Séminaire sur le yoga de la Kundalini donné en 1932 par C. G. Jung
INTRODUCTION
Le voyage de Jung en Orient
Le yoga et la nouvelle psychologie
Le tantrisme et le yoga de la Kundalini
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Dans le yoga de la Kundalini, la représentation du corps se fonde sur un ensemble de chakras : mûlâdhâra, svâdhishthâna, manipûra, anâhata, vishuddha, âjnâ et sahasrâna. Situés dans différentes parties du corps, ces centres sont reliés par des canaux (nâdî), dont les plus importants sont idâ, pingalâ et sushumnâ. Selon la plupart des commentateurs, les chakras et les nâdî ne sont nullement perçus comme une description physiologique de l'organisme - au sens où l'entend l'Occident contemporain-, mais comme l'image d'un corps subtil ou mystique. Feuerstein les définit comme une « version idéalisée de la structure du corps subtil, destinée à guider la visualisation et la contemplation du yogi. »
Les conférences de Jung s'attachent essentiellement à donner une interprétation psychologique moderne des chakras. D'après Narendra Nath Bhattacharya, il convient, pour mieux comprendre ces chakras, d'examiner leurs différents composants comme des éléments constitués par un processus de stratification historique :
« D'un point de vue historique, il semble que les padma ou chakras aient été conçus à l'origine en connexion avec l'anatomie humaine, et ce à des fins d'étude physiologique [.]. Lors d'une phase ultérieure, en conformité avec l'idée tantrique selon laquelle le corps humain est le microcosme de l'univers, des objets matériels tels que le soleil, la lune, les montagnes, les fleuves, etc., furent associés à ces centres. Chaque chakra était censé représenter les éléments grossiers et subtils [.], en parfait accord avec la conception tantrique qui veut que les déités résident au sein du corps humain l'aspirant devant en éprouver la présence à l'intérieur de lui-même. Les chakras furent perçus ensuite comme le siège des principes masculin et Féminin, symbolisés par les organes de l'homme et de la femme [.]. A l'origine, les déités gouvernant Ies chakras étaient des déesses tantriques [.]. La théorie de l'alphabet - les lettres symbolisant les différents tattva - fut également mise à contribution. Tout cela a permis la P.23 mise en place d'un processus complexe et élaboré, que les chakras sont supposés incarner par leur capacité de transformation qualitative. »
La Kundalinî est décrite sous la forme d'un serpent lové autour de la colonne vertébrale, qui repose assoupi dans le mûlâdhâra, le chakra le plus bas. Feuerstein la définit comme une « manifestation microcosmique de l'Énergie primordiale ou Shakti. Elle est la Puissance universelle dans sa relation avec le corps/ esprit limité.» L'objectif consiste à éveiller cette Kundalinî par des pratiques rituelles et à favoriser son ascension le long de la nâdî sushumnâ par le truchement des chakras. Lorsqu'elle atteint le chakra le plus élevé, l'union bienheureuse de Shiva et de Shakti s'effectue. Ce qui provoque une transformation radicale de la personnalité.
La rencontre de Jung avec le yoga
Dans Ma vie (P.206. . « Le Dr Jung m'expliqua que lors des périodes de grande anxiété il convenait de s'allonger sur un divan ou un lit et de rester ainsi tranquillement en respirant avec calme, tout en sentant [.] s'apaiser le vent de la confusion. »), Jung raconte sa « confrontation avec l'inconscient » à l'époque de la Première Guerre mondiale : « J'étais souvent tellement bouleversé qu'il me fallait, de temps en temps, recourir à des exercices de yoga pour maîtriser les émotions. Mais comme mon but était de faire l'expérience de ce qui se passait en moi, je ne cherchais refuge en ces exercices que le temps de recouvrer un calme qui me permît de reprendre le travail avec l'inconscient. »
Dans la dernière conférence d'Hauer en anglais .. Jung rapporte que son intérêt pour la Kundalinî fut éveillé par la rencontre d'une femme européenne élevée en Asie. Celle-ci faisait des rêves et concevait des images qu'il ne pouvait comprendre - jusqu'au jour où il découvrir La Puissance du Serpent de sir John Woodroffe, ouvrage réunissant des traductions du Shat-chakra-nirûpana et du Pâdukâ-pancaka, accompagnées de commentaires détaillés.
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Pour Jung, qui s'appuyait sur le symbolisme de ce yoga, l'étrange symptomatologie que présentaient parfois certains patients était en fait produite par l'éveil de la Kundalinî. La connaissance d'un tel symbolisme, il en était persuadé, permettait d'une part d'interpréter comme autant de processus symboliques révélateurs ce qui aurait été perçu autrement comme les effets secondaires et dépourvus de signification d'un mécanisme pathologique, et d'expliquer d'autre part les localisations physiques souvent singulières de certains symptômes. En regard de l'approche biochimique - toujours prédominante - des prétendus désordres mentaux et de la montée en flèche, dans une spirale sans fin, de drogues miracIes telles que le Prozac, l'accent porté par Jung sur la signification symbolique et psychogénique de ces états apparaît encore plus pertinent aujourd'hui qu'à l'époque. .. « Jung apparaît ici comme un pionnier, mais rares sont ceux qui l'ont suivi ».
Wilhelm Hauer55
Genèse du séminaire sur la Kundalinî les conférences d'Hauer
Psychologie et yoga : accords et différences
PREMIÈRE CONFÉRENCE 12 octobre 1932
. il y a le klesha de la division et de la discrimination, par lequel on devient une personnalité, un moi, et qui comporte également une dimension de haine. Les klesha sont des pulsions, des formes naturelles instinctives sous lesquelles la libido apparaît au sortir de l'inconscient ; il 'agit de l'énergie psychique ou de la libido, dans sa manifestation la plus élémentaire. Or, d'après l'enseignement tantrique, il existe une pulsion visant à produire une personnalité, quelque chose de centré et de séparé d'avec les autres êtres - ce que serait précisément le klesha de la discrimination. .. nous pourrions décrire celui-ci comme une pulsion ou un instinct d'individuation.
L'instinct d'individuation se retrouve partout dans la vie, car il n'est aucune existence sur terre qui ne soit individuelle. Chaque forme de vie se manifeste, par nature, dans un être différencié - sinon, la vie ne pourrait exister. Produire un individu aussi complet que possible, telle est la pulsion innée de la vie . En conséquence, l'entéléchie, la pulsion de réalisation, pousse naturellement l'homme à être lui-même. S'il avait effectivement la possibilité d'être lui-même, il se développerait fort probablement selon sa propre forme, hors des obstacIes et inhibitions de toutes sortes qui l'empêchent de devenir ce qu'il est destiné à être véritablement. Par là, le klesha qui contient le germe de la personnalité pourrait tout aussi bien être appelé le klesha d'individuation, car ce que l'on désigne sous le nom de personnalité n'est autre qu'un aspect de l'individuation. De même si l'on ne parvient pas au plein accomplissement de soi-même, on devient à tout le moins une personne ; on possède une certaine forme consciente. A l'évidence, il ne s'agit pas d'une totalité ; ce n'en est peut-être qu'une partie, et notre véritable individualité se tient encore dissimulée derrière un écran - toutefois, ce qui se manifeste à la surface constitue assurément une unité. On n'est pas forcément conscient de cette totalité, et sans doute les autres perçoivent-ils plus clairement qu'on ne le pourrait soi-même celui qu'on est. Ainsi l'individualité existe toujours. Elle est partout. . Si la plupart des gens, quel que soit leur degré de réflexion sur eux-mêmes, constituent des moi, ils forment aussi des individus, comme s'ils étaient individués, ou presque. Car, en un sens, ils sont individués depuis le tout début de leur vie, mais ils n'en sont pas conscients. L'individuation n'a lieu que lorsque vous en êtes conscient, alors que l'individualité, elle, est toujours présente, dès le commencement de notre existence.
La haine est la chose qui divise, la force qui sépare. C'est ce qui se produit lorsque deux personnes tombent amoureuses ; au commencement, elles sont presque identiques. Mais la participation mystique est si forte qu'elles ont besoin de haine pour se séparer. Et quelque temps après, tout cela se transforme effectivement en haine sauvage ; elles manifestent des résistances l'une envers l'autre afin de s'obliger P.59 mutuellement à lâcher prise - sans quoi elles demeureraient dans une commune inconscience, ce qu'elles ne pourraient tout simplement pas supporter. On observe d'ailleurs la même chose en analyse. Dans le cas d'un transfert excessif : des résistances analogues surgissent au bout de quelque temps. Ce qui témoigne également d'une certaine haine.
Les anciens Grecs parlaient de Phobos, la peur, au lieu de la haine. Ils affirmaient que la chose première était soit Éros soit Phobos ; certains évoquaient Éros, d'autres Phobos, selon leur tempérament. Pour les optimistes, le véritable événement est l'amour, et pour les pessimistes, c'est Phobos. En fait, Phobos sépare plus que la haine, car la peur nous fait fuir, nous pousse à quitter l'endroit du danger.
. « Pour atteindre le salut final, celui qui aime Dieu a-t-il besoin de plus ou de moins d'incarnations que celui qui Le hait ? » . « Celui qui aime Dieu a besoin de sept incarnations pour devenir parfait et celui qui Le hait de trois seulement, car il pensera à Lui à coup sûr et s'y accrochera bien plus que celui qui L'aime. » Ce qui est vrai, d'une certaine manière - car la haine forme un ciment terrible. Aussi, pour nous, la formulation grecque de Phobos, en tant que principe de séparation, est peut-être plus pertinente que celle de la haine. II y a eu, et il ya toujours, plus de participation mystique en Inde qu'en Grèce, et l'Occident possède assurément une pensée plus séparatrice que celle de l'Orient. De ce fait, puisque notre civilisation dépend en grande partie du génie grec, il serait préférable de parler de peur plutôt que de haine.
-Au regard des chakras, pourtant, l'acte le plus important consiste, semble-t-il, à dissiper la peur.
-Oui, mais les dieux, eux aussi, portent toujours des armes, ce qui n'atteste pas vraiment d'un amour particulier.
-J'ai consulté mes notes.. Le professeur a dit en allemand hasserfüllte Zweiung ; cela ne signifie pas exactement « devenir deux », mais « devenir un sujet contre un objet » - il y a là deux éléments. .
-Entzweiung veut dire séparation. ..
-Est-ce que le yogi, au fond, considère l'état de haine comme une condition nécessaire à la construction de l'individualité ?
-Oui, il ne peut procéder autrement, car le processus tout entier du yoga, qu'il soit classique ou qu'il relève de la Kundalinî, tend naturellement à faire de l'individu une unité, tout comme Dieu est un, à l'instar du brahman, unité existante et non existante.
.. « Dès lors que la haine a construit l'individualité, comment pourrait-elle être déracinée ? »
-.. évoqué les deux aspects du klesha. Dans une condition imparfaite - l'aspect sthûla -, la pulsion visant à être un sujet au regard d'un objet est mêlée de haine. Mais, dans l'aspect sûkshma, cette même pulsion n'est autre que la faculté de devenir une personnalité.
-Dans le cadre de cette terminologie, il est important .. de devoir toujours opérer une distinction entre les aspects sthûla et sûkshma. Je ne parle pas ici de l'aspect parâ parce qu'il appartient .. à la métaphysique. L'aspect sthûla désigne simplement les choses telles que nous les voyons. L'aspect sûkshma, en revanche, indique ce que nous conjecturons à leur sujet ou bien les abstractions ou conclusions philosophiques que nous tirons des faits observés. Lorsqu'on rencontre des personnes P.61 qui font des efforts pour s'affirmer, pour être des moi qui, en conséquence, résistent les unes aux autres et se haïssent, on peut discerner chez elles l'aspect sthûla ; on ne perçoit alors que le klesha de la haine, appelé dvesha. Toutefois, si l'on avance d'un pas, on comprend soudain que cette forme de haine insensée, que toutes ces résistances personnelles, ne constituent que la dimension extérieure de phénomènes profonds et essentiels.
Voici un cas concret : un homme se plaint d'être toujours en mauvais termes avec sa femme ou avec les êtres qu'il aime : .. scènes terribles, .. résistances, etc. . Il a vécu en participation mystique avec ceux qu'il aime. Il s'est comme répandu sur les autres jusqu'à leur devenir identique, ce qui représente une violation du principe d'individualité. Alors, naturellement, ceux-là opposent des résistances afin de se maintenir à distance. .
« . Vous aimez quelqu'un, vous vous y identifiez et bien évidemment vous dominez l'objet de votre amour, vous le refoulez par votre identité trop évidente. Vous le manipulez comme s'il était vous-même, et cela provoque naturellement des résistances. C'est une violation de son individualité, et un péché contre votre propre individualité. Ces résistances forment en réalité un instinct des plus utiles et des plus précieux. Si vous vivez ces résistances, ces scènes et ces déceptions, c'est afin de pouvoir devenir conscient de vous-même au bout du compte. Alors, il n'y a plus de haine. »
Tel est l'aspect sûkshma.
Si quelqu'un comprend cela parfaitement, il l'acceptera et ne s'en inquiétera plus. En d'autres termes, il saura que lorsqu'il aimera, bientôt il haïra. C'est pourquoi il rira en montant et pleurera en descendant, comme Till l'Espiègle. Il comprendra le paradoxe de la vie - qui veut que nul ne saurait être parfait, ni toujours en accord avec lui-même. Certes, nous souhaiterions être un, et vivre des situations absolument limpides. Mais la chose est parfaitement impossible -bien trop unilatérale, et nous ne sommes pas unilatéraux.
.. le processus analytique déracine la haine à sa base en expliquant l'aspect sûkshma, c'est-à-dire l'aspect relatif au plan de la compréhension, de l'abstraction, de la théorie et de la sagesse. Ainsi l'on apprend que ce qui apparaît, par exemple, comme une regrettable habitude, une humeur impossible ou quelque inexplicable désagrément dans l'aspect sthûla désigne quelque chose de tout à fait différent dans l'aspect sûkshma.
. le tattva et les samskâra ont-ils des équivalents psychologiques ? Eh bien, le tattva, en tant qu'essence des choses, relève encore, sur le plan psychologique, de l'aspect sûkshma. Le terme libido ou énergie, offre un bon exemple de tattva. Ce n'est pas une substance mais une abstraction. L'énergie ne peut être observée dans la nature ; elle n'existe pas. Ce qui existe dans la nature, c'est une force naturelle - cascade, lumière, feu ou processus chimique. Nous usons ici du mot énergie, mais l'énergie en elle-même n'existe pas, bien qu'on puisse, par exemple, s'en procurer dans une usine électrique.. L'énergie proprement dite est l'abstraction d'une force physique, une certaine quantité d'intensité. C'est un concept des forces naturelles sous leur aspect sûkshma, où elles ne sont plus manifestations mais tattva, essence, abstraction. L'esprit oriental .. concrétise - lorsqu'il parvient à une conclusion ou échafaude une abstraction, celle-ci est déjà une substance ; elle est presque visible ou audible - on pourrait quasiment la toucher. . P.63
Les Orientaux sont capables de visualiser n'importe quel concept, si abstrait soit-il. Ainsi le tattva, chose concrète en Orient, présente pour nous un aspect sûkshma - c'est une abstraction, une idée. Le concept d'énergie en est un exemple particulièrement pertinent, mais il existe bief sûr d'autres notions semblables : le principe de gravité, par l'idée d'atome ou d'électrons - ce sont des équivalents du tattva. En psychologie, comme je l'ai dit, ce pourrait être la libido, qui est également un concept.
À vrai dire, s'ils sont perçus comme des éléments concrets, les samskâra n'offrent aucune analogie avec notre perception. . enseignement entièrement philosophique, lequel présente une validité dans la mesure où nous croyons à la migration des âmes, à la réincarnation ou à quelque condition de préexistence. Notre conception de l'hérédité pourrait évoquer celle des samskâra - tout comme notre hypothèse de l'inconscient collectif. Car l'esprit d'un enfant n'est en aucune manière tabula rasa. L'esprit inconscient est empli d'un monde riche en images archétypales. Les archétypes sont des conditions, des lois ou des catégories de l'imagination créatrice et, en conséquence, des équivalents psychologiques des samskâra. Mais notez toutefois ceci : pour l'esprit oriental, la doctrine des samskâra est si différente de cette définition qu'un hindou désapprouverait sans doute ma tentative de comparaison.
- .. Je pensais que sthûla correspondait à l'aspect plus physique, et sûkshma à l'aspect plus psychologique, et non seulement abstrait. Car celui-ci ne peut être perçu uniquement par l'intellect ; il s'agit d'une forme spécifique d'être connectée aux choses.
-Vous avez tout à fait raison, mais l'aspect psychologique des faits implique aussi de philosopher à leur sujet. Prenez, par exemple, l'aspect psychologique d'une chaise : elle possède à la fois un aspect sthûla et un aspect sûkshma. Elle constitue un phénomène physique et, en tant que tel, elle apparaît indiscutable sous son aspect sthûla. .. l'aspect sûkshma est l'idée. Comme dans l'enseignement platonicien de l'eidolon, l'eidos d'une chose est l'aspect sûkshma. Mais chez Platon, nous pouvons encore observer des concrétisations : .. toutes les choses sont des dérivés ou des imitations incomplètes des eidola, lesquels sont conservés dans une sorte de réserve céleste contenant le modèle de chaque objet existant. . Mais les idées qui, pour Platon, existaient bel et bien ne sont à nos yeux que des concepts psychologiques, voire de simples illusions ou suppositions. . Si la pensée primitive pense un objet, il est. Pour les primitifs, un rêve est aussi réel que cette chaise. Aussi doivent-ils prendre garde P.65 et ne pas penser à certaines choses, puisque la pensée peut facilement devenir réalité. .
-L'aspect sûkshma correspondrait-il à la « chose en soi » selon Kant.
-Oui, tout comme son usage du terme noumenon. Le noumenon est l'idée, l'essence spirituelle d'une chose. Kant .fabrique simplement un tel concept afin d'exprimer le fait que derrière le monde des phénomènes, il y a quelque chose dont nous ne pouvons rien dire. .
-. l'eidos chez Platon est à l'évidence un archétype. Le terme d'archétype vient de saint Augustin . Mais, pour eux (néoplatoniciens), l'eidos n'était pas un concept psychologique ; les idées étaient concrétisées - c'est-à-dire hypostasiées, ce qui est un excellent terme. Une hypostase, .., n'est pas une hypothèse. Une hypothèse est une supposition que je fais, une idée que j'ai formulée en vue de tenter une explication des faits. Mais, et je le sais en permanence, je ne l'ai que supposée et mon idée a encore besoin de preuves. . Or, l'hypostase signifie qu'il y a au-dessous une chose qui est matérielle - sur laquelle repose donc une autre chose.
XX
P.70 Prenons le chakra mûlâdhâra (Hauer définit le mûlâdhâra comme le chakra qui contient la racine des choses. C'est la région de la terre, du pouvoir créateur de l'homme et de la femme .l'assise du monde »), . Sa localisation physiologique se trouve dans le périnée. On croit tout savoir à son sujet, mais que représente-t-il sur le plan psychologique ? On le visualise comme une région située tout en bas de l'abdomen, relative à la sexualité et à toutes sortes de choses déplaisantes. Mais ce n'est pas du tout ça ; le mûlâdhâra désigne quelque chose de tout à fait différent. .
Dans le système des chakras, l'océan avec son monstre marin figure au-dessus ; mais en réalité, dans notre psychologie, nous le retrouvons toujours au-dessous - nous descendons toujours dans l'inconscient. En conséquence le mûlâdhâra doit être quelque chose de tout à fait différent de ce que nous pourrions attendre. . Quelques-uns d'entre vous pourraient dire qu'ils ont pénétré dans l'inconscient, dans l'océan, et qu'ils y ont vu le léviathan. Supposons que vous ayez réellement accompli le voyage marin nocturne, que vous ayez combattu l'énorme monstre. Cela signifierait que vous vous trouviez alors dans le svâdhishthâna, le deuxième centre, la région de l'eau. Mais dans ce cas, êtes-vous également allés dans le mûlâdhâra ? . le mûlâdhâra constitue un monde entier ; en fait, chaque chakra est tout un univers. (Hauer définir les chakras comme les « symboles de l'expérience de la vie ») . le dessin que je vous ai montré : piégée par les racines d'un arbre, la patiente tendait ses bras vers le haut, vers la lumière. Où donc se trouvait cette femme, ainsi bloquée par les racines ?
-Dans le mûlâdhâra.
-Oui, mais à quel état de réalité cela correspond-il ?
-Etait-ce le sommeil du Soi ?
-De toute évidence, le Soi est alors endormi. Mais sur quelle scène se tient-il ? Et où est le moi conscient ? Ici, bien sûr, dans ce monde conscient où nous sommes tous des gens raisonnables et respectables, des individus adaptés, comme on dit. Tout y fonctionne sans à-coups : nous allons prendre notre déjeuner ; nous avons des rendez-vous ; nous sommes des citoyens parfaitement normaux. Nous sommes soumis à certaines obligations, auxquelles nous ne pouvons échapper sans devenir névrosés ; nous devons remplir nos devoirs. Aussi sommes-nous tous pris dans les racines ; nous nous tenons sur notre « support-racine » (c'est la traduction littérale de mûlâdhâra). Nous nous trouvons emprisonnés dans nos racines, dans ce monde même. Voilà la réalité telle que nous la touchons. Et à ce moment-là, le Soi est endormi -, en d'autres termes, tout ce qui concerne les dieux est endormi.
Maintenant, après ce constat radical, nous devons découvrir si une telle interprétation est vraiment légitime. . Il faut .. déployer des trésors de psychologie pour faire goûter de tels sujets à l'esprit occidental. Et, à moins de s'y appliquer assidûment et d'oser commettre beaucoup d'erreurs en l'assimilant à notre mentalité, on risque tout bonnement de s'empoisonner. Car ces symboles tendent à s'accrocher de façon excessive. Ils piègent l'inconscient d'une manière ou d'une autre, puis s'agrippent à nous. Ils constituent un corps P.71 étranger dans notre système - corpus alienum -, et ils inhibent la croissance et le développement naturels de notre propre psychologie. Comme une croissance secondaire ou quelque poison. .
Si I'on suppose que le mûlâdhâra, en tant que racine, représente la terre sur laquelle nous sommes, il doit nécessairement désigner notre monde conscient. Car c'est là que nous sommes, sur cette terre même, et c'est là que se trouvent les quatre coins de cette terre. Nous sommes dans le mandala de la terre. Et quoi que l'on dise du mûlâdhâra, cela vaut pour ce monde. C'est un endroit où l'humanité est victime d'impulsions, d'instincts, d'inconscience, de participation mystique. Un endroit obscur et inconscient. Nous sommes ici les victimes malheureuses des circonstances, et notre raison se révèle, pour ainsi dire, impuissante. Bien sûr, lorsque les temps sont paisibles et qu'aucun orage psychologique majeur n'est en vue, nous pouvons accomplir quelque chose grâce à la technique. Mais il suffit que survienne cet orage, disons une guerre ou une révolution, pour que tout soit détruit et que nous nous égarions.
En outre, quand nous nous trouvons dans cet espace à trois dimensions, parlant raison et accomplissant apparemment des choses sensées, nous sommes semblables à des non-individus - de simples poissons dans la mer. Ce n'est que fugitivement que nous soupçonnons l'existence du deuxième chakra. Chez certaines personnes, quelque chose opère le dimanche matin, ou un jour particulier de l'année, .. elles éprouvent alors le besoin fugace de se rendre à l'église. D'autres, au contraire, se sentent attirées vers les montagnes, vers la nature, où elles ressentiront une autre qualité d'émotion. Il s'agit là d'un imperceptible frémissement de la beauté endormie ; quelque chose dont on ne peut rendre compte se déclenche dans l'inconscient. Une étrange pulsion souterraine contraint ces gens à faire une chose qui ne relève pas simplement de l'habitude. Aussi pouvons-nous supposer que l'endroit où le Soi, le non-moi psychologique, se trouve endormi est l'endroit le plus banal du monde - une gare, un théâtre, notre famille, notre situation professionnelle. Ici, les dieux sont endormis ; ici, nous sommes aussi raisonnables ou déraisonnables que des animaux inconscients. Voilà le mûlâdhâra.
S'il en est ainsi, le chakra suivant, le svâdhishthâna, devrait représenter l'inconscient, symbolisé par la mer - où demeure un énorme léviathan qui menace de nous anéantir. . Le yoga tantrique, sous son ancienne forme, est assurément l'ouvre des hommes - et l'on peut donc s'attendre à ce que la psychologie masculine prédomine. On ne s'étonnera guère, en conséquence, de découvrir dans le deuxième chakra le grand croissant de lune, lequel est naturellement un symbole féminin. Qui plus est, l'ensemble revêt la forme du padma ou lotus. Et ce lotus n'est autre que le yoni. (Padma est simplement le nom liturgique, la métaphore du yoni, l'organe Féminin.)
-Selon le professeur Hauer, pourtant, le croissant n'est pas un symbole féminin : il relève de Shiva.
-Il en va effectivement ainsi pour l'Orient. Et si vous questionnez les hindous à ce sujet, ils n'admettront jamais qu'on puisse mettre le mûlâdhâra au-dessus du svâdhishthâna. Leur point de vue est absolument différent. Si vous les interrogez à propos de l'analogie du soleil, ils en dénieront aussi l'existence. On peut toutefois observer que le symbolisme du mythe solaire est également présent ici. P.73
-Leur symbolisme ne saurait être le même que le nôtre ; leurs dieux sont dans la terre.
-Evidemment. C'est lorsqu'il n'est pas dans ce monde, voyez-vous, qu'un hindou apparaît normal. De la sorte, si l'on assimile de tels symboles, si l'on pénètre dans la mentalité hindoue, on se retrouve en plein désarroi, on se trompe du tout au tout. Ils situent l'inconscient au-dessus, et nous au-dessous. Tout est renversé, simplement. .
Le deuxième centre possède tous les attributs qui caractérisent l'inconscient. On peut ainsi supposer que le chemin menant hors de notre existence au sein du mûlâdhâra conduit vers l'eau. Un homme .. a fait quelques rêves singuliers autour de ce thème .. Avançant le long d'une route, d'une petite rue ou bien d'un sentier, il se trouvait soit à bord d'un véhicule soit à pied - le rêve commençait toujours par ce mouvement ; et alors, à son grand étonnement, tous ces chemins conduisaient inévitablement vers l'eau, vers le deuxième chakra.
Telle est toujours la toute première demande propre aux cultes des mystères : pénétrer dans l'eau, dans les fonts baptismaux. La voie qui mène à une condition plus haute, quelle qu'elle soit, passe par l'eau, avec le danger d'être avalé par le monstre. . Le baptême constitue une noyade symbolique. . De cette mort symbolique jaillit une nouvelle vie, un nouveau-né. Ensuite, les initiés sont souvent nourris avec du lait comme dans le culte d'Attis - lors duquel, après le baptême, les adeptes recevaient aussi du lait pendant huit jours, à l'instar de petits bébés, avant d'obtenir leurs nouveaux noms.
Ainsi, le symbolisme du chakra svâdhishthâna exprime l'idée universelle du baptême par l'eau, avec tous ses dangers : être noyé ou dévoré par le makara. Aujourd'hui, au lieu de mer ou léviathan, nous disons analyse - laquelle se révèle pourtant tout aussi dangereuse. On va sous l'eau, on y fait la connaissance du léviathan - et cela devient une source de régénération ou de destruction. Si cette analogie est recevable, le parallèle établi avec le mythe solaire devrait l'être également puisque toute l'histoire du baptême se retrouve dans cette tradition. Le soleil de l'après-midi, .., devient vieux et faible - c'est pourquoi il se noie ; il s'enfonce dans la mer à l'ouest, voyage sous les eaux ( c'est le périple marin nocturne) et renaît le matin à l'est. Aussi le deuxième chakra pourrait-il être appelé chakra ou mandala du baptême - ou bien celui de la renaissance ou de la destruction, selon les effets dudit baptême.
. La présence du rouge feu se comprend aisément. Le mûlâdhâra est plus sombre, de la couleur du sang, de la passion obscure. Mais le vermillon du svâdhishthâna contient, lui, bien plus de lumière. Si l'on suppose que cette nuance a également quelque chose à voir avec la course du soleil, elle pourrait symboliser les rayons du soleil levant ou couchant - la couleur de l'aurore ou celle des derniers rayons, en effet, est d'un rouge plutôt humide. Du reste, après le deuxième centre, on pourrait s'attendre à la manifestation d'une nouvelle vie, un déploiement de lumière, d'intensité, de grande activité P.75 ce que serait précisément le manipûra. (Hauer définit ainsi le chakra manipûra : « Mani signifie la perle ou le joyau, et pûra plénitude ou richesse - on peut donc l'appeler le trésor de la perle ou le trésor des joyaux. ») . Nous situerions le mûlâdhâra audessus parce qu'il s'agit de notre monde conscient ; et le chakra suivant se trouverait au-dessous - c'est la façon dont nus le ressentons, puisque nous partons réellement d'en haut. .. nous partons de notre monde conscient ; aussi notre mûlâdhâra pourrait-il se situer non pas tout en bas de notre ventre, mais en haut dans notre tête. Comme je vous l'ai déjà dit, tout est sens dessus dessous.
-Mais c'est la même chose dans l'inconscient.
-Dans l'inconscient, où les extrêmes se touchent. Ici, tout est oui et non ; ici, le mûlâdhâra se trouve aussi bien en haut qu'en bas. Il existe du reste une analogie dans le système tantrique des chakras. Quel est le lien entre l'âjnâ, (SeIon Hauer, le chakra âjnâ signifie « « commandement » ; c'est quelque chose qu'on sait devoir faire, cela a à voir avec l'Erkenntnis, la connaissance [.]. En anglais, vous pourriez l'appeler reconnaissance. C'est un commandement, ou une reconnaissance, donné à soi-même, comme si l'on se disait que son propre devoir réside dans telIe ou telIe chose ») le centre le plus élevé, et le mûlâdhâra ? Il s'avère des plus importants.
-L'union de Shakti et de Shiva. (Hauer décrit le chakra âjnâ comme suit : « Le yoni et le linga, le pouvoir de la femme et celui de l'homme, sont unis, et non séparés. »)
-Parfaitement. La Kundalinî, dans son état de beauté endormie, est unie au linga dans le mûlâdhâra (Hauer explicite ainsi le chakra mûlâdhâra : « Voici à nouveau le yoni et le linga, et Kundalinî qui sommeille. Ce yoni est rouge et le linga marron foncé, soit le symbole de la vie érotique dans sa plénitude. C'est un rouge fort différent de celui du centre du cour [âjnâ], qui symbolise la vie érotique dans son sens le plus élevé - tandis qu'il s'agit ici du sens le plus terrestre. »); et la même condition prévaut tout en haut dans le centre âjnâ où la devî est revenue auprès du dieu - et où ils sont un à nouveau. Ils se retrouvent une fois encore dans une condition créatrice, mais sous une forme entièrement différente. Tout comme ils sont unis en bas, ils sont unis en haut. Aussi les deux centres peuvent-ils être intervertis.
Voyez-vous, avant de pouvoir assimiler ce système, nous devons prendre conscience du lieu où nous nous trouvons. Pour nous, tout cela se présente apparemment à l'envers ; nous ne montons pas vers l'inconscient, nous y descendons . Les anciens cultes à mystères se déroulaient souvent sous terre. .. dans les vieilles églises chrétiennes, où la crypte - l'église souterraine - se situe sous l'autel. .. même idée dans le spelaeum mithraïque , la caverne ou la pièce souterraine où avait lieu le culte de Mithra. Il s'agit toujours d'un endroit souterrain ou d'une véritable grotte. Le culte d'Attis se célébrait également dans des cavernes. La grotte dans laquelle naquit le Christ à Bethléem aurait été, dit-on, un spelaeum. Saint-Pierre de Rome, se dresse aujourd'hui à l'endroit où se déroulaient les taurobolia, les baptêmes de sang du culte d'Attis. Les grands prêtres de ce culte, en outre, portaient le titre de Papas - titre qui fut repris par le pape, lequel n'était auparavant que l'évêque de Rome. Attis lui-même est un dieu qui meurt et qui ressuscite, manifestant ainsi la continuité de la véritable histoire.
-Selon le professeur Hauer, il existe deux voies pour accéder à l'inconscient - celle de gauche et celle de droite. Dans l'une, l'homme affronte le monstre marin et se voit avalé par lui ; dans l'autre, il surgit par-derrière et peut l'attaquer.
- Ce sont là les subtilités du système hindou. . j'ai expliqué pourquoi en Orient l'inconscient est situé en haut, alors que chez nous il est placé en bas. Aussi pouvons-nous renverser tout le système - comme si nous descendions du mûlâdhâra, comme s'il s'agissait du centre le plus élevé. . Mais nous pourrions également dire que nous montons.
-Dans toutes les visions que nous avons étudiées lors du séminaire en anglais, on descend d'abord, puis on monte. Je ne vois pas comment vous pouvez changer cela.
-Lorsque vous partez du mûlâdhâra, vous descendez, car le mûlddhâra est alors situé au sommet. P.77
-Mais le mûlâdhâra est souterrain.
-Non, il ne se situe pas nécessairement sous terre. Il fait partie de la terre. C'est une façon de parler. Nous sommes sur terre ou dans la terre. Cette femme prisonnière des racines était simplement piégée dans sa vie personnelle. Du reste, elle se conduisait littéralement ainsi ; c'est pourquoi eIle s'est représentée piégée - par les devoirs de la vie, par ses relations avec sa famille, etc. Pour elle, être en analyse signifiait certainement monter. Recevoir le baptême chrétien, c'est aussi monter, mais cela n'empêche pas que ce baptême soit représenté par une descente dans l'eau. .
-Ne pensez-vous pas que la conception orientale de l'inconscient soit différente de la nôtre ? C'est une autre forme d'inconscient.
-Certes, leur conception est entièrement différente, mais il est inutile d'en débattre puisque nous n'en savons rien. .
. Ils (orientaux) ne reconnaissent pas l'inconscient, et c'est à peine s'ils comprennent ce que nous entendons par conscience. Leur représentation du monde est radicalement différente de la nôtre. . Si je vous ai quelque peu déconcertée, je le regrette - mais vous le seriez plus encore si vous preniez tout cela à la lettre (chose qu'il vaut mieux éviter). Si l'on réfléchissait en ces termes, on fabriquerait un système d'apparence hindoue avec la psychologie de l'esprit occidental. On ne peut agir ainsi - ce serait tout bonnement s'empoisonner. De sorte que si l'on s'occupe d'un tel sujet - et je crains que cela soit nécessaire, eu égard à la similarité de sa structure avec notre propre inconscient -, il convient de choisir une autre voie. Nous devons sentir ou tout au moins admettre que le mûlâdhâra se tient ici-bas, qu'il est la vie de cette terre et que le dieu y dort. Ensuite, nous pénétrons dans le krater - pour reprendre l'ancienne formulation de Zosime - (Le cratère est manifestement un vase merveilleux, une cuve baptismale ou une piscine dans laquelle s'accomplissait le baptismos, l'immersion, le baptême. Ainsi se produisait la transformatIon en être spirituel. ») ou dans l'inconscient, état considéré comme plus élevé que le précédent, car nous abordons là une autre sorte de vie. Et nous n'y parvenons que par le seul truchement de la Kundalinî éveillée. (.. Jung écrit : « Dans le mûlâdhâra, Kundalinî sommeille. C'est une activité latente, qui s'extériorise. Par son truchement, l'homme est attaché au monde de l'apparence et croit que son moi est identique au Soi. Kundalinî est une cit ( conscience), et lorsqu'elle s'éveille, elle retourne vers son maître. C'est une « conscience universelle », opposée à jîv-âtmâ (conscience individuelle). »)
A présent, il nous faut évoquer cette Kundalinî, saisir ce qu'elle est, ou la façon dont elle peut être éveillée.(SeIon Hauer, « la Kundalinî, telle que nous l'entendons ici, n'est en aucune manière un pouvoir érotique de l'homme, mais une forme de pouvoir féminin qui n'est rien d'autre qu'une pure connaissance : il y a dans le pouvoir féminin une certaine puissance de connaissance, une force qui n'a rien à voir avec l'érotisme, et qui doit être libérée et unie à la force connaissante du pouvoir masculin à son plus haut point de développement ») . quelque suscitation venue d'en haut la fait s'élever - mais pour ce faire, .. , il faut avoir une buddhi, (La buddhi, selon Hauer, est l'organe de l'intuition composé de pur sattva, cette substance-monde-lumière qui est à la base de la cognition ou de la connaissance, de la vision. » Eliade indique que buddhi est le terme dont use le yoga du Sâmkhya pour désigner l'intellect), ou esprit, purifiée.
En conséquence, la progression jusqu'au deuxième chakra n'est envisageable que si le serpent a déjà été éveillé, et celui-ci ne peut l'être que par le truchement d'une attitude juste. En termes psychologiques, l'inconscient ne peut être approché que d'une seule manière, à savoir par un esprit purifié, par une attitude juste - et par la grâce du ciel, qui est la Kundalinî. Quelque chose à l'intérieur de soi-même, une pulsion que l'on éprouve, doit nous y conduire. P.79 Si ce quelque chose est absent, tout n'est plus qu'artificiel. On doit donc éprouver une sensation particulière, une étincelle qui guide, quelque incitation nous forçant à passer par le stade de l'eau pour gagner le centre suivant. Telle est précisément la Kundalinî, quelque chose d'impossible à reconnaître, qui peut revêtir l'aspect d'une peur ou d'une névrose ou encore, bien sûr, celui du plus vif intérêt - mais ce quelque chose doit être supérieur à notre volonté. Autrement, on ne va pas jusqu'au bout. On se détourne au premier obstacle ; sitôt le léviathan aperçu, on prend la fuite. Mais cette vivante étincelle, cette pulsion, ce besoin nous prend à la gorge. . Le Songe de Poliphile .. Celui-là est, comme on dit, entré dans l'inconscient. On songe à L'Enfer de Dante, mais exprimé en des termes fort différents. Le moine décrit son voyage dans la Forêt-Noire .. l'ultima Thulé . Et voilà qu'il perd son chemin ; apparaît alors un loup. Dans un premier temps, il a peur, puis il le suit bientôt vers une source à laquelle il s'abreuve - allusion au baptême. Ensuite, il arrive dans les ruines d'une ancienne ville romaine. Après avoir franchi les portes de cette cité, il découvre des statues et des inscriptions symboliques singulières, que d'ailleurs il cite, et qui se révèlent des plus intéressantes sur le plan psychologique. Puis, soudain, la peur s'empare de lui ; tout devient d'une inquiétante étrangeté. Il veut rebrousser chemin ; il retourne sur ses pas pour refranchir les portes. Mais un dragon embusqué lui barre le chemin. Il ne peut plus reculer ; il ne peut qu'avancer. Le dragon n'est autre que la Kundalinî. D'un point de vue psychologique, voyez-vous, la Kundalinî est ce qui nous fait courir les plus grandes aventures. Je me dis : « Bon Dieu ! Dans quoi me suis-je encore embarqué ? » Mais si je rebrousse chemin, c'est l'aventure même qui quitte ma vie. Alors celle-ci ne vaut plus rien, car elle a perdu toute sa saveur. C'est bien cette quête qui rend la vie vivante - et il s'agit précisément de la Kundalinî, la pulsion divine. .
-Oui, l'anima correspond à la Kundalinî. (L'interprétation jungienne de la Kundalinî en tant qu'anima peut avoir été suggérée par la description suivante dans La Puissance du Serpent : « [Elle] est la « Femme Intérieure », à laquelle faisait allusion cette parole :''Quel besoin ai-je d'aucune femme extérieure ? J'ai une Femme Intérieure en moi'' ». Dans « A propos de la symbolique des mandalas », alors qu'il commente le mandala d'une jeune femme représentant un serpent lové, Jung dit de ce reptile : « Il aspire à sortir : c'est l'éveil de la Kundalinî, c'est-à-dire la nature chtonienne qui entre en activité. .Pratiquement, cela traduit une prise de conscience de la nature instinctive. ») C'est la raison pour laquelle je maintiens, malgré l'interprétation indoue qui souligne le caractère masculin du croissant de lune, que le deuxième chakra est profondément féminin. Car l'eau est la matrice de la renaissance - les fonts baptismaux. La lune constitue, à l'évidence, un symbole féminin ; je possède du reste une peinture tibétaine qui représente Shiva sous une forme féminine, dansant sur les cadavres au milieu d'un charnier. Quoi qu'il en soit, la lune a toujours été considérée comme le réceptacle des âmes des défunts. Celles-ci émigrent après la mort vers la lune, laquelle les fait renaître à l'intérieur du soleil. La lune s'emplit d'abord des âmes mortes - c'est la pleine lune enceinte -, puis elle les offre au soleil, où elles accèdent à une vie nouvelle .. La lune est donc un symbole de renaissance. Dans ce chakra, d'ailleurs, elle ne se trouve pas en haut, mais en bas, comme une coupe d'où jaillit l'offrande des âmes aux chakras situés au-dessus, le manipûra et l'anâhata. . P.81
DEUXIÈME CONFÉRENCE 19 octobre 1932
. le mûlâdhâra symbolise notre existence consciente personnelle et terrestre.
Récapitulons un peu tout cela : le mûlâdhâra, .. est le signe de la terre ; le carré situé en son centre, .., incarne la terre ; quant à l'éléphant, il incarne la puissance porteuse, l'énergie psychique de la libido. En outre, selon la signification même du mot mûlâdhâra ( « support-racine » ), nous nous trouvons ici dans la région des racines de notre existence, ce qui correspondrait à notre vie sur cette terre dans sa dimension personnelle et corporelle. A cela s'ajoute encore un attribut capital : les dieux sont ici assoupis ; le linga est encore à l'état de germe, et la Kundalinî, la belle endormie, apparaît comme la possibiIité d'un monde qui n'est pas encore advenu. Il s'agit, en P.83 conséquence, d'un état dans lequel l'homme semble être la seule puissance active et dans lequel les dieux, ou les puissances impersonnelles du non-moi, se révèlent inopérants - ils ne font pratiquement rien. C'est là peu ou prou, d'ailleurs, l'état de notre conscience européenne moderne. Il existe encore un autre attribut qui ne figure pas dans le symbole lui-même, mais dont les commentaires hindous font mention : ce chakra est situé, pour ainsi dire, dans la partie inférieure du bassin .. Il s'agit donc d'un élément localisé à l'intérieur de notre corps alors que, selon nos conclusions, il se trouvait à l'extérieur - c'est-à-dire dans notre monde conscient. Que les commentaires hindous situent le monde conscient dans le corps, voilà qui ne peut manquer de nous surprendre.
. il y aurait quelque chose dans son ventre. Mais pourquoi donc dans le ventre ? Peut-être que notre existence ici-bas, dans un corps, dans un espace tridimensionnel, a réellement quelque chose à voir avec ce symbole-là. Et sans doute que cet état peut être exprimé sur le plan allégorique par un abdomen -comme si nous étions précisément dans un abdomen. Or, si nous sommes dans un abdomen, cela signifie probablement que nous sommes au-dedans de la mère, à l'état de commencement ou de développement. . notre existence actuelle, ce monde, est une sorte de matrice ; nous sommes de simples ébauches, moins que des embryons ; de simples germes appelés encore à devenir, comme une graine dans la matrice. .. l'hindou .. assimile peut -être le monde conscient à une simple pouponnière.
. il y a là .. une analogie avec la philosophie chrétienne, selon laquelle cette vie actuelle et personnelle n'est que passagère. .
. Nombre de peuples, qu'ils soient hindous, chrétiens ou mahométans, partagent ce point de vue. Selon leur perspective, le mûlâdhâra est une condition transitoire, l'état de germination dans lequel tout commence. Ce qui s'oppose, naturellement, à ce que croient les gens d'aujourd'hui. . P.85
. Nous devons tenir pour acquis que ce monde est le seul monde, celui où les choses existent sur un plan réel, et qu'il n'y a peut être rien au-delà . Seule la réalité immédiate doit nous préoccuper et nous devons affirmer, comme nous l'indique d'ailleurs le symbole du mûlâdhâra, que les dieux, qui représentent justement cet autre ordre -éternel- des choses, sont assoupis. Ils sont inopérants, ils ne signifient rien. Nous pouvons néanmoins penser qu'au centre même de ce champ de conscience se trouvent les germes de quelque chose, lesquels témoignent d'une forme différente de conscience - même si pour le moment ils restent inactifs. Pour l'exprimer sur le plan psychologique, il semble indéniable que même dans notre conscience, que nous tenons pour « seule et unique », parfaitement claire, évidente et banale - oui, même dans ce champ-là, il existe une étincelle qui laisse affleurer une autre conception de la vie.
. Ces dieux assoupis, ou ce germe, pourraient nous permettre, comme l'histoire nous le montre amplement, de considérer le monde du mûlâdhâra d'un point de vue entièrement différent et même de le situer carrément à la base du tronc, là où toute chose commence - ce qui signifie que le grand corps du monde cosmique le mûlâdhâra occupe la place inférieure, celle du commencement. De sorte que ce que nous prenons pour l'apogée d'une longue histoire et d'une longue évolution serait en réalité comparable à une pouponnière ; les grandes choses, les choses importantes se situeraient bien au-dessus de ce plan et seraient encore appelées à devenir - tout comme les contenus inconscients dont nous éprouvons la présence tout en bas dans notre abdomen remontent lentement vers la surface pour devenir conscients. .Tant qu'il se trouvait dans l'abdomen, il ne perturbait que notre fonctionnement physiologique ; le germe était encore minuscule. Mais à présent, il est devenu un embryon et à mesure qu'il atteint le conscient, il nous apparaît de plus en plus comme un arbre pleinement épanoui.
. l'objectif que s'assigne le yoga dans l'éveil de la Kundalinî. II s'agit de séparer les dieux d'avec le monde -afin qu'ils deviennent actifs - et c'est ainsi qu'on met en branle l'autre ordre des choses. . Notre monde conscient tout entier n'est qu'un germe de l'avenir. Ainsi, lorsqu'on parvient à éveiller la Kundalinî et qu'elle commence à surgir de sa simple potentialité, on donne nécessairement la première impulsion à un monde qui diffère totalement du nôtre, un monde d'éternité. .
. l'ensemble des visions constituait une expérience d'une nature non personnelle ou P.87 impersonnelle, .. pourquoi j'étais si réticent à évoquer l'aspect personnel de notre patiente. Cet aspect, en effet, se révèle tout à fait négligeable au regard de ses visions, qui auraient pu être celles de n'importe qui .Elles correspondent au monde de la Kundalinî et non à celui du mûlâdhâra. De telles expériences expriment en réalité l'évolution de la Kundalinî et non celui de madame Unetelle. Naturellement, un psychanalyste astucieux pourrait retrouver dans ce matériel quelques épisodes caractéristiques de la vie de cette patiente, mais il ne les percevrait qu'à partir du mûlâdhâra, autrement dit, à partir de notre point de vue rationnel sur ce monde en tant qu'univers déterminé. Sur le plan du yoga de la Kundalinî, en revanche, cet aspect-là ne présente aucun intérêt car il est purement accidentel. ... le mûlâdhâra apparaît comme le monde de l'illusion - tout comme l'univers des dieux, expérience impersonnelle, semble une illusion sur le plan de la psychologie du mûlâdhâra, ou selon le point de vue rationnel de notre monde.
.. ce symbolisme particulier .. nous offre en vérité une possibilité incomparable de comprendre ce que signifient cette expérience impersonnelle et cette dualité - duplicité ? - particulière de la psychologie humaine où deux aspects s'enchevêtrent d'une façon déconcertante : d'une part, la dimension personnelle où seuls les éléments qui appartiennent à ce plan possèdent une significarion et, de l'autre, une psychologie différente au regard de laquelle ces éléments sont aussi futiles qu'illusoires, dépourvus de tout intérêt et de toute valeur.
C'est par le truchement de ces deux dimensions que nos conflits fondamentaux surgissent et que nous avons la possibilité d'adopter un autre point de vue - et ainsi d'être à même de critiquer, de juger, de reconnaître et de comprendre. Car lorsque nous ne faisons qu'un avec les choses, nous leur sommes complètement identiques - nous ne saurions les comparer, ni les distinguer, ni les reconnaître. Celui qui veut comprendre a besoin d'un point situé à l'extérieur. .. les gens dotés d'une nature à problèmes et à conflits multiples peuvent faire preuve de la plus grande compréhension - parce que leur nature les rend précisément capables de percevoir l'autre côté des choses et de juger par comparaison. .
Si, par exemple, un yogi ou un Occidental parvient à éveiller la Kundalinî, ce qui se déclenche là n'est en aucune manière un processus personnel - quoique, naturellement, un phénomène impersonnel puisse souvent influencer d'une façon positive la condition personnelle. . Ce qui se déclenche, ce sont des événements impersonnels auxquels il ne faut pas s'identifier. À moins de s'exposer à des conséquences désagréables - on cède alors à l'inflation et on se trompe sur toute la ligne. C'est précisément l'une des grandes difficultés inhérentes à l'expérience de l'inconscient - on s'identifie à lui jusqu'à en devenir hébété. Or, loin de s'identifier à l'inconscient, on doit se tenir à l'extérieur, détaché, et observer objectivement ce qui a lieu. On comprend alors que tout phénomène intervenant dans l'ordre des choses impersonnelles et extérieures aux affaires humaines présente une particularité des plus désagréables : il s'accroche à nous - ou nous nous accrochons à lui. Comme si la Kundalinî, dans son mouvement ascendant, nous entraînait avec elle, comme si nous faisions partie de son mouvement, notamment au début.
Nous en sommes effectivement une partie, parce que nous sommes alors ce qui contient les dieux. Ils sont en nous à l'état de germes, dans le mûlâdhâra ; lorsqu'ils commencent à se mouvoir, ils provoquent un véritable séisme, ce qui naturellement nous secoue, et peut même anéantir notre demeure. P.89 Lorsque ce bouleversement se produit, il nous emporte avec lui - et nous pourrions croire à cet instant que nous nous élevons. Mais il existe, bien sûr, une grande différence entre voler et être soulevé par une vague ou un grand vent. Celui qui vole de son propre mouvement peut en effet redescendre sans dommage, mais celui qui est emporté vers les hauteurs perd tout contrôle et retombe tôt ou tard de la façon la plus désagréable qui soit - c'est alors une véritable catastrophe. Aussi est-il sage, voyez-vous, de ne pas s'identifier à ces expériences mais de les approcher comme si elles étaient extérieures aux affaires humaines. . Sinon, comme je vous l'ai dit, on succombe à l'inflation, une forme mineure de folie, ce qui est un euphémisme. Et lorsqu'on est totalement possédé par l'inflation, jusqu'à en exploser, on tombe dans la schizophrénie.
Naturellement, l'idée d'une expérience psychique impersonnelle nous apparaît des plus singulières ; il est bien malaisé de l'accepter tant nous sommes pénétrés du fait que notre Inconscient nous appartient - mon inconscient, ton inconscient, son inconscient. En vérité, ce préjugé est si enraciné que nous éprouvons les plus grandes difficultés à nous désidentifier. Même si nous pouvons reconnaître qu'il existe une expérience du non-moi, il nous reste un long chemin à faire avant de comprendre ce qu'elle recouvre. C'est la raison pour laquelle ces expériences demeurent secrètes. On les appelle mystiques parce que le monde ordinaire ne saurait les saisir . il existe dans ce domaine une tendance naturelle à garder le secret ; l'expérience est en effet d'un genre si particulier qu'il vaut mieux ne pas en parler, sous peine de s'exposer à la plus grande des incompréhensions. . De telles choses, nous le devinons, ne s'accordent guère avec le reste, et elles pourraient même exercer une influence destructrice sur les croyances propres au monde du mûlâdhâra.
Car ces croyances sont tout à fait nécessaires. Il est extrêmement important d'être rationnel, de croire que notre monde a des limites, que ce monde est l'apogée de l'histoire, la chose la plus désirable qui soit. Une telle conviction est absolument vitale. Sinon l'on reste séparé d'avec le mûlâdhâra - on n'y accède jamais, on ne naît même jamais. Beaucoup de gens, à vrai dire, ne sont pas encore nés. Ils ont l'air d'être là, ils déambulent - mais en fait, ils ne sont pas encore nés parce qu'ils se tiennent derrière une paroi de verre, parce qu'ils restent dans la matrice. Ceux-là ne sont dans le monde que sur parole et retourneront bientôt au plérome dont ils sont issus. Ils n'ont encore tissé aucun lien avec cette terre ; ils sont comme suspendus dans les airs, névrosés, vivant une existence provisoire. Ils disent par exemple : « Je vis actuellement de cette façon. Si mes parents agissent selon mes désirs, je reste. Mais si un jour ou l'autre ils font quelque chose qui me déplaît, je décampe. » C'est cela, voyez-vous, l'existence provisoire, une vie conditionnée, la vie d'une personne qui reste attachée par un cordon ombilical aussi gros que le filin d'un navire au plérome, au monde archétypique de la splendeur. Or, naître est une chose essentielle ; vous devez venir au monde - sinon, vous ne pouvez accomplir P.91 le Soi et vous manquez l'objectif dévolu à cet univers. Vous devrez alors être renvoyé dans le creuset originel et naître à nouveau.
. Il est capital, voyez-vous, d'être dans ce monde, d'accomplir véritablement son entéléchie, le germe de vie que nous sommes. Sinon, on ne peut jamais déclencher l'éveil de la Kundalinî ; on ne peut jamais se détacher. On est tout simplement renvoyé à la case départ, sans que rien soit advenu ; c'est là une expérience dépourvue de toute valeur. Nous devons croire en ce monde, nous enraciner, faire de notre mieux . Si futile que cela soit, nous devons y croire, en faire une conviction quasi religieuse, dans le seul dessein d'apposer notre signature au bas de ce traité . Oui, nous devons laisser une trace dans ce monde, une trace qui puisse signaler que nous sommes passés par là, que quelque chose est advenu. Si ce quelque chose n'advient pas, nous ne saurions être accomplis. Imaginez que la graine de vie soit tombée dans une épaisse couche d'air qui la maintiendrait en suspension. Puisqu'elle n'a jamais touché le sol, elle n'a pu engendrer la plante. Mais si vous touchez la réalité dans laquelle vous vivez et si vous y restez pendant plusieurs décennies, si vous laissez une trace, le processus impersonnel peut alors se déclencher. Voyez-vous, la pousse doit sortir du sol ; si l'étincelle personnelle n'a jamais pénétré le sol, rien n'en sortira ; aucun linga, aucune Kundalinî n'apparaîtra, car vous demeurerez dans l'infinité qui présidait auparavant.
En revanche, si l'on réussit à parfaire son entéléchie, cette pousse surgira du sol ; autrement dit, surgira alors une possibilité de détachement du monde - du monde de la Mâyâ, .. qui correspond à une sorte de dépersonnalisation. Au sein du mûlâdhâra, en effet, nous sommes dans l'identique. Nous sommes empêtrés dans les racines, nous sommes nous-mêmes les racines. Nous fabriquons des racines, nous produisons des racines ; nous sommes enracinés dans le sol et il n'est aucun moyen de nous en échapper - nous devons y rester aussi longtemps que nous vivons. L'idée selon laquelle nous pourrions nous sublimer et devenir des êtres entièrement spirituels est une inflation. .
En Inde, .., on n'établit aucune distinction entre ce qui est « personnel » et « impersonnel », « subjectif » et « objectif », « moi » et « non-moi ». Mais on parle de la buddhi, c'est-à-dire la conscience individuelle, et de la Kundalinî, qui en est l'opposé ; et nul ne rêverait de confondre les deux. .. les hindous ne pensent jamais : « Je suis la Kundalinî. » Au contraire, s'ils peuvent faire l'expérience du divin, c'est parce qu'ils sont profondément conscients de la différence absolue entre Dieu et l'homme. Nous sommes, dès le début, identiques au divin parce que nos dieux, dans la mesure où iIs ne sont pas de pures abstractions conscientes, constituent de simples germes, ou, disons, des fonctions. La chose divine opère en nous par des troubles névrotiques de l'estomac, du côlon ou de la vessie - par de simples dysfonctionnements du monde inférIeur. Nos dieux, qui se sont assoupis, ne s'agitent que dans les entrailles de la terre.(Jung écrit : « Les dieux sont devenus des maladies : Zeus ne régit plus l'Olympe, mais le plexus solaire et il crée des cas pour le cabinet du médecin.») Car l'idée consciente que nous avons de Dieu est abstraite et lointaine. On ose à peme en parler. C'est devenu un tabou, une pièce si usée qu'elle peut tout juste servir de monnaie d'échange.
Par son système des chakras, le yoga de la Kundalinî symbolise le développement de cette vie impersonnelle. P.93 En conséquence, il constitue tout ensemble un symbolisme initiatique et un mythe cosmogonique. . Selon un mythe pueblo, les hommes furent engendrés au plus profond de la terre dans une caverne noire comme poix. Ils vécurent ainsi semblables à des vers, assoupis dans le noir absolu, jusqu'à ce que deux messagers célestes descendent et sèment toutes les espèces de plantes. Ensuite, ils découvrirent une sorte de bambou en forme d'échelle, suffisamment long pour qu'ils puissent passer par l'ouverture du plafond, si bien que l'humanité put y grimper et atteindre le sol de la caverne suivante ; mais il y faisait toujours sombre. Longtemps après, ils réinstaIlèrent le bambou, grimpèrent de nouveau et atteignirent la troisième caverne. Et ainsi de suite, jusqu'à gagner enfin la quatrième caverne - où il y avait de la lumière, mais une lumière imparfaite et spectrale. Cette caverne débouchait à la surface de la terre. Pour la première fois, ils atteignaient la terre ; mais il y faisait toujours sombre. Pour finir, ils apprirent à créer une lumière éclatante, à partir de laquelle furent fabriqués le soleil et la lune.
.. ce mythe rapporte admirablement l'avènement de la conscience et son élévation de niveau en niveau. Ces niveaux ne sont autres que les chakras, de nouveaux univers de conscience qui se sont développés naturellement, l'un au-dessus de l'autre. Et ce symbolisme est celui tous les cultes initiatiques : l'éveil hors du mûlâdhâra et l'entrée dans l'eau, les fonts baptismaux, où l'on affronte le danger inhérent au makara, qualité dévorante ou attribut de la mer.
Puis, dès lors que ce danger est surmonté, on atteint le centre suivant, le manipûra, c'est-à-dire l'« abondance de joyaux ». C'est le centre du feu, le lieu même où le soleil se lève. .. ses premiers rayons apparaissent après le baptême. Comme dans les rites d'initiation des mystères d'Isis, tels que les rapporte Apulée . Vous naissez alors à une nouvelle existence ; vous êtes un nouvel être et vous portez un nouveau nom.
Le rite catholique du baptême exprime cela à merveille : .. « je te donne la lumière éternelle » - c'est-à-dire, je te fais parent du soleil, et de Dieu. Vous recevez alors une âme immortelle, que vous ne possédiez pas avant ; vous devenez un « deux fois né ». Le Christ reçoit sa mission et l'esprit de Dieu lors de son baptême dans le Jourdain. Il ne devient Christus qu'après le baptême parce que Christus signifie l'Oint. Il est, lui aussi, un « deux fois né ». Il se tient à présent au-dessus du mortel ordinaire qu'il était naguère en tant que Jésus, fils de charpentier. Il est maintenant Christus, une personnaIité symbolique ou non personnelle. . Il appartient au monde entier, et sa vie montre à l'évidence qu'un tel rôle est bien plus important que celui de fils de joseph et de Marie.
Le manipûra est donc le centre de l'identification à Dieu, où l'on devient un fragment de la substance divine, doté d'une âme immortelle. Nous faisons alors partie de ce qui ne relève plus du temps, de l'espace tridimensionnel ; nous appartenons à un ordre à quatre dimensions où le temps constitue une étendue, où temps et espace ne sont plus, où seule existe la durée infinie - l'éternité.
Le symbolisme, ancien et universel, n'est l'apanage ni du baptême chrétien ni de l'initiation aux mystères d'Isis. Dans le symbolisme religieux de l'ancienne Égypte, par exemple, le pharaon mort descend dans le monde souterrain et prend place dans la barque du soleil. Comme vous pouvez le constater, s'approcher de la divinité, c'est échapper à la futilité de l'existence personnelle et atteindre l'existence éternelle P.95 c'est accéder à une forme non temporelle d'existence. . Le nom de ce troisième centre - « abondance de joyaux » - apparaît ainsi des plus judicieux. Il marque la grande richesse du soleil, l'abondance inépuisable de la puissance divine que l'homme atteint par le truchement du baptême.
Mais, bien entendu, cela n'est que du symbolisme. Abordons maintenant l'interprétation psychologique, laquelle se révèle plus ardue que la méthode symbolique ou comparative. . Lorsqu'une personne en analyse rêve de baptême, d'immersion dans un bain ou dans l'eau, on sait ce que cela signifie : elle a plongé dans l'inconscient pour y être purifiée ; elle doit pénétrer dans l'eau à seule fin de se renouveler. Mais ce qui suit le bain reste obscur. II est fort difficile d'expliquer en termes psychologiques ce qui se passe lorsqu'on fait connaissance avec l'inconscient. .C'est une question .. dont la solution n'est pas facile, car nous avons tendance - pour des raisons psychologiques - à lui donner une réponse abstraite.
-Vous pourriez dire que le vieux monde est en train de brûler. .. Les vieilles idées et les formes conventionnelles s'effondrent.
-Certes, notre vision du monde peut s'en trouver entièrement transformée, mais cela ne prouve aucunement que nous ayons atteint le manipûra.
-Mais le manipûra n'est-il pas un symbole du feu, de la consumation des choses ?
-En réalité, ce n'est pas simplement un symbole destructeur, plutôt une source d' énergie. Mais vous avez tout à fait raison - le feu comporte toujours une connotation dévastatrice ; sa simple mention, d'ailleurs, suffit à éveiller l'idée de destruction. On met là le doigt sur cette peur qui provoque l'abstraction : nous devenons en effet facilement abstraits lorsque nous ne voulons pas toucher quelque chose de trop brûlant.
-Ne pouvons-nous donc percevoir les opposés en même temps ?
-Lors de ses visions, la patiente a rejoint l'endroit où elle devait affronter le feu, et ensuite les étoiles sont tombées. Nous étions alors sur le plan de !'impersonnel.
-Nous tenons ici une piste.
-Ne s'agit-il pas d'une capacité à vivre plus pleinement ? Une plus grande intensité de vie consciente ?
-Nous croyons d'ordinaire que nous vivons tout à fait consciemment et avec une grande intensité. Quel effet peut donc nous faire la rencontre avec l'inconscient si nous la prenons au sérieux ? P.97.
-Nous commençons à rencontrer notre part d'ombre.
-Ce n'est pas mal vu, là encore, mais qu'est-ce que cela signifie ?
-L'isolement.
-Ce pourrait en être la conséquence. Mais avant tout, et au contraire, c'est bien cette chose terrible qui conduit à l'isolement.
-Le fait de désirer, toute notre part d'ombre.
-Oui, le désir, les passions, tout notre monde émotionnel se libère brusquement. Le sexe, le pouvoir, tous les démons qui nous habitent se déchaînent lorsque nous entrons en contact avec l'inconscient. Chacun est confronté soudain à une nouvelle image de lui-même. C'eest la raison Jour laquelle les gens ont peur et affirment que l'inconscient l'existe pas - comme des enfants qui joueraient à cache-cache. Un enfant se cache derrière une porte et dit : « Il n'y a personne, ne regardez pas par ici ! » Ce qui nous donne deux merveilleuses théories psychologiques, à savoir « il n'y a personne derrière cette porte », et « ne regardez pas par ici, il n'y a rien d'intéressant ». (Allusions à la psychanalyse de Freud et à la psychologie individuelle d' Adler.) . Pourtant, on se rend compte qu'il y a quelque chose, que de telles puissances existent. D'où le recours à l'abstractIon .
.. nous pénétrons dans le monde du feu où tout devient incandescent. Après le baptême, nous allons tout droit en enfer - c'est cela l'énantiodromie. Et c'est là que surgit le paradoxe de l'Orient - qui est aussi abondance de joyaux. Qu'est-ce que la passion ? Que sont les émotions ? Là même se trouve la source du feu, la plénitude de l'énergie. Un homme qui ne peut s'enflammer n'est rien ; juste un être grotesque, réduit à deux dimensions. Il doit s'enflammer quitte à en être ridicule. Une flamme doit brûler quelque part, sinon il n'y a aucune lumière, aucune chaleur - il n'y a rien.Tout cela est, bien sûr, terriblement inconfortable, douloureux, conflictuel. Une pure perte de temps - et de toute façon, quelque chose qui va contre la raison. Et pourtant, cette maudite Kundalinî nous l'affirme : « C'est cela l'abondance de joyaux, c'est cela la source de l'énergie. » Comme Héraclite l'a si justement dit : « La guerre est mère de toutes choses. »
Or, ce troisième centre, celui des émotions, se trouve dans le plexus solaire, au milieu de l'abdomen. Les chakras entretiennent un lien réel avec ce que nous appelons localisations psychiques .. Ce troisième centre serait alors la première localisation psychique au sein de notre expérience consciente. P.99 . le chef pueblo .. soutenait que tous les Américains étaient fous, puisqu'ils croyaient penser avec leur tête. Et d'affirmer : « Mais nous pensons avec le cour. » Voilà précisément ce qu'est l'anâhata. (Hauer décrit le chakra anâhata comme « le lotus du cour, c'est-à-dire celui qui n'a pu ni ne peut être blessé ») Il existe, par ailleurs, des tribus primitives qui localisent la psyché dans l'abdomen. Et il en va de même pour nous. Une certaine catégorie d'événements psychiques, par exemple, se manifeste dans le ventre. On dit : « j'ai un poids sur l'estomac » ; on contracte une jaunisse à la suite d'une violente colère ; on a la diarrhée lorsqu'on a peur et l'on est constipé quand on s'obstine. .
Penser avec le ventre évoque un temps où la conscience était si indistincte que les hommes percevaient uniquement ce qui troublait leurs fonctions intestinales ; le reste n'existait pas puisqu'il n'exerçait sur eux aucune influence. .. chez les aborigènes d'Australie, .. certaines cérémonies, .. visent à faire ressentir un état spécifique. . colère . Avant de se décider à chasser, par exemple, il leur faut accomplir un rituel complexe qui suscite en eux le désir de partir à la chasse ; .
Ils ont en effet besoin d'un élément pour les stimuler. Et cela a à voir non seulement avec les intestins mais, ici, avec le corps tout entier.
D'où la méthode primitive des maîtres d'école d'il y a cinquante ans .. On nous enseignait l'alphabet au moyen d'un fouet. . L'ancienne méthode éducative .. consistait à induire une sensation physique. .
C'est pour cette raison que les primitifs infligent des blessures aux adeptes lors des initiations - au cours desquelles ils transmettent les secrets, l'enseignement mystique de la tribu. . cet enseignement pénètre les initiés parce qu'il est précisément associé à une douleur physique.
.. première localisation psychique dont nous ayons conscience est l'abdomen ; notre conscience ne peut en effet aller plus profond. Je ne connais aucun exemple, en psychologie primitive, où la psyché soit localisée dans la vessie. Le centre suivant est le cour. On dira par exemple de quelqu'un qu'il sait quelque chose avec sa tête, mais non avec son cour. Et la distance qui sépare la tête d'avec le cour est immense ; elle s'étend sur dix, vingt, trente années, voire sur toute une vie. Car vous pouvez savoir quelque chose avec votre tête depuis quarante ans sans que cela ait jamais touché votre cour. Pourtant, c'est seulement lorsqu'on a saisi quelque chose avec le cour qu'on commence effectivement à en tenir compte. La distance qui sépare le cour d'avec le plexus solaire est tout aussi importante mais là, on est piégé. Car on n'a plus aucune liberté. On manque d'air ; on n'est plus qu'os, sang et muscles ; on se P.101 tient dans les intestins où l'on fonctionne comme un ver sans tête. Alors que dans le cour on se tient à la surface. Le diaphragme, d'ailleurs, pourrait être comparé à la surface de la terre. Aussi longtemps qu'on demeure dans le manipûra on se trouve, pour ainsi dire, dans la chaleur terrible du centre de la terre. Où n'existe que le feu de la passion, des désirs et des illusions. C'est le feu dont parle le Bouddha .. : le monde entier est en flammes, nos yeux, nos oreilles répandent partout le feu du désir. C'est-à-dire le feu de l'illusion car nous désirons des choses futiles. Là, pourtant, réside le grand trésor de l'énergie émotionnelle à l'état libre.
Aussi, lorsqu'on fait connaissance avec l'inconscient, on se met souvent dans des états extraordinaires - on prend feu, on explose, de vieilles émotions enfouies resurgissent, on pleure à propos d'événements qui se sont passés il y a quarante ans. Cela signifie simplement qu'on a été prématurément séparé de cette période de notre vie. On a oublié que les feux enfouis brûlent toujours. .
Dans le manipûra l'on accède à une couche supérieure, où s'opère une transformation tangible.(Jung décrit le manipûra comme « le centre des hommes matériels, carnivores ) La localisation corporelIe de ce chakra sous le diaphragme symbolise le changement spécifique qui va maintenant intervenir. Au-dessus du diaphragme, on atteint en effet l'anâhata, le cour ou centre de l'air - car le cour est enchâssé dans les poumons, et son activité entretient un lien étroit avec celle des poumons. .. une vérité physiologique. Nous comprenons plus ou moins ce que le manipûra signifie sur un plan psychologique, mais avec l'anâhata nous parvenons au grand saut. Qu'est-ce qui succède, psychologiquement, à la chute dans l'enfer ? Qu'advient-il après qu'on a été emporté dans le tourbillon des passions, des instincts et des désirs ?
-D'ordinaire, une énantiodromie : quelque chose commence à se former à l'opposé. Une vision, sans doute, ou un élément plus impersonnel va intervenir.
-Une énantiodromie, qui serait la découverte d'une chose impersonnelle. On comprendrait alors qu'on n'est plus identifié à ses propres désirs. .. la plupart des gens demeurent identiques au manipûra. Il est extrêmement malaisé de repérer ce qui se trouve au-delà. En conséquence, nous devons rester encore quelque peu sur le plan symbolique. Le diaphragme correspondrait à la surface de la terre et, apparemment, en entrant dans l'anâhata nous nous retrouvons soulevés au-dessus de la terre. Que s'est-il passé ? . Dans le manipûra, voyez-vous, nous ne savons pas encore où nous sommes ; c'est comme si nous nous trouvions toujours dans le mûlâdhâra, ou que nos pieds, à tout le moins, y reposaient encore ; tandis que dans l'anâhata, ceux-ci sont soulevés au-dessus de la surface de la terre. Mais qu'est-ce qui peut bien nous soulever littéralement au-dessus de la terre ?
-Le vent.
-Oui, cela s'accorderait avec notre symbolisme, nais il y a ici un autre élément qui nous apporterait quelque lumière.
-Une sorte de distillation.
-C'est une bonne idée, qui nous conduit directement à la symbolique alchimique. Les alchimistes appellent P.103 ce processus sublimation. Mais si nous restions dans le symbolisme dont nous avons parlé aujourd'hui.
-Le soleil s'élève au-dessus de l'horizon.
-Effectivement, selon la symbolique égyptienne, on s'élève au-dessus de l'horizon. Si l'on est identique au soleil, on s'élève au-dessus de l'horizon avec la barque solaire et l'on traverse les cieux. Le soleil est une puissance supérieure. . le contact avec le soleil dans le manipûra nous propulse dans la sphère située au-dessus de la terre. Le vent possède aussi ce pouvoir, puisque dans les croyances primitives l'esprit est une sorte de vent.
Dans de nombreuses langues, du reste, un même mot désigne le vent et l'esprit : spiritus, par exemple, et spirare qui signifie souffler ou respirer. Animus, l'esprit, vient du grec anemos, le vent ; et pneuma, l'esprit, est aussi un mot grec pour nommer le vent. En arabe, ruch est le vent ou l'âme ou l'esprit, de même que ruah en hébreu. Le lien entre vent et esprit s'explique ainsi : à l'origine, on croyait que l'esprit était le souffle, l'air que l'on inspire ou expire - c'est pourquoi, au moment du dernier souffle, l'esprit quitte le corps. Ce serait donc un vent magique ou le soleil qui nous soulèverait. Et où trouvons-nous ces deux éléments ouvrer de concert ? .
-S'agit-il de ces primitifs soufflant sur leurs mains en célébrant le lever du soleil ?
-C'est là une identification au soleil. Ce n'est pas la même chose, voyez-vous. J'ai publié un exemple montrant l'unité du soleil et du vent.
-Le soleil est parfois le père du vent.
-Vous vous rappelez peut -être le cas de ce malade mental qui voyait une espèce de tube pendre du soleil. Il 'appelait le « phallus solaire » et affirmait qu'il engendrait le vent. Ce qui montre bien que le soleil et le vent sont une seule et même chose.
-Je crois qu'il existe un mythe grec, dans lequel on entend des voix avant que le soleil se lève.
-Il s'agit en fait des colosses de Memnon, en Égypte, qui, dit-on, émettaient un son étrange au lever du soleil. Selon la légende grecque, en effet, Memnon était le fils d'Aurora, l'aube. Il saluait donc sa mère lorsque celle-ci se levait. Mais cela ne recoupe pas exactement ce thème du vent et du soleil. À l'évidence, comme vous le constatez, le symbolisme nous dit ce qui advient dans l'anâhata. Mais il n'y a là rien de psychologique. Jusqu'ici, nous restons vraiment dans la mythologie, et il nous faut savoir ce que cela signifie sur le plan psychologique. Comment est-on soulevé au-dessus du centre manipûra, au-dessus du monde de nos simples émotions ?
-On succombe à une inflation, et l'on s'identifie à un dieu.
-Cela n'est pas impossible, puisque c'est un état propice à l'inflation - mais nous évoquons ici un cas ordinaire. Nous supposons que le processus de la Kundalinî se déroule normalement, parce qu'il constitue la condensation d'expériences vieilles, peut-être, de quelques milliers d'années.
-Lorsqu'on se montre extrêmement sensible, on cherche à s'exprimer, disons, par la musique ou la poésie.
-Vous voulez dire que cela produit une certaine expression. Mais les émotions engendrent toujours une expression. On peut manifester toutes sortes de choses en restant piégé par ses émotions. Non, ce doit être un élément supérieur aux émotions
-Cela signifie-t-il qu'on commence à penser ?
-Exactement. P.105
-C'est ici, dit-on, que naît le purusha. (. le purusha est l'esprit .. la conscience elle-même..) Ce serait donc ici qu'on percevrait plus complètement la première idée du Soi.
-Certes, mais comment cela se manifeste-t-il psychologiquement ? Nous devons essayer à présent de ramener les choses sur le plan des faits psychologiques.
-A ce stade, on devient conscient de quelque chose qui n'est plus personnel.
-Oui, nous commençons à raisonner, à penser, à réfléchir aux choses, de sorte que nous commençons à éprouver une sorte de contraction, à nous retirer du simple fonctionnement émotionnel. Au lieu de donner libre cours à nos impulsions, nous commençons, par exemple, à inventer une espèce de rituel, lequel nous permet de nous désidentifier de nos émotions ou de les surmonter réellement. Nous nous arrêtons au beau milieu de notre impétuosité et nous nous demandons : « Mais pourquoi me conduis-je de cette façon ?»
La symbolique de cette attitude, on la trouve précisément dans ce centre. Dans l'anâhata on peut contempler le purusha, un petit personnage qui représente le Soi divin, à savoir ce qui n'est pas identique à la simple causalité, à la simple nature, à une simple décharge d'énergie qui s'écoule aveuglément et sans but. (.. décrire le purusha comme l'homme premier ou lumineux.) Lorsque nos émotions nous égarent, nous nous épuisons jusqu'à être entièrement consumés - et il ne reste plus qu'un tas de cendres. C'est ce qui se passe dans la folie : on se retrouve dans un certain état et on ne peut plus en sortir. On est brûlé par ses émotions et on explose. Il existe toutefois une possibilité de se détacher de ses émotions, et lorsqu'un homme la découvre, il devient vraiment un homme. Sur le plan du manipûra, nous demeurons dans la matrice de la nature où tout est incroyablement automatique. Pourtant, ce n'est là qu'un processus. Mais dans l'anâhata, un nouvel élément surgit, la possibilité de s'élever au-dessus des phénomènes émotionnels et de les observer. L'homme découvre le purusha dans son cour, le petit poucet, « plus petit que le plus petit, plus grand que le plus grand ». Au centre de l'anâhata, Shiva réapparaît sous la forme du linga ; quant à la petite flamme, elle représente la première manifestation du Soi sous son aspect germinal.
-Le processus que vous décrivez correspond-il en termes psychologiques au commencement de l'individuation ?
-Tout à fait. On se retire des émotions ; on ne fait plus un avec elles. Lorsqu'on parvient à se souvenir de soi-même, à établir une différence entre soi-même et ce déchaînement de passion, on découvre alors le Soi ; on commence à s'individuer. Et c'est dans l'anâhata que se déclenche l'individuation. Mais là encore, l'inflation peut nous envahir. L'individuation ne consiste pas à devenir un moi - on serait alors un individualiste. Et qu'est-ce qu'un individualiste, sinon un homme qui n'a pas réussi son individuation, un égotiste philosophiquement distillé ? S'individuer, c'est devenir cette chose qui n'est pas le moi - ce qui est fort étrange. En conséquence, nul ne comprend ce qu'est le Soi, puisque le Soi est justement ce que nous ne sommes pas - ce qui n'est pas le moi. Le moi se découvre comme un simple appendice du Soi avec lequel il n'a qu'un rapport très lâche. Le moi, qui se trouve toujours tout en bas dans le mûlâdhâra, prend soudain conscience d'un élément qui se tient au-dessus, au quatrième étage, dans l'anâhata, à savoir le Soi.
Or, celui qui commet l'erreur de penser qu'il vit en même temps au sous-sol et au quatrième étage, qu'il est lui-même le purusha, celui-là est un fou. Il est, pour reprendre ce mot allemand si pertinent, verrückt - quelqu'un qui a été projeté ailleurs, vers le haut. Il reste assis là tranquillement, mais il tourne à vide. En réalité, nous avons seulement le droit de contempler le purusha, d'admirer ses pieds là-haut. Mais nous ne sommes en aucune manière le purusha, lequel symbolise P.107 le processus impersonnel. Le Soi est en effet quelque chose de parfaitement impersonnel - de parfaitement objectif. Si l'on agit par le Soi, l'on n'est plus soi-même - voilà ce que l'on éprouve. Nous agissons alors comme si nous étions étrangers à nous-mêmes : nous achetons comme si nous n'achetions pas, nous vendons comme si nous ne vendions pas. Ou, comme l'exprime saint Paul : « Ce n'est pas moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi»
En général, les tribus primitives qui sont parvenues à un certain degré de civilisation ont découvert l' anâhata. Autrement dit, elles commencent à raisonner, à juger ; .. Elles possèdent des cérémonies complexes . ils ont besoin de ces cérémonies pour éviter l'irruption de la psychologie du manipûra. Ils ont inventé toutes sortes d'éléments, de cercles magiques, . autant de techniques psychologiques particulières pour prévenir une explosion du manipûra. .
. Si un homme parle trop fort, quelqu'un vient avec le fouet. Parler fort, en effet, c'est montrer une émotion - et dès lors que l'émotion intervient, il y a danger d'affrontement et de meurtre. C'est pourquoi aucune arme n'est autorisée. .
. l'anâhata apparaît encore très faible, et nous sommes toujours proches de la psychologie du manipûra. Il nous faut encore faire preuve de politesse pour éviter les explosions du manipûra. P.109
TROISIÈME CONFÉRENCE 26 Octobre 1932
. Dans l'anâhata, nous atteignons quelque chose qui s'est enclenché dans le mûlâdhâra avant de se développer par quatre paliers successifs. Ces quatre paliers, ne pourrait-on les percevoir différemment ?
-Ce sont les quatre éléments.
-Exactement. Chacun des quatre centres inférieurs relève d'un élément particulier - le mûlâdhâra correspond à la terre, le svâdhishthâna à l'eau, le manipûra au feu et l'anâhata à l'air. Nous avons affaire, en quelque sorte, à une transformation des éléments, accompagnée d'une progression continue de la volatilité - de la substance volatile. Et la cinquième forme à laquelle nous accédons n'est autre que le vishuddha (Hauer décrit le vishuddha comme le « chakra purifié ou purifiant»), soit le centre de l'éther. Or, qu'est-ce que l'éther ? Que savez-vous de l'éther d'un point de vue physique ?
-Il pénètre toute chose.
-On ne peut l'attraper.
-Et pourquoi pas ? Puisqu'il pénètre toute chose, pourquoi ne peut -on le trouver partout ?
-On ne peut le mesurer ; c'est une pensée. P.111
-.Dès lors, dans le centre vishuddha - au-delà des quatre éléments -, quel stade atteignons-nous ?
-C'est un état plus conscient - peut-être celui de la pensée abstraite ?
-Effectivement. Nous atteignons la sphère de l'abstraction. On sort ici du monde empirique, pour ainsi dire, et l'on entre dans le monde des concepts. Et que sont les concepts ? Comment appelons-nous la substance des concepts ?
- .. disons, la psychologie psychique .. La réalité à laquelle nous accédons là est en effet d'ordre psychique ; nous sommes dans le monde de la substance psychique, si tant est que nous puissions le définir ainsi . Nous pourrions ainsi concevoir l'ensemble des chakras comme un processus d'ascension de la matière brute à la matière subtile, psychique. Or, l'idée d'une transformation de la terre à l'éther apparaît comme une des plus anciennes composantes de la pensée hindoue. Ce concept des cinq éléments forme en effet une partie de la philosophie du Sâmkhya, .. prébouddhique et date d'au moins du VIlème siècle avant J.-C. . Cette idée de transformation des éléments permet en outre d'établir un parallèle entre le yoga tantrique et notre philosophie alchimiste médiévale. .. métamorphose de la matière brute en matière subtile et spirituelle ..
.. l'aspect alchimique des chakras, .. sur le symbole du manipûra, le centre du feu .. possède de curieuses « poignées », .. que le professeur Hauer a comparées, par hypothèse, aux éléments du svastika. .. je n'ai jamais vu de svastika doté seulement de trois pieds. Il ya bien la forme grecque du triskelos, mais je ne saurais dire si elle a existé en Inde. . Le triskelos se présente comme un être à trois jambes. Mais le svastika, lui, tourne sur quatre pieds. Il me semble, en conséquence, que ces poignées appartiennent de fait au triangle du manipûra - comme des anses destinées à soulever un pot. Il y a du reste une porte de couvercle sur le haut qui possède aussi une poignée. A mon avis, l'explication est d'ordre alchimique, car le manipûra correspond à la région du feu - à la cuisine, à l'estomac, au lieu où l'on cuisine les aliments. On emplit le pot ou l'estomac de nourriture, laquelIe est ensuite réchauffée par le sang. De cette façon les aliments sont préparés et peuvent être digérés.
La cuisine est une anticipation de la digestion, une sorte de prédigestion. Le papayer africain.. : son fruit et ses feuilles contiennent de la pepsine, substance qu'on retrouve dans le suc gastrique, c'est-à-dire la substance digestive par excellence. . P.113 En fait, la cuisine dans son ensemble est un art de la prédigestion. Nous avons transféré une part de notre capacité digestive à la cuisine, aussi celle-ci est-elle devenue l'estomac de chaque maison - et le travail de préparation de la nourriture n'est plus confié à l'estomac. Notre bouche est de même un organe prédigesrif, .. la salive ..l'action mécanique des dents .. ce que nous faisons également à la cuisine en coupant les légumes, etc. Il est donc légitime d'affirmer que la cuisine constitue un organe issu du corps humain. Et qu'elle est le lieu alchimique où les choses sont transformées.
.. le Manipûra apparaît comme un centre dans lequel les substances sont digérées et métamorphosées. Il serait donc logique que le degré suivant marque la fin de ce processus de transformation. En fait ce degré se trouve juste sous le diaphragme, qui marque la frontière entre l' anâhata et les centres de l'abdomen.
Après le manipûra, en effet, vient l'anâhata, au sein duquel interviennent des facteurs entièrement nouveaux ; .. l'air .. l'air est invisible. .. l'air se révèle extrêmement léger et presque intangible - sauf lorsque nous ressentons le souffle de la brise. Il se montre relativement doux en comparaison du feu, qui se déplace et brûle.
Ainsi, à l'endroit du diaphragme, nous franchissons le seuil qui sépare les objets visibles et tangibles des objets presque invisibles et intangibles. Et ces objets invisibles contenus dans l'anâhata ne sont autres que les objets psychiques, car nous ommes précisément dans la région de ce que nous appelons les émotions et la pensée. Le cour correspond aux émotions, et l'air à la pensée. C'est l'être en tant que souffle .. on a toujours identifié l'âme et la pensée au souffle.
. roho désigne à la fois la respiration stertoreuse d'un mourant .. et l'âme. Il provient sans nul doute du terme arabe ruch, qui veut dire vent, souffle, esprit .. A l'origine, l'idée de l'esprit ou des objets psychiques se trouve donc liée à celle du souffle ou de l'air. .. l'esprit en latin se dit animus, mot identique au terme grec anemos, qui signifie vent.
Si le cour se voit toujours relié aux émotions, c'est précisément parce qu'il est influencé par les états émotionnels. . Si vous n'éprouvez aucune émotion, c'est que vous n'avez pas de cour ; de même, si vous manquez de courage, .. on prend quelque chose « à cour » ou .. on apprend quelque chose « par cour ». . Pour réellement comprendre une chose, il faut en effet l'apprendre avec le cour. Autrement dit, si cette chose n'est pas associée à nos émotions, si elle n'a pas pénétré dans notre corps jusqu'à atteindre le centre de l'anâhata, elle devient si volatile qu'elle s'envole. Pour être conservée, elle doit être reliée au centre inférieur. Ce qui explique la méthode d'enseignement .. le maître usant d'un fouet pour que les élèves mémorisent les lettres de l'alphabet en les rattachant à leurs sentiments de souffrance et de colère. . P.115
L'importance réelle des pensées et des valeurs ne nous apparaît clairement que lorsque nous les reconnaissons comme des forces irrésistibles. Chez les primitifs, .. l'enseignement est transmis à l'époque des initiations de la puberté par le truchement de la douleur et le la torture afin qu'il soit mémorisé. On inculque en même temps aux initiés certaines valeurs morales, destinées à prévenir la simple action aveugle des feux de la passion caractéristiques du manipûra.
En conséquence, l'anâhata est véritablement le centre où naissent les objets psychiques, le lieu de la reconnaissance des valeurs et des idées. . Là, il entrevoit .. le pouvoir et la substentialité, ou l'existence réelle, des objets psychiques.
Imaginons, par exemple, un patient en analyse qui soit parvenu au stade du manipûra. Celui-là est la proie absolue de ses émotions et de ses passions. .. « Vous devriez vraiment être un peu plus raisonnable ; ne voyez-vous donc pas ce que vous faites ? Vous ne cessez de tourmenter vos proches. » Dans un premier temps, cela ne semble pas susciter chez lui la moindre réaction. Puis, mes arguments commencent à prendre ; je sais alors que le seuil du diaphragme est franchi - le patient a atteint l'anâhata. Les valeurs, les convictions, les idées générales, voyez-vous, sont des faits psychiques qui n'entretiennent aucun lien avec les sciences naturelles. . Ces faits ne deviennent visibles qu'au sein de l'anâhata. Or, selon le yoga tantrique, le purusha est d'abord perçu dans l'anâhata : l'essence de l'homme, l'homme dit suprême ou primordial se fair alors visible. Le purusha est donc identique à la substance psychique de la pensée et de la valeur. Dans la recognition des émotions et des idées, on perçoit le purusha. C'est le premier pressentiment de l'existence d'un être sis au sein de notre existence psychologique ou psychique, d'un être autre que nous-mêmes - d'un être dans lequel nous sommes contenus, plus grand et plus important que nous mais doté d'une existence entièrement psychique.
Nous pourrions achever ici le processus ; et affirmer qu'il rend compte - en grande partie - du développement de l'humanité. Dans la mesure où les objets psychiques .. pèsent d'un certain poids, on pourrait affirmer que l'humanité dans son ensemble a atteint le stade de l'anâhata. .. les choses qui pèsent du plus grand poids sont justement les imponderabilia, à savoir celles dont on ne saurait peser l'importance, comme l'opinion publique ou la contamination psychique. La guerre tout entière fut du reste un phénomène psychique. . Tout grand mouvement humain se fonde toujours sur des raisons d'ordre psychique ; c'est donc notre expérience P.117 même qui nous enseigne à croire au psychique. Et c'est pourquoi la psychologie de masse nous effraie tant. Tous nos contemporains doivent en tenir compte. Naguère, l'homme ne croyait pas à la publicité .
. Dans l'anahâta, nous possédons déjà une vision plus étendue ; nous devenons conscients du purusha. Mais nous ne croyons pas encore à la sécurité de l'existence psychique - c'est-à-dire que nous n'avons pas encore atteint le vishuddha. Nous croyons encore en un monde matériel composé de matière et de force psychique. .
.. au sein du vishuddha, nous transcendons notre présente conception du monde - nous atteignons en quelque sorte la région de l'éther. . Là est le monde des idées et des valeurs abstraites, le monde où la psyché est en soi, où la réalité psychique est la seule réalité, où la matière n'est qu'une peau ténue entourant un immense cosmos de réalités psychiques, une frange illusoire autour de l'existence réelle, laquelle est d'ordre psychique.
. Alors, en effet, le purusha devient véritablement le centre des choses ; il n'est plus une pâle apparition, mais bien l'ultime réalité, pour ainsi dire. On accède à ce monde, voyez-vous, lorsqu'on parvient à jeter un pont symbolique entre les idées les plus abstraites de la physique et les idées les plus abstraites de la psychologie analytique. Si on est à même de construire ce pont, alors on atteint au moins la porte extérieure du vishuddha. Telle st la condition préalable. .. nous l'atteignons collectivement ; la voie est ouverte, en quelque sorte. Mais nous nous trouvons encore bien loin du but. Car le vishuddha désigne .. une pleine et entière recognition des substances ou essences psychiques en tant qu'essences fondamentales du monde, non point par le biais de la spéculation mais de fait, c'est-à-dire par expérience. Il ne sert à rien de spéculer sur l'âjnâ, le sahasrâra (SeIon Hauer, le sahasrâra « est le chakra aux mille rayons ou aux mille pétales» .. Eliade note : « C'est là que s'expérimente l'union finale (unmanî) de Çiva et de Çakti, but de la sâdhanâ tantrique ; c'est là que débouche la Kundalinî après avoir traversé les six cakra inférieurs. Il faut remarquer que le sahasrâra n'appartient plus au niveau du corps, qu'il désigne déjà le plan transcendant - et ceci nous explique que l'on parle généralement de la doctrine des « six cakra ». ») ou vous pouvez certes réfléchir sur de telles choses, mais vous ne sauriez les atteindre sans en faire l'expérience.
. un extraverti .. se montrait toujours persuadé que le monde était meilleur partout où il ne se trouvait pas ; le vrai bonheur existait, et il devait le P.119 trouver. .. il courait après toutes les femmes, puisque celles qu'il ne connaissait pas encore devaient à l' évidence posséder le secret de la vie et du bonheur. En fait, il lui était impossible de voir une femme parler à un autre homme dans la rue sans devenir aussitôt jaloux - car cette femme pouvait être celle qu'il cherchait. . Le temps était donc venu d'une nouvelle prise de conscience. Aussi décida-t-il de suivre une analyse, mais en vain. Jusqu'à cet épisode marquant : un jour, alors qu'il marchait dans la rue, il croisa un jeune couple qui bavardait d'une façon très intime. Et brusquement, il ressentit une douleur dans son cour - c'était elle ! Puis, soudain, la douleur s'évanouit, et durant un instant il eut une vision absolument claire des choses : « Eh bien, c'est à eux de prendre le relais, ils vont s'occuper de tout, je n'ai plus à m'en soucier, Dieu merci ! »
Que s'était-il donc passé ? Notre homme avait tout sirnplement franchi le seuil du diaphragme - car, dans le manipûra, on reste aveuglé par la passion. Evidemment, lorsqu'il a vu ce couple, il a pensé, « voilà ce que je veux, je suis identique à cet homme ». Certes, il lui est identique au stade du manipûra. . Mais brusquement, il se rend compte qu'il n'est pas cet homme ; oui, il déchire le voile de l'illusion, de cette identité mystique, pour découvrir qu'il n'est pas cette personne. Cependant, il a le pressentiment d'une identité particulière, comme si cet homme-là était un autre lui-même perpétuant le processus de la vie. Alors, il ne se sent pas rejeté. Car sa substance même n'est plus composée seulement de son moi personnel mais également de la matière de ce jeune homme. Il vit toujours, et quelqu'un prend soin de tout. Il se trouve maintenant à l'intérieur, et non plus à l'extérieur.
. En réalité, ce n'est rien d'autre qu'une pensée - rien, en effet, n'a changé dans le monde visible ; .. et pourtant, quelque chose a changé : la substance psychique est entrée en jeu. Ainsi, une simple pensée, un sentiment presque indescriptible, un fait psychique transforme l'ensemble de la situation, de la vie tout entière - et l'on peut franchir le pas vers l'anâhata, vers le monde où les objets psychiques apparaissent.
. Dans l'anâhata, la pensée et les émotions sont identiques aux objets. Pour un homme, par exemple, une émotion est équivalente à une certaine femme - et vice versa pour une femme. . Il existe donc toujours des conditions extérieures, qu'il s'agisse des émotions ou de la pensée. La pensée est toujours spécifique - scientifique, philosophique, esthétique, etc. -, car elle est toujours identique à un objet particulier. De même, les émotions sont identiques à certaines personnes ou choses. C'est parce que quelqu'un a fait ceci ou cela qu'on est en colère - parce que les conditions sont telles ou telles. En conséquence, nos émotions, nos valeurs, nos pensées, nos convictions sont liées par interdépendance avec les faits, avec ce que nous appelons des objets. Elles n'existent pas en elles-mêmes ou par elles-mêmes. Elles sont, comme je l'ai dit, étroitement liées à des faits concrets.
C'est parfois un idéal, comme vous pouvez le comprendre, de n'entretenir aucune sorte de conviction ou d'émotion qui ne soit fondée sur la réalité. Il convient même d'éduquer les P.121 gens, Iorsqu'ils doivent passer du manipûra à l'anâhata, afin que leurs émotions soient étayées par quelque chose de réel - qu'ils n'aillent pas, par exemple, faire une scène de tous les diables à cause d'une simple supposition et qu'ils comprennent que certaines raisons absolues leur interdisent tel ou tel comportement. Leurs émotions doivent être fondées sur des faits - voilà ce qu'il leur faut apprendre.
Toutefois, pour passer de l'anâhata au vishuddha, il convient au contraire de désapprendre cela. Il faut même reconnaître ici que les faits psychiques n'ont rien à voir avec les fairs matériels. Par exemple, la colère que vous éprouvez à l'endroit de quelqu'un ou de quelque chose, fut-elle justifiée, n'est nullement provoquée par ces objets externes. Elle est pleinement un phénomène en soi. C'est ce que nous appelons aborder une chose sous son angle subjectif. Imaginons que quelqu'un vous ait blessé, que vous rêviez de cette personne el que dans ce rêve vous éprouviez à nouveau la même colère. . vous soutenez que la personne en question a fait telle ou telle chose, de sorte que vous êtes parfaitement en droit de ressentir une telle colère et d'adopter pareille attitude envers elle. Eh bien, je dois admettre que tout cela est on ne peut plus vrai, et je poursuis humblement : « A présent que votre colère est passée et que vous êtes redevenu raisonnable, examinons un peu ce rêve, car il existe un stade subjectif d'interprétation. Vous croyez que cet homme est votre bête noire, mais il n'est autre que vous-même, réellement. Vous vous projetez en lui, votre ombre s'étend sur lui, et cela vous met en colère. » Naturellement, il n'est guère facile d'admettre une telle possibilité, mais au bout d'un moment, lorsque le processus de l'analyse fait son effet, on commence à se rendre compte que tout cela est probablement vrai. Oui, on est peut-être identique à son pire ennemi. En d'autres termes, mon pire ennemi est peut-être à l'intérieur de moi.
Si vous avez atteint ce stade, vous commencez à quitter l'anâhata, car vous avez réussi à dissoudre l'union absolue des faits matériels ou extérieurs et des faits psychiques ou intérieurs. Mieux, vous commencez à considérer le jeu du monde comme votre propre jeu, et les êtres qui apparaissent à l'extérieur comme les interprètes de votre condition psychique . Quoi qu'il puisse vous arriver, quelle que soit l'aventure que vous menez dans le monde extérieur, il s'agit alors de votre propre expérience.
Une analyse, par exemple, ne dépend pas de la nature de l'analyste. Non, il s'agit bien de votre propre expérience. Ce dont vous faites l'expérience au cours de l'analyse n'est pas provoqué par moi, mais correspond à ce que vous êtes. Vous aurez exactement telle expérience avec moi, et ce sera votre propre expérience. Tout le monde ne tombe pas amoureux de moi, tout le monde ne se froisse pas lorsque je fais une remarque caustique, et tout le monde n'apprécie pas le caractère radical de certaines de mes expressions. L'expérience de l'analyse au cours de laquelle je suis toujours le même Dr Jung constitue un processus fort variable selon les gens. Les individus sont en effet très différents et, par là même, l'analyse se révèle toujours comme une expérience différente, y compris pour moi-même. Si je suis dans un tel cadre celu qui reste égal à lui-même, les patients, eux, se transforment - et en conséquence, l'expérience de l'analyse, telle que je la perçois, change continuellement. Mais naturellement, le patIent croit que son analyse se déroule ainsi parce que j'en fais partie intégrante. Il ne voit pas qu'il s'agit aussi de son expérience subjective. Aussi longtemps que le patient approche l'analyse de cette façon - c'est-à-dire comme un flirt ou une discussion personnelle -, il ne peut en tirer ce qu'il devrait en tirer, car il ne s'est pas encore perçu lui-même. Lorsqu'il commence réellement à saisir cette expérience comme la sienne, alors il comprend que le Dr Jung, son partenaire de jeu, n'a qu'une importance relative. Il est en P.123 vérité ce que le patient pense de lui. Comme une patère à Iaquelle vous suspendriez vos vêtements. Loin d'être aussi tangible qu'il le semble, il constitue aussi votre expérience subjective.
Si vous êtes à même de percevoir cela, vous êtes sur le chemin du vishuddha, car dans ce centre le jeu du monde devient votre expérience subjective. Le monde lui-même devient un reflet de la psyché. . En accédant au vishuddha, vous atteignez un espace sans air, où il n'existe plus la moindre chance de respirer pour l'individu ordinaire. .
En évoquant ces centres, toutefois, nous ne devons jamais perdre de vue les symboles réels, car ils ont beaucoup à nous apprendre. Je voudrais attirer ici votre attention sur le symbolisme animal, dont je n'ai pas encore parlé. Comme vous le savez, la série des animaux commence au stade du mûlâdhâra, avec l'éléphant qui soutient la terre - lequel correspond à cette impulsion formidable qui supporte la conscience humaine, à cette puissance qui nous contraint à construire un tel monde conscient. Pour l'hindou, l'éléphant fonctionne comme le symbole de la libido domestiquée, d'une façon analogue à l'image du cheval chez nous. Il désigne la force de la conscience, le pouvoir de la volonté, la capacité d'accomplir ce que l'on veut accomplir.
Dans le centre suivant se trouve le makara, ou le léviathan. Ainsi, en passant du mûlâdhâra au svâdhishthâna, le pouvoir qui nous a nourris jusqu'ici dévoile à présent une qualité entièrement différente : ce qu'est l'éléphant à la surface du monde, le léviathan l'est dans les profondeurs. Si l'éléphant est l'animal le plus grand et le plus fort sur la surface de la terre, le léviathan est l'animal le plus grand et le plus terrible sous la surface des eaux. Mais il s'agit pourtant d'un seul et même animal ; le pouvoir qui nous force à la conscience et qui nous soutient dans notre monde conscient se révèle comme notre pire ennemi lorsque nous parvenons au centre suivant. Car ici, nous sortons vraiment de ce monde, et tout ce qui nous rattache à lui devient effectivement notre pire ennemi. La plus grande bénédiction dans ce monde n'est autre que la plus grande malédiction dans l'inconscient. Aussi le makara se situe-t-il à l'opposé sur le plan symbolique : l'éléphant aquatique, le dragon-baleine qui maintenant nous engloutit est l'animal qui nous a nourris et soutenus auparavant - tout comme la mère bienveillante qui nous a élevés se transforme plus tard en une femme dévorante capable de nous avaler à nouveau. Si vous ne pouvez l'abandonner, elle devient alors un facteur absolument négatif. Certes, elle a porté votre vie à bout de bras durant votre enfance et votre adolescence, mais pour devenir adulte, vous devez la laisser - et la force de la mère se retourne contre vous. En conséquence, celui qui tente de quitter ce monde pour une autre forme de conscience, le monde aquatique ou l'inconscient, P.125 trouvera l'éléphant contre lui - un éléphant qui apparaît alors comme le monstre des enfers.
Le bélier du manipûra est l'animal sacré d'Agni, le dieu du feu. Sous sa forme astrologique, le Bélier est le domicile de Mars, la planète ardente des passions, de l'impulsivité, de la témérité, de la violence, etc. En vérité, Agni constitue un symbole parfait. C'est à nouveau l'éléphant, mais sous une autre forme. Il ne s'agit plus ici d'un pouvoir insurpassable - le pouvoir sacré de l' éléphant -, mais d'un animal sacrificiel. Et ce sacrifice semble relativement bénin - non pas le grand sacrifice du taureau mais celui, moindre, des passions. Sacrifier ses passions, en effet, n'est pas si terriblement coûteux. Le petit animal noir auquel nous sommes confrontés n'est plus le léviathan des profondeurs logeant dans le chakra précédent ; le danger a déjà diminué. Nos propres passions constituent un danger véritablement moins grand que le risque d'être noyé dans l'inconscient ; ne pas avoir conscience de ses passions, voilà qui est bien pire que d'en souffrir. C'est précisément ce qu'exprime le bélier - un petit animal sacrificiel dont il ne faut pas avoir peur, car il est dépourvu de la force propre à l'éléphant ou au léviathan. Lorsque vous êtes conscient de vos passions ou de vos désirs fondamentaux, vous avez vaincu le pire des dangers.
L'animal suivant est.la gazelle, soit une nouvelle métamorphose de la force origineIle. La gazelle ou l'antilope ressemble au bélier, puisqu'elle vit à la surface de la terre - à ceci près qu'elle n'est ni un animal domestiqué comme le mouton mâle, ni une créature sacrificielle. Loin d'être agressive, elle se montre au contraire timide et insaisissable, et dotée du pied le plus léger qui soit - elle s'évanouit en un rien de temps. . Avec leurs grands sauts, elles donnent l'impression de s'envoler. . ElIes sont aussi gracieuses et délicates, avec leurs pattes si déliées. Elles touchent à peine le sol, et le moindre souffle d'air suffit à les faire s'envoler, comme des oiseaux. Il y a donc chez la gazelle une qualité d'oiseau. Légère comme l'air, elle n'effleure le sol que par instants. C'est un animal de la terre, mais comme délivré du pouvoir de la gravité. Une telle créature symboliserait au mieux la force, l'efficacité et la légèreté de la substance psychique - les émotions et la pensée. Elle a déjà perdu une part de la pesanteur terrestre. En outre, elle montre que dans l'anâhata la chose psychique est un facteur intangible, difficile à saisir. La gazelle possède exactement cette qualité que nous autres médecins cherchons à décrire lorsque nous affirmons qu'il extrêmement ardu de découvrir le facteur psychogénique dans une maladie.
-La compareriez-vous aussi à la licorne ?
-Je dirais qu'il y a là une grande similitude. Comme vous le savez, la licorne est un symbole du Saint-Esprit - ce pourrait être un équivalent occidental.
-La licorne dérive du rhinocéros - il y aurait là encore une parenté.
-Oui, le rhinocéros a survécu dans la légende de la licorne. Si celle-ci est une créature imaginaire, le rhinocéros, lui, fut un animal des plus réels dans nos contrées. . Ainsi, la licorne est très probablement un écho affaibli de cette époque où les Européens pouvaient voir de véritables rhinocéros. On ne peut le prouver, bien sûr, mais il s'agit là, à tout le moins, d'une séduisante analogie au regard du processus que nous observons ici - la transformation de l'éléphant en cette douce et délicate gazelle au pied léger.
C'est donc un symbole qui convient parfaitement au facteur psychogénique. Et la découverte du facteur psychogénique P.127 en médecine peut réellement être comparée au passage du manipûra à l'anâhata. . C'est la reconnaissance de la psyché elle-même en tant que dimension fonctionnant de concert avec le corps, mais néanmoins pourvue de la dignité dévolue à une cause. . S'il (le médecin) accepte le facteur psychogénique, en tant que cause, aux côtés des microbes, des rhumes, des conditions sociales défavorables, de l'hérédité, etc., il reconnaît de ce fait la psyché comme une dimension existant véritablement et dotée d'effets réels. L'esprit logique médical ne croit manifestement pas qu'il s'agit d'une dimension réelle . car cette dimension-là possède la qualité insaisissable de la gazelle. Et comme vous le savez, lorsque la psyché se manifeste dans la réalité, c'est d'ordinaire contre nous. Car lorsqu'elle ne se manifeste pas contre nous, elle est simplement identique à notre conscience. Notre conscience n'est pas contre nous, et nous considérons toute chose comme relevant de nos propres actes conscients. Pourtant, le facteur psychique apparaît toujours comme quelque chose qui - nous le présumons - ne relève pas de nos actes. Nous essayons de le nier ou de le réprimer. . il suffit que les choses prennent de l'importance pour qu'elles commencent à se détraquer. On devrait dire quelque chose de juste - c'est pour nous capital -, et voilà qu'on affirme précisément le contraire, comme si les mots se bousculaient dans notre bouche. Tant et si bien qu'on ne peut s'empêcher de penser qu'un diable bien vivant cherche, à nous faire obstacle. D'où l'idée très ancienne selon laquelle certaines personnes étaient possédées par des démons, ou victimes des sorcières, etc. .
-.. livre de F.T. Vischer .. p.129 .
-(La malice des objets)
-Oui, la ruse diabolique des objets . Vischer a bien saisi le facteur psychique ; d'un côté, nous créons tout cela, de l'autre, non ; ce sont des phénomènes malicieux. L'insaisissabilité du facteur psychogénique est étonnante. Dans l'analyse, aussi, il nous échappe continuellement, car dès que le patient est amené à l'affronter directement, il en nie la réalité et dit : « Mais c'est précisément ce que je voulais faire ; c'est bien moi. » Il ne cesse d'écarter ce facteur, tant il craint de le découvrir. Comme s'il avait peur qu'une vis soit desserrée quelque part dans sa tête ; cela signifierait qu'il est fou, pense-t-il.
Aussi la traversée du manipûra à l'anâhata se révèle-t-elle des plus délicates. Il semble en effet extrêmement difficile de comprendre et d'admettre que la psyché soit une chose dotée d'un mouvement autonome, une substance réelle qui n'est pas nous-mêmes. Car cela signifierait que la conscience que nous appelons nous-mêmes arrive justement au bout d'elle-même. Dans notre conscience, chaque chose est là où nous l'avons mise, mais lorsque nous découvrons que nous ne sommes pas maîtres dans notre propre maison, nous ne vivons plus seuls, et des spectres alentour viennent bouleverser notre réalité - c'est la fin de notre monarchie. En revanche, et comme nous le montre le yoga tantrique, si nous comprenons cela correctement, cette reconnaissance du facteur psychogénique correspond simplement à la première recognition du purusha. . L'éléphant .. apparaît à nouyeau dans le vishuddha. Ici, nous rencontrons une fois encore la pleine puissance, l'insurpassable force sacrée de l'animal telle qu'elle se déployait dans le mûlâdhâra. C'est-à-dire que nous découvrons là l'étendue du pouvoir qui nous a conduits, dans la vie, au sein de cette réalité consciente. Toutefois, il ne soutient pas ici le mûlâdhâra, à savoir cette terre. Non, il soutient ces éléments que nous supposons être les plus légers, les plus irréels et les plus volatiles, c'est-à-dire les pensées humaines. Un peu comme si l'éléphant transformait à présent nos concepts en réalités. Et pourtant - nous le pensons -, nos concepts ne sont que le produit de notre imagination, de nos émotions ou de notre intellect - abstractions ou analogies, que ne supporte nul phénomène physique.
Le concept qui unit et exprime tous les autres, c'est l'énergie. . sur le plan philosophique, Platon et sa parabole de la caverne. .. s'attache à cerner la subjectivité de notre jugement .
Nous avons toujours l'impression que des concepts philosophiques ou scientifiques comme l'énergie - qu'on les appelle théories ou hypothèses - sont des choses parfaitement creuses, susceptibles de changer du jour au lendemain, tel un souffle d'air dépourvu de la moindre existence. Et pourtant, ces choses-là sont apparemment soutenues et portées P.131 par l'éléphant, comme si celui-ci fabriquait une réalité à partir de concepts qui sont au sens strict les purs produits de notre esprit. Tel est bien notre préjugé - penser que ces produits ne constituent pas aussi des réalités.
. ex. de l'orage .
De la sorte, vous matérialisez votre pensée en réalité - et cette réalité affecte l'homme tout entier. Elle vous affecte de part en part - vous êtes trempé par la pluie, vous entendez le tonnerre, et vous pouvez être frappé par la foudre - vous recevez tout à la fois.
Selon le symbolisme des chakras, quelque chose de semblable se produit dans le vishuddha. Le pouvoir de l'éléphant se prête aux réalités psychiques, que notre raison aimerait considérer comme de simples abstractions. Mais il ne se prête jamais aux produits du pur intellect, pour la bonne raison que ceux-là ne sont jamais convaincants - car ils nécessitent toujours une preuve physique. Or, pour ce qui est des objets purement psychiques, il n'existe pas la moindre possibilité de preuve physique. Par exemple, nous savons qu'il est impossible sur le plan des faits physiques de fabriquer un concept de Dieu . Mais si vous en faires l'expérience psychique, si le fait psychique s'impose à vous, alors vous pouvez le comprendre, et en faire un concept. L'abstraction ou le concept de Dieu a jailli de l'expérience. Et ce n'est pas un concept intellectuel, bien qu'il puisse l'être également. En réalité, ce qui caractérise pareille expérience, c'est qu'elle constitue un fait psychique. Et dans le vishuddha, les faits psychiques sont la réalité. En conséquence, l'insurpassable force de la réalité ne soutient plus ici les données de cette terre, mais les données psychiques.
. P.133
.. téméraire, d'évoquer le sixième chakra (Sur le chakra âjnâ, Hauer écrit : « Le pouvoir masculin, divin, a disparu à ce stade, mais un pouvoir féminin différencié ouvre toujours, qui ne s'évanouira qu'au dernier chakra. Je ne suis pas sûr que vous puissiez trouver un équivalent psychologique à cela.), qui, naturellement se situe bien au-delà de notre portée, puisque nous ne sommes pas même parvenus au vishuddha. Mais puisque nous disposons de cette symbolique, nous pouvons au moins construire quelque chose de théorique autour de ce chakra.
Le centre âjnâ, .. ressemble à une graine ailée, et il ne contient aucun animal. Autrement dit, le facteur psychique est absent ; nous ne sentons ici aucun pouvoir susceptible de s'opposer à nous. Le symbole originel, le linga, est réitéré sous une forme nouvelle - l'aspect blanc. Loin de sa condition obscure et germinante, il apparaît à présent dans sa pleine et flamboyante lumière blanche, pleinement conscient. En d'autres mots, le dieu qui se tenait assoupi dans le mûlâdhâra est maintenant complètement éveillé ; il est la seule réalité - voilà pourquoi ce centre a pu être défini comme l'état dans lequel on s'unit à Shiva. On pourrait affirmer qu'il s'agit du centre de l'unio mystica avec la puissance de Dieu, à savoir cette réalité absolue où nous ne sommes que pure réalité psychique, bien que nous soyons confrontés dans le même temps à une réalité psychique selon laquelle nous ne sommes pas. Et cette réalité, c'est précisément Dieu. Dieu est l'objet psychique éternel. Dieu est simplement un mot pour le non-moi. Dans le vishuddha la réalité psychique était encore opposée à la réalité physique. On pouvait encore user, par conséquent, de l'éléphant blanc en tant que support afin de soutenir la réalité de la psyché. Les faits psychiques se déroulaient toujours en nous, quoiqu'ils eussent une vie propre.
Mais dans le centre âjnâ, la psyché est pourvue d'ailes - vous savez ici que vous n'êtes rien d'autre que la psyché. Et pourtant, il existe une autre psyché, une contrepartie de votre réalité psychique, la réalité du non-moi, la chose qui ne peut même être appelée Soi, dans laquelle vous savez que vous allez disparaître. Oui, le moi disparaît complètement ; le psychique n'est plus un contenu en nous, mais nous devenons son contenu. Comme vous pouvez le comprendre, un tel état au sein duquel l'éléphant blanc a disparu dans le Soi est presque inimaginable. L'éléphant, fût-ce par sa force, n'est plus perceptible - puisqu'il ne va plus à votre rencontre. Vous lui êtes absolument identique. Vous ne songez même plus à faire autre chose que ce que la force vous demande, et la force ne vous le demande plus puisque vous êtes déjà en train de le faire - puisque vous êtes la force. Et cette force retourne à son origine, retourne à Dieu.
Evoquer le lotus aux mille pétales sis au-dessus, le centre sahasrâra, semble tout à fait superflu puisqu'il s'agit simplement d'un concept philosophique, privé à nos yeux de toute substance ; il se tIent au-delà de toute expérience possible. Dans l'âjnâ s'éprouve encore l'expérience d'un Soi, Dieu, qui est apparemment différent de l'objet. Mais dans le sahasrâra on comprend qu'il n'en est pas différent, et l'on doit en conclure qu'il n'est ni objet ni Dieu, rien que le brahman. Il n'y a pas ici d'expérience parce que Dieu est un, l'Un sans second. II est assoupi, il ne l'est pas, et en conséquence, il est le nirvâna. C'est là un concept purement philosophique .
-Cette idée orientale d'élévation à travers les chakras implique-t-elle que nous devions retourner au mûlâdhâra chaque fois que nous avons atteint un nouveau centre ?
-Aussi longtemps que vous vivez, vous êtes naturellement dans le mûlâdhâra. De toute évidence, vous ne pouvez toujours vivre en méditation, ou en état de transe. Vous devez continuer dans ce monde ; vous devez être consciente et laisser les dieux assoupis.
-Certes, mais on pourrait considérer ce processus de deux façons : tout faire à la fois, ou avancer par aller et retour. P.135
-La signification du symbolisme des chakras est semblable à celle qu'expriment nos métaphores du voyage marin nocturne, de l'ascension d'une montagne sacrée ou de l'initiation. C'est, en réalité, un accomplissement continu. Et non une série de bonds par aller et retour, car ce que vous voyez atteint n'est jamais perdu. Imaginons que du mûlâdhâra, vous atteigniez le centre de l'eau, et qu'après vous reveniez apparemment au mûlâdhâra. En fait, vous n'y revenez pas ; ce retour est une illusion - vous avez laissé quelque chose de vous-même dans l'inconscient. Nul ne peut toucher à l'inconscient sans y laisser une part de lui-même. Vous pouvez l'oublier ou le réprimer, mais vous n'êtes plus intact. . En fait, seuls reviennent ceux qui, au lieu de toucher vraiment quelque chose comme ils le pensaient, ont été le jouet de leurs illusions. Si vous en avez vraiment fait l'expérience, vous ne sauriez l'oublier. C'est comme si une part de vous-même était restée là-bas, une partie de votre sang, de votre force. Vous pouvez assurément retourner à l'état précédent, et oublier que vous avez perdu une jambe, mais celle-ci a été arrachée par le léviathan. . quelque chose est resté là-bas. Quand vous traversez les eaux et pénétrez dans le feu de la passion, vous ne pouvez plus jamais vraiment faire demi-tour - car vous ne sauriez rompre le lien avec la passion qui vous a été transmise dans le manipûra
-On songe à Wotan, qui perd son oiI, non ?
-Exactement. Et à Osiris, le dieu des enfers, qui perd aussi un oil. Wotan doit sacrifier son oil unique à la source de Mimir, la source de la sagesse, qui n'est autre que l'inconscient. Voyez-vous, un oil demeure toujours dans les profondeurs ou reste tourné dans cette direction. C'est ainsi que Jakob Boehme, lorsqu'il se disait « enchanté au centre de la nature », a écrit son livre sur l'« oil retourné ». L'un de ses yeux restait en effet tourné vers l'intérieur, et continuait de regarder le monde souterrain - ce qui équivaut effectivement à la perte d'un oil. Car il ne disposait plus de ses deux yeux pour ce monde. Aussi, lorsque vous avez véritablement accédé à un chakra supérieur, vous ne pouvez plus vraiment faire demi-tour ; vous devez y demeurer. Une part de vous-même peut certes s'en détacher, mais plus élevé sera le chakra, plus dur sera votre retour apparent. Et si toutefois vous deveniez en ayant perdu la mémoire de votre lien avec ce chakra, vous seriez alors semblable à un fantôme. En réalité, vous ne seriez plus rien, une simple ombre, et vos expériences resteraient vides.
-S'agit-il alors de faire simultanément l'expérience des chakras par lesquels on est passé ?
-. Supposons que quelqu'un atteigne le centre âjnâ, l'état de la conscience universelle, et pas seulement celui de la conscience individuelle. Il s agit là d'une conscience extrêmement étendue, capable d'inclure toute chose - y compris l'énergie - d'une conscience qui sait non seulement que
«Tu es Cela », mais plus encore que chaque arbre, chaque pierre, chaque souffle d'air, .. - tout cela - n'est autre que toi. Il n'est rien qui ne soit toi. Au sein d'une conscience étendue, tous les chakras seraient simultanément perçus, parce qu'il s'agit du plus haut état de conscience - et il ne pourrait l'être s'il n'incluait toutes les expériences précédentes.
QUATRIÈME CONFÉRENCE : 2 novembre 1932
.
Nous avons ici affaire à un paradoxe ; pour nous, la conscience est située en haut, dans le chakra âjnâ, pour ainsi dire, alors que notre réalité réside dans le chakra le plus bas, le mûlâdhâra. En outre, une autre contradiction apparente nous alerte : le mûlâdhâra correspond, comme nous l'avons vu, à notre monde. Comment celui-ci peut-il être localisé dans le bassin - ainsi que le veut le système des chakras ? P.139
. Il nous faut, pour l'instant, séparer complètement le symbolisme des chahas et la philosophie propre à l'aspect sthûla-sûkshma des choses. Les trois dimensions désignées par les termes sthûla, sûkshma et parâ constituent une vision philosophique du monde. Sur le plan théorique, chaque chakra doit être considéré sous ces trois aspects. Les chakras, toutefois, sont des symboles. Ils réunissent, sous la forme d'images, des conceptions multiples et complexes relatives aux idées et aux faits.
Le mot « symbole » vient du grec symballein, « assembler ». Il évoque donc une idée de réunion des choses, ou d'assemblement d'un amas d'objets, que nous saisissons, ainsi que l'expression l'indique, dans leur totalité. Nous pourrions traduire le mot symbole par « chose perçue en tant que totalité» ou « vision de choses rassemblées dans leur totalité ». En fait, nous devons toujours avoir recours au symbole lorsque nous abordons une multiplicité d'objets ou d'aspects qui forment une unité reliée ; ceux-là se révèlent en effet si entrelacés dans chacune de leurs parties distinctes que nous ne pouvons en rejeter aucune sans rompre aussitôt les connexions qu'elles entretiennent et perdre ainsi le sens de la totalité.