totalité vivante. La personnalité totale de l'analyste est le seul équivalent approprié de la personnalité du malade. L'expérience pratique et la connaissance de la psychologie ne sont rien de plus que de simples avantages à l'actif de l'analyste. Elles ne le mettent pas au-dessus de la mêlée, dans laquelle il sera mis à l'épreuve tout autant que son malade. En sorte qu'il est très important de savoir si leurs personnalités sont en harmonie, en conflit ou complémentaires.
L'extraversion et l'introversion ne sont que deux exemples des particularités du comportement humain. Elles sont souvent assez évidentes et aisément reconnaissables. Si l'on étudie des extravertis, on découvre rapidement qu'ils différent les uns des autres en beaucoup de points, et que extraversion est un critère trop superficiel, trop général, pour être réellement caractéristique d'un individu. C'est pourquoi j'ai essayé, il y a longtemps, de trouver d'autres particularités fondamentales qui puissent servir à mettre quelque ordre dans les différences apparemment illimitées entre individus humains.
J'avais toujours été frappé par le fait qu'il y a un nombre surprenant d'individus qui n'utilisent jamais leur intellect lorsqu'ils peuvent 1'éviter, et un aussi grand nombre qui l'utilisent d'une façon étonnamment stupide. Je fus aussi surpris de voir que beaucoup de personnes intelligentes, à l'esprit éveillé, vivaient, pour autant que l'on pût s'en rendre compte, comme si elles n'avaient jamais appris à se servir de leurs sens. Elles ne voyaient pas les choses qui se trouvaient devant leurs yeux, n'entendaient pas les mots qui résonnaient à leurs oreilles, ne remarquaient pas les choses qu'elles touchaient ou goûtaient. Quelques uns n'avaient même pas conscience de leur propre corps.
D'autres me semblèrent vivre dans le plus étrange état d'esprit, comme si leur condition présente était définitive, sans possibilité de changement ou comme si le monde et la psyché étaient statiques et devaient le demeurer à tout jamais. Ces personnes semblaient dénuées de toute imagination et dépendaient entièrement et exclusivement de leurs perceptions sensorielles. Le hasard et la possibilité n'existaient pas dans leur univers, et dans leur « aujourd 'hui » il n'y avait pas de véritable « demain », Le futur n'était qu'une répétition du passé.
J'essaie ici de faire entrevoir au lecteur ce que furent mes premières impressions quand je commençai à observer les multiples personnes que je rencontrais. Il devint bientôt évident pour moi que les gens qui utilisaient leur intellect étaient ceux qui pensaient, c'est-à-dire faisaient appel à leurs facultés intellectuelles pour s'adapter aux personnes et aux circonstances. Alors que les gens tout aussi intelligents qui ne pensaient pas cherchaient et trouvaient leur voie en se fiant à leur « sentiment ». (le feeling anglais)
Le mot exige quelques explications. Par exemple, on parle des sentiments que nous inspire une personne ou une chose. Mais on utilise aussi le mot « sentiment » quand on veut signifier une opinion. On peut imaginer un communiqué officiel qui commencerait par ces termes : « Le Président a le sentiment que la situation exige. » En outre, le sens du mot peut être étendu jusqu'à englober les intuitions : « J'ai le sentiment qu'il ne viendra pas. »
Quand j'oppose les gens qui « sentent » à ceux qui « pensent », je me réfère à des jugements de valeurs, l'agréable ou le désagréable, le bon et le mauvais, etc. Le sentiment, selon cette définition, n'est pas une émotion (qui est involontaire) Sentir, dans le sens que je lui donne est, tout autant que penser, une fonction rationnelle c'est-à-dire ordonnatrice) alors que l'intuition est une fonction irrationnelle (c'est-à-dire perceptive). Dans la mesure où l'intuition est le produit d'une « inspiration », elle n'est pas le fait d'un acte volontaire. Il faut plutôt la considérer comme un événement involontaire, qui dépend de circonstances endogènes et exogènes, et non pas comme un jugement (c'est-à-dire comme un acte). L'intuition se rapproche davantage de la perception sensorielle, qui est aussi un phénomène irrationnel dans la mesure où elle dépend essentiellement de stimuli objectifs, qui doivent leur existence à des causes physiques et non pas mentales.
Ces quatre types fonctionnels correspondent aux quatre moyens grâce auxquels notre conscience parvient à s'orienter par rapport à l'expérience. La sensation (c'est-à-dire la perception sensorielle) vous révèle que quelque chose existe. La pensée vous révèle ce que c'est. Le sentiment vous dit si c'est agréable ou non. Et l'intuition vous révèle d'où parvient la chose, et vers quoi elle tend.
Le lecteur doit comprendre que ces quatre critères, qui définissent des types de comportement, ne sont que des points de vue parmi d'autres, comme par exemple la volonté, le tempérament, l'imagination, la mémoire, etc. Ils n'ont rien de dogmatique. Mais leur caractère fondamental en fait des critères convenables pour une classification. Je les trouve particulièrement utiles à chaque fois qu'on me demande d'expliquer les réactions de parents à leurs enfants, de maris à leurs femmes ou vice versa. Ils nous aident aussi à comprendre nos propres préjugés.
C'est pour toutes ces raisons qu'il faut, si l'on veut comprendre le rêve d'un autre, sacrifier ses prédilections propres, et supprimer ses préjugés. Ce n'est ni facile, ni agréable, car cela exige un effort moral qui n'est pas du goût de tout le monde. Mais si l'analyste ne fait pas l'effort d'adopter une attitude critique à l'égard de son propre point de vue et de reconnaître sa relativité, on n'obtiendra ni l'information correcte, ni une pénétration suffisante, pour comprendre ce qui se passe dans l'esprit de son malade. L'analyste s'attend à ce que le patient mette au point une certaine bonne volonté à écouter son opinion et à la prendre au sérieux. II est normal qu'on accorde au patient le même droit à l'égard de l'analyste. Bien que cette réciprocité soit nécessaire à toute compréhension, donc aille de soi, il faut se répéter constamment qu'il est plus important, du point de vue thérapeutique pour le malade de comprendre, que pour l'analyste d'obtenir la confirmation de ses suppositions théoriques. La résistance que le malade oppose à l'interprétation de l'analyse n'est pas toujours une réaction erronée ; elle indique plutôt à coup sûr que quelque chose ne va pas. Ou bien le malade n'a pas encore atteint le point où il peut comprendre ou bien l'interprétation ne convient pas.
Dans les efforts que nous faisons pour interpréter les symboles qui figurent dans les rêves des autres, nous sommes presque constamment gênés par notre tendance à combler les lacunes inévitables de notre compréhension par la projection, c'est-à-dire par la supposition que ce que perçoit et pense l'analyste est aussi perçu et pensé par le rêveur. P.61
C'est pour surmonter cette source d'erreurs que j'ai toujours Insisté sur l'importance qu'il y a à s'en tenir au contexte de chaque rêve particulier, en excluant toutes les hypothèses théoriques sur les rêves en général, excepté celle que les rêves ont par quelque côté un sens.
Il ressort clairement de tout ce que j'ai dit qu'il n'est pas possible d'établir des règles généralement valables pour l'interprétation des rêves. Quand j'ai émis la supposition que la fonction générale des rêves était de compenser les déficiences ou les distorsions de la conscience, je voulais dire que cette supposition constituait la manière la plus féconde d'aborder l'étude des rêves particuliers. Dans certains cas, cette fonction est clairement démontrée.
Un de mes malades avait une très haute opinion de lui-même, et ne se rendait pas compte que presque tout le monde s'irritait de son air de supériorité. Il vint me trouver pour un rêve au cours duquel il avait vu un vagabond ivre rouler dans un fossé. Ce spectacle n'avait provoqué en lui que ce commentaire de pitié condescendante : « Il est terrible de voir combien un homme peut tomber bas ». Il était évident que le caractère désagréable du rêve constituait au moins partiellement une tentative pour contrebalancer l'idée excessive qu'il se faisait de ses mérites. Mais il y avait quelque chose de plus. Je découvris qu'il avait un frère alcoolique au dernier degré. Et le rêve révélait aussi que son attitude de supériorité visait à compenser le frère, à la fois intérieurement et extérieurement.
Dans un autre cas, une femme, fière de son intelligente compréhension de la.psychologie, rêva à plusieurs reprises d'une autre femme qu'elle connaissait. Dans la réalité, elle ne l'aimait pas, la considérant comme une intrigante, futile et menteuse. Mais dans ses rêves, la femme lui apparaissait presque comme une sour, amicale et aimable. Ma cliente n'arrivait pas à comprendre pourquoi elle rêvait d'une façon aussi flatteuse d'une personne qu'elle n'aimait pas. Mais ses rêves essayaient de lui suggérer que les aspects inconscients de son caractère projetaient sur sa personnalité une « ombre » ressemblant beaucoup l'autre femme. Ma cliente, qui avait des idées très arrêtées sur sa personnalité, eut beaucoup de mal à se rendre compte que le rêve se référait à son propre complexe de puissance, et à ses motivations cachées, qui lui avaient valu plus d'une fois des querelles désagréables avec ses amis. Elle en avait toujours blâmé les autres, et jamais elle-même.
Ce n'est pas seulement le coté « ombre » de notre personnalité que nous ignorons, refusons de reconnaître, et refoulons. Il peut arriver aussi de méconnaÎtre nos qualités positives. Je pense par exemple à un homme à l'apparence modeste, effacé, aux manières extrêmement agréables, qui se contentait toujours des derniers rangs dans une assemblée, tout en insistant discrètement pour être présent. Quand on lui demandait de prendre la parole, il donnait son avis, toujours solidement étayé, mais sans jamais chercher à l'imposer. Il lui arrivait toutefois de laisser entendre que le problème pourrait être résolu d'une façon bien plus satisfaisante à un niveau plus élevé (sans jamais expliquer comment).
Dans ses rêves, cependant, il rencontrait toujours les plus grands personnages historiques, tels que Napoléon ou Alexandre Le Grand. Ces rêves compensaient clairement un complexe d'infériorité. Mais ils impliquaient autre chose encore. Quelle sorte d 'homme dois-je être, disait le rêve, pour recevoir la visite de personnages aussi illustres ? A cet égard, le rêve indiquait une mégalomanie secrète, qui compensait le sentiment d'infériorité du rêveur. Cette idée inconsciente de grandeur l'isolait de la réalité de son milieu, et lui permettait de ne pas tenir compte d'obligations qui se fussent imposées d'une façon impérative à tout autre. Il n'éprouvait nul besoin de prouver, à lui-même ou aux autres, que la supériorité de son jugement venait de mérites supérieurs.
En fait, il jouait inconsciemment un jeu très dangereux, et ses rêves s'efforçaient de lui en faire prendre conscience d'une manière curieusement ambiguë. Être à tu et à toi avec Napoléon, faire partie des familiers d'Alexandre le Grand, sont des fantasmes tout à fait caractéristiques d'un complexe d'infériorité. Mais pourquoi, demandera-t-on, le rêve ne pourrait-il être clair et direct ? Pourquoi ne dit-il pas ce qu'il a à dire sans ambiguïté ?
On m'a fréquemment posé cette question et je me la suis posée moi-même. Je suis souvent étonné de la manière torturante qu'ont les rêves d'éviter de donner toute information précise ou d'omettre le point décisif. Freud a supposé 1'existence d'une fonction spéciale de la psyché, qu'il a appelée la « censure ». C'était elle, croyait-il, qui déformait les images du rêve jusqu'à les rendre méconnaissables, ou trompeuses, afin de masquer à la conscience qui rêve le véritable sujet du rêve. En dissimulant la pensée délicate au rêveur, la « censure» protégeait son sommeil contre le choc d'une réminiscence désagréable. Mais cette théorie, qui fait du rêve le gardien du sommeil, me laisse septique. Tout aussi souvent en effet, les rêves troublent le sommeil.
I1 me semble plutôt qu'à l'approche de la conscience, le contenu subliminal de la psyché s'efface. Les images et les idées se conservent, à l'état subliminal, à un niveau de tension très inférieur à celui qu'elles ont dans la conscience. A l'état subliminal, elles perdent la clarté de leurs contours. Les relations entre elles sont moins conséquentes, et reposent sur des analogies plus vagues ; elles sont moins rationnelles, donc plus « incompréhensibles » On peut constater le même phénomène dans tous les états voisins du rêve, dû à la fatigue, à la fièvre, aux toxines. Mais si quelque chose vient donner à ces images une tension accrue, elles deviennent moins subliminales, et à mesure qu'elles se rapprochent du seuil de conscience, plus nettement définies.
C'est ce qui nous permet de comprendre pourquoi les rêves s'expriment souvent sous forme d'analogies, pourquoi les images oniriques fondent P.63 l'une dans l'autre, et pourquoi ni la logique, ni les références temporelles de la vie éveillée, n'y sont respectées. La forme que prennent les rêves est naturelle à l'inconscient, car elle est précisément propre aux matériaux qui constituent le rêve lorsqu'ils se trouvent à l'état subliminal. Les rêves ne protègent nullement le sommeil contre ce que Freud appelle le « désir incompatible. » (incompatibilité entre le désir et le sens moral) Ce qu'il appelle le « travestissement » du rêve n'est en réalité que la forme que prennent naturellement nos impulsions dans l'inconscient. C'est pourquoi un rêve ne peut pas produire une idée clairement définie. S'il le faisait, il cesserait d'être un rêve, car le seuil de conscience serait franchi. C'est pourquoi les rêves semblent toujours sauter ce à quoi l'esprit conscient attache le plus d'importance, et manifester plutôt la « frange de conscience » comme le faible scintillement des étoiles pendant une éclipse totale de soleil.
Nous devons comprendre que les symboles oniriques sont pour la plupart des manifestations d'une partie de la psyché qui échappe au contrôle de l'esprit conscient. Ni le sens, ni l'intentionnalité ne sont des prérogatives de l'esprit. On les trouve à l'ouvre dans toute la nature vivante. Il n'y a pas de différence de principe entre la croissance organique et la croissance psychique. Comme une plante produit des fleurs, la psyché crée ses symboles. Tout rêve témoigne de ce processus.
C'est ainsi que par le moyen des rêves (auxquels s'ajoutent toutes sortes d'intuitions, d'impulsions, et d'autres événements spontanés) des forces instinctives influent sur l'activité de la conscience. Que cette influence soit bonne ou mauvaise dépend du contenu réel de l'inconscient. Si l'inconscient contient trop de choses qui normalement devraient être conscientes, son fonctionnement est déformé et troublé. Des motifs apparaissent, qui ne sont pas fondés sur les instincts authentiques, mais doivent leur existence et leur importance psychique au fait qu'ils ont été relégués dans l'inconscient par suite d'un refoulement ou d'une négligence. Ils recouvrent pour ainsi dire la psyché inconsciente normale, et provoquent une distorsion des symboles et des motifs fondamentaux. C'est pourquoi il est bon que l'analyste, qui cherche les causes d'un trouble psychique, commence par obtenir de son malade une confession et une compréhension plus ou moins volontaire de ce qu'il aime ou redoute. Ceci ressemble à la pratique beaucoup plus ancienne de la confession dans l'Église, qui en bien des points, est une anticipation des techniques de la psychologie moderne. Cette pratique vaut du moins en règle générale. Mais elle peut quelquefois être nuisible. Le malade peut en effet être submergé par des sentiments d'infériorité ou de faiblesse grave, qui lui rendront difficile, sinon impossible de regarder en face un témoignage supplémentaire de son insuffisance personnelle. C'est pourquoi j'ai souvent trouvé plus efficace de commencer par donner au malade un point de vue positif. Cela lui procure un sentiment de sécurité qui est très utile lorsqu'il faut aborder les révélations plus pénibles.
Prenons par exemple, un rêve de grandeur, dans lequel (par exemple) on se voit en train de prendre le thé avec la Reine d'Angleterre ou engagé dans une conversation familière avec le pape. Si le rêveur n'est pas un schizophrène, l'interprétation du symbole dépend beaucoup de son état d'esprit du moment, c'est-à-dire de l'état de son Moi. Si le rêveur surestime sa valeur, il est facile de montrer (à partir des associations d'idées) à quel point ses intentions sont puériles et peu adaptées à la réalité, et dans quelle mesure elles émanent du désir d'être égal ou supérieur à ses parents. Mais s'il s'agit d'un cas d'infériorité, dans lequel l'individu a un sentiment si total de son indignité qu'il a déjà étouffé tous les aspects positifs de sa personnalité, ce serait une erreur totale de supprimer davantage encore en lui faisant senti qu'il est puéril, ridicule ou faussé. Cela aggraverait cruellement son sentiment d'infériorité, et risquerait de provoquer une résistance malvenue et sans nécessité au traitement.
Il n'y a pas de technique ni de doctrine thérapeutiques qu'on puisse appliquer d'une façon générale, étant donné que chaque malade qui se présente à l'analyste est un individu dans un état lui est particulier. Je me souviens d'un malade que je dus soigner pendant une période de neuf ans. Je le voyais seulement quelques semaines chaque année, parce qu'il vivait à l'étranger. Dès le début, je sus de quoi il souffrait réellement, mais je vis aussi que la moindre tentative pour lui faire entrevoir la vérité se heurtait à des réactions de défense si violentes qu'elles menaçaient de rompre tout contact entre nous. Que cela me plût ou non, il me fallait faire de mon mieux pour préserver la continuité de nos rapports, et suivre son inclination, qui trouvait un appui dans ses rêves, et nous entraînait toujours loin des racines de sa névrose. Nos discussions se perdaient en digressions telles que je m'accusais souvent d'égarer mon malade. Seul le fait que son état s'améliorait lentement, mais visiblement, m'empêcha de le confronter brutalement avec la vérité.
Au cours de la dixième année, toutefois, mon malade se déclara guéri, et délivré de tout symptôme morbide. J'en fus surpris, car théoriquement, son état était incurable. Remarquant mon étonnement, il sourit, et dit en substance : « Je veux vous remercier pour le tact infaillible et la patience dont vous avez fait preuve en me permettant de tourner autour de la cause pénible de ma névrose. Aujourd'hui, je suis prêt à tout vous raconter. Si j'avais eu le pouvoir d'en parler librement, je l'aurais fait dès ma première consultation. Mais cela aurait détruit tout rapport entre nous. Et que serais-je donc devenu ? J'aurais fait moralement faillite. Au long de ces dix ans, j'ai appris à vous faire confiance. Et au fur et à mesure que ma confiance croissait, mon état s'améliorait. II s'est amélioré parce que ce lent processus m'a permis de recommencer à croire en moi-même. Aujourd'hui, je me sens assez fort pour parler avec vous de ce qui me détruisait. »
Et il m'avoua son problème avec une franchise bouleversante qui me fit comprendre les raisons du cours particulier qu'avait dû prendre notre traitement. Le choc initial avait été si violent qu'il s'était trouvé incapable d'y faire face seul. Il avait besoin de l'aide d'un autre, et la tâche thérapeutique qui m'incombait était d'établir progressivement des relations de confiance et non pas de démontrer une théorie clinique.
Ce sont des cas de ce genre qui m'ont appris à adapter mes méthodes aux besoins des malades pris individuellement, plutôt que de m'engager dans des considérations théoriques générales qui ne s'appliqueraient peut-être à aucun cas particulier. La connaissance de la nature humaine que j'ai accumulée pendant le cours de mes soixante ans d'expérience pratique m'a appris à considérer P.65 chaque cas comme un cas nouveau, pour lequel avant tout il me faut trouver une méthode d'approche particulière.
Quelquefois, je n'ai pas hésité à plonger dans une étude minutieuse de fantasmes et d'événements infantiles. Ailleurs, j'ai commencé au sommet, même si cela m'obligeait à m'élever jusqu'aux spéculations métaphysiques les plus abstraites. L'essentiel est d'apprendre le langage propre de l'individu, et de suivre les tâtonnements de son inconscient vers la lumière. A chaque cas sa méthode.
Ceci est particulièrement vrai quand on veut interpréter des symboles. Deux individus différents peuvent faire presque exactement le même rêve. Ceci, comme le révèle rapidement l'expérience clinique, est beaucoup moins rare que ne le croit le profane. Mais si, par exemple, l'un de ces rêveurs est jeune et l'autre vieux, le problème qui les trouble chacun est différent, et il serait absurde d'interpréter leurs rêves de la même façon.
Un exemple me vient à l'esprit : c'est un rêve dans quel un groupe de jeunes gens à cheval traverse un vaste terrain. Le rêveur est en tête, et saute par-dessus un fossé plein d'eau, réussissant tout juste à franchir l'obstacle. Les autres tombent dans l'eau. Le jeune homme qui me le raconta d'abord était d'un caractère prudent et un introverti. Mais le même rêve me fut rapporté par un vieil homme au caractère audacieux, qui avait mené une vie active, et entreprenante. Au moment où il fit ce rêve, il était malade, et rendait la tâche difficile à son médecin et à son infirmière. Il s'était fait un mal réel par son agitation constante et son refus d'observer les prescriptions du médecin.
Il m'apparut clairement que le rêve disait au jeune homme ce qu'il devrait faire. Mais au vieil homme, il révélait ce qu'il était encore en train de faire. Alors qu'il encourageait le jeune homme à surmonter ses hésitations, le vieillard n'avait pas besoin d'encouragement de cette sorte : l'esprit d'entreprise qui s'agitait encore en lui était sont pus grand ennemi. Cet exemple montre comment l'interprétation des rêves et des symboles dépend pour une grande part des circonstances particulières dans lesquelles se trouve placé le rêveur et de son état d'esprit.
L'archétype dans le symbolisme du rêve
J'ai déjà suggéré que les rêves rempli5~ent une Ponction de compensation. Cette hypothèse implique que le rêve est ln phénomène psychique normal, par lequel les réactions inconscientes ou les impulsions spontanées sont transmises à la :onsclence. Beaucoup de rêves peuvent être interpré tés avec l'aide du rêveur, qui fournit à h fois les associations et le contexte de l'image oni. Ri que, au moyen desquels on petit en explorer ::haqueaspect.
Cette méthode convjent à tous les cas ord :naires, ceux OU un parent, un ami, un malade, vous ,conte un rêve pour ainsi dire dans le cours d'une conversation. Mais quand il s'agit de rêve~ obsessionnels, ou possédant une forte charge affective, es associations personnelles que propose le rêveur 1e suffisent généralement plus à une interprétation satisfaisante. Dans ces cas-là il nous fa ut prendre en considération le fait (que Freud observa et commenta en ?remier) qu'on trouve dans 1 rêve des éléments qui ne sont pas individuels, et le peuvent être tirés de l'expérience personnelle 1u rêveur. Ces éléments, dont j'ai déjà parlé, so nt ce que Freud appelle : les « résidus arcbaïqucs », :es formes psychiques qu'aucun incident de la Vie je l'individu ne peut expliquer, et qui semblent être innées, ori~jnelles, et constituer un héritage de l'esprit humain.
;e~~~ :%a~~rps humain est une collection :,omplète d ' :>rganes dont chacun est j'aboutissenent d'une longue évolution historique, de même devons-nous nous attendre à trouver dans l'esprit
L'âme de l'homme
Le rôle des symboles
La guérison de la dissociation
Chapitre 2 Les mythes primitifs et l'homme moderne par Joseph L. Henderson
Chapitre 3 : Le processus d'individuation par Marie-Louise von Franz
L'anima : l'élément féminin p.177
Les problèmes éthiques difficiles et subtils ne naissent pas seulement de l'apparition de l'ombre. Un autre personnage intérieur peut souvent se présenter. Si le rêveur est un homme, il découvrira une personnification féminine de son inconscient ; ..
Souvent ce second personnage symbolique surgit dans le sillage de l'ombre, créant de nouveaux problèmes. L'anima est la personnification de toutes les tendances psychologiques féminines de la psyché de l'homme, comme par exemple les sentiments et les humeurs vagues, les intuitions prophétiques, la sensibilité à l'irrationnel, la capacité d'amour personnel, le sentiment de nature, et enfin, mais non des moindres, les relations avec l'inconscient.
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Dans ses manifestations individuelles, le caractère de l'anima est en général déterminé par la mère. Si l'homme a le sentiment que sa mère a eu sur lui une influence négative, son anima s'exprimera par de l'irritabilité, des dépressions, de l'incertitude, une impression d'insécurité, de la susceptibilité. (Si toutefois il est capable de surmonter ces tendances négatives, elles pourront au contraire servir à renforcer sa masculinité). Dans l'âme d'un tel homme, le personnage négatif de la mère-anima répétera constamment : « Je ne suis rien. Rien n'a de sens. Pour les autres, c'est différent, mais moi. rien ne me fait plaisir. » Ces humeurs de l'anima peuvent se traduire par un caractère morose, la crainte des maladies, de l'impuissance, des accidents. Toute la vie prend un aspect triste et oppressant. Ces humeurs sombres peuvent même entraîner un homme jusqu'au suicide, et 1'anima devient alors le démon de la mort. En France, on appelle cette personnification de l'anima une femme fatale. (La Reine de la Nuit, dans la Flûte Enchantée de Mozart, en est une image adoucie). Les Sirènes des Grecs,. personnifient aussi ces aspects dangereux de l'anima, qui symbolise ici un mirage destructeur. Le comportement de cette anima malveillante est illustré dans le conte sibérien suivant : Un jour, un chasseur solitaire voit une belle femme émerger de la forêt profonde qui se trouve de l'autre côté de la rivière. Elle lui fait signe et chante : Oh viens, chasseur solitaire dans le silence du crépuscule, viens, viens ! Tu me manques, tu me manques ! Maintenant, je vais t'embrasser, t'embrasser ! Viens, viens ! Mon nid est tout proche, mon nid est tout proche. Viens, viens, chasseur solitaire, maintenant dans le silence du crépuscule. Le chasseur se dépouille de ses vêtements et traverse la rivière à la nage. Mais soudain la femme, transformée en chouette, s'envole avec un rire moqueur. Il traverse la rivière pour reprendre ses vêtements, mais se noie dans l'eau glacée.
Dans ce conte l' anima symbolise un rêve chimérique d'amour, de bonheur, de chaleur maternelle (le nid), un rêve qui incite l'homme à tourner le dos à la réalité. Le chasseur se noie parce qu'il a poursuivi un phantasme engendré par un désir qui ne pouvait être comblé.
Une autre manifestation négative de l'anima dans la personnalité masculine est la propension à faire des remarques acérées, venimeuses, efféminées, qui dévalorisent tout. Ce genre de remarques repose toujours sur une distorsion mesquine de la réalité, et est subtilement destructeur. Il existe dans le monde entier des légendes où apparaît une femme très belle qui, par le poison ou quelque arme cachée, tue ses amants lors de leur première nuit d'amour. Cet aspect de 1 'anima est aussi froid, aussi impitoyable, que certains aspects effrayants de la nature même, et en Europe son existence s'exprime souvent, jusqu'à nos jours, par la croyance aux sorcières.
Si par ailleurs, les relations d'un homme et de sa mère ont été positives, cela affectera aussi l'anima d'une façon typique, mais différente, soit que l'homme devienne efféminé, ou le jouet des femmes et aussi incapable de faire face aux difficultés de la vie. Une anima de cette sorte peut faire de l'homme un sentimental, le rendre susceptible comme une vieille fille, ou hypersensible comme cette princesse des contes de fées, qui sentait un pois à travers trente matelas.
Une manifestation encore plus subtile d'une anima négative s'exprime dans ces contes où une princesse exige de ses prétendants qu'ils répondent à une série d'énigmes, ou qu'ils se cachent. S'ils ne résolvent pas les énigmes, ou si elle les trouve, ils doivent mourir et elle gagne toujours. L'anima, ici, entraine l'homme dans un jeu intellectuel destructeur. Nous pouvons observer ce piège de l'anima dans toutes les discussions pseudo- intellectuelles et en réalité névrotiques qui empêchent l'homme d'entrer en contact avec la vie réelle et les décisions effectives. L'homme, dans ce cas, médite tellement sur la vie qu'il ne vit plus et perd toute spontanéité, toute faculté de s'épancher.
L'anima se manifeste le plus fréquemment sous forme de phantasmes érotiques. Les hommes peuvent être amenés à nourrir ces phantasmes en regardant des films. Des spectacles de striptease, en rêvant sur des livres pornographiques. C'est un aspect grossier et primitif de l'anima, qui ne devient compulsionnel que lorsque l'homme n'a pas suffisamment cultivé ses relations affectives. Son attitude affective à l'égard de la vie est alors restée infantile.
Tous ces aspects de l'anima ont la même propriété que ceux de l'ombre : ils peuvent être projetés, en sorte qu'ils apparaissent à l'individu comme des qualités que possèderait telle femme réelle. Et c'est cette projection de l'anima qui est à l'origine du coup de foudre de l'homme pour une personne qu'il voit pour la première fois et comprend aussitôt qu' elle est « la » Femme. Il a l'impression de l'avoir toujours connue intimement. Il s'en éprend si éperdument qu'aux eux de l'observateur, il semble complètement fou. Et ce sont plus particulièrement les Femmes à l'aspect « féerique » qui attirent ces projections de l'anima, du fait que l'homme peut conférer à peu près n'importe quel attribut à une créature d'un vague aussi fascinant, et tisser autour d'elle n'importe quel rêve. La projection de l'anima sous la forme soudaine et passionnée d'un amour peut affecter le mariage d'un homme et créer le fameux « triangle », avec toutes les difficultés qui en résultent. On ne peut donner de solution à ce drame qu'autant que l'anima est reconnue pour ce qu'elle est : un pouvoir intérieur. Et le but secret de l'inconscient, en suscitant de telles complications, est d'obliger l'individu à développer et amener à maturation son être propre en intégrant une plus grande partie de sa personnalité inconsciente dans sa vie active consciente.
Ses aspects positifs sont tout aussi importants. L'anima par exemple est ce qui permet à l'homme de trouver l'épouse qui lui convient. Elle a aussi une autre fonction, au moins aussi importante. Lorsque l'esprit logique est incapable de discerner des faits dissimulés dans l'inconscient, c'est l'anima qui aide l'homme à les mettre au jour. L'anima joue un rôle plus vital encore en ce qu'elle permet à l'esprit de se mettre à l'unisson de vraies valeurs intérieures, en lui donnant par là accès plus avant dans l'être profond. On pourrait la comparer à une radio intérieure qui serait réglée sur une certaine longueur d'onde, et capte la voix du Grand Homme, à l'exclusion des voix étrangères. Par cette réceptivité particulière, l'anima assume un rôle de guide, de médiateur, entre le Moi et le monde intérieur, le Soi. C'est ce que nous montre l'exemple des Chamans .c'est le rôle de Béatrice de Dante ou de la déesse Isis lorsqu'elle apparaît en rêve à Apulée, l'auteur célèbre de l'Ane d'Or, afin de l'initier à une vie plus haute et plus spirituelle. P.183
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Comme Jung l'a démontré, le noyau de la psyché (le Soi) s'exprime normalement sous une forme quelconque, de structure quaternaire. Le nombre de quatre est aussi associé à l'anima parce que, comme Jung l'a remarqué, il y a quatre stades de développement de l'anima. Le premier pourrait être parfaitement symbolisé par Eve, qui représente les relations purement instinctuelles et biologiques. Le second est incarné par l'Hélène de Faust : elle personnifie le niveau romantique et esthétique, encore caractérisé cependant par des éléments sexuels. Le troisième pourrait être représenté par la Vierge Marie, une figure dans laquelle l'amour (Eros) atteint l'altitude de la dévotion spirituelle. Le quatrième est la sagesse, qui transcende même la sainteté et la pureté, symbolisée entre autres par la Sulamite du Cantique des Cantiques. (Ce stade est rarement atteint dans le développement psychique de l'homme moderne, et la Mona Lisa est le symbole qui se rapproche le plus de la sagesse de l'anima). .
Comment se traduit dans la pratique ce rôle de guide que joue l'anima dans notre monde intérieur ? Elle devient capable d'assumer cette fonction positive lorsque l'homme, se penchant sérieusement sur les sentiments, les humeurs, les désirs, les images que lui inspire l'anima, leur donne une forme, par exemple littéraire, picturale, plastique, musicale, ou chorégraphique. Lorsqu'il s'y applique patiemment et longuement d'autres suggestions plus profondes émergent du fond de l'inconscient, complétant les premières. Une fois qu'une image a reçu une forme spécifique, il reste à l'examiner d'un point de vue à la fois intellectuel et éthique, et à l'évaluer affectivement. Et il est essentiel ici de le considérer comme quelque chose d'absolument réel. Il faut se garder de n'y voir « qu'une image ». Si l'on se consacre avec ferveur à cette tâche pendant une période assez longue, le processus d'individuation devient progressiyement l'unique réalité et peut alors s'épanouir pleinement dans sa forme authentique.
On trouve beaucoup d'exemples en littérature de cette anima-guide et médiateur du monde intérieur : .Dans un texte mystique du Moyen-Age, l'anima explique sa nature à son amant dans les termes suivants : Je suis la fleur des champs et le lys de la vallée. Je suis la mère du bel amour, de la crainte, de la connaissance, de la sainte espérance. Je suis le médiateur des éléments qui les fait s'accorder. Ce qui est chaud, je le rends froid et inversement. Ce qui est sec, je le rends humide et inversement, et ce qui est dur, je l'adoucis. Je suis la loi dans la bouche du prêtre, la parole dans celle du prophète, le conseil dans celle du sage. Je tue et je donne la vie, et nul ne peut échapper à ma main.
Au Moyen Age eut lieu une différenciation de l'élément féminin dans les sphères de la religion, de la poésie, et des autres activités culturelles. Et le monde de l'inconscient et ses fantaisies fut reconnu plus clairement qu'il ne l'avait été jusqu'alors. Pendant cette période le culte chevaleresque de la dame représenta une tentative de différencier le côté féminin de la nature masculine dans les rapports de l'homme avec la femme (extérieure) aussi bien que dans ses rapports avec son monde intérieur. La dame que le chevalier s'engageait à servir et pour laquelle il accomplissait des exploits héroïques était naturellement une personnification de l'anima. Le nom de la porteuse du Graal dans la version de W lfram von Eschenbach est particulièrement significatif : Conduir-amour. La dame apprend au héros à différencier à la fois ses sentiments et son comportement à l'égard des femmes.
Plus tard toutefois, cet effort individuel et personnel pour développer des relations avec l' anima fut abandonné, une fois que son aspect sublime se confondit avec l'image de la Vierge, qui devint alors l'objet d'une dévotion et de louanges sans bornes. Quand l'anima, sous les traits de la Vierge fut conçue comme une force totalement positive, ses aspects négatifs s'exprimèrent dans la croyance aux sorcières.
En Chine, l'équivalent de la Vierge Marie est a déesse Kwan Yin. Une autre image de l'anima, plus répandue, est la «Dame de la Lune » qui accorde le don de la poésie et de la musique à ses protégés, et peut même les rendre immortels. En Inde, le même archétype est représenté par Shakti, Parvati, Rati, et beaucoup d'autres. Chez les musulmans, on la trouve en Fatima, fille de Mahomet.
Le fait qu'un culte soit ainsi rendu à l'anima, officiellement reconnue comme figure religieuse, a l'inconvénient de lui faire perdre ses aspects individuels. Par ailleurs si on la considère comme un être exclusivement personnel, on risque de la réduire à sa projection, ce qui peut être une source d'ennuis infinis, car l'homme devient victime de ses fantaisies érotiques, ou bien tombe sous la dépendance contraignante d'une femme réelle.
Seule la décision pénible mais essentiellement simple de prendre au sérieux ses phantasmes et ses sentiments peut, à ce stade, éviter la stagnation complète du processus d'individuation, car c'est seulement ainsi que l'homme peut découvrir ce que signifie cette figure comme réalité intérieure. Grâce à cela, l'anima redevient ce qu'elle était initialement, « la femme dans l'homme », qui transmet les messages essentiels du Soi. P.188
L'animus : l'élément masculin p.189
La personnification masculine de l'inconscient chez la femme, l'animus, a, comme l'anima, des aspects positifs et des aspects négatifs.
Mais l'animus se manifeste plus rarement sous la forme de fantasmes érotiques. Il apparaît plutôt sous forme d'une conviction cachée et « sacrée ». Quand une femme se met à prêcher une telle conviction d'une voix forte, insistante, masculine, ou qu'elle cherche à l'imposer par des scènes violentes, on y reconnaît aisément la masculinité souterraine. Toutefois, même chez une femme extérieurement très féminine, l'animus peut se manifester avec autant de dureté, et se montrer implacable. On se heurte subitement chez la femme à quelque chose d'obstiné, de froid, de totalement inaccessible. Un des thèmes favoris de l'animus, qui donne lieu à des ruminations sans fin, est : « La seule chose que je désire au monde c'est d'être aimée, et il ne m'aime pas. » Ou encore : « Il n'y a que deux issues à cette situation, et elles sont également et mauvaises. » (L'animus ne croit jamais aux exceptions.) On peut rarement contredire une opinion venant de l'animus car elle est d'ordinaire vraie, d'une vérité très générale. Mais elle convient rarement à la situation particulière envisagée. C'est une opinion qui a l'air raisonnable, mais n'a rien à voir avec le problème posé.
De même que l'anima d'un homme est façonnée par la mère, l' animus est fondamentalement influencée par le père de la femme. C'est le père qui donne à l' animus de sa fille cette couleur particulière, ces convictions indiscutables parce que « vraies », qui ont l'inconvénient de n'avoir aucun rapport avec la personne réelle qu'est la femme, et ses problèmes individuels. C'est pourquoi l'animus, tout autant que l'anima, peut devenir le démon de la mort. Par exemple, dans un conte de fée tzigane, un bel étranger est accueilli par une femme solitaire, bien qu'un rêve l'ait avertie que cet homme est le roi des morts. Et au bout d'un certain temps, elle le presse de lui révéler qui il est en réalité. Il refuse d'abord en disant qu'elle en mourra. Elle insiste, et brusquement, il lui révèle qu'il est la mort elle-même. La femme aussitôt meurt de peur. D'un point de vue mythologique, le bel étranger est très probablement l'incarnation d'une image du père païenne, ou d'un dieu, qui apparaît ici comme le roi des morts (rappelant l'enlèvement de Perséphone par Hadès). Mais psychologiquement, il représente une forme particulière de l' animus, qui détourne la femme de toutes les relations humaines, et plus particulièrement, de tous contacts avec les hommes. Il incarne une sorte de cocon de rêves, de désirs, de jugements définissant le monde « tel qu'il devrait être », qui coupe la femme de la réalité, et de la vie active.
L' animus négatif ne se manifeste pas seulement comme le démon de la mort. Dans les mythes et les contes de fées, il apparaît sous les traits du voleur ou du meurtrier. Barbe-bleue, qui tue secrètement ses femmes, en est un exemple. Sous cette forme, l'animus personnifie toutes les réflexions à demi-conscientes, froides et destructrices, qui viennent à envahir la femme, surtout lorsqu'elle s'est soustraite à une nécessité dictée par le sentiment. C'est alors qu'elle se met à penser à l'héritage familial, et à d' autres problèmes du même genre, tissant une sorte de toile d'araignée faite de calculs, de malveillance et d'intrigues, qui peut l'amener jusqu'à un état d'âme où elle se met à souhaiter la mort d'autrui. (« Quand l'un de nous deux mourra, je m'installerai sur la Riviera », dit une femme à son mari en admirant la côte méditerranéenne, pensée devenue relativement innocente parce qu'elle l'avait exprimée). En nourrissant ces attitudes secrètement destructrices, une épouse peut pousser son mari, une mère ses enfants vers la maladie, l'accident, la mort. A moins qu'elle ne décide d'empêcher ses enfants de se marier, une forme d'aberration profondément cachée et qui se manifeste rarement à la surface de la conscience. (Une vieille femme naïve me dit une fois, en me montrant une photo de son fils mort noyé à vingt-sept ans : « J'aime mieux cela. Cela vaut mieux que de l'abandonner à une autre femme »).
Une étrange passivité, une paralysie de tous les sentiments, ou une insécurité profonde qui peut mener au sentiment du néant, naît parfois des opinions inconscientes de l'animus. Au plus profond de la femme, l'animus chuchote : « Tu es un cas désespéré. A quoi bon essayer ? Il ne sert à rien de s'agiter. La vie ne s'améliorera jamais ».
Malheureusement, nous avons l'illusion, chaque fois qu'une de ces personnifications de l'inconscient prend possession de notre esprit, que c'est de nous-mêmes qu'émanent ces pensées et ces sentiments. Le Moi s'identifie avec elles au point d'être incapable de s'en dissocier et de les reconnaitre pour ce qu'elles sont. On est réellement « possédé » par le personnage inconscient. Et ce n'est que lorsque cet état de possession cesse que l'on se rend compte avec horreur avoir dit et fait des choses diamétralement opposées à ses pensées et ses sentiments réels, qu'on a été le jouet d'un facteur psychique étranger.
Comme l'anima, l'animus n'a pas seulement les caractéristiques négatives telles que la brutalité, la témérité, la tendance au bavardage, la rumination silencieuse et obstinée d'idées malveillantes. Il a aussi des aspects positifs précieux ; il peut aussi jeter un pont vers le Soi grâce à une activité créatrice. Je pourrais donner en exemple le rêve suivant, fait par une femme de quarante- cinq ans : Deux silhouettes voilées grimpent sur le balcon et pénètrent dans la maison. Elles sont enveloppées de manteaux noirs à cagoule et semblent vouloir nous tourmenter ma soeur et moi. Ma soeur se cache sous le lit, mais les personnages en cagoule l'en chassent avec un balai et la mettent à la torture. Puis c'est mon tour. Celle des deux silhouettes qui commande me pousse contre le mur et fait des gestes magiques devant mon visage. Entre temps, l'autre dessine quelque chose sur le mur, et quand je le vois, je dis pour les amadouer : « Oh que c'est bien dessiné ! », mon tortionnaire a subitement le visage noble d'un artiste, et dit fièrement : « Oui, vraiment », et commence à nettoyer ses lunettes.
L'aspect sadique de ces deux personnages était familier à la femme, qui souffrait d'attaques fréquentes d'angoisse, pendant lesquelles elle tait obsédée par l'idée que les gens qu'elle aimait étaient en danger, ou même qu'ils étaient morts. Mais le fait que l'animus se soit manifesté dans le rêve sous la forme de deux personnages, suggère que les voleurs personnifient un facteur psychique dont l'effet est double, et qui pourrait être très différent de ces pensées pénibles. La soeur, dans le rêve, essaie de s'enfuir, mais est rattrapée et torturée. Dans la réalité, cette soeur était morte jeune. Elle avait des dons artistiques, mais n'avait guère profité de son talent. Le rêve nous révèle ensuite que les deux personnages en cagoule sont en réalité des artistes déguisés, et si la femme reconnaît leurs (c'est-à-dire ses) dons, ils renonceront à leurs mauvaises intentions. Quel est le sens profond de ce rêve ? C'est que les spasmes de l'angoisse dénoncent un danger réel et mortel, mais aussi la possibilité d' une activité créatrice. Cette femme, comme sa soeur, avait un certain talent de peintre, mais doutait que cette occupation eût vraiment un sens pour elle. Son rêve lui dit, de la façon la plus insistante, qu'il faut qu'elle mette en oeuvre ce talent. Si elle obéit, l'animus destructeur qui la tourmente se transformera en une activité créatrice riche de sens.
Il arrive fréquemment que l'animus, . soit symbolisé par un groupe de personnages ; dans ce cas, l'inconscient indique que l'animus représente un ément collectif plutôt que personnel. En raison de ce caractère collectif, les femmes (lorsque l'animus parle par leur bouche), disent en général « on » ou « ils », ou encore « tout le monde », émaillant leur discours de mots comme « toujours », « il faudrait », « on doit ».
Dans beaucoup de mythes et de contes de fées, un prince, transformé par une sorcière en monstre ou en bête sauvage, ne peut être délivré que par l'amour d'une jeune fille, et ce thème symbolise le processus d'intégration de l'animus à la conscience. Très souvent l'héroïne doit s'abstenir de poser des questions sur son amant ou époux mystérieux et inconnu. Ou encore, elle ne peut le rencontrer que la nuit et n'a jamais droit de voir son visage, en lui faisant confiance d'une façon aveugle et en l'aimant, elle lui rendrait son intégrité première. Mais elle n'arrive jamais à se soumettre à cette obligation. Elle manque toujours à sa promesse, et ne retrouve son amant qu'après une quête longue et pénible, marquée de multiples souffrances.
A traduire cette mythologie en termes quotidiens, l'attention consciente que la femme doit accorder au problème de son animus absorbe une grande partie de son temps et implique beaucoup de souffrances. Mais si elle se rend compte de la nature de cet animus et de l'influence qu'il exerce sur elle, et si elle affronte sa réalité au lieu de se laisser posséder par lui, il peut devenir un compagnon intérieur précieux, qui lui communiquera les qualités masculines d'initiative, de courage, d'objectivité, et de sagesse spirituelle.
L'animus, comme l'anima, comporte quatre stades de développement. Il apparaît d'abord comme la personnification de la simple force physique, par exemple sous les traits d'un athlète. Au stade suivant, il possède l'esprit d'initiative, et la capacité d'agir d'une façon organisée. Au troisième stade, l'animus devient le « verbe » et apparaît fréquemment sous les traits d' un professeur ou d'un prêtre. Finalement, dans sa quatrième manifestation l'animus est l'incarnation de la Pensée. A ce stade -le plus élevé- il est comme l'anima le médiateur de l'expérience religieuse qui donne un sens nouveau à la vie. Il donne à la femme une fermeté spirituelle, un soutien intérieur invisible, qui compensent sa faiblesse apparente. L'animus, sous sa forme la plus évoluée, relie quelquefois la femme à l'évolution spirituelle de son époque et la rend plus réceptive encore que l'homme aux idées créatrices. C'est pour cette raison qu'autrefois, dans de nombreux pays, c'était aux femmes qu'incombait la tâche de lire dans l'avenir ou dans la volonté des dieux. L'audace créatrice de l'animus positif exprime quelquefois des pensées et des idées qui incitent les hommes à se lancer dans de nouvelles entreprises. L' « homme intérieur » de la psyché féminine peut provoquer des difficultés conjugales analogues à celles que nous avons évoquées à propos de l'anima. Les choses se compliquant d'autant plus que lorsque l'un des partenaires est possédé par l'animus, il en résulte une telle irritation pour l'autre qu'il ne tarde pas à être possédé par l'anima, et vice versa. L'animus et l'anima tendent toujours à amener le dialogue à son niveau le plus bas et à susciter une atmosphère d'émotivité et d'irascibilité désagréable.
Cmme je l'ai déjà dit, le côté positif de l'animus peut personnifier l'esprit d'initiative, le courage, l'honnêteté, et, à son niveau le plus élevé, la profondeur spirituelle. Par l'entremise de l'animus, la femme peut devenir consciente du développement caché de sa situation objective personnelle et culturelle, et trouver la voie d'une vie pirituelle plus intense. Cela présuppose bien entendu que son animus cesse de se cantonner dans des opinions absolues. La femme doit trouver le courage et la largeur d'esprit nécessaires, pour mettre en question le caractère sacré de ses convictions. C'est seulement alors qu'elle devient capable d'assimiler les suggestions de l'inconscient, plus particulièrement quand elles contredisent les opinions de l'animus. C'est seulement alors que le Soi peut se manifester, et qu'elle devient capable de comprendre ses intentions. P.195
Le Soi : les symboles de totalité p.196
Lorsque l'individu a lutté assez sérieusement et avec assez de persévérance contre son anima ou on animus pour ne plus s'identifier avec eux, l'inconscient change d'aspect et apparaît sous me forme symbolique nouvelle, représentant le Soi, le noyau le plus intérieur de la psyché.
Dans les rêves d'une femme, ce noyau est généralement personnifié par un personnage féminin supérieur, prêtresse, magicienne, terre-mère, la déesse de la nature ou de l'amour. Dans le cas d'un homme, il se manifestera sous la forme d'un initiateur ou d'un gardien (le guru des Hindous) d'un vieux sage, d'un esprit de nature, etc. Deux légendes populaires illustrent le rôle d'un tel personnage.
Un roi a ordonné à ses soldats de monter la garde pendant la nuit à côté du corps d'une princesse noire, qui a été ensorcelée. Chaque nuit, à minuit, elle se lève et tue le garde. Enfin un soldat, dont le tour est venu de monter la garde, se révolte et s'enfuit dans les bois. Là il rencontre un vieux guitariste qui est Notre Seigneur lui-même. Le vieux musicien lui dit où se cacher dans l'église et comment se comporter pour que la princesse noire ne puisse pas le tuer. Avec cette aide divine, le soldat réussit à délivrer la princesse de son envoûtement et l'épouse.
..le vieux guitariste qui est de «Notre Seigneur lui-même » est - dans le langage de la psychologie - un symbole du Soi. Avec son aide, le Moi évite la destruction et devient capable de surmonter, et même de métamorphoser d'une façon bénéfique, un aspect très dangereux de son anima.
L'incarnation du « vieux sage » . ressemble à l'enchanteur Merlin ou au dieu grec Hermès.
Une jeune fille solitaire qui souffre d'une déception amoureuse rencontre un magicien voyageant dans un bateau. II est « l'Esprit de la Lune », qui a donné les animaux aux hommes, et dont dépend la chance à la chasse. Il enlève la jeune fille et l'emmène au royaume des cieux. Un jour où l'Esprit de la Lune l'a laissée seule, elle visite une petite maison à côté du Palais de l'Esprit de la Lune. Et elIe y voit une petite femme revêtue de la membrane intestinale d'un phoque barbu, qui met en garde la jeune fille en disant que l'Esprit de la Lune a l'intention de la tuer. La petite femme fabrique une longue corde, grâce à laquelle la jeune fille peut redescendre sur terre au moment de la nouvelle lune, période privilégiée pendant laquelle la petite femme peut affaiblir l'Esprit de la Lune. Lorsque la jeune fille arrive sur terre elle n'ouvre pas les yeux aussi vite que la petite femme lui avait dit de le faire. C'est pourquoi elle est transformée en araignée, et ne pourra jamais redevenir humaine.
La petite femme symbolise le Soi dans la psyché féminine . protège la jeune fille contre un Barbe-bleue qui est, son animus. Ici toutefois, les choses tournent mal.
Le Soi toutefois, n'emprunte pas toujours les apparences d'un vieux sage ou d'une vieille femme. Ces personnifications paradoxales sont les essais d'exprimer une entité qui se situe partiellement hors du temps, à la fois jeune et vieille.
Dans le rêve d'un homme d'âge mûr, nous trouvons le Soi sous les traits d'un jeune homme.
Venant de la rue, un jeune cavalier pénétra dans notre jardin ..je ne savais pas s'il était venu délibérément, ou si son cheval l'y avait amené contre sa volonté. Je me tenais sur le sentier qui mène à mon studio, et je le voyais arriver avec un grand plaisir. La vue de ce jeune homme sur son beau cheval m'impressionna beaucoup. Le cheval était petit, vigoureux, et impétueux, . Le jeune homme passa à côté de moi, entre le studio et la maison, sauta de cheval et emmena la bête en évitant les tulipes rouges et oranges de notre parterre de fleurs qui venait d'être planté par ma femme..
Le jeune homme symbolise le Soi et son renouveau de vie, un élan vital créateur, et une nouvelle orientation spirituelle grâce à laquelle tout déborde de vie et d'initiative. Lorsque l'homme suit les instructions de son inconscient, il peut en recevoir ce don qui permet à sa vie, jusque là ennuyeuse et morne, de se transformer en une aventure intérieure sans fin, pleine de possibilités créatrices.
Chez une femme, le Soi peut se manifester sous la forme d'une jeune fille possédant des dons surnaturels. Voici par exemple le rêve d'une femme approchant de la cinquantaine :
Je me trouvais devant une église et je lavais le porche avec de l'eau. Puis je descendis la rue en courant juste au moment où les élèves du lycée sortaient. J'arrivai au bord d'une rivière stagnante par-dessus laquelle on avait jeté une planche ou un tronc d'arbre. Mais lorsque j'essayai de la traverser, un des élèves, par espièglerie, sauta sur la planche ; elle craqua et je faillis tomber à l'eau. « Idiot » criai-je. De l'autre côté de la rivière trois petites filles étaient en train de jouer, et l'une d'elle étendit la main. Comme pour m'aider. Je pensai que sa petite main n'avait pas assez de force pour m'aider, mais lorsque je la pris, elle réussit sans le moindre effort à me faire franchir la rivière et grimper la berge opposée.
La personne qui rêve est croyante, .. selon le rêve, il lui faut alors franchir une rivière stagnante, signifiant que le cours de la vie est ralenti par le problème religieux non résolu. (Franchir une rivière est fréquemment le symbole d'un changement fondamental d'attitude). L'élève, selon l'interprétation donnée par le sujet est la personnification d'une pensée qu'elle avait eue précédemment : celle de satisfaire les besoins spirituels en faisant des études. Manifestement le rêve ne juge pas que ce projet soit bon. Lorsqu'elle ose traverser la rivière seule, une personnification du Soi (la petite fille) qui, malgré sa petite taille, possède une vigueur surnaturelle, vient à son aide.
Mais la forme humaine - quelque soit son âge - n'est qu'une des multiples apparences empruntées par le Soi. L'âge variable des personnages qui le représentent montre non seulement que le Soi nous accompagne tout au long de notre vie, mais qu'il subsiste par-delà l'écoulement de la vie dont nous prenons conscience et d'où naît notre expérience du temps.
De même que le Soi déborde notre expérience consciente du temps (notre dimension spatio- temporelle) il est généralement omniprésent. De plus, il se manifeste fréquemment sous une forme qui suggère une omniprésence particulière : celle d'un être humain gigantesque qui embrasse et contient le cosmos. Chaque fois que cette image surgit dans un rêve, on peut espérer que l'individu trouvera une solution créatrice à son conflit, parce que le centre psychique vital se trouve activé (en d'autres termes, tout l'être est condensé en une unité) de façon à surmonter la difficulté.
.. cette figure de l'Homme Cosmique apparai(t)sse dans de nombreux mythes et enseignements religieux. On le décrit généralement comme une puissance positive et secourable. II apparaît sous les traits d'Adam, du Gayomart perse, du Purusha hindou. 0n peut le considérer même comme le principe fondamental du monde. Dans la Chine ancienne, on croyait par exemple qu'il existait, avant la création, un homme divin colossal, qu'ils appelaient P'an ku, qui a donné leur forme au ciel et à la terre. .
La structure symbolique qui se réfère apparemment au processus d'individuation tend à se fonder sur le motif du nombre quatre, par exemple, les quatre fonctions de la conscience, ou les quatre stades de l'anima ou de l'animus.
Ce n'est que dans des circonstances très particulières que d'autres combinaisons numériques figurent dans le noyau psychique. Les manifestations naturelles et libres du centre psychique sont caractérisées par la quaternité, c'est-à-dire par une division en quatre, ou par d'autres structures fondées sur les séries numériques 4, 8, 16, etc. Le nombre 16 est particulièrement important, puisqu'il est composé de quatre fois quatre.
Dans notre civilisation occidentale, des idées analogues à celles de l'Homme Cosmique sont associées au symbole d' Adam, le Premier Homme. Selon une légende juive, lorsque Dieu créa Adam, il ramassa d'abord de la poussière rouge, noire, blanche et jaune, qu'il prit aux quatre coins du monde, et ainsi Adam « s'étendait d'un bout du monde à l'autre ». Selon une autre tradition juive, toute l'humanité se trouvait contenue dans Adam depuis le début, en d' autres termes, Adam contenait toutes les âmes des hommes à naître. L'âme d'Adam était comparable « à la mèche de la lampe, composée de brins innombrables ». Ce symbole exprime clairement l'idée d'une unité de toute l'humanité, au delà des individus qui la constituent. .
En Orient, et parmi certains gnostiques d'Occident, on comprit vite que l'Homme Cosmique était une image psychique intérieure plutôt qu'une réalité objective. Selon la tradition hindoue, l'Homme Cosmique vit dans l'individu humain et est sa seule partie immortelle. Ce Grand Homme intérieur agit comme un rédempteur, en guidant l'individu en dehors du monde créé de ses souffrances pour réintégrer l'éternité de sa sphère originelle. Mais il peut le faire uniquement si l'homme le reconnaît, et s'éveillant de son sommeil, lui permet de le guider. .
Selon de nombreux mythes, l'Homme Cosmique ne marque pas seulement le début de la vie : il en est aussi le but final, la raison d'être de la création : si on envisage cette affirmation du point de vue psychologique, elle est certainement vraie. Toute la réalité psychique intérieure de l'individu est orientée en dernier lieu vers ce symbole du Soi. Pratiquement, cela signifie que le comportement humain ne pourra jamais être expliqué d'une façon satisfaisante par des instincts isolés ou des mécanismes orientés, tels que la faim, la puissance, la sexualité, la conservation et la perpétuation des espèces. En d'autres termes, le but principal de l'homme n'est pas de manger, de boire, etc. mais d'être humain. Au -dessus de ces pulsions, notre réalité psychique intérieure manifeste un mystère vivant qui peut être exprimé seulement par un symbole ; l'inconscient choisit souvent de l'exprimer par l'image de l'Homme Cosmique.
Dans notre civilisation occidentale, l'Homme Cosmique a été identifié dans une grande mesure avec le Christ, et en Orient avec Krishna ou Bouddha. . Certains nouvements religieux, vers la fin de l' Antiquité, l'appelèrent simplement « Anthropos ». Comme tous les symboles, cette image dénote un secret inconnaissable, le sens inconnu et dernier de l'existence humaine.
..C'est ce qui se produit lorsque le Moi se fond dans le Soi. Le flot discursif des représentations du Moi (qui va d'une idée à l'autre) et les désirs (qui vont d'un objet à l'autre), s'apaisent une fois que le Moi rencontre le Grand Homme intérieur. Les multiples exemples .démontrent l'universalité du symbole du Grand Homme. Son image se présente à l'esprit des hommes comme une sorte de but, ou d'expression du mystère fondamental de l'existence. Et parce qu'il est le symbole de la totalité et de la plénitude, il est souvent conçu comme bisexué. Sous cette forme, le symbole réconcilie l'un des couples d'opposition principaux de la psychologie : l'élément mâle et l'élément femelle. Cette union se manifeste souvent au rêveur sous la forme d'un couple divin, royal, ou éminent. Le rêve suivant, fait par un homme de quarante-sept ans, manifeste cet aspect du Soi d'une façon frappante
Je me trouve sur une plateforme et, en-dessous de moi, j'aperçois une grande et belle ourse noire au poil rude mais soigné. EIIe est debout sur ses pattes arrières et elle polit sur une dalle une pierre noire et plate, qui devient toujours plus brillante. Non loin de là une lionne et son lionceau se livrent à la même tâche, mais les pierres qu'ils polissent sont plus grandes, et rondes. Un peu plus tard, l'ourse se transforme en une grosse femme nue avec des cheveux noirs et des yeux sombres, flamboyants. Je me comporte à son égard d'une façon érotiquement provocante et soudain, elle se rapproche pour m'attraper. Je prends peur, et je me réfugie sur les échafaudages où je me trouvai précédemment. Plus tard, je suis au milieu de nombreuses femmes, dont la moitié sont primitives et ont une abondante chevelure noire (comme si elles étaient des animaux métamorphosés). L'autre moitié est composée de femmes à nous (de la nationalité du rêveur) qui ont des cheveux blonds ou bruns. Les femmes primitives chantent une chanson très sentimentale avec des voix aiguës et mélancoliques. Et voici que dans une élégante voiture arrive un jeune homme portant une couronne royale d'or incrusté de rubis, un beau spectacle. A côté de lui est assise une jeune femme blonde, probablement son épouse, mais sans couronne. Il semble que la lionne et son lionceau se soient métamorphosés en ce couple. Ils font partie du groupe des primitifs. Puis toutes les femmes, les primitives et les autres entonnent un chant solennel et la voiture royale se dirige lentement vers l'horizon.
Ici le noyau intérieur de la psyché du rêveur apparaît d' abord dans la vision fugitive de ce couple royal qui émerge des profondeurs de sa nature animale et de la couche primitive de son inconscient. L'ourse du début, est une sorte de déesse-mère (Artémis, par exemple, était honorée en Grèce sous la forme d'une ourse). La pierre ovale qu'elle frotte et polit symbolise probablement l'être le plus intime du rêveur, sa personnalité authentique. Frotter et polir des pierres est une des activités les plus anciennement connues de de l'homme. .
L'homme qui avait fait ce rêve avait jusqu'alors refusé de se marier, et c'est sa peur des liens du mariage qui l'incite à fuir la femme-ourse pour se réfugier sur sa plate-forme de spectateur, d'où il peut observer les choses passivement, sans , être impliqué. Par l'intermédiaire du motif de la pierre polie par l'ourse, l'inconscient essaie de lui faire comprendre qu'il devrait entrer en contact avec cet aspect de la vie, et que c'est par les frictions de la vie conjugale que son être intérieur pourra être façonné et poli.
Une fois la pierre polie, elle commencera à briller comme un miroir et l'ourse pourra s'y voir. Cela signifie que c'est seulement en acceptant la souffrance et les contacts humains que l'âme peut se transformer en un miroir où les pouvoirs divins pourront se réfléchir. Mais le rêveur s'enfuit vers un endroit plus élevé, c'est-à-dire, dans des réflexions qui lui permettent de se dérober aux exigences de la vie. Le rêve lui montre alors que s'il se dérobe aux exigences de la vie, une partie de son âme (1' anima) restera indifférenciée, fait symbolisé par le groupe hétéroclite des femmes qui se divise en une moitié primitive et une autre plus civilisée.
La lionne et son petit, qui interviennent alors, personnifient l'élan mystérieux vers l'individuation, indiqué par les pierres rondes qu'ils polissent. (Une pierre ronde symbolise le Soi). Le couple royal des lions est par lui-même un symbole de totalité. Dans le symbolisme médiéval, la pierre philosophale, (un symbole éminent de l'homme total) est représentée par un couple de lions, ou d'êtres humains chevauchant des lions. Symboliquement, cela indique que la tendance à l'individuation apparaît souvent sous une forme voilée, cachée dans la passion dévorante que l'on éprouve pour une autre personne. (En fait, la passion qui va au delà de la limite naturelle de l'amour a pour fin ultime le mystère de l'accès à la totalité, et c'est pourquoi on a le sentiment, lorsqu'on tombe passionnément amoureux, que ne faire plus qu'un avec l'autre est le seul but valable de la vie).
Tant que l'image de la totalité dans ce rêve s'exprime sous forme du couple de lions, elle implique encore cette passion dévorante. Mais sitôt que la lionne et son lionceau se sont changés en roi et en reine, le besoin d'individuation atteint le niveau de la prise de conscience et peut désormais être compris par le Moi comme le but réel de la vie. P. 205
Avant que les lions ne se transforment en êtres umains, seules les femmes primitives chantaient, et d'une manière sentimentale. Autrement dit, les sentiments du rêveur restaient eux-mêmes à un niveau primitif. Mais en l'honneur des lions humanisés, les femmes primitives et les femmes civilisées unissent leurs voix dans un hymne de louanges. L'expression à l'unisson de leurs sentiments montre que la dissociation dans l'anima s'est changée en harmonie.
Une autre personnification du Soi se manifeste dans la description faite par une femme d'une révéIation de son « imagination active ». Dans la méditation de la femme, le Soi apparaît sous la forme d'un daim, qui dit au Moi : « Je suis votre enfant et votre mère. On m'appelle l'animal qui relie car je mets en rapports les gens, les animaux et même les pierres quand j' entre en eux. Je suis votre destin, ou le « Je objectif ». Quand j'apparais, je vous libère des contingences dénuées de sens de la vie. Le feu qui brûle en moi brûle dans toute la nature. Si l'homme le perd, il devient égocentrique, solitaire, désorienté, et faible ».
Le Soi est souvent représenté par un animal symbolisant notre nature instinctive et ses relations avec le milieu. (C'est pourquoi les mythes et les contes de fées abondent en animaux secourables.) Cette relation du Soi avec la nature environnante et même avec le Cosmos, vient probablement du fait que l' « atome originel » de notre psyché participe en quelque façon du monde entier, intérieur et extérieur. .
Notre inconscient est aussi accordé, d'une façon qui dépasse complètement notre compréhension, à notre milieu - notre groupe social, la société en général - au delà du continuum espace-temps et à toute la nature. C'est pourquoi le Grand Homme des Naskapis ne leur révèle pas seulement les vérités intérieures. Il leur suggère aussi où et quand chasser. P. 207
.. Jung a découvert que les rêves peuvent aussi donner à l'homme civilisé les conseils dont il a besoin pour résoudre ses problèmes intérieurs et extérieurs. De fait, beaucoup de nos rêves se rapportent à des détails de notre vie active et de notre milieu. .. peuvent, dans nos rêves, être haussés au rang de symboles et y acquérir un sens. .. Nos rêves, nont pas pour préoccupation principale notre adaptation au monde extérieur. Dans notre monde civilisé la plupart des rêves concernent le développement (par le Moi) de l'attitude intérieure « juste » à l'égard du Soi, car ces relations sont beaucoup plus troublées en nous par les manières de penser et d'agir modernes qu'elles ne l'étaient chez les primitifs. Ceux-ci vivent en général directement en relation avec leur centre intérieur, mais notre conscience à nous est tellement déracinée, tellement prise dans des problèmes extérieurs, étrangers à notre nature, qu'il très difficile au Soi de nous faire parvenir ses messages. Notre esprit onscient crée continuellement l'illusion d'un monde extérieur, « réel », clairement défini, entravant ainsi les autres perceptions. Mais par notre nature inconsciente, nous sommes inexplicablement en relation avec notre milieu psychique et physique.
..Dans beaucoup de rêves, le noyau psychique, le Soi, apparaît aussi sous la forme d'un cristal. L'arrangement mathématiquement précis des cristaux éveille en nous le sentiment intuitif que même dans la matière dite « inanimée » il y a un principe d'ordonnance spirituelle à l'oeuvre. C'est pourquoi le cristal symbolise souvent l'union des contraires, de la matière et de l'esprit.
.si l'être humain est aussi différent que possible d'une pierre, son centre intérieur lui est étrangement apparenté par certains de ses aspects (peut-être parce que la pierre symbolise la pure existence et qu'elle est aussi éloignée que possible des émotions, des sentiments, des fantasmes, de la pensée discursive de notre conscience). En ce sens la pierre symbolise l'expérience peut-être la plus simple et la plus profonde, l'expérience de quelque chose d'éternel, que l'homme peut éprouver dans un moment où il se sent immortel et inaltérable. .
Selon le symbolisme chrétien (Christ est « la pierre que rejetaient les bâtisseurs » qui devint « la pierre d'angle » .., « le rocher spirituel » d'où jaillit l'eau de la vie .. Les alchimistes ..croyaient que ce secret se trouvait dans leur célèbre « pierre philosophale ».
Mais quelques-uns d'entre eux eurent l'intuition confuse que cette pierre, objet de tant de est recherches, était le symbole de quelq ue chose qu'on ne pouvait trouver que dans l'âme humaine. ..
La pierre alchimique (le lapis) symbolise quelque chose qui ne peut jamais être ni perdu ni dissous, quelque chose d'éternel. Il faut habituellement de longues souffrances afin de brûler tous les éléments psychiques superflus qui cachent la pierre. Mais la plupart des gens ont au moins une fois dans leur vie une expérience intérieure profonde du Soi. D'un point de vue psychologique, une attitude authentiquement religieuse consiste en un effort pour parvenir à cette expérience unique, et pour accorder progressivement sa vie avec elle (il faut remarquer que la pierre est elle-même quelque chose de permanent) de sorte que le Soi devienne un partenaire intérieur vers qui l'attention est constamment tournée.
Le fait que ce symbole du Soi, le plus élevé et le plus fréquent, appartienne à la matière inorganique ouvre un nouveau domaine à l'investigation . des relations encore inconnues entre ce que nous appelons la psyché inconsciente et ce que nous appelons la matière, et qui sont un mystère contre lequel la médecine psychosomatique est en train de lutter. En étudiant ces relations encore inexpliquées (il se pourrait que la psyché et la matière soit un même phénomène observé respectivement de «l'intérieur » et de « l'extérieur »), le professeur Jung a forcé un nouveau concept qu'il a appelé la synchronicité. .
Les relations avec le Soi p.212
De nos jours, de plus en plus de gens, et plus particulièrement ceux qui vivent dans les grandes villes, souffrent d'un terrible sentiment de vide et d'ennui, comme s'ils attendaient quelque chose qui n'arrive jamais. .. ils se retrouvent sans cesse épuisés et désenchantés devant le désert de leur propre vie. La seule aventure qui vaille encore d'être vécue pour l'homme moderne se situe dans le royaume intérieur de sa psyché inconsciente. C'est avec une conscience vague de cette idée que beaucoup se tournent aujourd'hui vers le Yoga, . sans avoir de contact direct avec notre centre psychique individuel. S'il est vrai que les méthodes orientales favorisent la concentration d'esprit et la méditation intérieure (ce qui est, en un sens, analogue à l'introversion dans un traitement psychanalytique) il y a une différence très importante. Jung a mis au point une méthode pour accéder à ce centre intérieur, et établir le contact avec le mystère vivant de l'inconscient, seul et sans aide. .. Essayer de donner à la réalité vivante du Soi une quantité constante d'attention quotidienne équivaut à essayer de vivre simultanément sur deux plans, ou dans deux mondes différents. On s'occupe, comme avant, des obligations de la la vie active, mais en même temps on reste réceptif à toutes les suggestions, tous les signes, à la fois ceux des rêves et des événements extérieurs, que le Soi utilise pour symboliser ses intentions - le sens dans lequel coule le fleuve de la vie. Les vieux textes chinois qui ont trait à cette expérience, utilisent fréquemment l'image du chat qui observe le trou de la souris. Un texte dit qu'il ne faut pas se laisser distraire par des pensées incidentes, mais que l' attention ne doit pas non plus être trop aiguisée, ni d'ailleurs trop émoussée. Il y a un seuil bien défini de perception : « Si l'entraînement est pratiqué de cette manière. il deviendra efficace à mesure que le temps passera et quand le principe touchera à l'accomplissement, comme un melon mûr qui tombe automatiquement, tout ce avec quoi il entrera en contact provoquera subitement l'éveil suprême de l'individu. C'est le moment où le praticien sera comme l'homme qui boit de l'eau et qui est seul à savoir si elle est froide ou chaude. Il est libéré de tous les doutes sur lui-même, et éprouve un grand bonheur, comparable à celui que l'on ressent quand on rencontre son père à la croisée des chemins ».
C'est ainsi qu' au coeur de la vie extérieure ordinaire, on est subitement engagé dans la plus passionnante des aventure intérieures. Et du fait qu'elle est unique pour chaque individu, elle ne peut être ni violée, ni copiée.
Il y a deux raisons principales qui font perdre à l'homme contact avec son centre psychique régulateur. L'une est qu'une pulsion instinctuelle ou une image fortement chargée d'affectivité peut le faire pencher d'un côté et lui faire perdre son équilibre. Cela se produit aussi chez les animaux ; un cerf sous l'empire de l'excitation sexuelle oubliera complètement et la faim et le soin de sa sécurité. Cet aveuglement et cette perte d'équilibre inspirent beaucoup d'effroi aux primitifs, qui parlent alors de la « perte de l'âme ». L'équilibre intérieur est aussi menacé par une tendance excessive à la rêverie, qui tourne en général secrètement autour de certains complexes. En fait, cette rêverie se produit précisément parce qu 'elle met l'homme en relation avec ses complexes. Mais en même temps, elle menace la concentration et la continuité de la conscience.
Le deuxième obstacle, exactement opposé, est dû à un trop grand raffermissement de la conscience du Moi.
Bien qu'une conscience disciplinée soit nécessaire à l'accomplissement des activités de l'homme civilisé,. elle a l'inconvénient grave de devenir facilement un obstacle à la réception des impulsions et des messages venant du centre. C'est pourquoi les rêves des hommes civilisés s'efforcent si fréquemment de rétablir cette réceptivité en corrigeant l'attitude de la conscience à l'égard du centre inconscient du Soi.
Parmi les représentations mythologiques du Soi, on trouve fréquemment les quatre coins du monde, ..le Grand Homme fugure au centre d'un cercle divisé en quatre.
Jung utilisait le mot Hindou mandala (cercle magique) pour désigner une structure de cet ordre, qui est une représentation symbolique du noyau originel de la psyché, dont l'essence nous est inconnue. .. les Indiens Navahos essaient, au moyen de peintures sur le sable, auxquelles ils donnent la structure du mandala, de parvenir à ramener un malade à l'harmonie avec son âme et le cosmos.
Dans les civilisations orientales, des images analogues sont utilisées pour consolider l'être intérieur, ou pour favoriser la méditation en profondeur. La contemplation d'un mandala est sensée inspirer la sérénité, le sentiment que la vie a retrouvé son sens et son ordre. Le mandala produit le même effet lorsqu'il apparaît spontanément dans les rêves de l'homme moderne qui ignore ces traditions religieuses. Peut-être l'effet positif est-il encore plus grand dans ce cas parce que la connaissance et la tradition peuvent émousser ou même rendre impossible l'expérience spontanée.
Un exemple de mandala surgi spontanément nous est donné dans le rêve d'une femme de soixante- deux ans. Il apparaît comme un prélude à une nouvelle phase de sa vie où elle eut une activité réatrice particulièrement intense :
Je vois un paysage dans la pénombre. A l'arrière-plan, je vois s'élever puis se prolonger horizontalement la crête d'une colline. A l'endroit où elle s'élève, se meut un disque quadrangulaire qui brille comme de l'or. Au premier plan je vois de la terre noire labourée, où des pousses commencent à germer. Puis je perçois subitement une table ronde avec une dalle de pierre grise dessus, et au même moment, le disque quadrangulaire est soudain debout sur la table. Il a quitté la colline, mais quand et comment, je ne sais pas.
Les paysages dans les rêves (comme dans l'art) expriment souvent un état d'âme ineffable. Dans ce rêve, la pénombre indique que la clarté diurne de la conscience est obscurcie. La « nature intérieure » peut maintenant commencer à se révéler dans sa propre lumière, aussi le disque quadrangulaire devient-il visible à l'horizon. Jusqu'à présent, le symbole du Soi, le disque, avait été surtout une intuition à l'horizon mental du sujet, mais maintenant il change de position et devient le centre du paysage de l'âme. Une graine depuis longtemps semée, commence à germer. Le sujet faisait depuis longtemps attention à ses rêves, et cette persévérance commence à porter des fruits. Puis, le disque d'or se déplace vers la « droite » - le côté où les choses deviennent conscientes. Entre autres, la droite signifie souvent, psychologiquement, le côté de la conscience, de l'adaptation, alors que la gauche est la sphère de l'inadaptation, des réactions inconscientes, et quelquefois même de quelque chose de sinistre. (Du mot latin sinister : gauche) Le disque d'or s'arrête dans son mouvement et vient se poser sur la table de pierre. Il a trouvé une base permanente. . la rondeur (le motif du mandala) symbolise en général l'intégrité naturelle, alors que la forme quadrangulaire représente la prise de conscience de cette intégrité. Dans le rêve, le disque carré et la table ronde se rencontrent, annonçant une prise de conscience imminente du centre. La table ronde, incidemment, est un symbole bien connu de plénitude, et joue un rôle de mythologie, par exemple la table ronde du Roi Arthur, qui dérive elle-même de la table de la Cène.
En fait, à chaque fois que l'être humain se tourne sincèrement vers son monde intérieur et essaie de se connaître, non pas en ruminant ses pensées et ses sentiments subjectifs, mais en suivant les manifestations de sa propre nature objective, tels que les rêves et les fantasmes authentiques, alors, tôt ou tard, le Soi émerge. Le Moi découvre alors une force intérieure qui contient toutes les possibilités de renouvellement. Mais surgit une difficulté considérable, que je n'ai mentionnée qu'indirectement jusqu'à présent. C'est que chaque personnification de l'inconscient - 1'ombre, l'anima, l'animus ou le Soi - a non seulement un aspect lumineux mais un aspect ténébreux. Nous avons vu que 1'ombre peut être vile et mauvaise et se manifester comme une pulsion instinctuelle qu'il faut surmonter. Mais elle peut être aussi une impulsion allant dans le sens de la croissance, qu'il faut développer. De la même façon, l'anima et l'animus ont des aspects doubles : ils peuvent provoquer une évolution vivifiante de la personnalité, lui apporter un esprit créateur, ou ils peuvent causer la pétrification et la mort physique. Le Soi lui-même, ce symbole qui embrasse tout l'inconscient, a un effet ambivalent, comme nous le montre par exemple le conte eskimo où la « petite femme » offre de sauver l'héroïne en lui permettant d'échapper à l'Esprit de la Lune, mais la transforme finalement en araignée.
Le côté ténébreux du Soi représente le danger le plus grand, précisément parce que le Soi est la plus grande des forces psychiques. Il peut amener les gens à fabriquer des fantasmes mégalomaniaques, ou d'autres aussi illusoires dont ils seront « possédés ». Une personne qui se trouve dans cet état croira, par exemple, avec une exaltation croissante qu'elle a percé les grandes énigmes de l'univers, perdant ainsi tout contact avec la réalité humaine. Un symptôme caractéristique de cet état est la perte du sens de l'humour et des contacts humains. L'émergence du Soi peut donc mettre en danger le Moi conscient. Ce double aspect du Soi est joliment illustré par un vieux conte iranien appelé « Le Secret du Bain Bâdgerd » :
Le grand et noble Prince Hâtim Tâi reçoit de son roi l'ordre d'explorer le mystérieux Bain Bâdgerd (château de la non-existence). Quand il s'en approche après de multiples et dangereuses aventures, il apprend que personne n'en est jamais revenu, mais veut tout de même poursuivre son entreprise. Il est accueilli dans un édifice circulaire par un barbier muni d'un miroir, qui le mène au bain, mais sitôt que le prince pénètré dans l'eau, il entend un bruit de tonnerre, l'obscurité se fait, le barbier disparaît, et l'eau com mence à monter. Hâtim nage désespérément en rond jusqu'à ce que l'eau finalement atteigne le sommet de la coupole surmontant le bain. Se croyant perdu, il dit une prière, et saisit la pierre centrale de la coupole. De nouveau le tonnerre retentit et Hâtim se trouve seul dans un désert. Après avoir erré longtemps il arrive dans un beau jardin au milieu duquel il y a un cercle de statues de pierre. Au centre il aperçoit un perroquet dans une cage, et une voix venue d'en haut dit : « Homme héroïque, tu ne sortiras probablement pas vivant de ce bain. Jadis Gayomart (le Premier Homme) trouva un énorme diamant qui brillait plus que le soleil et la lune. Il décida de le cacher en un endroit où personne ne pût le trouver et il construisit ce bain magique pour le protéger. Le perroquet que tu vois fait partie de cet enchantement. A côté de lui tu trouveras un arc d'or et une flèche attachée à une chaîne d'or avec lesquels tu peux essayer à trois reprises de tuer le perroquet. Si tu l'atteins, la malédiction sera levée. Sinon tu seras pétrifié, comme le furent tous ceux que tu vois ici. » Hâtim essaie une première fois, et manque l'oiseau. Ses jambes se pétrifient. Il essaie une deuxième fois et est pétrifié jusqu'à la poitrine. La troisième fois, il ferme les yeux, s'exclamant : « Dieu est grand », tire à l'aveuglette, et atteint le perroquet. Coup de tonerre, nuages de poussière. Quand tout s'est apaisé il y a, à la place du perroquet, un énorme diamant, et toutes les statues sont revenues à la vie. Les hommes le remercient de les avoir délivrés.
Le lecteur reconnaîtra les symboles du Soi dans cette histoire : le Premier Homme Gayomart, l'édifice rond en forme de mandala, la pierre centrale, et le diamant. Mais ce diamant est entouré de dangers. Le perroquet démoniaque représente l'esprit d'imitation néfaste qui nous fait manquer le but et nous pétrifie psychologi-quement. Comme je l'ai remarqué plus haut, le processus d'individuation exclut toute imitation des autres.
A maintes reprises, dans le monde, les hommes ont cherché à copier par leur attitude extérieure et leur comportement rituel l'expérience religieuse originale, leurs maitres spirituels, Christ ou Bouddha par exemple, et se sont ainsi « pétrifiés ». Suivre la voie d'un maître spirituel ne signifie pas qu'il faille le copier et se conformer au modèle du processus d'individuation de ce guide. Cela signifie que chacun doit essayer de vivre sa propre vie avec une sincérité et une dévotion égales à celles du maitre. Le barbier au miroir, qui disparaît, symbolise la faculté de réflexion que Hâtim perd au moment où il en a le plus besoin. Les eaux qui montent représentent le risque de se noyer dans l'inconscient et de se perdre dans ses propres émotions. Si l'on veut comprendre les indications symboliques que nous fournit l'inconscient, il faut prendre garde à ne pas sortir de soi, à ne pas être « hors de soi », mais à coïncider affectivement avec soi-même. Il est d'une importance essentielle que le Moi continue à fonctionner normalement. Ce n'est que si je demeure un être humain ordinaire, conscient de son incomplétude, que je deviens réceptif aux contenus et aux processus significatifs de l'inconscient. Mais comment l'être humain peut-il résister à la tension de se sentir en union avec l'univers entier, quand il n'est en même temps qu'une misérable créature humaine ? Si je me méprise, en considérant que je ne suis qu'un nombre dans une statistique, ma vie n'a pas de sens, et ne mérite pas d'être vécue. Mais si en revanche j'ai l'impression de participer à quelque chose de beaucoup plus vaste, comment vais-je conserver les deux pieds sur terre ? Il est en fait très difficile d'unir en soi ces deux extrêmes sans tomber dans un excès ou dans un autre.
Les aspects sociaux du Soi p.218
Aujourd'hui l'augmentation considérable de la surpopulation, plus particulièrement dans les grandes villes, a inévitablement un effet déprimant. . le sentiment que notre vie ne compte pas se trouve encore accru. L'attention accordée à notre inconscient est particulièrement précieuse, car les rêves montrent à l'individu que les plus petits détails de sa vie sont intimement mêlés aux réalités les plus importantes et les plus significatives de l'existence humaine.
Ce que nous savons tous en théorie, que tout dépend de l'individu, devient par l'intermédiaire des rêves un fait palpable que chacun peut éprouver. Quelquefois, nous avons le sentiment profond que le Grand Homme attend quelque chose de nous, et qu'il nous a assigné une tâche particulière. .
Sitôt que nous écoutons l'inconscient, il faut s'attendre à voir constamment contrariés les projets que nous faisons consciemment. Notre volonté est contre- carrée par d'autres intentions, des intentions auxquelles il faut se soumettre, ou qu'il faut du moins examiner avec sérieux. C'est en partie pourquoi le devoir que représente le processus d'individuation est souvent ressenti comme un lourd fardeau plutôt que comme un bienfait immédiat.
Saint Christophe, patron de tous les voyageurs, symbolise parfaitement cette expérience. Selon la légende, il tirait beaucoup d'orgueil de sa force physique exceptionnelle, ne voulait servir que les plus forts. D'abord il servit un roi ; puis il s'aperçut que le roi avait peur du diable, et le quitta pour aller servir le diable. Mais il s'aperçut un jour que le diable avait peur du Crucifix, et iI décida donc de servir le Christ s'il pouvait le trouver. Un prêtre lui conseilla d'aller l'attendre à un gué. Des années passèrent, pendant lesquelles il aida beaucoup de gens à traverser la rivière. Mais un jour, par une nuit de tempête, un petit enfant l'appela, qui voulait être porté sur l'autre bord. Saint Christophe le mit sur ses épaules avec la lus grande facilité, mais à chaque pas qu'il faisait il avançait avec plus de peine, car son fardeau devenait de plus en plus lourd. Au milieu de la rivière, il lui sembla « qu'il portait tout l'univers ». Il comprit que c'était le Christ qu'il portait sur ses épaules, et le Christ lui accorda la rémission de ses péchés et la vie éternelle. Cet enfant miraculeux est le symbole du Soi qui « déprime » littéralement l'être humain ordinaire, bien qu'il soit la seule chose qui puisse assurer son salut. Dans beaucoup d'oeuvres d'art, l'enfant Jésus est représenté comme - ou avec - la sphère du monde, motif qui signifie clairement le Soi, l'enfant et la sphère étant l'un et l'autre des symboles universels de totaIité.
Quand quelqu'un s'efforce d'obéir à l'inconscient, il se trouve souvent, comme nous l'avons remarqué, empêché de faire ce qui lui plaît. Mais il sera tout aussi souvent incapable de faire ce que les autres attendent de lui. Il arrive souvent, par exemple, qu'il soit obligé de se séparer de son groupe - de sa famille, de son associé, d'autres relations - pour se trouver lui-même. C'est pourquoi on dit quelquefois qu'en prêtant attention à l'inconscient, les gens deviennent antisociaux et égocentriques. En général, ce n'est pas vrai, car il faut tenir compte d'un facteur peu connu : les aspects collectifs (ou sociaux) du Soi. D'un point de vue pratique, ce facteur se manifeste en ce qu'un individu qui suit ses rêves . percevra qu'ils ont souvent trait à ses relations humaines. Ses rêves peuvent lui déconseiller d'accorder une confiance excessive à quelqu'un, ou il peut rêver d'une rencontre agréable et féconde avec une personne à laquelle il n'avait pas jusque-là prêté attention. Lorsqu'un rêve nous parle ainsi d'une autre personne, il y a deux interprétations possibles. Cette personne peut n'être qu'une projection, et représenter symboliquenlent quelque aspect intérieur du rêveur lui-même. On peut rêver par exemple d'un voisin malhonnête, qui n'est que l'image de sa malhonnêteté propre. C'est la tâche de l'interprétation, de découvrir dans quelle sphère d'activité cette malhonnêteté s'exerce (c'est l'interprétation du rêve au plan du sujet). Mais il peut aussi arriver parfois que le rêve nous révèle quelque chose sur autrui. . Et comme tous les êtres vivants supérieurs, l'homme est accordé à ceux qui l'entourent à un point remarquable. Il perçoit leurs souffrances et leurs problèmes, leurs qualités positives et négatives, d'une façon instinctive, tout à fait indépendamment de ce qu'il pense d'eux consciemment. . L'image du rêve peut m'avoir trompé, à cause des projections, ou au contraire m'avoir donné un renseignement objectif. Trouver l'interprétation juste exige beaucoup d'attention, d'honnêteté, et de réflexion. Mais, comme pour tous les processus intérieurs, c'est le Soi qui, en dernier lieu, ordonne et règle nos relations humaines, à condition que le Moi conscient prenne la peine de déceler les projections trompeuses, et de s'en occuper en lui et non en dehors de lui. . P220
Le processus d'individuation consciemment réalisé change .. les relations humaines de l'individu. Les liens habituels, tels que la parenté, la communauté d'intérèt sont remplacés par un autre genre de solidarité, celle qui vient du Soi.
Toutes les activités et obligations qui font exclusivement partie du monde extérieur sont nocives pour les activités secrètes de l'inconscient. .L'expérience pratique et l'observation montrent qu'on ne peut influencer ses propres rêves. . C'est seulement en interprétant ses rêves pendant une longue période et en tenant compte de ce qu'ils disent, que l'on parvient à transformer progressivement l'inconscient. Bien entendu, l'attitude consciente doit se transformer elle aussi pendant cette évolution. . Aucune tentative pour influencer délibérément l'inconscient n'a donné jusqu'ici de résultats convaincants et il semble que l'inconscient de la masse conserve son autonomie tout autant que l'inconscient individuel.
Il arrive que, pour exprimer ses intentions l'inconscient emprunte un motif au monde extérieur, donnant l'illusion qu'il en a été influencé. (Ex1 Berlin) Dans ces rêves Berlin était le symbole du point faible psychique, de l'endroit dangereux, donc de celui où le Soi a tendance à apparaître. C' est le point où se manifestent les conflits qui déchirent le rêveur, point donc, où il pourra peut-être résoudre ses contradictions internes. Ex2 Hirroshima mon Amour. .. (dans les rêves) apparaissait l'idée que les deux amants devaient s'unir (symbolisant l'union psychique des contraires) ou au contraire l'idée d'une explosion atomique inévitable (symbolisant la dissociation totale de la personnalité, équivalent à la folie). .
Le refoulement au plan de la masse a le même résultat que le refoulment au plan individuel ; c'est-à-dire une dissociation névrotique et une maladie mentale. Toutes les tentatives pour refouler les réactions authentiques de l'inconscient doivent échouer à la longue, parce qu'elles sont fondamentalement opposées à nos instincts. .
Pour autant que nous comprenions aujourd'hui le processus d'individuation, le Soi tend apparemment, à produire ces petits groupes en créant simultanément des liens affectifs bien définis entre certains individus, et un sentiment de solidarité à l'égard des hommes dans leur ensemble. Lorsque de tels liens sont créés par le Soi, alors seulement l'on a l'assurance que l'envie, la jalousie, la lutte, et toutes sortes de projections négatives, ne viendront pas faire éclater le groupe. C'est pourquoi se consacrer d'une façon inconditionnelle à son propre processus d'individuation entraîne aussi la meilleure adaptation sociale possible. Cela ne signifie pas, bien entendu, qu'il n'y aura pas de heurts d'opinion et de conflits de devoirs, ou de désaccords sur la voie à suivre, devant lesquels il faut constamment rentrer en soi-même pour écouter sa propre voix intérieure, afin de découvrir quel est le point de vue original que le Soi entend nous voir adopter. ..
Un homme qui s'était consacré totalement à libérer son pays de l'occupation étrangère fait le rêve suivant :
Avec quelques compatriotes je monte un escalier menant au grenier d'un musée, où il y a un hall peint en noir ressemblant à une cabine de bateau. Une femme d'âge mûr et d'apparence distinguée ouvre la porte. Son nom est X, fille de X (X était un héros national du pays du rêveur qui avait tenté de le libérer qulelques siècles plus tôt et qu'on pourrait comparer à Jeanne d'Arc ou à Guillaume Tell. En réalité, X n'avait pas eu d'enfant). Dans le hall, nous voyons le portrait de deux dames en robes de brocart fleuries. Pendant que Mlle X nous commente ces tableaux ils s'animent subitement. D'abord les yeux qui semblent viivre, puis la poitrine qui respire. Les gens sont surpris, et vont dans une salle de conférence où Mlle X doit leur parler de ce phénomène. Elle dit que par l'intuition et le sentiment elle a réussi à donner la vie à ces portraits. Mais quelques personnes s'indignent et disent que Mlle X est folle. D'autres quittent la salle de conférence.
Le point important est que l'anima, symbolisée par Mlle X, est une pure création du rêve. Elle porte toutefois le nom d'un héros national. Par les implications contenues dans ce nom, l'inconscient souligne que le rêveur ne doit pas aujourd'hui tenter, comme autrefois, de libérer son pays d'une façon extérieure. Aujourd'hui la libération doit être effectuée par l'anima (l'âme du rêveur) qui l'accomplit en donnant vie aux images de l'inconscient. Le fait que le hall du grenier du musée ressemble à une cabine de bateau et soit peint en noir est très significatif. Le noir suggère l'obscurité, la nuit, un repliement sur soi, et si le hall est une cabine, le musée est en quelque sorte un bateau. Cela suggère que lorsque le continent de la conscience collective est envahi par une marée d'inconscience et de barbarie, ce bateau-musée, rempli d'images vivantes, peut devenir l'arche qui portera ceux qui y pénètrent vers d 'autres rivages spirituels. Les portraits accrochés dans les musées sont en général les restes morts du passé, et c'est souvent ainsi que l'on considère les images de l'inconscient, jusqu'à ce qu'on découvre qu'elles sont vivantes et signi ficatives. Quand l'anima (apparaissant ici dans son rôle légitime de guide de l'âme) contemple ces images avec intuition et sentiment, elles se mettent à vivre. P.223
Les gens qui s'indignent représentent l'aspect du rêveur qui est influencé par l'opinion collective - quelque chose en lui qui se méfie de cette évocation des images psychiques et la rejette. Ils personnifient une résistance à l'inconscient . le côté qui résiste ne peut pas se libérer de la pensée statistique, ou des préjugés rationnels de l'extraversion. Le rêve, toutefois, souligne que de nos jours une libération authentique ne peut débuter que par une transformation psychologique. .
L'homme ne trouve plus de sens à sa vie, peu importe qu'il végète sous un régime communiste ou capitaliste. .. Il n'est important qu'il soit libre que s'il est capable d'utiliser sa Iiberté pour créer quelque chose qui ait un sens. ..Lorsqu'un individu se consacre à l'individuation, il a fréquemment une influence contagieuse positive sur ceux qui l'entourent. Cela se produit d'ordinaire quand on n'a pas l'intention d'influencer les autres, et souvent alors qu'on n'utilise pas la parole. C'est sur ce chemin intérieur que Mlle X tente d'entrainer le rêveur.
Presque toutes les religions contiennent des images qui symbolisent le processus d'individuation ou du moins certains de ses stades. Dans les pays chrétiens, le Soi est projeté dans le second Adam : le Christ. En Orient, les symboles équivalents sont Krishna et Bouddha.
Pour ceux qui relèvent d'une religion déterminée (c'est-à-dire qui croient à son contenu et à son enseignement) la vie psychologique est réglée par des symboles religieux, qu'on retrouve fréquem-ment jusque dans leurs rêves. .
Dans les manifestations de l'inconscient d'hommes appartenant à notre monde chrétien, catholiques ou protestants, le Professeur Jung a remarqué une tendance à ajouter à notre formule trinitaire de la divinité un quatrième élément qui tend à être ténébreux, féminin, négatif. En vérité, ce quatrième élément a toujours existé dans nos représentations religieuses, mais on l'a toujours séparé de l'image de Dieu pour en faire sa contrepartie sous la forme de la matière (ou du seigneur de la matière, le démon). Maintenant, l'inconscient semble vouloir réunir ces extrêmes, peut-être parce que la lumière est devenue trop pure et les ténèbres trop sombres. Naturellement, le symbole central de la religion, l'image de la divinité, est la plus exposée à toutes les tendances inconscientes à une transformation. Un moine tibétain raconta un jour au Professeur Jung que les mandalas les plus impressionnants, au Tibet, étaient conçus par l'imagination ou la rêverie dirigée quand l'équilibre psychologique du groupe était perturbé, ou quand une pensée ne pouvait pas être exprimée parce qu'elle n'existait pas encore dans la doctrine sacrée et qu'il fallait d'abord la trouver. Cette remarque nous révèle deux aspects également importants du symbolisme du mandala. Le mandala sert à un but de conservation : il rétablit l'ordre qui existe déjà. Mais il sert aussi à un but de création en donnant une expression et une forme à quelque chose qui n'existe pas encore, quelque chose de nouveau et d'unique. Le second de ces aspects est peut-être encore plus important que le premier, mais ne le contredit pas. Car dans la plupart des cas, ce qui restaure l'ordre ancien implique un élément de création nouvelle. Dans le nouvel ordre, l' ancien schème revient à un niveau supérieur. Le processus ressemble à une spirale ascendante qui monte tout en revenant simultanément au même point. Un tableau peint par une femme simple élevée en milieu protestant représente un mandala en forme de spirale. Dans un rêve, cette en femme avait reçu l'ordre de peindre Dieu. Plus tard (également dans un rêve) elle le vit dans un livre. De Dieu lui-même, elle ne vit que le manteau, sur lequel alternait magnifiquement l'ombre et la lumière. Ceci contrastait d'une façon impressionnante avec la stabilité de la spirale, la femme ne regarda pas attentivement l'autre silhouette qui se tenait sur les rochers dans son rêve. Quand elle se réveilla et réfléchit à ce que représentaient ces images divines, elle comprit soudain que c'était « Dieu lui-même ». Elle en eut un terrible choc, qu'elle ressentit pendant longtemps.
Habituellement, l'Esprit Saint est représenté dans l' Art chrétien par une roue de feu ou une colombe, mais ici, il apparaît comme une spirale. C'est une nouvelle pensée, « non encore contenue dans la doctrine », qui a jailli spontanément de l'inconscient. Que l'Esprit Saint soit le pouvoir qui travaille à développer notre compréhension de la religion n'est pas une idée neuve, bien sûr, mais sa représentation sous forme d'une spirale l'est.
La femme peignit un second tableau, également inspiré par un rêve, dans lequel elle se trouvait avec son animus positif au-dessus de Jérusalem quand l' aile de Satan descend obscurcir la cité. L'aile démoniaque lui rappela le manteau flottant le Dieu du premier rêve, mais dans le premier, le spectateur se trouve très haut, quelque part dans le ciel et voit devant elle un gouffre terrifiant entre les rochers. Le mouvement du manteau de Dieu signifie un effort pour atteindre le Christ, la silhouette sur la droite, mais il n'aboutit pas tout à fait. Dans le second tableau, le même spectacle est vu d'en bas, ce qui se meut et s'étend appartient à Dieu, et au delà s'élève la spirale, symbole d'un développement ultérieur éventuel. Mais vu d'en bas, d'une perspective humaine, ce qui se meut dans l'air est l'aile noire, sinistre du démon. P.225
Dans la vie du sujet, ces deux images devaient acquérir une réalité d'une façon qui ne nous concerne pas ici ; mais il est évident qu'elles ont aussi un sens collectif qui dépasse sa vie propre. Il se peut qu'elles prophétisent la descente de ténèbres divines sur l'hémisphère chrétien, des ténèbres comportant, toutefois, la possibilité d'une évolution future. Puisque l'axe de la spirale ne se meut pas vers le haut, mais est dirigé vers l'arrière-plan de l'image, l'évolution ultérieure ne tendra ni à une plus grande altitude spirituelle, ni à descendre vers la matière, mais ira plutôt vers la révélation d'une nouvelle dimension, à l'arrière- plan des deux silhouettes divines. Et cela signifie vers l'inconscient.
Quand des symboles religieux, partiellement différents de ceux qui nous sont familiers, émergent de l'inconscient individuel, on a souvent peur que ceux-ci n'atteignent ou ne rabaissent à tort les symboles religieux qui sont officiellement reconnus. Et cette peur incite parfois les gens à rejeter la psychologie analytique et tout l'inconscient. .
En ce qui concerne la religion, les gens se divisent en trois catégories. D'abord il y a ceux qui croient encore profondément dans leur doctrine religieuse, quelle qu'elle soit. Pour cette atégorie de personnes, les symboles et les doctrines conviennent d'une manière si satisfaisante à ce qu'ils ressentent au plus profond d'eux-mêmes qu'aucun doute grave ne peut s'insinuer dans leur âme. Il en est ainsi quand le point de vue de la conscience et l'arrière-plan inconscient sont en relative harmonie. Cette sorte de gens se permet de considérer les nouvelles découvertes en psychologie et les faits qu'elles révèlent sans préjugé, et sans craindre qu'elles puissent entamer leur foi. Même lorsque leurs rêves contiennent quelques détails qui se situent en dehors de l'orthodoxie, ils peuvent être intégrés à l'ensemble de leurs croyances. La seconde catégorie est composée de gens qui ont complètement perdu la foi, et l'ont remplacée par des opinions purement rationnelles et conscientes. Pour ces personnes, la psychologie des profondeurs représente simplement une introduction à des régions nouvellement découvertes de la psyché, et elles doivent n'éprouver aucune répugnance à s'engager dans une aventure nouvelle et à étudier leurs rêves pour en éprouver la vérité. Nous en arrivons maintenant à la troisième catégorie, c'est-à-dire à ces personnes qui, d'un côté (probablement le cerveau) ne croient plus à leurs traditions religieuses, alors que d'un autre elles y croient encore. Ex. Voltaire en esprit était à coup sûr anti-religieux alors que ses émotions et ses sentiments restaient chrétiens. De telles personnes vous font penser à quelqu'un qui serait coincé entre les portes automatiques d'un autobus, sans pouvoir ni entrer ni sortir. Bien entendu, ces personnes pourraient probablement trouver une solution à leur dilemme dans leurs rêves, mais elles hésitent souvent à se tourner vers leur inconscient parce qu'elles ne savent pas ce qu'elles veulent, ni ce qu'elles pensent en réalité. Prendre l'inconscient au sérieux est en fin de compte affaire de courage personnel et d'intégrité.
La situation compliquée de ceux qui se trouvent dans ce no man's land entre ces deux attitudes spirituelles est due en partie au fait que toutes les doctrines religieuses officielles appartiennent à la conscience collective (à ce que Freud appelle le Surmoi). Mais originellement, elles sont issues de l'inconscient. .
Black Elk, un chaman des Sioux Ogalala, mort il y a peu de temps, nous raconte dans son autobiographie Black Elk Speak's, que, lorsqu'il avait neuf ans, il tomba gravement malade et que, pendant une sorte de coma, il eut une vision impressionnante. Il vit quatre groupe de beaux chevaux venir des quatre coins du monde, puis, assis dans un nuage, il aperçut les six Grands-Pères, les esprits ancestraux de la tribu, « les grands-pères du monde entier ». Ils lui donnèrent six symboles permettant de guérir, à l'usage de son peuple, et lui enseignèrent de nouvelles manières de vivre. Mais lorsqu'il eut seize ans, il conçut subitement une terrible phobie à l'égard des orages. Chaque fois, il entendait les « êtres du tonnerre » lui dire de « se hâter ». Cela lui rappelait le bruit de tonnerre fait par les chevaux de son rêve. Un vieux sorcier lui expliqua que cette peur venait du fait qu'il gardait sa vision pour lui tout seul, et déclara qu'il devait la révéler à sa tribu. Il le fit, et plus tard lui et son peuple reconstituèrent la vision en un rite où ils utilisaient de véritables chevaux. Non seulement Black Elk, mais d'autres membres de sa tribu, se sentirent infiniment mieux après cette représentation. Quelques-uns furent même guéris de leurs maux. Black Elk dit : Les chevaux eux-mêmes parurent se mieux porter et être plus heureux ensuite. .
Plusieurs tribus eskimos expliquent de la façon suivante l'origine de leur fête de l'aigle :
Un jeune chasseur tua un aigle très exceptionnel et fut si impressionné par la beauté de l'oiseau qu'il l'empailla, le transforma en fétiche, et lui offrit des sacrifices. Un jour, alors que le jeune chasseur avait entrepris une expédition de chasse lointaine, deux hommes-animaux lui apparurent soudain comme messagers, et l'emmenèrent au pays des aigçes. Là il ententendit un bruit funèbre, comme d'un tambour, et les messagers lui expliquèrent que c'était les battements de coeur de la mère de l'aigle qu'il avait tué. Et l'esprit de l'aigle apparut au chasseur sous la forme d'une femme revêtue de noir. Elle lui demanda d'instituer une fête des aigles dans son peuple, afin d'honorer son fils mort. Lorsque le peuple des aigles lui eut montré le cérémonial, il se retrouva, épuisé, à l'endroit où il avait rencontré les messagers. Retournant chez lui, il apprit à son peuple comment il fallait organiser la grande fête des aigles, qu'ils ont toujours célébrée depuis.
Ces exemples montrent comment des rites ou des coutumes religieuses peuvent provenir directe- ment de révélations de l'inconscient transmises à un seul individu. .. Le matériel originel est façonné au cours d'un long processus d'évolution, par la parole et l'action, il est embelli et acquiert une forme de plus en plus définie. Ce processus de cristallisation a cependant un grand désavantage. Un nombre croissant de personnes n'a plus aucune connaissance personnelle de l'expérience initiale, et doit s'en remettre à l'enseignement des anciens et des maitres spirituels. Ils ne savent plus qu'il s'agit initialement d'un événement réel, et n'ont aucune expérience des émotions qui l'accompagnaient.
Dans leur forme actuelle, . les traditions religieuses résistent souvent à toute modification créatrice venue de l'inconscient. .Si la psyché n'avait pas reçu l'inspirations divines et ne leur avait pas donné une expression verbale ou artistique, aucun symbole religieux n'aurait pénétré dans la réalité de la vie humaine.
Si l'on est tenté d'objecter qu'il existe une réalité religieuse en soi, indépendante de la psyché, je ne peux que répondre : « Et qui le dit, sinon la psyché ? » Quoi que nous affirmions, nous ne pouvons le dissocier de l'existence de la psyché car elle nous contient, et elle est le seul moyen par lequel nous puissions saisir la réalité.
C'est pourquoi la moderne découverte de l'inconscient ferme une porte pour toujours. Elle exclut à tout jamais l'idée, si chère à certains individus, que l'homme puisse connaître une réalité spirituelle en soi. En physique une porte a été fermée par le principe d'indétermination de Heisenberg, excluant l'illusion qu'on puisse comprendre une réalité physique absolue. La découverte de l'inconscient toutefois compense la perte de ces illusions chéries, parce qu'elle ouvre à notre exploration un champ immense de possibilité, où la recherche scientifique objective se combine pour la première fois, curieusement, avec l'aventure éthique personnelle. Mais.. il est pratiquement impossible de communiquer à autrui la totalité de l'expérience acquise dans ce domaine nouveau. Elle est souvent unique, et ne peut être exprimée par le langage que partiellement. Une autre porte encore est fermée, celle de l'illusion qu'on puisse jamais comprendre complètement autrui, et lui prescrire ce qui lui convient. Mais en compensation, un nouveau domaine s'ouvre à notre expérience grâce à la découverte de la fonction sociale du Soi, qui travaille secrètement à unir les individus isolés faits pour s'entendre. Le bavardage intellectuel est ainsi remplacé par des événements chargés de sens qui se produisent dans la psyché. C'est pourquoi, lorsque l'individu s'engage sérieusement dans le processus d'individuation .. il en résulte pour lui une orientation nouvelle, totalement différente à l'égard de la vie. .. cela signifie une manière nouvelle et différente d'aborder les phénomènes extérieurs. Il n'est pas possible de prévoir ce qui en résultera dans le domaine de la connaissance, et de la vie sociale. Mais .. la découverte, par Jung, du processus d'individuation est un fait dont les générations futures devront tenir compte si elles veulent éviter la stagnation ou même la régression. P.229