AVANT-PROPOS
. l'auteur a découvert une concordance remarquable entre cet imaginaire (de la science d'Hermès) et les images de son propre inconscient comme de celui de ses patients. . Il a compris « que l'alchimie nous relie historiquement au gnosticisme, et que par elle s'établit la continuité du passé au présent. Comme philosophie médiévale de la nature, elle a créé un pont qui nous relie aussi bien au passé - c'est-à-dire au gnosticisme - qu'à l'avenir - à la psychologie moderne de l'inconscient ». (M. V. p.233)
. C'est ce texte, (Mystère de la Fleur d'Or) qui m'a permis de mieux comprendre la nature même de l'alchimie. » ..
« C'est seulement quand il découvrit les anciens alchimistes qu'il finit par trouver une forme lui permettant de modeler et de communiquer ses expériences dans la ligne d'une tradition historique de l'Occident. » (M.L. von Franz ; C. G. Jung, son mythe en notre temps p. 52)
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Quaero, non pono, nihil hic determino dictans, conjicio, conor, confero, tento, rogo. (Je cherche, je n'affirme pas, je ne détermine rien ici ni ne dicte, je conjecture, je m'efforce, je compare, je tente, j'interroge.) Christian KNOR VON ROSENROTH (1636-1693)
PROLOGUE
Le processus que Freud a désigné du terme de « transfert » soulève un problème souvent difficile pour qui connaît personnellement la pratique thérapeutique. . la quasi totalité des cas nécessitant un traitement prolongé gravitent autour du phénomène du transfert, puisque, en apparence tout au moins, le succès ou l'échec du traitement y est essentiellement lié, . De même la thérapeutique ne devrait pas adopter une attitude donnant à croire que la « résolution du transfert » va de soi et qu'elle est une affaire claire et simple. Il est vrai que l'on rencontre un optimisme semblable à propos de la « sublimation », processus étroitement apparenté à celui du transfert. La discussion procède souvent comme s'il s'agissait de phénomènes dont on pouvait venir à bout par la raison, voire l'intellect et la volonté, ou encore comme s'il suffisait, pour les traiter, de l'habileté ou de l'art du médecin, alliés à une technique supérieure. .. J'ai accordé au transfert dès le début, et avec Freud, une importance particulière, mais à la lumière d'une plus grande expérience, j'ai fini par me rendre compte que cette importance même est également toute relative. On peut comparer le transfert à ces remèdes qui ont chez les uns des vertus curatives et chez les autres l'effet d'un pur poison. Dans un cas, sa présence représente le tournant vers le salut, dans l'autre au contraire un obstacle, des difficultés, sinon pire, tandis que dans d'autres encore, le transfert s'avérera d'une importance pratiquement nulle. Il constitue toutefois le plus souvent un phénomène critique, aux couleurs chatoyantes, et sa présence est aussi significative que son absence.
. Le transfert étant un mode de relation, il présuppose évidemment un partenaire, un « toi ». Lorsqu'il est négatif ou absent, le « toi » joue un rôle insignifiant, comme c'est, par exemple, toujours le cas pour les complexes d'infériorité assortis d'une pulsion compensatrice incitant le sujet à se valoriser. (Cela ne signifie pas pour autant qu'en de tels cas il ne s'établisse jamais un transfert. Le mode négatif du transfert, sous forme de résistances, d'antipathie et de haine conférera au départ une importance considérable ~ quoique négative ~ au « toi » et il s'efforcera de parsemer d'obstacles de toutes sortes le chemin que pourrait prendre la moindre possibilité d'un transfert positif. Par conséquent le symbolisme typique de la synthèse des opposés, trait caractéristique du transfert positif, ne pourra pas se développer.)
. Si les représentations (symbolisme alchimique) ne figurent pas la relation de transfert de façon bien consciente, elles la contiennent cependant comme présupposé inconscient. C'est pourquoi elles sont aptes à fournir tout au moins le fil conducteur permettant d'élucider le phénomène.
. La raison et la nécessité interne de cette approche (historique) de la question résident dans le fait que toute compréhension et toute évaluation correctes d'un problème de psychologie contemporaine sont possibles à la seule condition de découvrir un point situé hors de notre temps d'où l'on puisse l'observer. .
La présente recherche a, certes, un caractère autonome, mais elle constitue cependant, en même temps, l'introduction à une exposition plus importante de la phénoménologie des opposés et de la synthèse des contraires dans l'alchimie ; celle-ci sera présentée ultérieurement sous le titre Mysterium Conjunctionis. . P.17
INTRODUCTION
Bellica pax, vulnus dulce, suave malum
Il n'est guère étonnant que l'idée de mariage mystique ait été appelée à jouer dans l'alchimie un rôle si important, puisque le terme utilisé pour en parler, celui de conjunctio, désigne en premier lieu ce que nous appelons aujourd'hui une combinaison chimique et que ce qui attire l'un vers l'autre les corps à combiner est ce qu'on appelle de nos jours affinité. Autrefois on utilisait différentes expressions qui, toutes, expriment une relation humaine et plus particulièrement une relation érotique, telles que nuptiae (noces), matrimonium et conjugium (mariage), amicitia (amitié), attractio et adulatio. Par suite, on se représentait les corps à combiner comme agens et patiens (agent et patient), comme vir (homme) ou masculus (mâle) et comme femina, mulier, femineus (femme, féminin), ou, de façon plus pittoresque encore, comme chien et chienne, cheval (jument) et âne, coq et poule, dragon ailé et dragon sans ailes.
Plus les termes sont anthropomorphes et thériomorphes, plus manifeste est la part qui revient aux jeux de l'imagination, donc à l'inconscient, et plus il est clair aussi que la pensée exploratrice des anciens philosophes de la nature était exposée à la tentation de quitter le terrain des propriétés, obscures pour eux, de la matière, c'est-à-dire de s'écarter du problème proprement chimique, pour succomber au mythe de la matière. Comme l'absence absolue de présupposé n'existe pas, même le chercheur le plus objectif et le plus impartial court le risque, dès qu'il aborde une obscurité où n'a encore pénétré aucune lumière, de devenir, faute de repère connu, la victime d'un présupposé inconscient. Cela n'est pas nécessairement un mal dans la mesure où l'image qui s'offre aux lieu et place de l'inconnaissable est une représentation archaïque, sans doute, mais ne laissant pas pour autant de constituer une analogie non dépourvue d'intérêt. C'est ainsi que la célèbre vision des couples dansant qui mit Kékulé sur la trace de la structure de certaines combinaisons du carbone, plus précisément de l'anneau du benzène, n'est rien d'autre que l'image de la conjunctio, de l'accouplement, telle qu'elle a occupé pendant dix- sept cents ans l'esprit des alchimistes. Et bien que ce soit justement là l'image qui pendant très longtemps a détourné l'entendement des chercheurs du problème de la chimie pour le ramener sans cesse au mythe originel des noces royales, voire divines, elle est pourtant parvenue, dans la vision de Kékulé, à sa fin chimique..
On pourrait donc dire, rétrospectivement, que les alchimistes ont montré beaucoup de flair en faisant de cet arcanum arcanorum (arcane des arcanes), de ce donum Dei et secretum Altissimi (don de Dieu et secret du Très-Haut), de ce secret véritable de la fabrication de l'or, le sommet de leur oeuvre. Au triomphe tardif de cette idée alchimique, il convient d'adjoindre la confirmation de cette autre pensée centrale de l'alchimie qu'est la transmutabilité des éléments chimiques. L'éminente signification, tant pratique que théorique, de ces idées pourrait amener à la conclusion qu'il s'agissait là d'anticipations intuitives dont le fascinosum (le pouvoir de fascination) a pu s'expliquer à la lumière de l'évolution ultérieure. (Cela ne contredit pas le fait que c'est avant tout de son caractère archétypique que le thème de la conjonction tire son pouvoir de fascination.)
Mais l'alchimie, en se dégageant peu à peu de son arrière-plan mythique, ne s'est pas seulement transformée en chimie : nous constatons qu'elle s'est également muée en une sorte de philosophie mystique, voire qu'elle en a toujours été une, si bien que l'idée de la conjonction se révèle capable à la fois d'éclairer le mystère obscur des combinaisons chimiques et d'exprimer, en tant que mythologème, l'archétype de l'union des contraires, devenant ainsi l'image de l'unio mystica. Or, les archétypes ne sont pas quelque chose d'extérieur, du non psychique, bien qu'ils doivent naturellement toujours aux impressions reçues du milieu l'évidence des formes qu'ils revêtent. Par opposition aux formes extérieures qui les traduisent à un moment donné et indépendamment d'elles, ils constituent bien davantage l'essence et la vie d'une âme non individuelle, qui est certes innée à tout individu, mais que la personnalité de celui-ci ne peut ni modifier ni s'approprier. Cette âme est dans l'individu isolé ce qu'elle est aussi chez un grand nombre et, finalement, elle est en tous. Elle constitue le support de toute psyché individuelle, comme la mer porte les vagues.
De même que la conjonction représente une image capitale pour l'alchimie . elle possède une valeur analogue dans le domaine psychique, ce qui signifie qu'elle joue pour la connaissance des obscurités intérieures de l'âme le même rôle qu'elle a rempli pour les énigmes de la matière. P.21
. La conjonction est une image a priori qui occupe depuis toujours une place de premier plan dans l'évolution de l'esprit humain. .. deux sources dont elle dérive : une source chrétienne et une païenne.
La source chrétienne est sans aucun doute la doctrine du Christ et de l'Eglise, de l'Époux et de l'Épouse (Sponsus et Sponsa), le Christ jouant le rôle du Soleil tandis que celui de la Lune échoit à l'Église.
La source païenne est d'une part le hierosgamos, d'autre part l'union mystique des mystes avec la divinité..
.. l'image de la conjonction apparaît toujours à un moment crucial de l'évolution de l'esprit humain. L'observation des processus mentaux dans les psychoses et les névroses a conduit inévitablement la psychologie médicale moderne à une exploration toujours plus approfondie de ces phénomènes psychiques d'arrière-plan que l'on désigne généralement du nom d'inconscient. . les dérangements pathologiques de la psyché ne peuvent s'expliquer uniquement par des altérations corporelles ou des processus conscients, mais qu'il faut au contraire avoir recours, pour les éclairer, à un troisième facteur, c'est-à-dire aux hypothétique processus inconscients. (Je qualifie d'«hypothétiques » les processus inconscients parce que l'inconscient est par définition inaccessible à l'observation directe ; on ne peut le connaître que par induction.)
La pratique de l'analyse a montré que les contenus inconscients apparaissent toujours d'abord comme projetés sur des personnes et des conduites objectives. Beaucoup de ces projections sont, grâce à la reconnaissance de leur appartenance au sujet, définitivement intégrées à l'individu ; mais il en est d'autres qui ne se laissent pas intégrer et qui, se détachant de leurs objets premiers, se transfèrent alors sur le médecin traitant. Parmi ces contenus, la relation au parent du sexe opposé joue un rôle tout particulier, donc la relation fils- mère, fille- père, et aussi, en outre, la relation frère-sour. (Je laisse de côté les formes «homosexuelles », telles que la relation père- fils, mère- fille, etc. L'alchimie , autant que je sache, ne fait qu'une seule fois allusion à cette déviation, dans la vision d'Arislée : « Domine, quamvis rex sis, male tamen imperas et regis : masculos namque masculis conjunxisti, sciens quod masculi non gignunt. » (Seigneur, bien que tu sois roi, tu commandes et gouvernes mal, car tu as uni les mâles aux mâles. Sachant que les mâles n'engendrent point.)
En règle générale, ce complexe ne peut être complètement intégré, le médecin étant presque toujours mis par le patient à la place du père, du frère, voire de la mère (ce dernier cas est naturellement beaucoup plus rare). Comme, selon l'expérience, cette projection s'établit sans rien perdre de son intensité initiale.. il se noue un lien qui correspond à tous égards à la relation infantile initiale et qui tend à répéter avec le médecin toutes les expériences de l'enfance ; en d'autres termes, la relation d'adaptation qui a subi un trouble névrotique est désormais transférée sur le médecin. (Freud dit à ce propos : « La partie décisive du travail se trouve réalisée lorsque l'on crée dans la relation au médecin, dans le « transfert » des rééditions de ces conflits anciens, dans lesquelles le malade voudrait se conduire comme il s'est conduit autrefois .. La maladie propre du patient est remplacée par celle, produite artificiellement, du transfert, la maladie du transfert, et les différents objets irréels de la libido par un objet unique, également imaginaire : la personne du médecin. » On est en droit de douter que le transfert soit toujours créé artificiellement. Ce phénomène se produisant aussi en dehors de tout traitement médical. Et cela très fréquemment, comme une chose pour ainsi dire naturelle. Il n'y a pratiquement jamais de lien relativement intime entre deux êtres sans que les phénomènes de transfert y jouent un rôle, soit favorable, soit négatif.) Freud .. a crée pour le désigner l'expression « névrose de transfert ». (« Dès que le patient montre assez de bonne volonté pour respecter les conditions du traitement, nous réussissons alors régulièrement à donner à tous les symptômes de la maladie une signification nouvelle liée au transfert, et à remplacer sa névrose originelle par une névrose de transfert.. » L'auteur exagère ici quelque peu l'importance de son rôle. Il s'en faut qu'un transfert soit toujours produit par le médecin. Souvent il est déjà présent dans toute sa force avant même que celui-ci ait ouvert la bouche. La conception de Freud, qui voit dans le transfert une « maladie artificielle », une « névrose recréée et transformée », une « nouvelle névrose artificielle » est juste dans la mesure où le transfert d'un névrosé est un transfert névrotique, mais cette névrose n'est ni « nouvelle », ni « artificielle », ni « créée » ; c'est toujours la même vieille névrose, et la seule nouveauté est que le médecin s'y trouve désormais impliqué, plus comme victime que comme artisan.) P.23
Or ce lien est souvent d'une telle intensité qu'on pourrait parler d'une combinaison. Quand deux corps chimiques se combinent, tous deux subissent une altération. C'est aussi le cas dans le transfert. Freud a bien vu que ce lien a une haute valeur thérapeutique, parce qu'il favorise la constitution d'un mixtum compositum entre la santé mentale du médecin et l'équilibre troublé du malade. Sans doute la technique de Freud s'efforce de garder autant que possible une distance par rapport à ce phénomène, ce qui, d'un point de vue humain, est parfaitement compréhensible, mais peut nuire considérablement à l'effet thérapeutique. Il est inévitable que le médecin en subisse une certaine influence et qu'il en résulte un trouble, un dommage pour sa santé nerveuse. ( Freud a déjà reconnu l'existence de ce qu'on appelle le « contre-transfert ». Ceux qui connaissent sa technique savent a quel point elle tend à maintenir, dans la mesure du possible, la personne du médecin à l'abri d'un tel effet. C'est ainsi par exemple que le médecin s'assied derrière le malade et qu'il fait comme si le transfert apparaissait comme un produit de sa technique, alors qu'il s'agit en réalité d'un phénomène entièrement naturel, qui peut tout aussi bien atteindre le professeur, le pasteur, le médecin du corps et ~-last but not least- le mari. Freud emploie également l'expression « névroses de transfert », comme un terme collectif pour désigner l'hystérie, l'hystérie d'angoisse et la névrose obsessionnelle.) Il « prend sur lui », très exactement, la souffrance du patient et il la partage avec lui. Il est donc par principe en danger, et il doit l'être. (Ces effets du transfert sur le médecin ou l'infirmière peuvent parfois aller très loin. Je sais même des cas où dans des cas- limites schizophréniques, le médecin a « pris sur lui » de courts intervalles psychotiques. Le malade jouissant alors parfois, précisément, à ce moment là, d'une santé particulièrement bonne. J'ai même observé un cas de paranoia induite chez un médecin qui avait eu en analyse une patiente atteinte, au départ, d'un délire de persécution latent. Cela n'est pas étonnant, certains déséquilibres psychiques pouvant être extrêmement contagieux si le médecin lui-même possède une prédisposition latente.)
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La grande importance du transfert a souvent donné lieu à l'erreur de croire qu'il est absolument nécessaire à la guérison. Il faudrait donc, en quelque sorte, l'exiger. Mais il est tout aussi impossible d'exiger une chose de ce genre que la foi. La foi n'a de valeur que si elle naît d'elle-même. Une foi obtenue par contrainte n'est qu'une crispation. Quiconque croit devoir exiger le transfert oublie que ce phénomène n'est qu'un des facteurs thérapeutiques et que, de plus, le mot transfert n'est que l'équivalent sémantique du mot projection, lequel désigne un phénomène qu'il est impossible d'exiger. (Freud dit à propos de cette exigence : « Je ne peux imaginer technique plus insensée. On prive par là le phénomène de ce caractère de spontanéité qui le rend convaincant, et l'on se prépare à soi même des obstacles difficiles à écarter. » Freud souligne ici lui-même la « spontanéité » du transfert. Toutefois, ceux qui « exigent » le transfert peuvent se référer à cette phrase ambiguë de leur maître : « Quand on s'engage dans la théorie de la technique analytique, on se rend compte que le transfert est une exigence absolue.») Personnellement, je suis heureux chaque fois que le transfert se fait en douceur ou qu'il reste pratiquement imperceptible. On est alors beaucoup moins mis à contribution et l'on peut se contenter de l'efficacité d'autres facteurs thérapeutiques. Parmi ces derniers, les facultés de compréhension et de jugement du patient jouent un rô1e important, ainsi d'ailleurs que sa bonne volonté, l'autorité du médecin, la suggestion (Les suggestions se produisent spontanément, sans que le médecin puisse les empêcher et sans qu'il ait à se donner le moindre mal pour les provoquer.), le bon conseil ( Les « bons conseils » sont certes souvent des aides fâcheuses, mais la plupart du temps sans danger. A cause de leur relative inefficacité ils font partie de ce que le public attend de la « persona medicale ».), la compréhension, la sympathie, les encouragements, etc. Bien sûr, les cas où ces facteurs jouent un rôle ne sont pas les plus graves.
Une analyse attentive du phénomène de transfert aboutit à une image très complexe, présentant des traits si marqués qu'on cède difficilement à la tentation d'en isoler un pour en faire l'essentiel et de lâcher comme explication : « Ce n'est finalement rien que. ! » Je pense avant tout à l'aspect érotique, voire sexuel des phantasmes de transfert. P.25
. il n'est pas toujours le seul et pas toujours non plus l'essentiel. La volonté de puissance (décrite par Adler) est un autre de ces aspects, qui s'avère coexistant à la sexualité, et il est souvent difficile de découvrir laquelle de ces deux pulsions est prépondérante. Ces deux aspects à eux seuls ouvrent la possibilité d'un conflit.
Mais il est encore d'autres formes de la concupiscentia instinctuelle qui reposent davantage sur la « faim », le désir d'avoir ; d'autres, par contre, reposent sur la négation instinctuelle de tout mouvement de désir, si bien que la vie semble fondée sur l'angoisse et l'autodestruction. Un certain « abaissement du niveau mental », c'est- à- dire une faiblesse dans l'organisation hiérarchique du moi, suffit pour mettre en mouvement ces tendances et ces avidités d'ordre instinctuel, causant ainsi une dissociation de la personnalité. C'est-à-dire une multiplication du nombre des centres de gravité de la personnalité. . Les composantes dynamiques sont à considérer, selon leur degré de prédominance, comme appartenant en propre ou non à la personnalité, comme vitalement décisives ou comme de purs syndromes. Bien que les pulsions les plus fortes tendent indubitablement vers une activité concrète et, la plupart du temps, l'imposent, on ne peut néanmoins leur accorder une signification exclusivement biologique, car leur fonctionnement concret est soumis à des modifications extrêmement importantes de la part de la personnalité. Chez un être dont le tempérament entraîne une orientation spirituelle, l'activité pulsionnelle revêt à son tour un certain caractère symbolique. Il ne s'agit plus de la simple satisfaction d'une pulsion ; cette activité est au contraire liée à des « significations » qui la rendent plus complexe. Dans le cas où les processus instinctuels sont par nature de purs syndromes qui, eux, ne peuvent pas prétendre à la réalisation concrète au même titre que les premiers, le caractère symbolique de l'accomplissement l'emporte. La phénoménologie érotique fournit sans doute les exemples les plus parlants de ce genre de complications. L'Antiquité tardive connaissait déjà la fameuse échelle des quatre : Chawwa (Eve), Hélène (de Troie), Marie et Sophia. Cf. le Faust de Goethe : on y rencontre d'abord Marguerite, personnification d'une relation d'ordre purement instinctuel (Eve) ; puis Hélène, qui est une figure de l'anima (Un excellent exemple en est l'Hélène (Séléné) de Simon le Mage.) ; ensuite Marie, en tant que personnification de la relation céleste, c'est-à-dire religieuse et chrétienne ; enfin l'Éternel Féminin (Sophia), expression qui désigne la Sapientia alchimique. .. Il s'agit ici de quatre degrés de l'éros hétérosexuel, voire de quatre niveaux de l'image de l'anima, donc de quatre stades de la culture de l'éros. Le premier stade, celui de Chawwa, Eve, la terre, est uniquement biologique ; la femme y signifie la mère et ne représente rien d'autre que ce qui doit être fécondé. Le deuxième stade concerne un éros à prédominance encore sexuelle, mais de caractère esthétique et romantique, et la femme y possède déjà quelques valeurs individuelles. Le troisième stade élève 1'éros à la vénération la plus haute et à la dévotion religieuse, et ainsi le spiritualise. Contrairement à Chawwa, il s'agit ici de maternité spirituelle. Le quatrième degré enfin éclaire un aspect qui, de façon inattendue, va plus loin encore que le troisième stade, pourtant difficilement surpassable : c'est la Sapientia. Mais en quoi la sagesse pourrait-elle bien l'emporter sur ce qu'il y a plus saint et de plus pur ? Uniquement sans doute dans cette vérité qui veut que bien souvent un peu moins signifie davantage. Ce degré représente une spiritualisation d'Hélène, c'est- à- dire de l'éros pur et simple. C'est pourquoi la Sapientia est mise dans un certain parallèle avec la Sulamite du Cantique des Cantiques.
Il y a non seulement des pulsions différentes que l'on ne peut, sans violence, réduire les unes aux autres, mais il y a aussi les différents plans sur lesquels elles peuvent s'exercer. Cet état de choses n'étant vraiment pas simple, il n'y a rien d'étonnant à ce que le transfert qui appartient lui-même, pour une bonne part, aux phénomènes instinctuels, soit un processus ou un état très difficile à interpréter et à juger. P.27
Car de même que les instincts et leurs contenus imaginaires spécifiques sont partiellement concrets et partiellement symboliques ou bien tantôt l'un, tantôt l'autre, de même leur projection présente un caractère paradoxal. Le transfert est bien loin d'être un phénomène univoque, et il est toujours impossible de découvrir à priori tout ce qu'il représente. Cela vaut naturellement aussi pour son contenu spécifique, l'inceste.
On sait que le contenu imaginaire d'une pulsion peut être interprété soit de façon réductrice, .comme une autoreprésentation de cette pulsion, soit de façon symbolique, comme sens spirituel de l'instinct biologique. Dans le premier cas, le processus instinctuel est considéré comme effectif, dans le deuxième cas comme ineffectif.
Devant un cas concret, il est souvent presque impossible de dire ce qui est esprit et ce qui est instinct. Les deux ne sont qu'un mélange insondable. Un véritable magma issu des antiques profondeurs du chaos originel. Quand on tombe sur de tels contenus, on comprend immédiatement pourquoi l'équilibre psychique du névrosé est troublé et pourquoi, chez le schizophrène, le système psychique éclate en morceaux. Ces contenus exercent une fascination qui saisit non seulement le malade - c'est déjà fait - mais peut avoir une action inductrice sur l'inconscient du premier témoin concerné, c'est-à-dire du médecin. Le malade est accablé sous le poids de ces contenus inconscients et chaotiques, qui existent certes partout, mais qui ne sont entrés en activité que chez lui, le condamnant à une solitude intérieure incomprise et incompréhensible qui ne peut être que mal interprétée. Il est malheureusement que trop facile, dans un tel cas, sans pénétration intuitive et purement de l'extérieur, d'en finir par un jugement sommaire ou d'engager le patient sur une voie fausse. Mais c'est là ce que le sujet, lui aussi, a déjà fait, et depuis longtemps, fournissant lui-même l'occasion de la fausse interprétation. Le secret lui semble tout d'abord se trouver chez ses parents. Mais quand ce lien et cette projection se défont, le poids retombe tout entier sur le médecin, et la question se pose à lui : « Que fais-tu, toi, du transfert ? »
En assumant avec une compréhension cordiale la détresse psychique du malade, le médecin s'expose à la pression des contenus inconscients et à leur action inductrice. Le cas commence à « l' occuper ». Une fois de plus, il est facile ici, et trop facile, de tout expliquer par un sentiment de sympathie ou d'antipathie personnelle. On ne s'aperçoit pas que c'est expliquer ignotum per ignotius (l'inconnu par ce qui l'est plus encore). En réalité, ces sentiments personnels - en admettant qu'ils soient assez forts pour être déterminants - sont précisément gouvernés par les contenus inconscients activés. Une relation inconsciente s'est créée, qui prend maintenant dans l'imagination du patient toutes les formes et les dimensions sur lesquelles la littérature spécialisée fournit d'abondants détails. Du fait que le patient apporte un contenu activé de l'inconscient au médecin, le matériau inconscient correspondant se trouve également constellé chez celui-ci, par un effet d'induction qui naît toujours plus ou moins de projections, Par là le médecin et le patient se trouvent tous deux dans une relation qui repose sur une commune inconscience.
. Mais plus le médecin, dans une situation de ce genre, est inconscient, plus il sera tenté d'adopter une attitude apotropéique, c'est-à-dire de refus : la persona medici derrière laquelle on se retranche constitue pour cela - ou plutôt semble constituer ~ un excellent instrument. La routine va forcément de pair, et aussi cette façon de « savoir à l'avance » qui fait partie des accessoires appréciés du praticien exercé et de l'autorité infaillible. Mais on se trouve mal de ce manque de clairvoyance, car la contamination inconsciente offre une possibilité thérapeutique à ne pas sousestimer, qui consiste dans le transfert de la maladie sur celui qui la traite. Il faut évidemment supposer ici que le médecin est mieux en mesure d'amener à la conscience les contenus constellés, sinon en effet il s'ensuivrait une double captivité dans la même inconscience. La grosse difficulté, c'est qu'assez souvent des contenus se trouvent activés chez le médecin, qui pourraient en fait, normalement, rester latents. Il est peut-être assez équilibré pour n'avoir pas en réalité besoin de ces positions inconscientes comme compensation de sa situation consciente. Du moins, c'est souvent ce qu'il semble. P.29
. De plus, cet intérêt pour l'inconscient n'est pas exclusivement le résultat d'un libre choix, mais il provient d'une disposition naturelle relevant du destin et lui a inspiré, a l'origine, son goût pour la profession de psychiatre. Plus on a vu de destinées humaines et l'on en a recherché les motivations secrètes, plus on est frappé par la force avec laquelle agissent les motifs inconscients et par le peu d'espace laissé à notre liberté, et à la nature et à l'intentionnalité de nos choix. Le médecin sait, ou du moins devrait savoir, que ce n'est pas par hasard qu'il a choisi ce métier, et le psychothérapeute en particulier doit avoir compris une bonne fois que les infections psychiques, même s'il estime qu'il s'en passerait bien, sont au fond des phénomènes accompagnant nécessairement son travail, faisant partie du destin et correspondant donc aux dispositions naturelles de sa vie. Une telle vision signifie du même coup pour lui l'attitude juste à l'égard du patient. Il se sent alors personnellement concerné par le patient. Ce qui crée la base la plus favorable pour le traitement.
Le transfert était déjà connu, sous le nom de « rapport ». Il constitue le fondement de l'action thérapeutique après que les projections antérieures du malade ont été dissipées. Mais il se révèle au cours de ce travail que le jugement du médecin peut, lui aussi, être troublé par des projections, dans une mesure moindre toutefois, sinon la thérapie serait impossible. Bien qu'on soit en droit d'attendre du médecin qu'il connaisse au moins les actions de l'inconscient sur sa propre personne et qu'on doive donc exiger de tous ceux qui se préparent à exercer la psychothérapie qu'ils se soumettent d'abord à une « analyse didactique », il n'en reste pas moins que la meilleure formation ne parviendra jamais à fournir la connaissance de la totalité de l'inconscient. Il est exclu que l'inconscient puisse être entièrement « vidé » , pour la simple raison que ses forces créatrices sont toujours en mesure d'engendrer des formes nouvelles. La conscience, si vaste qu'elle puisse être, est et reste le petit cercle à l'intérieur du grand cercle de l'inconscient, l'île environnée par l'océan ; et, tout comme la mer, l'inconscient. lui aussi, donne sans cesse naissance à une foule innombrable et toujours renouvelée d'êtres vivants dont on ne peut espérer saisir toute la richesse. On peut être instruit depuis très longtemps de l'importance des contenus inconscients, de leur action et de leurs caractères, sans en avoir jamais sondé la profondeur et les possibilités, car ils sont susceptibles d'infinies variations et ne peuvent, en fait, jamais être désamorcés en eux-mêmes et pour eux-mêmes. La seule façon de les atteindre dans la pratique consiste à essayer de fournir au conscient une attitude permettant à l'inconscient de coopérer au lieu de s'opposer.
Même le psychothérapeute le plus expérimenté doit sans cesse découvrir qu'un lien et une connexion le concernant se sont créés à partir d'une inconscience commune. Et même s'il se figure posséder toutes les notions et toutes les connaissances nécessaires sur les archétypes constellés, il sera bien obligé finalement de reconnaître qu'il existe beaucoup de choses dont son savoir scolaire n'avait pas la moindre idée, Chaque nouveau cas exigeant un traitement approfondi est toujours un travail de pionnier, et toute trace de routine se révèle être une fausse direction. C'est pourquoi les formes les plus hautes de la psychothérapie sont une activité très exigeante, où surgissent parfois des problèmes qui ne demandent pas seulement de l'intelligence et de la compréhension, mais requièrent l'homme tout entier. Le médecin aura tendance à exiger du malade cet engagement total, mais il lui faut bien être conscient que cette exigence n'a d'effet que s'il sait en même temps qu'elle vaut aussi pour lui-même.
J'ai noté plus haut que les contenus qui entrent dans le transfert étaient d'abord projetés, en règle générale, sur les parents et d'autres membres de la famille. Comme ces contenus sont rarement ou ne sont jamais dépourvus d'un aspect érotique ou proprement sexuel (en plus des autres facteurs dont il a été question ci-dessus), ils présentent un caractère nettement incestueux, et c'est ce qui a amené Freud à formuler sa doctrine de l'inceste. Le transfert exogame de ces contenus sur le médecin ne change rien à la chose. Celui-ci est inclus par la projection dans cette étrange atmosphère familiale incestueuse. P.31
Il en résulte nécessairement une intimité irréelle qui atteint de la façon la plus pénible le malade comme le médecin, et qui suscite des deux côtés des résistances et des doutes. . Toutefois, l'interprétation de ce fait reste, conformément à la nature de la chose, extrêmement sujette à controverse. S'agit-il d'un véritable instinct incestueux ou d'une variante pathologique ? Ou bien l'inceste est-il l'un des « arrangements » (Adler) de la volonté de puissance ? S'agit-il encore d'une régression de la libido normale à des stades infantiles par crainte d'une tâche vitale ressentie comme impossible ou bien l'imagination incestueuse est-elle seulement symbolique et due à la réactivation de l'archétype de l'inceste qui joue un rôle si important dans l'histoire de l'esprit ?
. La conception qui suscite sans doute le plus de scandale est celle selon laquelle l'inceste serait un authentique instinct. Mais si l'on considère l'existence quasi universelle du tabou de l'inceste, il est permis d'observer qu'en règle générale ce qui n'est ni désiré ni voulu n'a pas besoin d'être interdit. A mon avis, chacune de ces conceptions comporte une part de justesse, dans la mesure où les cas concrets présentent pour ainsi dire toutes les nuances correspondantes, mais selon des intensités variables. Tantôt c'est l'un de ces aspects qui prévaut et tantôt c'est l'autre. . Dans la pratique, toutefois, la façon dont on comprend cet aspect incestueux est de la plus haute importance. L'explication variera avec la nature du cas, le stade du traitement, les possibilités de compréhension et la maturité de jugement du patient.
L'existence de cet aspect incestueux ne soulève pas seulement une difficulté intellectuelle, elle signifie surtout que la situation thérapeutique se complique sur le plan affectif. Dans cet aspect incestueux se cachent en effet les sentiments les plus secrets, les plus pénibles, les plus intenses, les plus tendres, les plus pudiques, les plus angoissants, les plus bizarres, les plus immoraux, en même temps que les plus sacrés, ceux qui forment l'indescriptible et inexplicable plénitude des rapports humains et leur confèrent une force contraignante. Ils s'enroulent, invisibles, comme des tentacules de pieuvre, autour des parents et des enfants, et, dans le transfert, autour du médecin et du patient. Cette force contraignante se traduit par le caractère irréversible et obstiné du symptôme névrotique et par la manière désespérée de se cramponner au monde infantile ou au médecin. Le terme de « possession » caractérise sans doute mieux que tout autre cet état.
Cet effet considérable des contenus inconscients permet de conclure à l'énergie qu'ils renferment et à l'importance de leur action. Bien qu'ils possèdent tous, lorsqu'ils sont activés (c'est-à-dire quand ils se rendent observables), une énergie pour ainsi dire spécifique qui leur permet également de se manifester de façon universelle (par exemple le thème de l'inceste), cette énergie, dans des circonstances normales, n'est pas suffisante pour faire émerger à la conscience le contenu inconscient. Cela nécessite une certaine condition du côté du conscient. Celui-ci doit présenter un manque, sous forme d'une perte d'énergie. L'énergie perdue ici va augmenter dans l'inconscient la valeur psychique de certains contenus compensateurs. « L'abaissement du niveau mental », la perte d'énergie du conscient est un phénomène qui se manifeste de la façon la plus saisissante dans la « perte d'âme » des primitifs ; ceux-ci disposent d'ailleurs d'intéressantes méthodes psychothérapeutiques pour rentrer en possession de l'âme perdue. .. (Je dois renvoyer ici aux études de Frazer sur les périls de l'âme et les tabous dans Le Rameau d'or.) P.33
L'homme civilisé présente des manifestations analogues. A lui aussi, il arrive de perdre soudain tout entrain et toute initiative, sans pouvoir toujours en donner la raison. La découverte de la cause véritable est souvent chose peut facile et conduit toujours à une discussion assez épineuse des arrière- plans psychiques. L'activité vitale peut être si bien paralysée par des omissions de toute sorte, des devoirs négligés, des tâches sans cesse différées, des entêtements délibérés, etc., que certaines quantités d'énergie qui ne trouvent plus leur utilisation dans le conscient s'écoulent dans l'inconscient où elles activent certains contenus (compensateurs), de telle sorte que ces derniers se mettent à exercer une action contraignante sur le conscient (d'où la coïncidence fréquente d'une névrose obsessionnelle et d'une attitude d'extrême négligence des devoirs).
Ce n'est là qu'une des façons dont peut se produire une perte d'énergie. L'autre consiste en ce que la perte ne provient pas d'un mauvais fonctionnement du conscient, mais d'une activation spontanée des contenus inconscients qui entraîne, par un effet secondaire, une souffrance du conscient. Il y a dans la vie humaine des moments où la page se tourne. Des intérêts et des goûts nouveaux, qui n'avaient jamais été cultivés jusque-là, font alors leur apparition ; ou bien il se prépare une transformation de la personnalité (ce qu'on appelle un changement de caractère). Pendant le temps d'incubation de tels changements, on observe souvent une perte d'énergie du conscient : l'évolution nouvelle a soustrait au conscient l'énergie dont elle avait besoin. C'est dans la période qui précède les psychoses qu'apparaît le plus nettement cette baisse d'énergie, ainsi que dans le calme et le vide qui précèdent de nouvelles créations. (On peut observer ce phénomène sur une plus petite échelle. Mais non moins nettement, sous la forme de l'appréhension et de la dépression qui précèdent certains efforts psychiques particuliers, comme par exemple un examen, une conférence, un entretient important, etc.)
La force considérable des contenus inconscients est donc toujours le signe d'une faiblesse corrélative du conscient et de ses fonctions. Le conscient est, dans une certaine mesure, menacé de défaillance. Un tel péril constitue pour le primitif un des hasards « magiques » les plus redoutés. Il est donc très compréhensible que cette secrète angoisse se rencontre aussi chez l'homme civilisé. Dans les cas graves, il s'agit de la peur secrète de la maladie mentale, dans d'autres moins graves, de la crainte de l'inconscient, que l'homme normal trahit, lui aussi, par sa résistance aux points de vue psychologiques. . Le médecin connaît bien ces zones fortifiées, .. : elles rappellent les positions insulaires d'où les névrosés se défendent contre la pieuvre. Mais le médecin sait parfaitement que le malade a besoin d'une île et que, sans elle, il serait perdu. Elle est pour son conscient un refuge et un dernier asile contre l'étreinte menaçante de l'inconscient. Il en va de même des cercles tabous de l'être normal qui ne doivent pas être touchés par la psychologie. Mais, tout comme on n'a jamais gagné de guerre avec une tactique purement défensive, il faut bien, si l'on veut sortir de l'état de guerre, entamer des négociations avec l'ennemi, afin de savoir une bonne fois quelles sont ses conditions. C'est là l'intention du médecin qui offre sa médiation. Il n'a nulle envie d'aller déranger l'idylle insulaire, un peu fragile, ni les murailles protectrices. Tout au contraire, il lui faut à tout prix trouver quelque part un point fixe sur lequel il puisse prendre appui, sans qu'il ait dû d'abord le pêcher hors du chaos, ce qui est toujours une tâche terriblement difficile. Il sait que l'île est un peu trop étroite, que l'existence est un peu trop pauvre et, le plus, tourmentée par toutes sortes de détresses imaginaires, car trop de vie a été laissée à l'extérieur, ce qui a, non pas engendré, mais bien plutôt tiré de son sommeil un monstre effrayant. Il sait aussi que l'animal apparemment dangereux est dans un rapport secret de compensation avec l'île et qu'il serait capable de fournir tout ce qui y fait défaut.
Mais le transfert modifie la figure psychique du médecin, et cela sans que d'abord lui-même s'en rende compte : il est affecté et, tout comme le patient, il a beaucoup de mal à se différencier de ce qui le tient en son pouvoir. P.35
On voit donc naître des deux côtés une confrontation directe avec les ténèbres où réside l'élément démoniaque. Cet entrecroisement paradoxal d'éléments positifs et d'éléments négatifs, de confiance et de crainte, d'espoir et de méfiance, d'attirance et de résistance, caractérise la relation à ses débuts. C'est l'état de haine et amour des éléments, que les alchimistes ont comparé au chaos originel de l'univers. L'inconscient activé apparaît comme un pêle-mêle de contraires déchaînés, entraînant comme exigence de tenter de les réconcilier, ce qui donnera naissance, disent les alchimistes, au grand remède universel, la medicina catholica.
Il faut souligner qu'assez souvent dans l'alchimie l'obscur état initial appelé « nigredo » est lui-même le produit d'une opération antérieure et ne constitue donc pas le point de départ pur et simple. (Lorsque la nigredo est identifiée à la putrefactio, elle ne se situe pas au début de l'ouvre ; c'est le cas par exemple dans la série de gravures du « Rosarium philosophorum ». Chez Mylius.. la nigredo n'apparaît qu'au cinquième stade de 1'oeuvre. C'est à dire en même temps que la putrefactio qui est célébrée dans 1'ombre du purgatoire » .. et plus loin (p.118) on trouve cette phrase qui contredit ce qui précède : «Et ce noircissement est le début de l'ouvre, l'indice de la putréfaction », etc.)
L'équivalent psychique de la nigredo est également le résultat de la conversation préliminaire, au cours de laquelle, en un certain instant qui souvent se fait longtemps attendre, l'inconscient est touché et l'identité inconsciente (l'identité inconsciente est la même chose que la « participation mystique » décrite par Lévy- Bruhl.) s'établit entre le malade et le médecin : il se peut que ce moment soit perçu et enregistré consciemment, mais il arrive souvent que tout se passe hors de la conscience et que le lien qui s'est créé ne soit reconnu que plus tard, et indirectement, à ses effets. Il arrive qu'à ce moment des rêves apparaissent, signalant que le transfert s'est produit. Par exemple, un rêve déclare que le feu a pris dans la cave, qu'un voleur s'est glissé dans la maison, ou que le père est mort ; il peut également être question d'une situation érotique qui soit, d'une manière ou d'une autre, équivoque. (On trouve une représentation symbolique de ce moment sous la forme de la foudre qui tombe et de la « naissance à partir d'une pierre » dans mon étude sur le processus d'individuation.) Le moment où à lieu un rêve de ce genre marque parfois le début d'une étrange chronologie qui peut s'étendre sur des mois et même davantage. Je voudrais donner un exemple concret de ce fait, que j'ai déjà souvent observé.
Au cours du traitement d'une femme de plus de soixante ans, je fus frappé, dans un rêve datant du 21 octobre 1938, par le passage suivant : « Un beau bébé, une petite fille de six mois, joue dans la cuisine près de ses grands-parents et de moi, sa mère. Les grands-parents sont debout à gauche de la pièce, et la petite fille sur la table rectangulaire au milieu de la cuisine. Je suis debout devant la table et je joue avec l'enfant. La veille femme dit qu'on ne peut croire qu'il y ait seulement six mois que nous connaissons cette petite. Je réponds que cela n'est pas tellement étonnant, puisque nous avions connu et aimé l'enfant longtemps avant sa naissance. »
Il est tout de suite évident qu'il s'agit d'un enfant pas ordinaire, d'un enfant de héros ou d'un enfant divin. Il n'est pas question du père, trait qui fait partie d'une telle image. (Il s'agit du thème du « père inconnu » fréquent dans le gnosticisme.) La cuisine comme lieu d'action désigne l'inconscient. La table rectangulaire est la quaternité, qui sert de base classique à cet enfant exceptionnel. Celui est en effet un symbole du Soi, dont la quaternité est l'expression symbolique. Le Soi en tant que tel est intemporel et préexistant à toute naissance. P.37
. L'âge précis de l'enfant m'amena à prier cette personne de rechercher dans ses notes ce qui s'était produit six mois plus tôt sur le plan inconscient. A la date du 20 avril 1938, elle trouva le rêve suivant :
« Je regarde, en compagnie d'autres femmes, un carré d'étoffe avec des figures symboliques. Tout de suite après, je me trouve assise avec plusieurs autres femmes devant un arbre merveilleux. Il a poussé de façon magnifique et me semble d'abord être une espèce de conifère ; puis je pense, ou rêve, que c'est un «arbre à singes» (araucaria), dont les branches poussent droit vers le ciel comme des chandelles (confusion avec le cactus candélabre). Dans cet arbre se trouve encastré un arbre de Noël, de telle façon qu'on ne distingue d'abord qu'un seul arbre et non deux. » En s'éveillant la rêveuse se mit aussiôt à transcrire son rêve, et comme, ce faisant, elle se représentait vivement l'arbre merveilleux, elle eut soudain la vision d'un enfant doré, encore tout petit, étendu au pied de l'arbre (thème de la naissance à partir de l'arbre). Son nouveau rêve est donc conforme au sens du premier. Il décrit bien la naissance de l'enfant divin (doré).
Mais que s'était-il produit neuf mois avant cette date du 20 avril 1938 ? Du 19 au 22 juin 1937, la rêveuse avait peint un tableau représentant à gauche un tas de pierres (précieuses) de couleur et taillées, au-dessus desquelles se dresse un serpent d'argent, ailé et couronné. Au milieu du tableau se tient une figure de femme nue ; à partir de sa zone génitale s'élève le même serpent qui atteint la région du cour où il engendre une étoile d'or à cinq branches et aux couleurs scintillantes. De la droite descend un oiseau chatoyant qui porte dans son bec un petit rameau. Sur le rameau, il y a cinq fleurs arrangées en un quaternio, une jaune, une bleue, une rouge et une verte, mais la cinquième est dorée - donc une évidente structure de mandala. Le serpent représente la kundalini qui s'élève en sifflant, ce qui, dans le yoga correspondant, désigne le moment où débute ce processus qui se termine avec la déification dans le Soi divin (la syzygie Shiva-Shakti). C'est manifestement le moment de la conception symbolique, illustrée dans ce tableau non seulement sous une forme tantrique, mais aussi par celle, chrétienne, de l'oiseau, dans la mesure où il existe une contamination entre l'allégorie de la conception et la colombe de Noé, porteuse du rameau d'olivier.
Ce cas, et tout particulièrement la dernière image, constitue un exemple typique des symboles accompagnant l'établissement du transfert. La signification classique de réconciliation attachée à la colombe de Noé, l'incarnatio Dei, l'union de Dieu et de la matière qui a pour fin la naissance du médiateur, le chemin par où monte le serpent et qui est appelé la sushumna, ligne médiane entre la ligne du soleil et celle de la lune, (On sait que le tantra yoga décrit dans l'être humain trois courants ou canaux(nâdis) principaux. L'un montant du côté droit et aboutissant à l'oeil droit (solaire). L'autre du côté gauche et aboutissant à 1'oeil gauche (lunaire), et le troisième appelé sushumna, situé au centre et aboutissant au troisième oeil, où s'opère le mariage des deux principes. N.d.T.), tout cela est le premier degré et l'anticipation d'un programme restant à réaliser, qui culmine et a son terme dans l'union des contraires. Or celle-ci est l'analogue des noces royales des alchimistes. Les phénomènes précurseurs ont le sens d'une confrontation ou d'un heurt brutal entre les différents contraires, et c'est à bon droit qu'ils sont en conséquence désignés des noms de chaos et de noirceur. Cette dernière peut, ainsi qu'il a été dit plus haut, survenir dès le début du traitement, mais il arrive aussi qu'une assez longue période de discussion, qu'une phase du « rapprochement » soit auparavant nécessaire. Cela est surtout vrai dans les cas où le patient présente, à l'égard des contenus activés de l'inconscient, des résistances violentes accompagnées d'angoisse. ( On sait que Freud envisage le problème du transfert du point de vue d'une psychologie personnaliste et qu'il néglige les contenus collectifs de nature archétypique, caractéristiques de l'essence du transfert. Cela s'explique par son attitude négative bien connue à l'égard de la réalité psychique des formations archétypiques qu'il rejette comme « illusion » Le préjugé provenant de sa vision du monde l'empêche d'appliquer avec rigueur le principe phénoménologique, sans lequel une exploration objective de la psyché est tout simplement impossible. Ma façon de considérer le problème du transfert en inclut, contrairement à ce qui se passe chez Freud, l'aspect archétypique qui donne naissance à une image toute différente du phénomène. La façon rationnelle dont Freud traite ce problème est certes parfaitement logique, dans les limites qui sont celles d'une orientation purement personnaliste. Mais elle est insuffisante, tant sur le plan pratique que sur le plan théorique, cette orientation ne tenant pas compte de l'addition évidente de faits archétypiques. ) P.39
De telles résistances ont leur raison d'être et une profonde légitimité, c'est pourquoi il ne faut sous aucun prétexte essayer de les bousculer par la persuasion ou par toute autre méthode d'aplanissement. Il ne faut pas non plus en diminuer l'importance, les dévaloriser ou les ridiculiser : elles doivent, au contraire, être prises au sérieux comme des mécanismes de défense d'importance vitale contre des contenus extrêmement puissants, dont il est souvent difficile de venir à bout. D'une manière générale, on pourrait poser comme règle que la faiblesse du point de vue conscient est proportionnelle à la force de la résistance. Là où il existe de puissantes résistances il faut donc d'abord observer attentivement le rapport conscient avec le patient et, le cas échéant, fortifier son point de vue conscient de telle façon qu'on doive soi-même, devant le tour que prendra plus tard la situation, s'accuser de l'inconséquence la plus radicale. Cela doit se faire parce qu'on ne doit jamais être sûr à l'avance que le conscient fragile du malade est capable de supporter l'assaut de l'inconscient. Plus encore : il faut continuer à fortifier le point de vue conscient (agent du refoulement d'après Freud), jusqu'à ce que le malade puisse spontanément laisser émerger ce qui est « refoulé ». S'il s'agit par hasard d'une psychose latente non décelable à priori. On peut grâce à cette prudente manière de procéder, éviter l'irruption dévastatrice de l'inconscient ou y parer à temps. En tout cas, le médecin a alors la conscience nette, ayant fait tout ce qui était en son pouvoir pour conjurer l'issue fatale. (La violente résistance mentionnée par Freud à une résolution rationnelle du transfert vient assez souvent de ce qu'un transfert à caractère fortement sexuel recèle des contenus de l'inconscient collectif qui s'opposent à toute résolution rationnelle. Ou alors il se produit - quand la séparation souhaitée a lieu- une scission avec l'inconscient collectif qui est à la longue ressentie comme une perte) Il n'est pas superflu d'ajouter que le renforcement ainsi produit du point de vue conscient possède en soi déjà une grande valeur thérapeutique et suffit assez souvent pour obtenir des résultats satisfaisants. Ce serait un préjugé fâcheux de croire que l'analyse de l'inconscient soit la panacée et doive donc être entreprise dans toutes les circonstances. L'analyse de l'inconscient ressemble à une intervention chirurgicale et il ne faut avoir recours au bistouri que si tous les autres moyens échouent. Lorsque l'inconscient ne s'impose pas, le mieux est de le laisser tranquille. C'est pourquoi. mes explications au sujet du transfert . sont . plutôt une description des phénomènes qui se produisent dans le cas d'une rupture (non inévitable) de l'obstruction normale du conscient face à l'inconscient.
Les cas où le problème archétypique du transfert se pose avec le plus d'acuité ne sont pas toujours ce qu'on appelle les « cas sérieux », c'est-à-dire les maladies graves. Sans doute il en est de tels, mais il peut aussi s'agir de névroses « légères » ou tout simplement de gens qui ont des difficultés psychiques pour lesquelles on serait bien embarrassé d'établir un diagnostic. Il est remarquable que ce sont précisément ces personnes qui posent au médecin les problèmes les plus difficiles, dont souvent elles souffrent démesurément, sans pour autant présenter une symptomatologie névrotique qui permettrait de les cataloguer comme malades. On ne peut la désigner que comme une souffrance aiguë, une passio de l'âme, et un morbus animi (une maladie de l'esprit).
A la relation de confiance qui s'est établie entre le malade et le médecin au niveau conscient s'oppose le contenu inconscient constellé dont les projections créent une atmosphère d'illusion qui donne constamment lieu à des malentendus et à des méprises, ou qui, au contraire, engendre une harmonie tout à fait ahurissante, le dernier cas étant plus inquiétant encore que le premier. Le premier cas peut en effet, en mettant les choses au pire (et parfois au mieux), interdire purement et simplement le traitement, mais le second oblige aux plus grands efforts pour découvrir des points de différenciation. Dans les deux cas la constellation de l'inconscient se révèle être un facteur inquiétant. P.41
La situation se brouille, ce qui correspond précisément à la nature du contenu inconscient : il est sombre et noir - nigrum nigrius nigro (noir plus noir que le noir) comme disent pertinemment les alchimistes, et de plus, il est chargé de tensions dangereuses entre des pôles opposés, avec toute l'inimicitia elementorum (l'hostilité des éléments entre eux). On se trouve dans un chaos impénétrable, ce terme étant l'un des synonymes de l'énigmatique prima materia. Celle-ci a pour équivalent la nature du contenu inconscient, à ceci près qu'il ne se manifeste pas dans une substance chimique, comme c'est le cas dans l'alchimie, mais à l'intérieur de l'être humain lui-même. Il est d'ailleurs évident que, chez les alchimistes aussi, il est issu de l'homme, ainsi que je l'ai montré dans Psychologie et Alchimie. (Tr. Fr. 1970 p.407) Cette prima materia, ou cette Pierre philosophale recherchée pendant des siècles et jamais trouvée, doit être découverte dans l'être humain, comme certains l'ont justement pressenti. Toutefois ce contenu ne peut être décelé et intégré directement : cela ne peut se faire que par le détour de la projection. En règle générale, l'inconscient se manifeste d'abord dans la projection ; là où il semble faire irruption de façon immédiate, comme dans les visions, les rêves, les illuminations, les psychoses, etc., on peut toujours prouver qu'il y a eu auparavant des conditions psychiques où la projection apparaît avec évidence. Un exemple classique est, chez Sault, la persécution fanatique des chrétiens qui a précédé l'apparition du Christ.
Le contenu fuyant, trompeur, chatoyant, dont le patient est possédé comme par un démon, surgit entre le médecin et lui, comme un troisième partenaire qui continue à mener son jeu, tantôt infernal et tantôt espiègle comme celui d'un lutin. C'est fort justement que les alchimistes l'ont personnifié comme Hermès ou Mercure, le dieu de la révélation, fripon, sage et trompeur tout à la fois, et qu'ils se lamentent d'avoir été bernés par lui, tout en lui donnant les noms les plus hauts, qui le placent dans le voisinage de la divinité elle- même. Malgré quoi ils apparaissent, la chose est à noter, comme de bons chrétiens dont la sincérité ne peut guère être mise en doute, et leurs traités commencent ou finissent par de pieuses invocations. Ce serait toutefois de ma part une mutilation injustifiable de la vérité si je me contentais de mentionner la description négative du personnage, son espièglerie de lutin, sa richesse d'invention véritablement inépuisable d'où jaillissent sans cesse les idées, les propositions insidieuses et les intrigues, son ambiguïté et sa méchanceté souvent indéniable. Il est également capable d'actions totalement opposées qui m'ont fait comprendre pourquoi les alchimistes ont attribué à leur Mercure les plus hautes qualités spirituelles, malgré un contraste véritablement criant avec le côté sombre de sa nature. Les contenus inconscients sont effectivement d'une très grande valeur, car l'inconscient est finalement la matrice de l'esprit humain et de toutes ses inventions. Mais si beau et si riche de sens que soit cet autre aspect, il n'en contribue pas moins parfois, de la façon la plus dangereuse, à induire en erreur, et cela précisément à cause de son caractère numineux. On pense involontairement à ces diables dont parle saint Athanase dans sa biographie de saint Antoine, qui tiennent des discours pieux, chantent des psaumes, lisent les livres saints et - pire que tout - disent même la vérité. Mais on apprend, au cours de ce difficile travail, à prendre le vrai, le beau et le bien là où on les trouve. Et ce n'est pas toujours là où on les cherche : c'est bien souvent dans l'ordure ou sous la garde du dragon. P.43
« In stercore invenitur » (on la trouve dans l'excrément), dit une sentence magistrale de l'alchimie, et ce qu'on trouve n'en est pas moins précieux. L'excrément ne s'en trouve pas transfiguré ni le mal diminué, pas plus que ces derniers ne réduisent le don de Dieu. Le contraste est néanmoins pénible et le paradoxe déconcertant. Des pensées comme celles-ci : « Ciel en haut Ciel en bas Astres en haut Astres en bas Tout ce qui est en haut est aussi en bas Prends cela Et réjouis-toi » (Athanase Kircher Oedipus Aegyptiacus. Rome. 1652.. II existe une relation entre ce texte et la Table d'Émeraude.) sont d'un optimisme trop superficiel et oublient la torture morale qu'engendrent les oppositions violentes ainsi que l'importance des valeurs éthiques.
Le travail sur la materia prima, sur le contenu inconscient, réclame du médecin une patience infinie, de la persévérance (. Trois choses sont nécessaires, à savoir, la patience, la lenteur et l'aptitude des instruments.), l'égalité d'âme, le savoir et la compétence ; mais chez le malade il exige la mise en oeuvre de ses meilleures forces et une capacité de souffrir qui n'épargne pas non plus le médecin. La signification profonde des vertus chrétiennes, surtout les plus hautes d'entre elles, devient alors évidente même à l'incroyant, car il arrive qu'il ait besoin de toutes pour sauver son être conscient et son existence humaine de ce fragment de chaos dont la maîtrise intégrale, sans toutefois lui faire violence, constitue une tâche peu ordinaire. Quand l'ouvre réussit, elle fait souvent l'effet d'un miracle, et l'on comprend ce qui poussait l'alchimiste à glisser dans ses recettes un « Deo concedente » (si Dieu le permet) venant sans doute parfois du plus profond du cour ou ce qui l'amenait à n'espérer l'achèvement de son oeuvre que d'un miracle divin.
. ce n'est pas du corps que nous nous occupons ici, c'est de l'âme. .. obligés de par1er un autre langage .. adapté à la nature de l'âme . adopter une attitude qui mesure le danger et se montre à sa hauteur. Et tout cela doit être authentique, sous peine de rester inefficace, et si cela est creux, les deux partenaires auront à en souffrir. Le « Deo concedente » .. est l'expression d'un certain état d'esprit : celui d'un homme qui ne s'imagine pas toujours tout savoir et qui a conscience d'avoir devant lui, dans la matière inconsciente dont il s'occupe, un être vivant, un Mercure paradoxal, .. « Et il est celui-là que la nature a partiellement réalisé et formé comme une forme métallique, mais a laissé imparfait » (.. Ce qui apparaissait aux alchimistes sous « forme métallique », se présente au psychothérapeute dans l'homme lui-même.) .. qui est un élément de nature tendant de toutes ses forces vers une intégration dans la totalité de l'homme. Il semble que ce soit un morceau d'âme originelle, où nulle conscience encore n'est venue apporter la discrimination et l'ordre, « une nature double unifiée » (Goethe) d'une ambiguïté d'abîme. . P.45
. il doit y avoir un « reste» de psyché inconsciente et susceptible d'évolution dont le développement a pour conséquence une plus grande extension ainsi qu'une différenciation plus poussée de la conscience. . existence d'une massa confusa de contenus archaïques indifférenciés, qui ne s'observent pas seulement dans les psychoses et les névroses, mais qui, bien au contraire, constituent aussi le « squelette dans le buffet » chez d'innombrables personnes qui ne sont pas vraiment pathologiques. Que chacun ait naturellement ses problèmes et ses difficultés, on y est tellement habitué qu'on se contente de les subir comme une chose banale, sans se rendre compte de ce que signifie au fond ces difficultés. .
L'Église enseigne l'existence du diable, principe du mal, .. image d'un homme mi animal et d'un dieu chtonien. image .. frappante : elle illustre avec justesse l'aspect insolite et grotesque de l'inconscient qu'on n'a pas encore approché et qui demeure par suite originel de sauvagerie incontrôlée. .
Si l'inconscient n'était que néfaste, s'il n'était que mauvais .. la situation serait simple et le chemin clairement tracé : on ferait le bien et on éviterait le mal. Mais qu'est-ce-qui est bien, et qu'est-ce qui est mal ? L'inconscient n'est pas seulement proche de la nature et mauvais, il est aussi la source des biens les plus hauts ; il est non seulement sombre, mais également clair, non seulement bestial, à moitié humain et démoniaque, mais aussi surhumain, d'essence spirituelle et « divine » .. Le Mercure, qui justement personnifie l'inconscient, est essentiellement duplex, c'est une nature double paradoxale, un diable, un monstre, une bête, et en même temps un remède salutaire, le « fils des philosophes », .. Sagesse divine et don du Saint-Esprit. ( Les alchimistes le comparent aussi à Lucifer, « le porte-Lumière », l'ange tombé qui était le plus beau des anges de Dieu. ..)
Cette situation détruit tout espoir de solution facile. Toutes les définitions du bien et du mal deviennent discutables ou dépourvues de toute valeur. En tant que puissances morales, le bien et le mal demeurent inébranlés ; en tant que simples réalités, comme les conçoivent le code pénal, .., ils ne sont pas mis en doute. Mais les collisions de devoirs sont des choses beaucoup plus subtiles et plus dangereuses, P.47 et une conscience aiguisée ne peut plus se reposer sur les .. idées et les belles paroles. Sa quiétude est troublée par la confrontation avec ce reste d'âme primitive porteur d'avenir et avide d'évolution, et elle se met à chercher une ligne directrice.. Il arrive même un moment dans la confrontation avec l'inconscient, .. où cette demande se change en détresse immédiate et pressante. Puisque les seules puissances salutaires visibles de notre monde sont ces grands systèmes psychothérapeutiques qu'on désigne du nom de religions et dont on espère le « salut de l'âme », il est .. naturel .. de s'intégrer à l'une des confessions existantes.
.. solution normale, et donc satisfaisante, .. les vérités dogmatiques fondamentales formulées par l'Église chrétienne expriment de façon presque parfaite la nature de l'expérience intérieure. .. connaissance .. des mystères de l'âme, qu'elles transmettent à travers de grandes images symboliques. C'est pourquoi l'inconscient offre une affinité naturelle avec le contenu spirituel qui est celui de l'Église, .. la forme dogmatique .
L'Église offrirait donc une possibilité idéale pour qui cherche à procurer une forme au chaos de l'inconscient, si toute ouvre humaine, même la plus achevée, ne restait incomplète. .. une meilleure compréhension de la religion en général et d'une relation plus intériorisée avec elle, qu'il ne faut pas confondre avec l'adhésion à une confession. . légitimité des deux points de vue qui sont ceux des deux rameaux séparés de la chrétienté ( protestantisme et catholicisme), . la pression des Églises veut l'amener (le chrétien) à adopter une unilatéralité contraire à un savoir supérieur, c'est-à-dire lui faire commettre un péché contre le Saint-Esprit. . La passion du Christ continue, car la vie du Christ dans le corps mystique, c'est-à-dire la vie chrétienne des deux côtés de la barrière, est divisée entre elle-même, et nul, s'il est honnête, ne peut nier cette division. . situation d'un névrosé obligé de s'accommoder de la douloureuse constatation qu'il est prisonnier d'un conflit. Ses tentatives répétées pour refouler purement et simplement le parti opposé n'ont abouti qu'à aggraver sa névrose. C'est pourquoi le médecin doit lui conseiller d'accepter d'abord une bonne fois l'existence du conflit , ainsi que la souffrance qu'elle entraîne inévitablement, sinon le conflit ne pourra jamais être résolu. . P.49
. phénomène général de paresse spirituelle et d'ignorance en matière de religion. .. absence notoire de spiritualité chez les humains. . Bien qu'on soit en droit de douter que l'homme ait fait, .. des progrès moraux considérables ou même seulement sensibles, on ne saurait pourtant nier que sa conscience et les fonctions de celle-ci se soient développées de façon démontrable. D'abord la conscience a pris, sous la forme du savoir, une extension qui nous paraît immense. De plus, ses diverses fonctions .. se sont différenciées .. dans une large mesure passées à la disposition du moi, ce qui veut dire que la volonté de l'homme, elle aussi, s'est développée. . Notre assurance dans le moi s'est .. considérablement accrue, et a même pris une avance si dangereuse que, lorsque nous disons .. : « Si Dieu le veut », nous ne savons même plus ce que cela signifie, car nous ajoutons du même souffle : « Quand on veut, on peut. » Et à qui vient-il encore à l'idée d'en appeler plutôt à l'aide de Dieu qu'à la bonne volonté de l'homme, à sa conscience des devoirs, à sa raison ou à son intelligence ?
. Or, lorsque l'attitude consciente d'un individu subit un changement notable, les contenus inconscients constellés par la situation nouvelle se transforment également. Et plus la situation consciente s'éloigne d'un certain point d'équilibre, plus forte et, par suite, plus dangereuse est la poussée compensatrice des contenus inconscients qui cherchent à rétablir l'égalité. Il en résulte finalement une dissociation : d'une part la conscience individuelle essaie convulsivement de secouer un adversaire invisible (quand il ne va pas jusqu'à penser que le voisin est le diable), d'autre part il succombe de façon toujours croissante à la volonté tyrannique d'un contre-gouvernement intérieur présentant toutes les caractéristiques d'une sous-humanité et d'une sur humanité démoniaques.
. Les destructions et les dévastations démentes sont la réaction à l'éloignement de la conscience par rapport à la position d'équilibre. Il existe en effet un équilibre entre le moi et le non-moi psychiques, une religio, c'est-à-dire une « prise en considération scrupuleuse » de la présence des « puissances» inconscientes, que l'on ne peut négliger sans danger. . leur vérité (des Églises) peut se proclamer éternelle avec une légitimité insoupçonnée, mais son vêtement temporel doit payer le tribut de tout ce qui passe : il devrait tenir compte du changement psychique. La vérité éternelle a besoin du langage humain, qui change avec l'esprit du temps. Les images primordiales sont susceptibles de métamorphoses infinies ; elles n'en demeurent pas moins toujours les mêmes, mais c'est seulement sous une forme neuve qu'elles peuvent être comprises à nouveau. Elles exigent sans cesse une interprétation nouvelle si l'on ne veut pas qu'elles aient le dessous, à mesure que s'accentue le caractère périmé du concept qui les exprime face aux incessantes dérobades de celui que les alchimistes appellent « fugax ille Mercurius », laissant ainsi échapper un ennemi très utile, même s'il est dangereux. Qu'en est-il du « vin nouveau dans les vieilles outres» ? . P.51
. Jamais auparavant on n'a vu une telle hybris du vouloir et du pouvoir se dresser face à la vérité « éternelle ».
. raisons profondes qui font que la plus grande partie de l'Europe a succombé au « néo-paganisme », .. à l'antichristianisme, et a instauré un idéal religieux de puissance terrestre en opposition à l'idéal d'amour reposant sur un fondement métaphysique. Mais le refus d'adhérer à une Église ne signifie pas toujours, .. une attitude antichrétienne .. traduise .. une redécouverte du royaume de Dieu dans le cour de l'homme, là où s'accomplit « in interioribus ac superioribus suis » (dans ses parties intérieures et supérieures), selon .. le « mystère pascal ». . vieille idée, .. caduque de l'homme-microcosme constitue une grande vérité psychologique qui reste encore à découvrir. Elle se trouvait autrefois projetée dans le corps, de même que l'alchimie projetait la psyché inconsciente dans la substance chimique. Mais il en va tout autrement si le mot microcosme désigne le monde et cette nature intérieure qui, de manière quasi hésitante, se dévoilent à nous dans l'inconscient. . Origène : « Comprends que tu es un autre monde en petit, et qu'il y a en toi le soleil, la lune et aussi les étoiles. » Et de même que le monde ne consiste pas en une multiplicité d'éléments incohérents, mais repose tout entier dans l'unité au sein de Dieu, de même l'homme ne doit pas se dissoudre dans la multiplicité contradictoire des possibilités et des tendances que lui présente l'inconscient, mais il doit au contraire devenir l'unité qui embrasse cette diversité. .. « Tu vois comment celui qui semble être un n'est pas un, mais qu'au contraire il paraît y avoir en lui autant de personnes que de façons d'être. » La possession par l'inconscient, c'est justement d'être déchiré, morcelé en un grand nombre d'êtres et de choses, c'est une « disjonction ». . le but du chrétien est .. : «devenir un homme intérieurement unifié ». . l'accent de façon unilatérale sur l'appartenance à la communauté religieuse extérieure, on n'atteint naturellement pas ce but, mais on ne fait bien au contraire .. qu'offrir à la désagrégation intérieure un vase extérieur .. sans pour autant transformer vraiment la disjonction intérieure en une conjonction.
Ce douloureux conflit qui commence par la nigredo ou tenebrositas .. : séparation ou division des éléments, dissolution, calcination, incinération, démembrement d'un corps humain, sacrifices d'animaux particulièrement cruels, couper les mains à la mère, arracher les griffes au lion, disparition du fiancé dans le corps de la fiancée où il se dissout en atomes, etc. . Au cours de cette extrême disjonction se produit une transformation de cet être, de cette substance ou de cet esprit qui se révèle toujours comme étant le mystérieux Mercure, c'est-à-dire qu'il naît peu à peu, de formes animales monstrueuses, une res simplex, qui est certes bien une seule et même chose, mais qui pourtant consiste en une dualité (« la nature double unifiée » de Goethe). . l'alchimiste essaie de surmonter ce paradoxe ou cette antinomie et d'obtenir l'Un à partir de deux. (Même processus dans la psyché individuelle.) Mais la multitude de ses symboles et de ses pratiques symboliques prouve bien en elle-même que le résultat reste douteux. Rares sont les symboles du but dont la double nature n'est pas immédiatement évidente. Le fils des philosophes, la Pierre, le rébis, l'homunculus sont hermaphrodites. L'or alchimique est dit or « non vulgaire », la Pierre est corps et esprit, la teinture est un « sang spirituel ». Il est donc compréhensible que les noces chymiques, le mariage royal occupent une place centrale dans l'alchimie en tant que symbole de l'union suprême P.53 et ultime : dans cette image .. réside le charme magique de l'analogie, qui mènera l'ouvre à son dernier accomplissement et liera d'amour les principes ennemis, car « l'amour est plus fort que la mort ».
C'est avec des détails stupéfiants que l'alchimie décrit la phénoménologie psychique que le médecin peut observer au cours de la confrontation avec l'inconscient. L'unité apparente de la personne qui dit avec insistance « je veux, je pense »), etc., éclate en morceaux et se désagrège sous l'effet du choc avec l'inconscient. Tant que le patient pouvait croire que quelqu'un d'autre (par exemple son père ou sa mère) était responsable de ses difficultés, il pouvait sauver à ses propres yeux l'apparence de son unité. .. Mais quand il se rend compte qu'il possède lui-même une ombre, qu'il porte son ennemi « dans son propre sein », alors le conflit commence, l'un devient deux, et comme l'Autre est lui-même une dualité, voire une pluralité faite de couples de contraires, .. le moi n'est bientôt plus rien que le jouet de toutes ces « volontés particulières » (mores) .. ce qui amène .. « l'obscurcissement de la lumière », c'est-à-dire une perte de la puissance du conscient et une désorientation concernant le sens et l'étendue de la personnalité. Le passage est parfois si obscur que souvent il (le patient) doit (et non : il devrait) se cramponner à son médecin comme ..ultime réalité. Cette situation est, pour l'un comme pour l'autre, difficile et pénible, .pas rare que le médecin soit comme l'alchimiste qui souvent ne sait plus si c'est vraiment lui qui fait fondre la mystérieuse substance métallique dans le creuset ou s'il ne brûle pas lui-même dans le feu sous forme de salamandre. L'inévitable induction psychique fait que tous les deux sont atteints et transformés par la transformation du troisième, tandis que le savoir du médecin éclaire seul, telle une petite lampe vacillante, les ténèbres profondes du processus. .. situation morale = division de sa salle de travail en deux parties, le « laboratoire » où il s'affaire parmi les creusets et les cornues, et « l'oratoire» où il implore de Dieu l'indispensable illumination. .
« Ars requirit totum hominem » .. Cela s'applique également, dans toute son ampleur, au travail psychothérapeutique. .. des cas.. exigent un engagement réel, au-delà de la routine professionnelle, .. l'imposent si l'on ne préfère pas mettre toute l'entreprise en péril pour esquiver son propre problème que l'on voit surgir de toutes parts avec une netteté croissante. La limite des possibilités subjectives doit toujours être atteinte, sinon le malade ne peut pas non plus percevoir ses propres limites. Mais les limites arbitraires sont sans effet, seules agissent les véritables. Il s'agit à proprement parler d'un travail de purification, .. « omnes superfluitates igne consumuntur »(toutes les superfluités sont consumées par le feu), tandis que les données fondamentales se manifestent. Et qu'y a-t-il de plus fondamental que de savoir : « Voilà ce que je suis »? Une unité se forme ici, qui est pourtant, ou qui était, une multiplicité. Ce n'est plus le moi d'autrefois, sa fiction et son apprêt artificiel, c'est un autre moi, un moi objectif, que pour cette raison il est préférable d'appeler le Soi. Ce n'est plus un choix de fictions à notre convenance, mais un certain nombre de faits rigoureux, dont l'ensemble forme cette croix que chacun finalement doit porter ou le destin que l'on est. Les premières ébauches d'une organisation future de la personnalité apparaissent en rêve ou dans l' « imagination active », .. P.55 sous la forme de la symbolique du mandala, . Mais les premières apparitions de ce symbole de l'unité sont loin de signifier que l'unité est déjà réalisée. Tout comme l'alchimie connaît un grand nombre de procédés aux variantes multiples, .. ainsi les tensions entre les couples d'opposés psychiques ne s'équilibrent que peu à peu ; et de même que le produit ultime de l'alchimie trahit toujours une faille essentielle, de même la personnalité unifiée ne perdra jamais tout à fait le sentiment douloureux de sa « double nature ». Nous devons abandonner au domaine de l'illusion la pleine délivrance des souffrances de ce monde. .. la vie humaine du Christ, qui a valeur de modèle symbolique, ne s'est pas achevée dans un rassasiement de félicité, mais sur la croix. . Le but n'a d'importance qu'en tant qu'idée, l'essentiel c'est l'opus qui mène à ce but : il remplit d'un sens la durée de la vie. Pour cela, les énergies « de droite » et les énergies « de gauche » confluent et le conscient et l'inconscient coopèrent.
L'union des contraires, figurée soit par le soleil et la lune, soit par le couple royal frère-sour ou mère-fils, joue dans l'alchimie un rôle si important qu'il arrive que le processus tout entier soit représenté sous la forme du hiérosgamos et des phénomènes mystiques qui l'accompagnent. .. représentation la plus complète .. gravures du Rosarium philosophorum de 1550 .. L'intérêt psychologique de ces gravures . ce que le médecin observe et vit avec le patient lors de la confrontation avec l'inconscient rejoint de façon étonnante la signification contenue dans ces images. . les anciens alchimistes, qui souvent étaient également médecins, .. se préoccupaient du bien-être moral du malade ou s'enquéraient de ses rêves (pour établir le diagnostic, le pronostic et la thérapie). Ils purent ainsi rassembler des expériences de nature psychologique, .. non seulement avec les malades, mais aussi .. sur eux-mêmes, c'est-à-dire en discernant leurs propres contenus inconscients activés par induction. .. l'inconscient s'exprime par des séries d'images .. les images originelles, .. sont nées d'une manière analogue, c'est-à-dire qu'elles sont le sédiment des impressions intérieures rassemblées au cours du travail, mais interprétées et modifiées, .. au moyen d'éléments traditionnels. On observe d'ailleurs également, dans les séries d'images modernes, à côté des reproductions spontanées de représentations archaïques ou mythologiques, des emprunts fréquents aux thèmes traditionnels. .. relation étroite entre l'image et sa signification psychologique . gravures médiévales .. s'en servir comme d'un fil conducteur . P.57
CHAPITRE 1 LA FONTAINE MERCURIELLE
Cette gravure conduit directement au centre de la symbolique alchimique et cherche à représenter le fondement mystérieux de l'ouvre (opus). C'est une quaternité carrée délimitée aux quatre coins par les quatre étoiles. Ces quatre sont les quatre éléments. En haut et au centre du bord supérieur se trouve une cinquième étoile qui signifie la cinquième nature, le un dans le quatre, la quintessence (quinta essentia). Le bassin situé dans la partie inférieure est le vase hermétique (vas hermeticum), lieu de la transformation. Son contenu est appelé par les alchimistes « notre mer » (mare nostrum), eau permanente (aqua permanens), eau divine. C'est une mer ténébreuse (mare tenebrosum), c'est le chaos. Le vase est également désigné comme l'utérus dans lequel mûrit le fotus spagyrique, l'homunculus. Par opposition au carré, le bassin doit être conçu comme rond, car il est la matrice de la forme parfaite en laquelle le carré, en tant que forme imparfaite, doit être transformé. Dans ce dernier, les éléments sont en effet ennemis, ils aspirent à se séparer les uns des autres, et c'est pourquoi ils doivent être unifiés dans le cercle. L'inscription sur le rebord de la fontaine répond à ce dessein ; elle dit, après élucidation des abréviations, ceci : « Un est le Mercure minéral, le Mercure végétal et le Mercure animal. » .. (On pourrait traduire vegetabilis par vivant et animalis par « animé », ou même par « ayant une âme », au sens de « psychique ».) A l'extérieur, au bord de la fontaine, six étoiles symbolisent, avec Mercure, les sept planètes ou métaux. Ils sont tous pour ainsi dire, contenus dans le Mercure en tant qu'il est le père de métaux. Personnifié, il est l'unité des sept planètes, un anthropos dont le corps est le monde, tel Gayomart, du corps duquel les sept métaux s'écoulent dans la terre. De par sa nature féminine, il est aussi la mère des sept, et pas seulement des six, car il est également à lui-même son propre père et sa propre mère.
De la « mer » s'élève la fontaine du Mercure au triple nom, ce qui se rapporte précisément au triple mode d'apparition du Mercure. (. Notre airain est comme l'homme, possédant un esprit, une âme et un corps. C'est pourquoi les sages disent : Trois et trois font un. Ils ont dit ensuite : en un sont les trois..) Celui-ci s'échappe de trois tuyaux, en tant que lait de Vierge P.62, vinaigre de source, et eau de vie. Ce sont trois des innombrables synonymes du Mercure.
Son unité .. se révèle ici comme triade. Le Mercure est une trinité, triunus ou trinus, et .. il est le pendant chthonien, inférieur, voire diabolique, de la Trinité céleste, de même que chez Dante la tricéphalité échoit aussi au diable. C'est pourquoi le Mercure est souvent représenté sous l'aspect d'un serpent tricéphale. Légèrement au-dessus de trois tuyaux se trouvent le soleil et la lune, inévitables acolytes et parents de la transformation mystique ; plus haut encore, l'étoile de la quintessence, symbole de l'unité des quatre éléments ennemis. Puis vient le serpent bifide ou bicéphale, le funeste nombre deux (binarius), qui chez Dorn désigne le diable. Ce serpent est le serpent mercuriel (serpens mercurialis), la nature double du Mercure. Ses tête, crachent le feu, duquel sortent les deux colonnes de fumée de Marie (la Copte ou la Juive). (« Ce sont deux fumées enveloppant deux lumières ». Artis Auriferae) Ce sont deux vapeurs qui se précipitent, engageant de nouveau le processus et entraînant ainsi une succession de sublimations ou distillations qui mènent à la purification des mauvaises odeurs, de la puanteur des sépulcres (« Les odeurs et les vapeurs mauvaises qui affectent l'espri1de l'artiste ». . « C'est en effet l'odeur qui est assimilée à l'odeur des sépulcres ».) et des noirceurs adhérentes du début.
Cette structure fait apparaître la tétramérie (division en quatre), déjà connue des Grecs, du processus de transformation. Celui-ci débute par l'état de chaos, dans lequel les quatre éléments sont séparés ; puis il conduit aux trois modes d'apparition du Mercure dans les mondes inorganique, organique et psychique (stade de l'ascension) ; il atteint ensuite la forme du soleil et de la lune - d'une part celle des métaux précieux, l'or et l'argent, d'autre part la nature lumineuse des dieux qui sont capables de vaincre par l'amour la haine des éléments - et enfin la nature une et indivisible (incorruptible, éthérée, éternelle) de l'âme (anima), de la quintessence, de l'eau permanente, de la teinture ou de la pierre des philosophes. Ce passage progressif du quatre au trois, au deux et à 1'un constitue ce qu'on appelle l'axiome de Marie et, tel un leitmotiv, se retrouve sous différentes formes dans toute l'alchimie. Si nous écartons les multiples explications « chimiques», nous accédons au fondement symbolique : l'état initial de la totalité est caractérisé par quatre directions complètement divergentes «ennemies» les unes des autres) ; quatre est en effet le nombre minimal qui délimite un cercle de façon naturelle et évidente. La réduction de ce nombre tend vers l'unité finale. Au cours du processus naît ensuite le trois, nombre masculin, puis, de celui-ci, le deux, nombre féminin. (L'interprétation des nombres impairs comme masculins et des nombre pairs comme féminins est le bien commun de l'alchimie. Elle provient de l'Antiquité.) Masculin et féminin constellent immanquablement l'idée de l'union des sexes en tant que moyen d'engendrer l'Un, qu'on désigne alors de façon tout à fait logique du nom du fils royal ou de fils des philosophes.
Notre gravure symbolique n'illustre donc au fond rien d'autre que la méthode et la philosophie alchimiques. Mais celles-ci ne s'appuient nullement, sur la nature de la matière telle que la connaissaient les anciens maîtres ; tout au contraire, elles ne peuvent avoir pour origine que la psyché inconsciente. Les alchimistes ont sûrement spéculé également au niveau conscient, mais cela n'empêche pas le moins du monde la projection inconsciente P.65 En effet, chaque fois que l'esprit humain, dans ses recherche s'éloigne de l'examen très précis de la réalité présente et effective et s'engage sur ses propres voies, l'esprit directeur (spiritus rector) inconscient prend les rênes en main et le ramène aux archétypes qui constituent le fond immuable de sa nature, lesquels, par cette régression, sont amenés à se projeter.
La quaternité est l'un des archétypes les plus universels et s'avère être aussi l'un des schémas de structure les plus utiles pour les fonctions d'orientation de la conscience. Elle est proprement le réticule dans le télescope de notre entendement. La croix déterminée par les quatre angles ne présente pas une moindre universalité, et a en outre, pour l'homme occidental, une signification des plus hautement spirituelles, morales et religieuses. De même le cercle en tant que symbole de l'accomplissement et de l'être complet, est une figure universellement répandue signifiant le ciel, le soleil, Dieu - ainsi que l'image primordiale de l'homme et de l'âme. Quatre, en tant que premier des multiples, représente l'état pluriel de l'homme qui n'est pas parvenu à l'unité intérieure. C'est donc un état d'absence de liberté, de guerre intestine, de désagrégation, d'écartèlement entre des directions opposées, et par conséquent un douloureux état de captivité qui aspire à l'unification, à la réconciliation, à la délivrance, à la guérison, c'est-à-dire à la totalité.
La triade apparaît comme masculine, c'est-à-dire comme détermination active et action (alchimiquement, c'est le jaillissement de la fontaine). Par rapport à elle, la dyade, elle, est féminine, c'est-à-dire qu'elle est un élément passif (patiens), réceptif, qui conçoit, ou une substance à laquelle il faut donner forme (alchimiquement informatio, le fait de donner une forme, impregnatio, fécondation). Psychologiquement, la triade correspond au besoin, à l'aspiration, à l'instinct, à l'agression, à la détermination de la volonté, et la dyade à la réaction du système psychique ou à la détermination du conscient, qui, réduites à elles-mêmes, déboucheraient dans le vide si elles ne réussissaient à vaincre l'inertie de l'être tout entier et à venir à bout de toutes les résistances qui existent toujours, paresse ou autres. L'enthousiasme, l'irritation, le cheminement à travers les difficultés donnent naissance à l'action, et c'est là seulement que l'homme apparaît comme totalité vivante et comme unité ( « Au commencement était l'Action ») ( Ce qui est dit ici doit s'entendre non au sens moral, mais uniquement au sens psychologique. L'action n'est pas forcément l'essence du processus vital psychique, mais seulement une partie de celui-ci, partie qui est toutefois importante.), en supposant naturellement que l'action soit le produit mûr d'un processus qui embrasse la totalité psychique, et non pas seulement le résultat d'un effort de volonté ou d'une impulsion qui visent justement à la réprimer. . (cf.) Faust Goethe décrit précisément l'expérience de l'alchimiste qui découvre ce qu'il a projeté dans sa cornue : sa propre ombre, son état d'esclavage, sa passion, la tension de tout son être vers le but, qui est de devenir ce qu'il est véritablement, ce en vue de quoi sa mère l'a enfanté ; c'est-à-dire de devenir, après le pèlerinage d'une longue vie tissée de mille erreurs, le fils royal (filius regius), le fils de la Mère suprême. On peut également se reporter au remarquable précurseur de Faust, les Noces Chymiques de Christian Rosencreutz (1616) . Il s'agit là encore, au fond, de la même chose : de l'Axiome de Marie, c'est-à-dire de la transformation de Rosencreutz, qui, partant d'un état non éclairé, parvient à discerner sa parenté « royale ». Conformément à l'époque (début du XVIIe siècle), le processus entier se situe encore ici, beaucoup plus que chez Goethe, au stade de la projection, et le retrait de la projection dans la personne du héros, qui conduit chez Faust au surhumain, n'y est que timidement évoqué. Mais, pour P.67 l'essentiel, le processus alchimique reste le même ; il s'agit toujours du discernement de ces contenus puissants que l'alchimie pressentait dans les secrets de la matière.
Le texte du Rosaire qui suit la gravure de la fontaine mercurielle se préoccupe essentiellement de « l'eau » de l'art, c'est-à-dire du Mercure. . cette substance fluide, avec toutes ses propriétés paradoxales, désigne justement l'inconscient projeté en elle. La « mer » en est l'état statique, la « fontaine » en est l'activation, et le « processus », la transformation. L'intégration des contenus inconscients s'exprime dans l'idée du remède, de la médecine catholique ou universelle, de l'or potable, de l'aliment éternel, du fruit salutaire de l'arbre philosophique, du vin ardent et autres synonymes. D'autres sont expressément défavorables, mais non moins caractéristiques : suc de lunaire (Allusion à la maladie mentale. L'afflictio animae .) eau de Saturne (Saturne étant maléfique) poison, scorpion, dragon, fils du feu, urine d'enfant ou de chien, soufre, diable, etc.
Quoiqu'il ne soit pas dit explicitement dans le texte que l'eau de la fontaine mercurielle, qui s'élève du vase, y retombe et décrit par suite un circuit fermé, c'est pourtant la propriété essentielle du Mercure que d'être le serpent qui se féconde lui-même, se tue, se dévore et se régénère lui-même. Ce contexte permet de mentionner que le lac rond, sans écoulement, qui se renouvelle sans cesse par une source jaillissant en son milieu, est, chez Nicolas de Cues, une allégorie de Dieu. (Dieu est une source, un fleuve et une mer où coule la même eau. La Trinité est une vie « qui va du même au même en passant par le même ».)
CHAPITRE 2 LE ROI ET LA REINE
Le secret de l'art (arcanum artis), à savoir la conjonction du soleil et de la lune comme union suprême des contraires ennemis. Le roi et la reine, l'époux et l'épouse s'approchent l'un de l'autre, s'acheminant vers les noces ou les fiançailles. L'aspect incestueux se révèle dans la relation frère-sour de Diane et Apollon. En effet, chaque membre du couple se tient respectivement sur le soleil et la lune, ce qui indique la nature solaire du roi et la nature lunaire de la reine, conformément à l'hypothèse astrologique relative à l'importance de la position du soleil pour l'homme et de la lune pour la femme. Une certaine réserve, symbolisée par les vêtements de cour, caractérise le début de cette rencontre. Ils se tendent chacun la main gauche, ce qui ne peut que traduire une intention, car c'est contraire à la coutume. C'est qu'en effet il s'agit d'un secret à préserver farouchement ; c'est le « sentier de la main gauche », selon l'appellation que les tantristes hindous donnent au culte, analogue dans un certain sens, de Shiva et de la Shakti. Le côté gauche (sinister!) est le côté sombre, celui de l'inconscient. Ce qui est « à gauche» est défavorable, ce qui est gauche est maladroit. Le côté gauche est aussi celui du cour, d'où proviennent non seulement l'amour, mais avec lui les mauvaises pensées, c'est-à-dire les contradictions morales de la nature humaine, qui trouvent dans la vie affective leur expression la plus nette. On pourrait donc interpréter le contact de la main gauche comme une allusion à la nature affective de la relation et à son caractère ambigu, car il s'agit d'un mélange d'amour « céleste et terrestre », compliqué par le sous-entendu de l'inceste. Face à cette situation délicate et pourtant si pleinement humaine, le geste des mains droites a une action nettement compensatrice. Celles-ci portent en effet une figure composée de 5 ( 4 + 1) fleurs. Chacune des deux mains tient une tige à deux fleurs. Cette quaternité symbolise de nouveau les quatre éléments, deux d'entre-eux figurant les élémen1 actifs, le feu et l'air, et deux les éléments passifs, l'eau et la terre. Les premiers sont attribués à l'homme, les seconds à la femme. D'en haut descend la cinquième fleur, unique, qui, vraisemblablement, symbolise la quintessence ; c'est 1a colombe du Saint-Esprit qui la tient dans son bec (tout comme la colombe de Noé porte le rameau d'olivier de la réconciliation). L'oiseau procède de l'étoile de la quintessence. (cf.fig.1)
L'union par la main droite constitue le mystère proprement dit car elle est réalisée, ainsi que le montre la gravure, grâce au don du Saint-Esprit, qui est l'art royal. A la signification « sinistre» du contact par la main gauche viennent s'adjoindre, d'en haut, des modes d'apparition masculin et féminin des quatre éléments, sous la forme d'une ogdoade composée de cinq fleurs et de trois tiges, union des deux quaternités. Le trois et le cinq sont des nombres masculins, qui indiquent l'action, la détermination la résolution et le mouvement. L'excellence du cinq par rapport au quatre est ici mise en lumière par le fait que c'est la colombe qui apporte la cinquième fleur. Quant aux trois tiges, elles correspondent au « jaillissement » du Mercure au triple nom, c'est à-dire aux trois tuyaux de la fontaine. Il s'agit par conséquent ici encore une fois, d'une récapitulation abrégée de l'ouvre (opus), donc de ce même sens profond qui se manifestait déjà dans la première gravure. Il est significatif que le commentaire de la seconde gravure débute par ces mots : « Note bien : dans cet art de notre magistère rien n'a été caché par les philosophes, excepté le secret de l'art qu'il n'est permis à personne de révéler. Si quelqu'un le faisait, il serait maudit, encourrait l'indignation du Seigneur et mourrait d'apoplexie. C'est pourquoi toute erreur dans l'art provient de ce que l'on ne prend pas la matière requise. Servez-vous donc de la vénérable nature, car c'est d'elle, par elle et en elle que notre art est engendré, et non de quelque autre chose. Et en conséquence notre magistère est l'ouvre de la nature et non celle de l'artiste. »
Si nous prenons la crainte du châtiment divin en cas de trahison pour ce qu'elle semble signifier, il doit s'agir ici d'une chose qui serait dangereuse pour le salut de l'âme, c'est-à-dire d'un typique « peril of the soul ». Le quare causal qui commence la phrase suivante ne peut se rapporter qu'au secret qui ne doit pas être dévoilé. Comme par suite la matière première (prima materia) de l'ouvre reste inconnue, ceux qui ignorent le mystère tombent dans l'erreur, et cela provient .. de ce qu'ils s'orientent vers quelque chose d'arbitraire ou d'artificiel, et non vers la pure nature. L'accent mis sur la « vénérable nature» fait pressentir quelque chose de cette passion de la recherche d'où est finalement sortie la connaissance moderne de la nature, mais qui s'est trop souvent révélée mal disposée envers le principe de la foi. Le culte de la nature, cet héritage antique, se trouvait en contradiction plus ou moins secrète avec la vision du monde qui était celle de l'Église, et dirigeait le cour et l'esprit, dans une certaine mesure, vers un « sentier de la main gauche ». Quelle sensation que l'ascension du mont Ventoux par Pétrarque ! Déjà Augustin dans ses Confessions, mettait en garde contre la nature : « Et les hommes vont admirer les hauteurs des montagnes, les flots puissants de la mer, les larges écoulements des fleuves, l'étendue de l'océan et le cours des astres, et ils se délaissent eux-mêmes. »
Il faut convenir que l'accent exclusif mis sur la nature comme unique fondement de l'art forme un contraste frappant avec les affirmations sans cesse répétées selon lesquelles celui-ci serait un don du Saint-Esprit, un arcane de la Sagesse divine, etc., affirmations qui P.71 devraient faire conclure à la solidité de l'orthodoxie des alchimistes. . la foi en l'illumination du Saint- Esprit semble avoir été une nécessité psychique particulièrement forte face à la sombre menace du secret de la nature.
Or, lorsqu'un texte qui insiste tant sur la pure nature se trouve impliqué ou éclairé par une illustration telle que la figure 2, on doit supposer que la relation entre le roi et la reine a été prise dans un sens conforme à la nature. Il est certain que les inévitables méditations et spéculations sur le secret de la conjonction n'ont pu manquer de toucher l'imagination érotique, et cela pour la simple raison que ces images symboliques proviennent justement de contenus inconscients correspondants, mi-spirituels et mi-sexuels, et que leur rôle est précisément d'évoquer la pénombre de cette sphère, car c'est de la nuit indifférenciée, et d'elle seule, que naît la lumière. Ainsi l'enseignent la nature et l'expérience naturelle, mais l'esprit, lui, croit à la lumière née de la lumière. D'une façon ou d'une autre, l'artiste était impliqué dans le jeu inconscient de la projection et ne pouvait s'empêcher de ressentir avec une certaine angoisse ce phénomène mystérieux comme une « chose redoutable» (tremendum).
. Agrippa . P.73 . montre de la crainte, car une partie de lui-même est touchée par l'art royal.
Il n'est nullement besoin d'imaginer le secret de l'art comme quelque chose de trouble. La nature ne connaît pas de salissure morale ; elle est suffisamment effrayante dans sa vérité. Il suffit de penser au seul fait que la conjonction recherchée n'était pas une union légitime, mais, de tout temps et dans tous les cas - par principe, pourrait-on dire -, un inceste ; la peur entourant ce complexe la « peur de l'inceste » - est caractéristique et a déjà été soulignée par Freud. Il vient s'y ajouter encore la crainte liée à la plupart des contenus inconscients à cause de la violence qu'ils exercent.
Le contact de la main gauche et l'union cruciforme des mains droites « avec les fleurs » - sous le voile du secret de l'art - ( « parler à mots couverts »), tout cela dépeint clairement, quoique par une allusion des plus discrètes, la situation délicate dans laquelle la vénérable nature a placé l'adepte. Quoique le mouvement rosicrucien ne remonte pas plus loin que le début du XVIIe siècle .. nous avons cependant sous les yeux dans cet étrange bouquet à trois tiges une « rose-croix », .. une croix de roses, dont il est clair que l'origine est quelque peu antérieure à 1550, mais qui, manifestement, ne prétend pas encore être une rosicrux. La structure ternaire évoque d'une part, comme déjà dit, la fontaine mercurielle, mais d'autre part elle attire l'attention sur le fait important que ce sont trois êtres vivants qui engendrent la « rose » : le roi, la reine, et entre eux, 1a colombe du Saint-Esprit. Le Mercure au triple nom se trouve ainsi transposé dans ces trois figures, où il n'est plus possible de le concevoir en tant que métal ou minéral, mais seulement en tant qu'esprit. Sous cette forme également, il est de nature ternaire, masculin, féminin, et divin. Sa coïncidence avec le Saint-Esprit, troisième personne de la divinité, n'est certes nullement cautionnée par le dogme, mais il est manifeste que la « vénérable nature » a permis aux alchimistes d'associer le Saint Esprit, de façon fort peu orthodoxe, à un partenaire indubitablement chthonien, voire de le compléter par cet esprit divin qui, depuis les jours de la création, demeurait captif dans la créature. Cet esprit inférieur, C'est 1'homme primordial de nature hermaphrodite, prisonnier dans la physis ; il est de provenance iranienne. C'est l'être rond, c'est-à-dire parfait, du commencement et de la fin des temps, origine et terme de l'homme. Il est la totalité de l'homme, qui se situe au-delà de la séparation des sexes et ne peut être retrouvée que si le masculin et le féminin sont assemblés et unis. La révélation de ce sens supérieur résout les problèmes soulevés par le contact suspect de la main gauche. De l'obscurité chaotique naît alors « la lumière qui surpasse toutes les lumières » P.75
. de tels processus se déroulent aussi chez l'homme moderne . je serais enclin à croire à la continuité d'une tradition secrète . Sur la base de mon expérience professionnelle, je suis en conséquence d'avis que l'idée d'anthropos, dans l'alchimie médiévale, est en partie « autochtone », c'est-à-dire qu'elle découle d'expériences subjectives. Il s'agit là d'une vérité « éternelle », autrement dit d'un archétype susceptible de réapparaître spontanément en tout temps et en tous lieux. Nous rencontrons même l'anthropos dans la vieille alchimie chinoise .
La révélation de l'anthropos n'est évidemment pas une émotion religieuse habituelle, elle est au contraire l'équivalent d'une vision du Christ pour le chrétien croyant. Toutefois, elle ne se produit pas par « l'opération de Dieu », mais par « l'opération de la nature » ; elle ne vient pas exactement d'en haut, elle naît de la métamorphose d'une figure d'Hadès, figure assez proche du Malin, qui porte le nom d'un dieu païen de la révélation. Cette situation ambiguë projette un jour nouveau sur le mystère de l'art : c'est le danger de l'hérésie, qui doit être pris au sérieux. Les alchimistes se trouvaient entre Charybde et Scylla : ils risquaient d'un côté l'erreur, dont ils étaient conscients, d'être soupçonnés une fabrication frauduleuse de l'or, d'un autre côté le bûcher destiné aux hérétiques. . Le Rosaire cite .. : « Notre or n'est pas l'or du vulgaire.» Mais les alchimistes, .. ont préféré s'exposer au soupçon de fabriquer de l'or plutôt qu'à celui d'hérésie. C'est une question encore ouverte, .. dans quelle mesure les alchimistes étaient conscients de la vraie nature de leur art. .
En ce qui concerne la psychologie de cette gravure, il faut avant tout souligner le fait que l'image représente la rencontre d'un homme et d'une femme et que l'amour y joue un rôle décisif. Le vêtement conventionnel du couple indique une attitude analogue de part et d'autre. Les partenaires sont encore séparés par les conventions et cachés l'un par rapport à l'autre dans leur vérité naturelle. Le contact ambigu de la main gauche indique l'aspect « sinistre », illégitime, morganatique, instinctuel et émotionnel de la relation, c'est-à-dire en fait l'immixtion fatale de l'inceste et sa fascination « perverse ». Mais « l'intervention » simultanée de l'Esprit Saint dévoile le sens secret de l'inceste, de l'union du frère et de la sour ou de la mère et du fils, symbole choquant pour exprimer une union mystique. L'inceste, en tant qu'union des êtres les plus proches par le sang, est certes universellement tabou, et pourtant il constitue une prérogative royale. ( cf. Les mariages incestueux chez les pharaons, etc.) L'inceste symbolise l'union de l'être avec lui-même, l'individuation ou la réalisation du Soi, et exerce, à cause de la haute signification vitale de celle-ci, une fascination parfois presque inquiétante, sinon dans la réalité brutale, du moins dans le déroulement psychique contrôlé par l'inconscient, comme le sait toute personne versée dans la psychopathologie. C'est pour cette raison, et non à cause de possibles cas occasionnels d'inceste, que les dieux originels engendrent presque toujours par l'inceste. L'inceste est en effet le degré d'union des semblables qui suit immédiatement l'idée originelle de l'autofécondation. (L'union des « semblables » sous forme de relations homosexuelles se trouve dans la Vision d'Aristée comme degré préliminaire de l'inceste frère-sour.) P.77
La situation psychique décrite par la gravure correspond exactement à ce qui se dégage lors de l'analyse attentive d'un transfert. A la situation conventionnelle du début succède une « familiarisation » inconsciente du partenaire, par la projection de ces phantasmes infantiles (et archaïques) qui étaient à l'origine investis dans les membres de la famille du patient, le retenant prisonnier d'une fascination (positive ou négative) attachée aux parents et aux frères et sours. Le transfert sur le médecin fait entrer de force ce dernier dans l'intimité familiale, chose certes très indésirable, mais qui constitue pourtant la matière première (prima materia) servant à l'ouvre Si un transfert a eu lieu, le médecin se doit de le traiter et de se confronter avec lui, afin d'éviter que ne soit mise au monde une absurdité névrotique de plus. Le transfert est un phénomène naturel en soi, qui ne se produit nullement dans le seul cabinet médical, mais que l'on observe partout et qui peut donner lieu aux pires sottises comme toutes les projections qui ne sont pas reconnues. Le traitement médical du transfert est une occasion rare et inestimable d'opérer le retrait des projections, l'égalisation des pertes de substance et l'intégration de la personnalité. Les thèmes servant de base au transfert sont d'abord, il est vrai, d'aspect sombre, même si l'on s'efforce à tout prix de les blanchir, car le domaine de l'ouvre, c'est l'ombre noire (l'ombre du soleil, umbra solis ou le soleil noir - sol niger- des alchimistes) que chacun porte en soi, cet aspect inférieur et par suite caché de la personnalité, la faiblesse qui accompagne toute force, la nuit qui succède au jour, le mal au bien. (.. « Aurora consurgens », Artis Aurifera : « Et tous mes os ont été bouleversés à la vue de mon iniquité. ») L'effort pour y entrer est naturellement lié au danger de succomber à l'ombre. Mais avec ce danger est également donnée la possibilité de la décision consciente de ne pas y succomber. De toute façon, un ennemi visible est préférable à un ennemi invisible. Je ne parviens absolument pas à comprendre, dans ce cas, l'intérêt de la politique de l'autruche. Ce ne peut pourtant pas être un idéal pour les humains que de rester éternellement infantiles, de vivre dans l'aveuglement sur eux-mêmes, de rejeter sur le voisin la responsabilité de tout ce qui leur déplaît et de le tourmenter de leurs préjugés et de leurs projections. Combien y a-t-il de couples qui sont malheureux des années durant et parfois toute la vie, parce que lui voit dans sa femme la mère, et elle dans son mari le père, sans qu'aucun des deux parvienne jamais à reconnaître la réalité de l'autre ! La vie est véritablement assez difficile pour que l'on s'épargne au moins les difficultés les plus stupides. Mais, sans une confrontation approfondie avec un interlocuteur, le retrait des projections infantiles est souvent purement et simplement impossible. Comme tel est le but légitime et plein de sens du transfert, celui-ci conduit inévitablement, toujours et partout, quelle que soit la méthode de « rapprochement. », à la discussion et à la confrontation, et par là à une plus grande réalisation de la conscience, laquelle indique le degré d'intégration de la personnalité. Dans cette discussion au-delà des masques conventionnels, l'homme véritable se révèle. Il est véritablement enfanté au sein même de la relation psychique, et l'extension de sa conscience se rapproche de la rondeur du cercle qui l'entoure.
On pourrait être enclin à penser que le roi et la reine représentent une relation de transfert dans laquelle le roi correspondrait au partenaire masculin et la reine au partenaire féminin. Mais il n'en est rien ; il s'agit au contraire, dans ces figures, de contenus psychiques qui se sont projetés hors de l'inconscient de l'adepte (et de sa soror mystica). En effet, l'adepte étant conscient de lui-même en tant qu'homme, sa masculinité ne peut pas se projeter, car seuls peuvent le faire des contenus inconscients. Comme il s'agit ici avant tout de l'homme et de la femme, la partie projetée de la personnalité ne peut être que le féminin de l'homme, c'est-à-dire son anima. De même, chez la femme, seul l'aspect masculin peut être projeté. Il s'ensuit un P.79 étrange entrecroisement des sexes : l'homme (ici l'adepte) est représenté par la reine, la femme (ici la soror mystica) par le roi. II me semble que les fleurs du « symbole» sont une allusion à cet entrecroisement. .. les gravures du Rosaire représentent la rencontre de deux figures archétypiques, la lune étant secrètement associée à l'adepte, et le soleil à la femme qui l'assiste dans l'ouvre. La qualité royale des figures, comme d'ailleurs celle des rois dans la réalité, en exprime le caractère archétypique, c'est-à-dire qu'il s'agit là de figures collectives communes à une multitude d'êtres. Si le contenu essentiel de ce mystère se rapportait au sacre royal ou à la déification d'un mortel, on pourrait avoir affaire à une projection de la figure du roi ; dans ce cas le roi correspondrait à l'adepte. Mais comme le cours ultérieur du processus a un tout autre sens, nous pouvons écarter cette hypothèse. (C'est peut-être aider le lecteur que de rappeler qu'une telle description de ces figures royales est contenue dans le roman de Rider Haggard, She : Léo Vincy, le héros du roman, est jeune et beau, la somme de toutes les perfections, un vrai Apollon. Auprès de lui se tient son tuteur paternel Hally, dont on décrit en détail la ressemblance avec le singe. Intérieurement, celui-ci est toutefois un modèle de sagesse et de perfection morale. Son nom évoque holy (saint). En dépit de toute banalisation, l'un et l'autre présentent des traits surhumains, tant Leo que le vieux « Babouin », l'anthropoïde. (Ils correspondent au « soleil et à son ombre ») La troisième figure est le serviteur au grand cour des deux premiers, qui porte le nom significatif de Job. Il représente l'homme souffrant mais fidèle qui doit supporter la surhumanité incarnée par l'homme parfait et la sous-humanité de l'anthropoïde. En tant que dieu solaire, Leo (domicile astrologique du Soleil) poursuit la quête de She qui « habite les tombeaux » et dont la légende dit qu'elle tue tous ses amants .. et se rajeunit chaque fois dans un feu magique. Elle correspond à la lune, en particulier à l'aspect dangereux de la nouvelle lune. (Dans la rencontre de la nouvelle lune l'épouse tue le bien-aimé.) La suite de l'histoire Ayesha conduit au hiérosgamos mystique.)
Le fait que, dans cet entrecroisement, le roi et la reine représentent l'inconscient de sexe opposé de l'adepte et de sa sour mystique - et cela pour des raisons que l'on peut prouver empiriquement - constitue une complication pénible qui ne simplifie en rien le problème de la relation de transfert. Mais l'honnêteté scientifique interdit toute simplification là où les choses ne sont pas simples, ce qui me semble être le cas ici. Le schéma de la relation est certes très simple, mais il est extrêmement difficile de bien discerner, dans chaque tableau détaillé de la relation, le point de vue à partir duquel elle est décrite ou l'aspect particulier qui est considéré. Le schéma est le suivant :
Adepte _____a)________ Soror
b)| X d) | b)
Anima______c)_______Animus
L'orientation des flèches indique un penchant du masculin vers le féminin et inversement, comme aussi de l'inconscient de l'un des partenaires vers le conscient de l'autre (ce qui correspond à une relation de transfert positive). Il convient donc de distinguer les relations suivantes, qui, le cas échéant, peuvent toutes se fondre en une seule (ce qui entraîne naturellement un maximum de confusion) :
a) une relation personnelle, sans complication ;
b) une relation de l'homme avec son anima, et une relation semblable de la femme avec son animus ;
c) une relation de l'animus avec l'anima et inversement ;
d)une relation de l'animus féminin avec l'homme (lorsque la femme est identique à son animus), et une relation semblable de l'anima masculine avec la femme (quand l'homme est identique à son anima).
Dans la description que je donne du problème du transfert à l'aide de cette série de gravures, ces différents aspects possibles ne sont pas toujours distingués, car, en fait, dans la réalité aussi, ils sont constamment entremêlés, et vouloir de façon systématique appliquer le schéma aurait provoqué une surcharge insupportable de l'exposé. La reine, de même que le roi, chatoie donc de toutes les nuances humaines et surhumaines, voire infra-humaines, tantôt comme figure transcendantale, et tantôt cachée dans la personne de l'adepte. . P.81
Les relations entrecroisées qu'on trouve dans le transfert .. l'archétype du couple croisé, que je désigne du nom de quaternio nuptial, (Souvent les couples alchimiques d'opposés sont ordonnés en de semblables quaternions. Cf. Aïon et Mysterium Conjunctionis.) se rencontre en effet aussi dans les contes. Ainsi, un conte islandais rapporte l'histoire suivante :
Finna, jeune fille douée de facultés mystérieuses, exigea de son père se rendant à l'assemblée qu'il écarte tout homme qui l'y demanderait en mariage. Les prétendants furent nombreux ; tous furent éconduits par le père. Mais, sur le chemin du retour, le père rencontra un homme inquiétant du nom de Geir, qui, sous la menace des armes, l'obligea à lui promettre sa fille. Le mariage eut lieu, et Finna emmena avec elle son frère Sigurd chez son mari. A l'approche de Noël, Finna prépara le festin, mais Geir avait disparu. Finna le chercha, aidée de son frère, et le trouva sur une île en compagnie d'une belle femme. Après Noël, Geir réapparut soudain dans la chambre de Finna. Dans le lit se trouvait un enfant. Geir lui demanda à qui appartenait l'enfant ; elle répondit qu'il était à elle. La même chose se reproduisit trois Noëls de suite. A la troisième fois, l'ensorcellement de Geir prit fin. La belle femme était Ingibjörd, sa sour. La marâtre de Geir, qui était sorcière, l'avait condamné, pour désobéissance, à engendrer trois enfants avec sa sour. S'il ne trouvait pas une épouse qui, sachant tout, gardât le silence, il serait transformé en serpent, et sa sour en poulain. Le comportement de son épouse l'avait sauvé et il donna à Sigurd sa sour Ingibjörg en mariage.
Voici un autre exemple. Il s'agit du conte russe : « Le prince Daniel l'a ordonné ».
Le fils d'un prince reçoit d'une sorcière un petit anneau porte-bonheur dont la puissance magique est liée à une condition : qu'il n'épouse aucune autre jeune fille que celle au doigt de laquelle l'anneau s'adapterait. Une fois adulte, il se met en quête d'une épouse. Mais en vain, car aucune ne parvient à passer l'anneau. Il confie son chagrin à sa sour qui veut essayer l'anneau. Celui-ci semble fait pour son doigt. Son frère veut alors l'épouser ; mais elle considère cela comme un péché et va pleurer, assise devant la maison. De vieux mendiants, qui passent par là, la consolent et lui donnent le conseil suivant : « Confectionne quatre poupées et place-les aux quatre coins de la chambre à coucher. Quand ton frère t'appellera pour le mariage, va ; quand il t'appellera dans la chambre à coucher, prends ton temps ! Espère en Dieu et suis notre conseil ! »
Après la cérémonie, son frère l'appelle au lit. Alors les quatre poupées se mettent à chanter :
« Le prince Daniel l'a ordonné,
Il veut prendre sa sour pour femme,
Terre, ouvre-toi,
Accueille-la. »
La terre se fend et engloutit la sour. Le frère l'appelle trois fois. A la troisième fois, elle a complètement disparu dans la terre. Elle continue à marcher sous la terre et parvient à la cabane de Baba- Yaga dont la fille lui donne aimablement asile et réussit dans les premiers temps à cacher sa présence à la sorcière. Cependant celle-ci découvre bientôt la visiteuse et fait chauffer le four. Mais les deux jeunes filles jettent la vieille dans le four et échappent aux poursuites de la sorcière. Elles parviennent dans la principauté du frère, où la sour est reconnue par le serviteur de celui-ci. Mais le frère ne réussit pas à différencier les deux jeunes filles, tant elles se ressemblent. Le serviteur suggère alors une épreuve au prince : qu'il dissimule sous son bras une outre remplie de sang ; le serviteur lui enfoncera un couteau dans le flanc et le prince tombera comme mort ; alors la sour se trahira. Tout se passe effectivement ainsi : la sour se jette sur lui en pleurant. Il se relève aussitôt et la prend dans ses bras. L'anneau magique va également au doigt de la fille de la sorcière, ce qui fait que le prince l'épouse et qu'il donne sa sour pour femme à un honnête homme.
Dans ce conte, l'inceste est presque consommé et il n'est prévenu que par le rite étrange des quatre poupées. Les quatre poupées aux P.83 quatre coins de la pièce représentent le quaternio nuptial, car il s'agit ici d'empêcher l'inceste et donc précisément de substituer le quatre au deux. Les quatre poupées constituent un simulacre dont l'action magique permet d'éviter l'inceste grâce à la disparition de la sour dans le monde souterrain, où elle découvre son alter ego. On pourrait donc dire de la sorcière qui avait offert l'anneau fatal à l'enfant, qu'elle était sa belle-mère « en espérance », car elle devait bien savoir, en tant que sorcière, que l'anneau allait non seulement au doigt de la sour, mais aussi à celui de sa fille.
Dans les deux contes, l'inceste apparaît comme un destin funeste qu'il n'est pas aisé d'éviter. L'inceste, en tant que relation endogame, correspond à une libido qui tend finalement à maintenir la cohésion de la plus étroite famille. On pourrait donc la désigner du nom de libido de parenté, en y voyant quelque chose comme un instinct qui, tel un chien de berger, maintiendrait l'unité du groupe familial. Cette forme de libido est diamétralement opposée à la libido exogame. Les deux formes se tiennent réciproquement en échec : la tendance endogame recommande la sour, la tendance exogame, quelque étrangère. Le meilleur compromis est par suite la cousine germaine ou le cousin germain. Il est vrai que, dans nos contes, le cousin n'apparaît pas. Par contre, nous y trouvons bien le quaternio nuptial. Dans le conte finlandais, nous avons le schéma suivant :
Geir__________ mariage _________Finna (magie)
| Inceste
Ingibjörg______ mariage _________Sigurd
et dans le conte russe :
Le prince______ mariage _________la fille de la sorcière (magie)
| Inceste
Sa sour_______ mariage _________l'inconnu
Les deux schémas concordent de façon frappante. Dans les deux cas le héros acquiert une femme qui, d'une façon quelconque, a un lien avec la magie ou le monde de l'au-delà. Or, si nous supposons que l'archétype décrit plus haut est à la base de ces quaternités folkloriquement authentifiées, le conte procède manifestement du schéma suivant :
Adepte______ mariage _______Anima
Soror _______mariage _______Animus
Le mariage avec l'anima équivaut psychologiquement à l'identité complète de la conscience avec l'inconscient. Une telle situation n'étant possible qu'en l'absence totale de toute connaissance psychologique de soi-même, elle doit donc être plus ou moins primitive, c'est-à-dire que la relation avec la femme consiste alors essentiellement en une projection de l'anima. L'unique allusion à ce que nous appelons aujourd'hui l'inconscient réside dans le fait remarquable que la porteuse de l'image de l'anima se distingue par certains traits magiques. Dans la relation soror-animus telle que nos contes la présentent, ces traits font défaut, c'est-à-dire que l'inconscient ne s'y manifeste absolument pas comme expérience distincte. Il nous faut en conclure que le symbolisme des contes présuppose une structure de l'esprit nettement plus primitive que le quaternio alchimique ou la quaternité psychologique correspondante. On doit s'attendre par suite à ce qu'à un niveau encore plus primitif l'anima perde ses attributs magiques, de sorte qu'on voie apparaître un quaternio nuptial sans complication, purement concret. De fait, les deux couples croisés trouvent leur équivalent dans le cross-cousin mariage. Pour expliquer cette forme primitive d'alliance, il me faut remonter un peu plus haut : le mariage de la sour avec le frère de la femme est un reliquat de ce qu'on appelle le sister-exchange marriage, qui caractérise la structure tribale primitive. Mais ces noces doubles constituent en même temps le parallèle primitif du genre de problème qui nous occupe ici : celui de la relation double consciente et inconsciente, de P.85 l'adepte et de la soror d'une part, du roi et de la reine d'autre part, c'est-à-dire de l'animus et de l'anima. .. The Incest Taboo and the Virgin Archetype(John Layard), m'a rappelé l'aspect sociologique de notre psychologème. La tribu primitive se compose de deux moitiés, au sujet desquelles Howitt écrit : «C'est sur la division de la communauté tout entière en deux classes exogames qui se marient entre elles qu'est bâtie toute la structure sociale. » Cette division en « moitiés » apparaît dans la disposition de l'habitat ainsi que dans beaucoup de coutumes étranges. Ainsi, par exemple, durant les cérémonies, les moitiés sont rigoureusement séparées et aucun membre de l'une n'a le droit de pénétrer sur le territoire de l'autre. Même lors de déplacements en groupe ou à la chasse, les moitiés se séparent pour le campement et l'on va jusqu'à prendre soin d'établir les deux camps de telle sorte qu'il y ait entre eux une frontière naturelle, par exemple le lit d'un ruisseau. Par contre, les deux moitiés sont unies par . « l'interdépendance rituelle des deux parties » .. « service mutuel. » En Nouvelle-Guinée par exemple, l'une des moitiés élève des porcs et des chiens et les engraisse, non pour elle-même, mais pour l'autre moitié, et réciproquement. Quand, dans un village, un décès survient et qu'un repas de funérailles est préparé, c'est l'autre moitié qui le mange, etc. Le partage se manifeste en outre dans l'institution très répandue de la « royauté
binaire. »
Particulièrement éclairants sont les termes employés pour désigner les deux moitiés ; ainsi, pour citer quelques exemples : est-ouest, supérieur-inférieur, jour-nuit, haut-bas, masculin-féminin, eau-terre, droite-gauche, etc. Il est aisé de déduire de ces désignations que les deux moitiés sont perçues comme opposées l'une par rapport à l'autre et doivent donc être comprises comme l'expression d'une opposition endopsychique. Cette opposition peut être formulée comme moi (masculin) et l'autre (féminin)(l'autre étant de nature féminine), c'est-à-dire comme l'opposition du conscient et de l'inconscient (personnifié par l'anima). La division primaire de la psyché en conscient et inconscient semble être à l'origine de celle de la tribu et de son habitat. Il s'agit là d'une division de fait, mais qui n'est pas consciente en tant que telle.
La division sociale n'est qu'à l'origine une bipartition (de nature matrilinéaire) ; en réalité, il y a une quadripartition de la tribu et de son habitat. La quadripartition s'établit par le fait qu'une ligne de séparation patrilinéaire croise la ligne de séparation matrilinéaire. L'objectif pratique qui est à la base de cette répartition en « quartiers » est la séparation et la différenciation des classes matrimoniales. Toute la population est divisée en « moitiés », et un homme ne peut choisir une femme que dans l'autre moitié. Le schéma fondamental qui apparaît ici est un carré ( ou un cercle) divisé par une croix ; il constitue le plan de base de l'habitat primitif et de la cité archaïque, ainsi que du cloître, etc. On le retrouve aussi bien en Europe qu'en Asie et dans l'Amérique préhistorique. L'hiéroglyphe égyptien de la ville est une croix de saint André entourée d'un cercle.
Pour la spécification des classes matrimoniales, il faut préciser que chaque homme appartient à la moitié correspondant à sa branche paternelle. Sa femme ne doit pas être originaire de la « moitié » matrilinéaire de sa mère. Pour éviter un éventuel inceste, il épouse la fille du frère de sa mère, et donne sa sour en mariage au frère de sa femme (sister-exchange marriage), C'est ainsi que naît ce qu'on appelle le cross-cousin marriage,
Cette alliance semble être le modèle originel du psychologème P.87 propre à l'alchimie sous la forme de deux couples frère-sour entrecroisés.
Adepte Soror mystica
X
Roi (Animus) Reine (Anima)
(Je rappelle le roi et la reine sont généralement le frère et la sour et, à l'occasion, le fils et la mère. Aïon et Mysterium conjunctionis)
En employant ici le mot de « modèle » je ne veux pas dire, .., que notre psychologème dérive, par un lien causal, du système des classes matrimoniales ; je veux seulement mettre l'accent sur le fait que ce dernier a historiquement précédé le quaternio alchimique. Il n'y a pas non plus lieu de supposer que cet archétype ait son origine absolue dans le quaternio nuptial primitif : celui-ci en effet n'est en aucune façon le fruit d'une invention subtile, mais une présence préconsciente, comme c'est à peu près le cas pour tous les symboles rituels tant des primitifs que des peuples civilisés. On fait telle chose tout simplement, c'est-à-dire sans réflexion, parce que cela s'est toujours fait ainsi. (Lorsqu'un tel acte s'accompagne d'une pensée, il doit s'agir d'un acte de pensée préconscient ou inconscient. L'explication psychologique ne peut guère se passer d'une elle hypothèse.)
La différence entre le quaternio nuptial primitif et le quaternio des peuples civilisés consiste en ce que le premier est un phénomène sociologique et le second un phénomène mystique. Alors que, chez les peuples civilisés, les classes matrimoniales ont disparu à l'exception de quelques très rares traces, elles réapparaissent à un niveau supérieur de civilisation sous forme d'idées spirituelles. L'ordre exogame a, dans un souci de prospérité et de développement de la tribu, refoulé à l'arrière-plan la tendance endogame, pour prévenir le danger de constitution de groupuscules fermés sur eux-mêmes. Cela pourrait en effet conduire finalement à la ruine de la cohésion sociale. La tendance exogame a contraint à l'injection de « sang neuf » tant sur le plan physique que sur le plan psychique, et s'est avérée par là être un puissant instrument de développement de la civilisation. .. « Le système qu'on a appelé mariage de groupe, servant, comme il le fait, à lier ensemble de façon plus ou moins étroite des groupes d'individus intéressés à leur bien-être réciproque, a été l'un des facteurs de progrès les plus puissants aux premiers stades du développement de la race humaine. » (Spencer et Gillen) Layard a considérablement élargi et approfondi cette idée .. Il tient la tendance endogame (c'est-à-dire incestueuse) pour un instinct authentique qui, lorsque la concrétisation dans la chair lui est refusée, se réalise sur le plan de l'esprit. De même que l'ordre exogame rend possible la civilisation en général, l'ordre endogame recèle en lui une fin spirituelle latente. Layard écrit : « Son but latent ou spirituel est d'élargir l'horizon spirituel en développant l'idée qu'il y a, après tout, une sphère dans laquelle le désir primaire peut être satisfait, à savoir la sphère divine où se meuvent les dieux et celle de leurs contreparties semi-divines, les héros civilisateurs. » Et, en effet, on voit apparaître dans les religions des peuples civilisés la notion du hiérosgamos incestueux dont les ramifications se développent jusqu'à atteindre la pus haute spiritualité dans les grandes représentations de l'univers chrétien. (Le Christ et l'Église, l'Époux et l'Épouse - Sponsus et Sponsa -, la mystique du Cantique des Cantiques). « Ainsi, le tabou de l'inceste, allant jusqu'au bout de ses virtualités, conduit hors de la sphère biologique et donne accès à la sphère spirituelle. » Au niveau primitif, l'image du féminin, l'anima, est encore totalement inconsciente et donc en état de projection latente. Lorsque, par une différenciation croissante, le système de mariage à quatre classes devient un système à huit classes, le degré de parenté est déjà considérablement réduit et, dans le système à douze P.89 classes, la parenté se dissout totalement. Ces « dichotomies », .. , servent manifestement à élargir le cadre des classes matrimoniales et à inclure dans le système de parenté un nombre toujours plus grand de groupes de population. Une telle extension n'était naturellement possible que là où existaient des populations importantes. Le système au huitième degré et, plus encore, le système au douzième degré signifient d'une part un énorme progrès d'ordre exogame, mais d'autre part un refoulement tout aussi considérable de la tendance endogame qui se trouve par là incitée à un nouveau pas en avant. Chaque fois qu'une force instinctuelle, c'est-à-dire une quantité donnée d'énergie psychique, est repoussée l'arrière-plan par une attitude unilatérale du conscient (ici par l'attitude exogame), il s'ensuit une certaine dissociation de la personnalité. En face de la personnalité consciente orientée selon une direction fixe (ici exogame), on en voit surgir une autre, inconsciente (et endogame), qui, parce qu'elle est inconsciente, est perçue comme étrangère et se manifeste sous forme de projection. Elle est d'abord projetée sur des figures humaines qui ont le pouvoir de faire ce que les autres n'ont pas le droit de faire, par exemple les rois et les princes. C'est là très probablement le fondement des prérogatives royales relatives à l'inceste . Dans la mesure toutefois où la puissance magique de la personne royale est de plus en plus dérivée des dieux, la prérogative de l'inceste se reporte sur ces derniers. C'est ainsi qu'apparaît le hiérosgamos incestueux. Mais lorsque, se détachant de la personne humaine du roi, le numen se reporte sur les dieux, il passe à une instance spirituelle, ce qui signifie qu'il y a eu projection d'un complexe psychique autonome et que la réalité de l'existence psychique est née. Aussi Layard fait-il logiquement dériver l'anima du numen de la divinité féminine. Dans l'image de la divinité, elle se trouve projetée sous une forme manifeste, mais, quand elle apparaît selon sa nature propre (psychologique), elle est introjectée : elle est, selon l'expression de Layard, « l'anima au-dedans » (the anima within). C'est l'épouse (sponsa) naturelle, à la fois mère, sour, fille et femme de l'homme depuis l'origine des temps ; c'est cette compagne que la tendance endogame espère en vain trouver chez la mère ou la sour. Elle est l'expression de ce désir intime qui, depuis les temps les plus reculés, a toujours été sacrifié. C'est donc avec raison que Layard parle à ce propos « d'intériorisation par le sacrifice. » (cf. Métamorphoses de l'Ame et ses symboles)
C'est dans la haute sphère des dieux et dans le monde supérieur de l'esprit que la tendance endogame trouve son domaine d'action. Elle s'y manifeste comme une pulsion de nature spirituelle, et le degré le plus élevé de la vie de l'esprit apparaît dans sa lumière comme un retour aux origines ; elle transforme ainsi le cours de l'évolution en une histoire des degrés successifs qui mènent à l'accomplissement de la vie humaine dans l'esprit.
La projection spécifiquement alchimique ressemble à une régression étrange : dieu et déesse sont rabaissés au rang de roi et de reine, et ces derniers apparaissent à leur tour comme de simples allégories de corps chimiques sur le point de se combiner. Mais la régression n'est qu'apparente. En réalité, il s'agit d'un processus de développement tout aussi étrange qu'elle : la conscience de l'explorateur médiéval de la nature se trouve encore sous l'influence de représentations métaphysiques et, comme il ne peut les déduire de la nature, il les fait passer par elle. Il essaie de les trouver dans la matière, car il suppose que c'est là qu'il pourrait les rencontrer. Il s'agit d'un transfert de numen pareil au transfert de celui du roi sur le dieu. Le numen semble avoir secrètement émigré du monde de l'esprit dans l'empire de la matière. Mais cet enfouissement de la projection dans la matière a déjà conduit les anciens alchimistes, .., à la conclusion nette que cette matière n'est pas seulement le corps humain (ou du moins quelque chose dans le corps), mais la personne humaine elle-même. Ces maîtres pleins d'intuition dépassèrent donc très tôt l'inévitable phase du matérialisme, dont la P.91 stupidité ne devait naître que plus tard au cours des temps. Mais il fallut attendre les découvertes de la psychologie moderne pour pouvoir, dans cette « matière» humaine des alchimistes, reconnaître l'âme.
L'enchevêtrement des liens de parenté qui caractérise le cross-cousin-marriage se retrouve, au niveau de la psychologie, sous la forme du problème du transfert, dont le dilemme tient au fait que l'animus et l'anima sont projetés sur le partenaire humain, suscitant par là entre eux le sentiment d'une parenté originelle qui remonte manifestement à l'époque du mariage de groupe. Mais dans la mesure où l'animus et l'anima représentent aussi, indubitablement, des composantes de la personnalité - du sexe opposé à celui de f'individu -, leur caractère de parenté ne ramène pas en arrière au mariage de groupe, mais invite au contraire à regarder « en avant », vers l'intégration de la personnalité, c'est-à-dire l'individuation.
La civilisation du conscient qui est actuellement la nôtre - si tant est que l'on puisse parler de civilisation- porte l'empreinte chrétienne, ce qui signifie que ni l'animus ni l'anima n'ont été intégrés. Mais qu'ils se trouvent encore à l'état de projection, c'est-à-dire qu'ils sont exprimés par le dogme. A ce niveau les deux figures sont encore inconscientes en tant que composantes de la personnalité. Toutefois elles déploient leur efficacité dans le numen émanant des représentations dogmatiques de l'Époux et de l'Épouse. Mais, notre « civilisation » s'étant révélée une notion très contestable, il se produisit ce que l'on peut considérer comme une chute ou comme un recul par rapport aux sommets de l'idéal chrétien : la plupart des projections se sont détachées des figures divines et se sont, par la force des choses, transportées dans la sphère humaine. Cela n'a rien qui doive surprendre, la raison et ses lumières ne pouvant rien s'imaginer de supérieur à l'homme que ces dieux de substitution qui se présentent, eux aussi, avec une revendication de totalité et se désignent eux-mêmes du nom d'État ou de « Führer ». Cette régression s'est manifestée avec toute la netteté désirable en Allemagne et dans d'autres États. Et là où il semble que ce ne soit pas le cas, les projection détachées des images divines sont venues compliquer les relation des humains entre eux et ont détruit au moins vingt-cinq pour cent des mariages. Si l'on n'est pas enclin à appliquer aux péripéties de l'histoire mondiale les critères du juste et de l'injuste, du vrai et du faux, du bien et du mal, mais que l'on veuille, par contre, savoir discerner dans tout pas en avant le pas en arrière, dans tout bien, le mal, et dans toute vérité, l'erreur, on peut alors comparer la régression présente au recul apparent qui conduisit de la scolastique à la mystique des philosophes de la nature, et par là au matérialisme. De même que ce dernier mena finalement à la science empirique, et par suite à une nouvelle compréhension de l'âme, de même la psychose totalitaire avec ses effroyables conséquences d'une part, et d'autre part les insupportables difficultés qui grèvent maintenant les rapports humains, nous obligent à diriger de nouveau notre attention vers l'âme de l'homme et son inquiétante inconscience. Jamais encore l'humanité dans son ensemble n'a expérimenté à une pareille échelle le numen du facteur psychologique. Certes, il y a là une catastrophe et une régression sans pareilles, mais il n'est pas impossible qu'une telle expérience recèle quelque chose de positif qui pourrait fort bien devenir le germe de la civilisation supérieure d'une ère rénovée. Il se peut en effet que l'exigence endogame n'ait pas finalement pour but ultime la projection, mais qu'elle aspire à une union intérieure des composantes de la personnalité .. au niveau des « noces spirituelles », sous la forme d'une expérience intérieure non projetée. Celle-ci est déjà représentée dans les rêves par un mandala divisé en quatre, et il semble, d'après les résultats d'une longue pratique, qu'elle constitue en même temps le but du processus d'individuation, qui est le Soi.
Par suite de l'accroissement de la population . qui a entraîné l'extension de l'ordre exogame, les limites apportées à celui-ci se sont peu à peu effacées et seul est demeuré le tabou de l'inceste. L'ordre social originel a fait place à d'autres facteurs d'ordre qui trouvent aujourd'hui leur apogée dans le concept d'État. Tout le passé sombre peu à peu dans l'inconscient et l'ordre social originel en a fait autant. P.93
Il constitue un archétype qui unifiait de la façon la plus heureuse l'opposition entre l'endogamie et l'exogamie, puisque, s'il interdisait le mariage frère-sour, il instituait en revanche le cross-cousin-marriage. Ce dernier type d'union concerne des parents encore assez proches pour satisfaire dans une certaine mesure la tendance endogame, et pourtant déjà assez éloignés pour permettre d'inclure d'autres groupes et d'élargir ainsi la cohésion ordonnée de la tribu. Mais à mesure que la tendance exogame, par une dichotomie croissante, abolissait peu à peu ses limites, la tendance endogame se fortifiait nécessairement, pour mettre l'accent sur la parenté et maintenir le lien. Cette réaction a joué surtout dans le domaine religieux, puis dans le domaine politique, avec l'apparition, dans le premier, des communautés cultuelles .. et avec la naissance des nations dans le second. Les liaisons internationales croissantes et la faiblesse des religions ont déjà effacé ou surmonté ces limitations, et le feront encore plus à l'avenir, engendrant une masse amorphe dont nous apercevons déjà les prodromes dans les phénomènes modernes de la psyché de masse. Ainsi l'ordre exogame originel se rapproche progressivement de l'état de chaos qui avait été péniblement maîtrisé. Face à ce péril, il n'est qu'un remède : l'affermissement intérieur de l'individu, lequel est menacé d'abrutissement et de dissolution dans la psyché de masse. Ce qu'il faut entendre par là, le passé le plus récent nous l'a montré avec la plus grande netteté. Aucune religion n'a su nous en préserver, et notre facteur d'ordre, l'État, s'est finalement révélé le pionnier le plus efficace de la massification. Dans de telles conditions, le seul recours possible semble bien être l'immunisation de l'individu contre le poison de la psyché de masse. Comme on l'a déjà dit, on pourrait concevoir que la tendance endogame intervienne ici de façon compensatrice et que le mariage entre parents, c'est-à-dire l'union des composantes séparées de la personnalité, vienne faire contrepoids sur le plan psychique, donc au niveau de l'homme intérieur, la dichotomie croissante, en d'autres termes à la dissociation de psychique de l'homme de masse. Mais il est de la plus haute importance que ce processus s'accomplisse consciemment, sinon les conséquences psychiques de la massification s'installeront inévitablement. En effet, si l'affermissement intérieur de l'individu ne se produit pas consciemment, il se manifeste spontanément dans ce phénomène .. connu : l'endurcissement inimaginable de l'homme de masse à l'égard de ses semblables. Il se transforme en un animal grégaire et sans âme, que seuls régissent encore la panique et les appétits. Son âme, qui ne vit que de la relation humaine, se perd. La réalisation consciente de l'unité intérieur est inséparable de la relation humaine qui en est une condition indispensable, car, sans lien consciemment reconnu et accepté avec le prochain, il n'y a pas de synthèse de la personnalité.
En effet, ce quelque chose en quoi l'union intérieure s'accomplit n'est rien de personnel ou d'égotique, mais une réalité supérieure à ce domaine, car il signifie, en tant que Soi, une synthèse du moi et de l'inconscient suprapersonnel. L'affermissement intérieur de l'individu n'a donc absolument rien à voir avec la forme que pourrait prendre, à un autre niveau, l'endurcissement de l'homme de masse, ni avec une attitude d'isolement spirituel et d'inaccessibilité, par exemple ; tout au contraire ; elle inclut le prochain.
Dans la mesure en effet où le phénomène de transfert n'est encore rien d'autre qu'une projection, il crée tout autant de division que de lien. Mais l'expérience montre que même la dissolution de la projection ne brise pas une certaine forme du lien qui existe dans le transfert, car, derrière lui, il y a un facteur instinctuel de très haute importance, la libido de parenté. Certes, il est vrai que, repoussé à l'arrière-plan par l'extension sans limites de la tendance exogame, elle ne peut plus s'exprimer que bien modestement dans le cercle familial le plus étroit, et même pas toujours, en raison de la résistance (légitime) à l'inceste. L'exogamie limitée par l'endogamie a fondé jadis un ordre social naturel aujourd'hui complètement disparu. Chacun est un étranger parmi des étrangers. La libido de parenté qui engendrait encore, par exemple, dans les communautés chrétiennes du début du christianisme, une homogénéité qui satisfaisait le cour, a depuis longtemps perdu son objet. Mais comme elle est un instinct, elle ne peut se contenter de ces substituts qu'offrent les Églises, les partis, la nation ou l'État. Ce qu'elle veut, c'est le lien humain. C'est là le noyau même du phénomène du transfert, qu'il est impossible d'éliminer, P.95 car la relation avec le Soi est en même temps la relation avec le prochain, et ne peut avoir de lien avec son prochain s'il ne l'a avec lui-même.
Si le transfert demeure ce qu'il est, c'est-à-dire une projection, le lien créé par lui révèle une tendance à la concrétisation régressive, c'est-à-dire à une restauration atavique de l'ordre social primitif. Mais la satisfaction de cette tendance est tellement impossible dans notre monde moderne que chaque pas dans cette direction mène à des conflits de plus en plus graves, c'est-à-dire à une véritable névrose de transfert. L'analyse du transfert est donc indispensable, car les contenus projetés doivent être intégrés par le sujet, afin de lui permettre d'acquérir la vue d'ensemble nécessaire à sa liberté de décision.
Si la projection est supprimée, le lien négatif (haine) ou positif (amour) créé par le transfert peut disparaître quasi instantanément, de sorte qu'il ne reste apparemment plus rien d'autre que la courtoisie d'une relation professionnelle. Dans un cas de ce genre, on ne peut refuser ni au patient ni au médecin le droit de pousser un soupir de soulagement, quoique l'on sache bien que, pour l'un comme pour l'autre, le problème n'est que remis à plus tard : un jour ou l'autre, ici ou ailleurs, il surgira de nouveau sous la pression sans relâche qui pousse a l'individuation.
L'individuation a deux aspects fondamentaux : d'une part, c'est un processus intérieur et subjectif d'intégration, d'autre part, c'est un processus objectif, et tout aussi indispensable, de relation avec l'autre. Les deux choses sont inséparables, quoique ce soit tantôt l'un, tantôt l'autre qui se trouve au premier plan. A ce double aspect correspondent deux dangers caractéristiques : l'un est que le sujet se serve des possibilités de développement spirituel offertes par la confrontation avec l'inconscient pour se dérober à certaines obligations humaines et pour affecter une « spiritualité» qui ne résiste pas à la critique morale ; l'autre serait que les penchants ataviques prennent trop nettement le dessus et rabaissent la relation à un niveau primitif. C'est entre ce Charybde et cette Scylla que passe la voie étroite à la connaissance de laquelle la mystique chrétienne du Moyen Age de même que l'alchimie ont tant contribué.
Considéré à cette lumière, le lien du transfert, si lourd à supporter et si difficile à comprendre qu'il puisse paraître, est d'une importance vitale non seulement pour l'individu, mais aussi pour la société, et donc pour le progrès moral et spirituel de l'humanité en général. Si donc le psychothérapeute est tourmenté par de difficiles problèmes de transfert, qu'il se console en méditant ces réflexions. Car ce n'est pas uniquement pour tel patient, peut-être insignifiant, qu'il se donne de la peine, c'est aussi pour lui-même et pour son âme à lui ; et ce faisant, il dépose un grain, peut-être infinitésimal, sur les plateaux de la balance de l'âme humaine. Si minime et si invisible que puisse être sa contribution, il s'agit pourtant d'un « grand ouvre », car ce travail s'accomplit dans un domaine où le numen n'a immigré que depuis peu, et où s'est transféré tout le poids de la problématique de l'humanité. Les ultimes et les plus importantes questions de la psychothérapie ne sont pas une affaire privée, mais une responsabilité devant une instance suprême. P.97
CHAPITRE 3 LA VÉRITÉ NUE
. « Celui qui veut s'introduire dans cet art et cette sagesse cachée doit chasser de lui le vice d'arrogance, être pieux et sobre, avoir une intelligence profonde, être humain à l'égard des autres hommes, avoir un visage souriant, être joyeux, poursuivre son salut avec zèle, et garder les secrets éternels qui se révèlent à lui. Mon fils, je te conseille avant tout de craindre Dieu, qui voit ta disposition et en qui se trouve l'aide de tout reclus. » (Tractatus Aureus d'Hermès). Le Rosaire ajoute une citation tirée du pseudo Aristote : « O si Dieu trouvait dans l'homme un esprit fidèle, il lui révélerait, certes, le secret. »
Cet appel à des qualités manifestement morales montre bien que l'ouvre (opus) n'exige pas seulement des capacités intellectuelles ou des connaissances techniques, comme par exemple l'apprentissage pratique de l'exercice de la chimie moderne, mais qu'elle constitue au contraire une entreprise morale aussi bien que psychique. On trouve souvent dans les textes des exhortations de ce genre. L'attitude qu'elles traduisent est celle qui serait requise dans l'exécution d'une tâche religieuse. . Les voiles de la pudeur sont tombés. L'homme et la femme sont l'un devant l'autre dans une attitude naturelle, sans retenue. Le soleil dit : « 0 lune, donne-moi de devenir ton époux. » La lune répond : « 0 soleil, il est juste que je te sois obéissante. » La colombe porte l'inscription : « C'est l'esprit qui unit. » Mais cette dernière phrase ne correspond pas au caractère franchement érotique de la gravure ; car ce que disent le soleil et la lune (lesquels, il faut le souligner, sont frère et sour) ne peut très évidemment se rapporter qu'à l'amour terrestre. Pourtant l'esprit qui, d'en haut, vient se placer entre eux, est désigné comme le lien unificateur (La colombe est également un attribut de la déesse de l'amour et, déjà dans l'antiquité, un symbole de l'union conjugale.), et la situation prend par là un aspect nouveau : il s'agirait d'une union selon l'esprit. Or, un détail important de la gravure se trouve en parfait accord avec cette affirmation : le contact de la main gauche a cessé. Par contre, la main gauche de la lune et la main droite du soleil tiennent les rameaux (qui ont donné naissance aux fleurs, les fleurs de Mercure .. qui correspondent aux trois tuyaux de la fontaine) et la main droite de la lune comme la main gauche du soleil tiennent les fleurs. Mais la relation « de la main gauche » a cessé. Les deux mains tant de l'homme que de la femme sont désormais reliées au symbole unificateur. Celui-ci aussi a subi une modification : il n'y a plus que trois fleurs au lieu de cinq, et ce n'est plus une ogdoade, mais une hexade (.. « Ils attribuent le sixième jour à Phosphorus (l'étoile du matin) qui réchauffe et en même temps humidifie en fécondant. Il se pourrait qu'il soit le fils d'Aphrodite, de même qu'Hespérus (l'étoile du soir), comme le pensent les Grecs. On pourrait désigner du nom d'Aphrodite l'univers sensible, c'est-à-dire la hylê première-née à qui l'oracle donne les noms d'Astérie et de Céleste. Le nombre six est en effet le plus propre à la génération en tant que pair-impair, puisqu'il participe à la fois de l'être actif, qui correspond à l'impair, (.. qui signifie également superflu et excessif), et l'être hylique à cause du pair. C'est pourquoi les Anciens l'appelaient également Mariage et Harmonie. II est en effet, parmi les nombres qui suivent le un, le seul qui soit parfait dans ses parties, puisqu'il a pour moitié le trois, pour tiers, le deux et pour sixième l'unité. (6= 3+2+1) Et ils disent simplement qu'il est autant masculin et féminin, de même qu'Aphrodite, elle aussi est de nature à la fois masculine et féminine et, par suite, appelée par les théologiens femme-homme. Et un autre dit : « Le nombre six est créateur d'âmes (il appartient à la ???, il est ???) en tant qu'à partir du six il se multiplie dans la sphère du tout .. et que les contraires se mélangent (en lui). Il conduit à la similitude et à l'amitié en tant qu'il confère en outre aux corps la santé, l'harmonie des Chants et de la musique, les vertus à l'âme, à l'État la prospérité et au Tout la Providence. »), une figure à six branches, donc, au lieu d'une P.99 double quaternité, une double trinité. Cette simplification est manifestement due au fait que quatre des éléments se sont unis deux par deux, probablement les opposés, puisque, selon la doctrine alchimique, chaque élément renferme son contraire « à l'intérieur » de lui-même. L'affinité en tant que rapprochement « amoureux » a donc déjà atteint un résultat, puisque les éléments se sont partiellement unis, de sorte que seule subsiste désormais l'opposition masculin-féminin, ou actif-passif (agens-patiens), (ainsi que le suggère d'ailleurs l'inscription). Conformément à l'Axiome de Marie, la quaternité élémentaire s'est transformée en trinité active, qui se prépare maintenant à la conjonction des deux.
D'un point de vue psychologique, il faut noter ici que le manteau des conventions est tombé et que la situation a évolué vers une confrontation directe avec la réalité, sans voiles mensongers ni embellissements d'aucune sorte. L'homme se montre donc tel qu'il est et révèle ce qui était auparavant caché sous le manteau de l'adaptation conventionnelle, c'est-à-dire l'ombre. Celle-ci, en devenant consciente, est intégrée au moi, ce par quoi l'homme se rapproche de la totalité. La totalité n'est pas la perfection, elle est l'intégralité de l'être. Par l'assimilation de l'ombre, l'homme acquiert en quelque sorte un corps ; le domaine animal des instincts ainsi que la psyché primitive et archaïque se trouvent eux aussi exposés au faisceau lumineux de la conscience et ne se laissent plus refouler au moyen de fictions et d'illusions. C'est par là que l'homme devient ce problème difficile que, justement, il est. Ce fait fondamental doit rester présent à la conscience, si l'on veut continuer à se développer. Le refoulement mène, sinon tout droit à la stagnation, du moins à un développement unilatéral et donc à une dissociation finalement névrotique.
La question n'est plus aujourd'hui : « Comment puis-je me débarrasser de mon ombre ? » car on a suffisamment vu la malédiction qu'on encourt en n'étant que la moitié de soi-même. La question qu'il faut se poser maintenant est celle-ci : « Comment l'homme peut-il vivre avec son ombre sans qu'il en naisse toute une série de malheurs ? » La reconnaissance de l'ombre fournit une raison à l'humilité et même à la crainte devant l'insondable nature humaine. Une telle tendance est tout à fait indiquée dans la mesure où l'homme sans ombre s'imagine qu'il est inoffensif, et cela précisément parce qu'il ignore son ombre. Mais celui qui connaît son ombre sait qu'il n'est pas inoffensif, car, lorsqu'elle surgit, c'est toute la psyché archaïque et tout le monde archétypique qui entrent en contact avec la conscience et l'imprègnent d'influences archaïques. Dans le cas qui nous occupe, cela augmente le danger de « l'affinité », avec ses projections trompeuses et sa tendance à assimiler l'objet dans le sens de la projection, c'est-à-dire de le rendre familier en vue de concrétiser la situation incestueuse latente, dont l'attrait et la fascination sont d'autant plus grands qu'elle est moins discernée. L'avantage de la situation, auprès de tous ses risques, est que l'apparition de la vérité nue fait désormais porter le dialogue sur l'essentiel, de sorte que le moi et son ombre ne persistent pas dans l'état de dualité et de scission, mais en une unité, même si elle est conflictuelle. Ce progrès fait toutefois ressortir d'autant plus nettement l'altérité du partenaire, et l'inconscient essaie alors en règle générale de vaincre la distance par un renforcement de l'attraction, pour réaliser d'une façon ou d'une autre l'unité désirée. Cela s'accorde avec l'idée alchimique que le feu qui entretient le processus doit être tempéré au départ, pour atteindre plus tard peu à peu son degré le plus élevé.
CHAPITRE 4 L'IMMERSION DANS LE BAIN
Dans cette gravure apparaît un thème nouveau : celui du bain. Nous revenons donc d'une certaine façon à la première figure, la fontaine mercurielle, qui montre le « jaillissement. » Le liquide est le Mercure, qui n'a pas seulement trois, mais « mille » noms. Il représente cette substance psychique mystérieuse que nous désignons aujourd'hui du nom de psyché inconsciente. Les eaux montantes de la fontaine de l'inconscient ont atteint le roi et la reine, ou plutôt ils y sont descendus comme dans un bain. C'est là un thème dont l'alchimie présente de nombreuses variantes. J'en mentionnerai seulement quelques-unes : le roi est en danger de se noyer dans la mer ou bien il en est prisonnier ; le soleil se noie dans la fontaine mercurielle ; le roi transpire dans la maison de verre ; le lion vert engloutit le soleil ; Gabricus disparaît dans le corps de sa sour Beya et s'y dissout en atomes, etc. Interprété d'une part comme un bain inoffensif, mais d'autre part aussi comme une dangereuse invasion de la « mer », l'esprit chthonien Mercure, sous forme aqueuse, approche et saisit maintenant le couple royal par en bas, tout comme il arrivait auparavant d'en haut sous la forme d'une colombe. Le contact de la main gauche, dans la deuxième gravure, a manifestement suffi à éveiller l'esprit des profondeurs et à faire jaillir son eau.
L'immersion dans la « mer » signifie une dissolution (solutio) au sens que physique donne à ce mot, et chez Dorn, en outre, la solution d'un problème. C'est un retour au sombre état originel, une plongée dans le liquide amniotique de l'utérus gravide. Les alchimistes disent souvent que leur pierre se forme comme un enfant dans le sein de sa mère ; ils appellent le vase hermétique « utérus» et son contenu, « fotus ». Tout comme de la pierre, ils disent aussi de l'eau : « Cette eau fétide possède en elle-même tout ce dont elle a besoin. » C'est un être qui se suffit à lui-même, comme l'ouroboros, le serpent qui se mord la queue, dont on dit aussi qu'il s'engendre, se tue et se dévore lui-même. « C'est l'eau qui tue et vivifie. » C'est l'eau bénite, c'est-à-dire l'eau baptismale, dans laquelle se prépare la naissance de l'être nouveau. Comme l'explique le texte qui accompagne la gravure : « Notre pierre doit être extraite de la nature des deux corps. » Le texte compare également l'eau au vent de la Table d'émeraude, où il est dit : « Le vent l'a porté dans son ventre. » Notre Rosaire ajoute : « Il est clair que le vent est air, et l'air est la vie, et la vie est âme, c'est-à-dire huile et eau. » L'étrange idée que l'âme (l'âme-souffle) soit de l'huile et de l'eau s'explique à partir de la nature double du Mercure. L'eau permanente est l'un des nombreux synonymes du Mercure ; les expressions huile, nature huileuse, chose onctueuse, onctuosité, désignent spécialement la substance mystérieuse, qui est également le Mercure. Cette idée rappelle de façon frappante l'usage que fait l'Église des P.105 différentes huiles et de l'eau bénite. Le roi et la reine sont une autre façon de représenter cette double substance, ce qui s'inspire très probablement du mélange (commixtio) des deux substances dans le calice de la messe. Je renvoie à une image analogue de la conjonction .. dans Les Riches Heures du duc de Berry, les deux substances sont figurées par « un petit homme et une petite femme » nus, oints dans le bain baptismal du calice par deux saints qui jouent le rôle d'acolytes. Il existe indubitablement une relation entre l'ouvre alchimique et la messe . « L'âme est le soleil et la lune. » La pensée de l'alchimiste, comme toute la pensée médiévale, est rigoureusement trichotomique (« Tel est le Père, tel est le Fils et tel est aussi le Saint-Esprit, et ces trois sont un seul, corps, esprit et âme, car toute perfection consiste dans le nombre ternaire, à savoir, mesure, nombre et poids. ») : l'être vivant - et sa pierre est un être vivant - se compose d'un corps, d'une âme et d'un esprit (corpus, anima, spiritus). . « Le corps est Vénus et féminin, l'esprit est Mercure et masculin »; l'âme en tant que lien entre le corps et l'esprit serait donc hermaphrodite, c'est-à-dire une conjonction du soleil et de la lune. L'hermaphrodite par excellence est le Mercure. On pourrait conclure de ce passage que la reine représente finalement le corps et le roi l'esprit, mais tous deux, s'ils ne sont pas unis, sont sans âme, car elle est le lien qui les maintient ensemble. Donc, tant que le lien d'amour n'existe pas l'âme leur manque. Dans nos gravures, l'élément unifiant est d'une part la colombe venue d'en haut, d'autre part l'eau qui monte d'en bas. C'est là le lien, et donc l'âme. L'image de la psyché qui sous-tend toute cette pensée est par suite celle d'une substance mi-corporelle, mi-spirituelle, d'une « âme de nature intermédiaire », ainsi que la définissent les alchimistes, d'un être hermaphrodite, unissant les contraires, qui n'est jamais complet chez l'individu sans la relation avec l'autre. L'homme qui n'est pas relié ne possède pas de totalité, car il ne peut atteindre celle-ci que grâce à l'âme, laquelle à son tour ne peut exister sans son autre côté, qui se trouve toujours dans le « toi ». La totalité consiste en une combinaison du moi et du toi, qui apparaissent alors comme des parties d'une unité transcendante dont la nature ne peut plus être saisie que de manière symbolique, par exemple dans le symbole du rond, de la rose, de la roue ou de la conjonction du soleil et de la lune. Les alchimistes vont même jusqu'à dire que le corps, l'âme et l'esprit de la substance mystérieuse sont tous trois une seule et même chose, « parce que tous sortent de l'Un, viennent de 1'Un et sont avec l'Un, qui est à lui-même sa propre racine. » Un être qui est le fondement et l'origine de lui-même ne peut qu'être la divinité elle-même, si du moins on n'adhère pas au dualisme implicite des disciples de Paracelse, qui pensaient que la matière première de l'ouvre (prima materia) est chose incréée. Le Rosaire, antérieur à Paracelse, P.107 dit de même de la quintessence qu'elle est « un corps existant par lui-même, distinct de tous les éléments et les élémentés. »
Si nous nous tournons maintenant vers la signification psychologique de notre gravure, il est clair qu'il s'agit d'une descente vers l'inconscient. L'immersion dans l'eau est une sorte de « traversée nocturne de la mer » qui existe aussi dans l'alchimie . les philosophes et le couple frère-sour sont enfermés par le « Roi de la Mer » au fond de la mer dans une maison de verre à triple paroi. De même que, selon les mythes primitifs, il fait parfois tellement chaud dans le ventre de la baleine que le héros en perd les cheveux, de même les philosophes souffrent d'une chaleur intense pendant leur emprisonnement ; et de même qu'il s'agit, dans le mythe du héros, de nouvelle naissance et d'apokatastasis (restauration), ce qui est ici en cause est le retour à la vie de Thabritius (Gabricus), qui est mort ou sa renaissance, selon une autre version. La traversée nocturne de la mer est une sorte de descente aux enfers, dans l'Hadès, un voyage au pays des esprits, donc dans un autre monde, au-delà de celui-ci, c'est-à-dire au-delà de la conscience ; c'est donc une immersion dans l'inconscient. Cela se produit ici grâce à la montée du Mercure chthonien, brûlant, c'est-à-dire d'une libido probablement sexuelle, qui inonde le couple et est manifestement la contrepartie de la colombe céleste, laquelle, même si elle est depuis très longtemps un oiseau symbole d'amour, a, dans la tradition chrétienne, qui est aussi celle de l'alchimie, une signification purement spirituelle. Dans les régions supérieures, le couple est uni par le symbole et par le Saint-Esprit. Il semble donc que l'immersion dans le bain vienne maintenant réaliser l'union dans les régions inférieures, dans l'eau comprise comme la contrepartie de l'esprit (« C'est la mort pour les âmes que de devenir eau », dit Héraclite.) Opposition et identité à la fois - problème qui n'est philosophique que dans la mesure où il est psychologique !
Ce processus reproduit la descente de l'homme primordial au sein de la Physis et son approche par rapport à elle, qui menace de le garder captif ; c'est là une image primordiale qui se retrouve comme un leitmotiv dans toute l'alchimie. En langage moderne, ce moment du travail correspond à la venue à la conscience des phantasmes sexuels et à une certaine coloration correspondante du transfert. II est significatif que, dans cette situation qui ne laisse pourtant pas le moindre doute, le couple continue à tenir des deux mains le symbole radiaire transmis par le Saint-Esprit, qui figure le sens de leur union : la totalité transcendante de l'être humain. P.109
CHAPITRE 5 LA CONJONCTION
La mer a enseveli le roi et la reine, en d'autres termes : ils sont retournés à l'état chaotique primordial, à la
« masse confuse » La Physis, en une ardente étreinte, a fait prisonnier l'homme de la lumière.
« Si la femme blanche est donnée en mariage à l'époux rouge,
Tous deux bientôt s'embrassent et s'accouplent,
Ils se dissolvent eux-mêmes et s'accomplissent aussi eux-mêmes,
Afin qu'après avoir été deux, ils deviennent en quelque sorte un corps. »
Dans les phantasmes féconds des alchimistes, le hiérosgamos du Soleil et de la Lune se poursuit jusque dans le règne animal, comme le montre cette prescription : « Prends le chien du même âge et la chienne d'Arménie, unis-les ensemble et tous deux t'enfanteront un fils chien, etc. ». Le symbolisme est aussi cru que possible. Le Rosaire dit .. : « Et de très grandes merveilles apparaissent à heure de la conjonction. C'est en effet à ce moment qu'est engendré le « fils des philosophes », c'est-à-dire la Pierre. Une citation d'Alfidius dit à ce sujet : « La lumière moderne est engendrée par eux.» . « Elle a enfanté un fils qui a gardé ses parents en toutes circonstances. Il est plus brillant et plus lumineux », c'est-à-dire qu'il surpasse en éclat le soleil et la lune. C'est là en effet le sens véritable de la conjonction, de produire une naissance représentant l'Un et l'Unifié. C'est la réapparition de l'homme de lumière disparu, qui, dans la symbolique gnostique aussi bien que dans celle du christianisme, est identique au Logos et existait avant toute création . Il s'agit donc d'une idée cosmique .
La psychologie de ce symbole n'a rien de simple. A l'examen superficiel, il semblerait que le désir de la nature a vaincu. Mais si nous regardons de plus près, nous observons que la cohabitation a lieu dans l'eau, donc dans la mer de ténèbres ; c'est-à-dire dans l'inconscient. Une variante de notre gravure, P.111 présente dans Le Rosaire vient à l'appui de cette interprétation. Le soleil et la lune y sont également représentés dans l'eau, mais tous deux avec des ailes. Ils représentent donc des esprits, c'est-à-dire des êtres aériens, des êtres de pensée. Comme l'indiquent les textes, le soleil et la lune sont deux « vapeurs » ou « fumées » qui se développent peu à peu sous l'action du feu renforcé graduellement et l'élèvent, comme sur des ailes, de la matière initiale soumise à la « décoction » et à la « digestion ». C'est pourquoi le couple d'opposés est également représenté comme deux oiseaux en train de se battre ou comme un dragon ailé et un dragon sans ailes. L'alchimiste n'est pas troublé le moins du monde par le fait que deux êtres aériens s'unissent sur ou sous l'eau, car il est tellement habitué à l'emploi de synonymes interchangeables que l'eau est pour lui non seulement le feu, mais encore bien d'autres choses étranges. C'est pourquoi, si nous interprétons cette eau comme une vapeur aqueuse, nous serons proches de la réalité. Il s'agit en effet d'une « solution» en forme de cuisson, dans laquelle les deux substances s'unissent.
A propos de l'érotisme frappant de l'image, .. elle possède une signification, non pornographique, mais symbolique. . Sans doute faut-il comprendre également sous cet angle l'image de la conjonction : l'union au niveau biologique symbolise l'union des opposés au sens le plus élevé. Cela revient à déclarer d'une part que l'unification des opposés dans l'art royal est aussi essentielle que la cohabitation l'est pour l'entendement vulgaire, et d'autre part que P.113 l'opus est une analogie de la nature, grâce à quoi l'énergie instinctuelle se déplace au moins partiellement dans une activité symbolique. La création de semblables analogies libère l'instinct et toute la sphère biologique de la pression des contenus inconscients. Par contre l'absence de symbole surcharge la sphère de l'instinct. (D'où cette sentence ambivalente : « Chez ceux qui possèdent le symbole le passage est aisé ») L'analogie de la gravure 5 est, il est vrai, un peu trop claire pour le goût moderne, si bien qu'elle risque de manquer son but.
Les parallèles psychologiques rencontrés dans l'expérience médicale revêtent souvent, .. , la forme de phantasmes qui, une fois dessinés, ne se distinguent guère de notre gravure. Ainsi que le montre le cas mentionné plus haut, il arrive que la conception soit représentée symboliquement et que, juste neuf mois plus tard, l'inconscient produise, comme sous l'effet d'une « suggestion à échéance. », le symbolisme d'une naissance ou d'un enfant nouveau-né, sans que la patiente ait pris conscience de la conception psychique qui a précédé ou qu'elle ait compté consciemment les mois de grossesse. L'ensemble de ce processus se déroule même d'ordinaire sous forme de songes et on ne le découvre que lors de l'élaboration rétrospective des matériaux oniriques. De nombreux alchimistes assignent comme durée à l'ouvre le temps de la grossesse et y assimilent d'une façon générale leur processus.
L'accent est mis sur l'union mystique, comme le montre clairement la présence constante du symbole unificateur .. Il est vrai - et cela ne doit pas être sans portée profonde - que le symbole disparaît dans l'image de la conjonction. C'est à ce moment en effet que s'accomplit sa signification : les partenaires sont eux-mêmes devenus le symbole. Tout d'abord ils représentent chacun deux éléments, puis ces éléments s'unissent deux par deux en un seul (intégration de l'ombre) et, pour finir, ces deux derniers fusionnent avec le troisième en une totalité « afin que ceux qui avaient été deux deviennent en quelque sorte un corporellement » P.115 Ainsi s'accomplit l'« Axiome de Marie ». Dans cette unification le Saint-Esprit disparaît, mais en échange, ainsi qu'on l'a vu, le soleil et la lune deviennent eux-mêmes des « esprits ». Il s'agit donc en fait d'un « hymen supérieur », union dans l'identité inconsciente, que l'on pourrait comparer à l'état primitif et initial de chaos ou de masse confuse, c'est-à-dire à ce que l'on a justement dénommé « participation mystique », et qui est la mise en relation et la contamination inconscientes de facteurs hétérogènes. La conjonction ne s'en distingue pas en tant que mécanisme, mais bien en ce qu'elle n'est pas un état initial naturel et constitue au contraire le produit d'un processus ou le but d'un effort. Elle l'est également sur le plan psychologique, quoiqu'elle se produise la plupart du temps d'une façon non intentionnelle et qu'elle soit combattue jusqu'au bout par le médecin consciencieux, dont l'esprit est orienté vers la biologie. C'est pourquoi l'on parle de la « résolution du transfert ». Cette possibilité de détacher du médecin la projection du patient est souhaitée par les eux parties, et elle est enregistrée, quand elle réussit, comme un résultat positif. Elle est effectivement réalisable lorsqu'à cause de la jeunesse du patient ou de quelque disposition mise en lui par le destin, ou encore à cause d'un malentendu avec le médecin causé par la projection, ou enfin pour des raisons de solide bon sens, la transformation des contenus projetés en est au point mort, sans espoir de reprise, et qu'en même temps s'offre une possibilité extérieure de déplacer la projection vers un autre « objet ». Cette solution présente à peu près le même mérite que de réussir à persuader quelqu'un de ne pas entrer en religion, de ne pas tenter une expédition périlleuse ou de ne pas faire un mariage que tout le monde tient pour stupide. Certes, on ne saurait trop priser le bon sens, mais il y a des cas où l'on peut se demander : en savons nous véritablement assez sur la vocation assignée à un individu par le destin pour être en mesure de donner le bon conseil en toutes circonstances ? Nous devons assurrément agir selon notre meilleure conviction, mais sommes-nous si certains que notre conviction soit également ce qu'il y a de meilleur pour l'autre ? Nous ignorons bien souvent ce qui est le meilleur pour nous-mêmes et il arrive quand le temps a passé, que nous remerciions Dieu de tout cour de ce que sa main bienveillante nous a préservée du « bon sens » de nos plans anciens. . qui peut savoir avec une certitude inébranlable à quel moment , il tient le « vrai » bon sens ? Et cela ne fait-il pas partie du véritable art de vivre que de savoir parfois outrepasser toute raison et toute convenance, pour attirer dans le domaine du possible ce que l'on qualifie de déraisonnable et d'inconvenant ?
Nous ne devons pas nous étonner s'il y a plus d'un cas où, malgré tous les efforts, il n'apparaît aucune possibilité de « résolution» du transfert, bien que le patient possède toutes les clartés nécessaires du point de vue de la raison - et que le médecin ne puisse donc l'accuser ni s'accuser lui-même d'une quelconque négligence ou omission technique. Le médecin et le patient peuvent fort bien être tous deux profondément impressionnés par l'immense irrationalité de l'inconscient et en venir à la conclusion qu'il faut trancher le noud gordien avec l'épée d'une résolution violente. Mais séparer des frères siamois est une opération chirurgicale dangereuse. . C'est pourquoi je suis partisan d'une solution conservatrice du problème. Quand la situation est effectivement telle qu'il ne se présente aucune autre possibilité, et que l'inconscient insiste manifestement sur la permanence du lien, alors il faut poursuivre le traitement du cas dans une attitude d'expectatIve. Il se peut qu'il y ait, à une date ultérieure, résolution du transfert, mais il se peut aussi qu'intervienne une « grossesse » psychique dont il faille attendre le terme naturel ou bien il s'agit d'un destin qu'à tort ou à raison on assume ou l'on cherche à éluder. Le médecin sait que l'homme est partout et toujours placé en face du destin. Même la maladie la plus simple peut donner lieu à des P.117 complications surprenantes, tandis qu'un état apparemment grave peut s'améliorer de façon inattendue. Parfois l'art du médecin est efficace, souvent il reste sans effet. Dans le domaine psychique en particulier, où nous en savons encore si peu, on se heurte souvent à l'imprévu, voire à l'inexplicable, dont il est impossible d'approfondir les tenants et les aboutissants. La plupart du temps les choses ne se laissent pas forcer et, là où cela paraît réussir, on aura peut-être plus tard à le regretter. On a toujours intérêt à garder présentes à l'esprit les limites de son savoir et de ses possibilités. Avant tout il faut s'armer de patience et de longanimité, car le temps est souvent plus guérissant que l'art. Tout ne peut être guéri, tout ne doit pas être guéri. Plus d'une fois en effet d'obscurs problèmes moraux ou d'inexplicables complications du destin se voilent sous le couvert d'une névrose. Une femme souffrait depuis des années de dépressions et d'une étrange phobie de Paris. Elle fut libérée des premières, mais la seconde se révéla inaccessible à tout traitement. Pourtant elle se sentit si bien qu'elle voulut prendre le risque d'ignorer sa phobie. Elle réussit à atteindre Paris, mais le lendemain elle laissa la vie dans un accident d'automobile. Un autre patient était atteint d'une phobie singulière des perrons que rien ne pouvait guérir. Il fut pris par hasard dans une bagarre de rue où des coups de feu furent tirés. Il se trouvait juste devant un édifice public auquel on accédait par un large perron. Il le gravit en courant, malgré sa phobie, pour chercher refuge à l'intérieur du bâtiment. Mais il s'écroula sur les marches, mortellement atteint par une balle perdue.
De tels cas montrent que les symptômes psychiques demandent à être considérés avec la plus grande prudence. Cela est également valable pour les formes et les contenus multiples du transfert. Ils posent parfois au médecin des énigmes presque insolubles ou lui causent des tourments qui vont plus d'une fois jusqu'à la limite du supportable ou même au-delà. On voit alors naître, en particulier chez un être doté d'une personnalité éthique, qui prend au sérieux le dialogue avec l'âme, des conflits moraux et des collisions de devoirs dont la nature insoluble - en apparence ou en réalité - a déjà causé plus d'une catastrophe. C'est pourquoi, m'appuyant sur une longue expérience, je voudrais mettre en garde contre un excès d'enthousiasme thérapeutique. Le travail sur l'âme fait partie de ce qu'il y a le plus difficile, mais c'est justement là que les incompétents se donnent libre carrière. Les Facultés de Médecine y ont leur part de responsabilité, en omettant depuis trop longtemps de voir que l'âme appartient aux facteurs éthiologiques de la pathologie, même si on ne sait rien en faire d'autre. Certes, l'ignorance n'est jamais une recommandation, mais bien souvent même le plus grand savoir, ici, ne suffit pas. C'est pourquoi il ne devrait pas se passer de jour sans que le psychothérapeute se rappelle humblement qu'il a encore tout à apprendre.
Le lecteur ne doit pas s'imaginer que la psychologie soit le moins du monde en état d'expliquer ce qu'est « l'hymen supérieur », pas plus que la conjonction, la « grossesse psychique » et « l'enfant de l'âme ». On ne peut en vouloir à quiconque n'est pas familiarisé avec ce domaine délicat . Par contre, l'observation scientifique, c'est-à-dire sans préjugés, qui ne cherche rien que la vérité, doit se garder d'une appréhension et d'une interprétation hâtives, car elle est ici en face de faits psychiques que le jugement de l'intellect ne peut supprimer ni escamoter. Il existe parmi les patients des êtres intelligents et dotés de jugement, aussi capables que le médecin d'inventer des interprétations réductrices, mais qui, devant les faits qui les assaillent, sont impuissants à se servir de cette arme. Le mot d' « absurdité » ne suffit pas à débarrasser quelqu'un de ce qui lui colle tyranniquement à la peau dans le silence et la solitude de la nuit. Et c'est ce que font ces images émanant de l'inconscient. Le nom que l'on donne à ce fait n'a rien à voir avec la chose elle-même. Si c'est là une maladie, il faudra bien traiter ce mal sacré (morbus sacer) conformément à sa nature. Le médecin peut se consoler en se disant que, comme tous ses confrères, il n'a pas seulement des patients curables, mais aussi des patients chroniques - qu'il soigne sans espérer les guérir. Mais les matériaux livrés par l'observation ne nous donnent pas toujours de motifs suffisants pour parler vraiment de maladie ; bien au contraire, on observe qu'il s'agit d'un problème moral et l'on souhaite plus d'une fois avoir là un prêtre, non pour P.119 prêcher et convertir, mais pour écouter, obéir et remettre cette étrange affaire entre les mains de Dieu, afin qu'Il en décide lui-même. La patience et la lenteur sont indispensables dans cette ouvre. Il faut savoir attendre. Il y a suffisamment de travail dans l'étude attentive des rêves et des autres contenus inconscients. Ce que le médecin ne supporte pas, le patient ne le supportera pas non plus. C'est pourquoi le premier devrait posséder une véritable science de ces choses et non de simples opinions, qui ne sont que des vidanges de la philosophie pour tous de notre époque. C'est pour accroître cette science si nécessaire que mes recherches se replongent dans ces âges anciens où une introspection et une projection naïves étaient encore à l'ouvre et reflétaient des arrière-plans de l'âme qui sont pour nous presque ensevelis. J'y ai beaucoup appris pour ma propre pratique, surtout pour l'intelligence du pouvoir inouï de fascination des contenus en question. Ceux-ci toutefois n'apparaissent pas toujours au patient comme spécialement fascinants, mais il éprouve alors avec d'autant plus de force la tyrannie d'un lien qu'il ne peut rompre et dans l'intensité duquel il est à même de retrouver de ces images enfouies. Cependant il interprétera la présence de ce lien dans le sens rationaliste de l'esprit du temps et, par suite, il se refusera à percevoir et à tenir pour réels les fondements irrationnels de son transfert, à savoir les images archétypiques.
CHAPITRE 6 LA MORT
Le vase hermétique, la fontaine et la mer sont ici devenus sarcophage et tombe. Le couple est mort et il s'est fondu en un être bicéphale. A la fête de la vie succède la lamentation funèbre. De même que Gabricus meurt après s'être uni à sa sour et que, d'une façon générale, le fils-amant de la déesse-mère de l'Asie Mineure connaît une fin prématurée après la hiérogamie, de même la conjonction des opposés est suivie d'une immobilité de mort. Quand en effet, les opposés s'unissent, toute énergie s'arrête : il n'y a plus de déclivité. Dans le débordement de la joie et de la passion nuptiales, le torrent est parvenu à la plus grande profondeur, et un lac stagnant est né, sans vague ni courant. Du moins est-ce là ce que l'on pourrait croire, lorsqu'on regarde les choses de l'extérieur. Comme l'indique la légende, la gravure représente la putréfaction, donc la décomposition d'une créature jusque-là vivante. Mais l'image porte également le nom de « conception ». Le texte dit : « La corruption de l'un est la génération de l'autre », suggérant que cette mort est un état intermédiaire qui sera suivi d'une vie nouvelle. Aucune vie nouvelle ne peut naître, disaient les alchimistes sans que l'ancienne soit morte auparavant. Ils comparent leur à l'activité du semeur qui enfouit le grain dans la terre où il meurt pour s'éveiller à une nouvelle vie. Ils imitent donc l'ouvre de la nature avec ce qu'ils appellent la mortification, le meurtre, la putréfaction, la combustion, l'incinération, la calcination, etc. De la même façon, ils comparent encore leur ouvre à la mort de l'être humain, sans laquelle la vie nouvelle, la vie éternelle, ne peut être obtenue.
Le cadavre, ce qui reste de la fête, est déjà un nouveau corps, un hermaphrodite (union d'Hermès-Mercure avec Aphrodite-Vénus). C'est pourquoi, dans les représentations alchimiques, une moitié du corps est masculine et l'autre moitié féminine (dans Le Rosaire, cette dernière est la moitié gauche). Or, l'hermaphrodite se révélant comme le rébis recherché, c'est-à-dire la Pierre, il représente l'être dont la production a déterminé la mise en route de l'ouvre. Toutefois le travail n'est pas encore parvenu à son terme, puisque la pierre ne vit pas. Celle-ci est en effet conçue comme « animale », comme un être vivant doté d'un corps, d'une âme et d'un esprit. La légende déclare que le couple, figurant le corps et l'esprit, est mort, et que l'âme (manifestement unique) se sépare d'eux « dans une grande détresse ». Bien qu'il y ait place pour d'autres significations, on ne peut se défendre de l'impression que la mort est une sorte de châtiment (implicite) de l'inceste commis, car « la mort est le salaire du P.123 péché. » (L'alchimiste reprend ici la pensée exprimée dans la Genése, 2,1 « Le jour où tu en mangeras, tu mourras de mort. » C'est le péché d'Adam, qui fait partie du drame de la création. « Lorsque Adam pécha, son âme mourut », dit Grégoire le Grand) Cela expliquerait en effet la « grande détresse » de l'âme, et aussi la noirceur mentionnée dans la variante de notre série de gravures ( « Ici le soleil est devenu noir » ). (La nigredo n'apparaît pas ici comme l'état initial, mais comme le résultat d'un processus. L'ordre dans lequel se succèdent les phases de l'ouvre est très incertain. Nous constatons le même flottement dans le processus d'individuation ; on ne peut établir qu'un schéma très général de la succession-type des différents degrés. La raison profonde de ce « désordre » est sans doute le caractère intemporel de l'inconscient, car ce que la conscience perçoit sous forme successive est dans l'inconscient, coexistence, simultanéité. Phénomène que j'ai désigné du nom de synchronicité. En considérant les choses d'un autre point de vue, l'expression « élasticité du temps dans l'inconscient » (analogue à « l'élasticité de l'espace » existe également) se justifie elle aussi.) Cette noirceur est « impureté » comme le montre « l'ablution » ultérieurement nécessaire. En tant qu'inceste, la conjonction est coupable et laisse une souillure. La nigredo apparaît toujours liée à la tenebrositas, obscurité du tombeau et de l'Hadès, pour ne pas dire de l'enfer. La descente amorcée avec le bain nuptial a donc conduit jusqu'au fond : l'abîme, dans la mort, la ténèbre et le péché. Mais, aux yeux de l'adepte, l'aspect rempli d'espérance est d'ores et déjà présent dans l'apparition anticipée de l'hermaphrodite, ce qui, toutefois, demeure à première vue encore obscure sur le plan psychologique.
La situation décrite dans notre gravure est une sorte de Mercredi des Cendres. La note à payer est présentée, un vide ténébreux apparaît. La mort signifie un état de complète extinction de la conscience, donc une suspension totale de la vie psychique en tant qu'elle est susceptible de conscience. Ce tournant catastrophique, qui était en nombreux endroits l'objet de lamentations annuelles (les déplorations de Linos, Tammuz, Adonis), doit correspondre à un important archétype, puisque aujourd'hui encore il existe un Vendredi Saint. Un archétype représente en effet un événement typique. Comme nous l'avons vu, il se produit dans la conjonction une union entre les deux figures, dont l'une représente le principe du jour, le conscient lumineux, l'autre une lumière nocturne c'est-à-dire l'inconscient. Ce dernier est toujours projeté, car il ne peut être observé directement, puisque, contrairement à l'ombre, il n'appartient pas au moi, mais il est collectif. Pour cette raison, on le ressent comme étranger et on le suppose en la possession de l'être humain avec qui existe un certain lien émotif. En outre, l'inconscient masculin a une marque féminine ; il se cache en quelque sorte dans le côté féminin de l'homme, que celui-ci ne voit pas en tant que tel, mais qu'il retrouve naturellement dans la femme qui exercera sur lui une fascination. C'est sans doute pourquoi l'âme (anima) est du genre féminin. Quand donc il s'établit entre l'homme et la femme une identité inconsciente, quelle qu'en soit la forme, lui prend les traits de son animus à elle, et elle, ceux de son anima à lui. Bien que ni l'animus ni l'anima ne se constellent sans l'entremise de la personnalité consciente, cela ne veut pas dire que la situation qui naît ainsi ne soit rien d'autre qu'une relation et une intrication personnelle. Cet aspect personnel est certes un fait, mais il ne constitue pas pour autant l'essentiel. L'essentiel, c'est l'expérience subjective de la situation. En d'autres termes, c'est une erreur de croire que la confrontation personnelle avec le partenaire joue le rôle principal. Ce rôle échoit au contraire à la confrontation intérieure de l'homme avec l'anima, et de la femme avec l'animus. La conjonction non plus n'a pas lieu avec le partenaire personnel : c'est un jeu royal entre la partie active et masculine de la femme, son animus, et la partie passive et féminine de l'homme, son anima. Bien que ces deux figures éveillent toujours chez le moi la tentation de s'identifier à elles, une véritable confrontation, même de nature personnelle, n'est possible que si l'on ne s'identifie pas avec elles. Cette non-identification exige un effort moral considérable. En outre, elle n'est légitime que si on ne l'utilise pas comme prétexte pour éluder le degré nécessaire de confrontation personnelle. Si la conception psychologique avec laquelle on aborde cette confrontation est trop personnaliste, on ne rend pas justice au fait qu'il s'agit d'un archétype collectif, qui ne doit surtout pas être P.125 entendu de façon personnelle. Il constitue au contraire un donné universellement répandu, général, et cela au point qu'il paraît souvent recommandable de parler moins de mon anima ou de mon animus que de l'anima et de l'animus. En tant qu'elles sont des archétypes, ces figures sont, au moins pour moitié, des grandeurs collectives et impersonnelles ; celui qui s'est identifié à elles a beau s'imaginer qu'il n'a jamais été davantage lui-même, c'est justement à ce moment-là qu'il s'en éloigne le plus et se rapproche du type moyen de l' homo sapiens. L'idée qu'il s'agit en dernière analyse d'une union trans-subjective de formes archétypiques devrait demeurer constamment présente à l'esprit des acteurs personnels du jeu royal et il ne faudrait jamais oublier que la relation est de nature symbolique et qu'elle a pour but l'accomplissement de l'individuation. Dans notre série de gravures, cette idée est suggérée « dans le langage des fleurs ». Si donc l'opus intervient sous la forme de la rose ou de la roue, la relation inconsciente et seulement personnelle devient un problème psychologique, ce qui empêche le glissement dans un complet obscurcissement, mais n'abolit nullement l'action opérante de l'archétype. S'il faut payer pour s'être fourvoyé, c'est également nécessaire pour être dans la voie juste, car les alchimistes ont beau célébrer la « vénérable nature », il n'en reste pas moins qu'il s'agit de toute façon d'une ouvre contre nature (opus contra naturam). Il est contre nature de commettre un inceste et il est contre nature de ne pas suivre une inclination puissante. Pourtant c'est également la nature qui contraint à une telle attitude, car il s'agit de la libido de parenté. Cela est conforme à la parole du pseudo- Démocrite : « La nature se réjouit de la nature, la nature vainc la nature et la nature maîtrise la nature. » Chez l'homme les instincts ne sont pas en accord harmonieux les uns avec les autres, ils sont en guerre et tentent réciproquement de s'éliminer. Toutefois, selon la conception optimiste des Anciens, cette lutte n'a pas le caractère d'une mêlée chaotique, mais tend vers un ordre supérieur.
Le choc avec l'anima et l'animus constitue donc un conflit et un problème difficile dans lesquels nous place la nature elle-même. Que l'on fasse ceci ou cela, dans un cas comme dans l'autre la nature est blessée et doit souffrir, à mort pour ainsi dire. Car l'homme purement naturel doit d'une certaine manière mourir durant sa propre vie. Le symbole chrétien du crucifix est pour cette raison un modèle et une vérité « éternelle ». Certaines images médiévales montrent le Christ cloué à la croix par ses propres vertus. Chez d'autres humains ce sont les vices qui s'en chargent. Quiconque marche sur le chemin menant à la totalité ne peut échapper à cette suspension singulière représentée par la crucifixion. Il rencontrera en effet immanquablement ce qui se met en travers de sa route et le croise, à savoir en premier lieu ce qu'il ne voudrait pas être (l'ombre), ensuite ce qui est, non pas lui, mais l'autre (réalité individuelle du « toi » ), et troisièmement ce qui est son non-moi psychique, l'inconscient collectif. La crucifixion est suggérée par l'entrecroisement des tiges fleuries que portent le roi et la reine, et ces derniers de leur côté représentent ce qui, en tant qu'anima, crucifie l'homme et, en tant qu'animus, la femme. La rencontre avec l'inconscient collectif est un destin qui demeure insoupçonné de l'homme naturel jusqu'à ce qu'il soit placé dedans. (« Tu n'es conscient que d'un seul désir, oh ! n'apprends jamais à connaître l'autre ! » [Faust].)
C'est ce processus à première vue déconcertant qui se trouve à la base de l'ouvre, et c'est pourquoi celle-ci s'efforce de représenter au moyen de figures le conflit, la mort et la naissance nouvelle à un plan supérieur ; elle le fait d'une part dans la pratique, sous la forme de transmutations chimiques, et d'autre part dans la théorie, sous une forme à la fois conceptuelle et imagée. Il est permis de supposer que ce même processus est également à la base de certaines réalisations religieuses .. C'est dans la psychothérapie et la psychologie des névroses que ce processus apparaît comme réalité psychique par excellence, puisqu'il constitue le contenu de la névrose de transfert. L'objectif essentiel de l'ouvre psychologique est la réalisation de la conscience, c'est-à-dire en premier lieu l'action de rendre conscients les contenus jusque là projeté. P.127 Cet effort conduit peu à peu à la connaissance de l'autre comme à la connaissance de soi et permet donc de distinguer entre la réalité intrinsèque d'un être et ce qu'on projette sur lui ou ce qu'il invente à son propre sujet. Dans ce processus, on est si plein de son propre effort que l'on se rend à peine compte à quel point la « nature », tout en nous poussant avec force, nous soutient, ou en d'autres termes, à quel point il importe à l'instinct d'atteindre ce niveau supérieur de conscience. Cette poussée vers une conscience plus haute et plus vaste mène de façon impérieuse à la civilisation et à la culture. Toutefois ce but ne peut être atteint si l'homme ne se met pas librement à son service. Pour les alchimistes, « l'artiste » est le serviteur de l'ouvre ; ce n'est pas lui, mais la nature qui l'accomplit. Cela exige toutefois de la part de l'homme une volonté aussi bien qu'un savoir. Lorsque ces deux choses manquent, la poussée vers la conscience en reste au niveau d'un symbolisme primitif et n'opère qu'une perversion de l'instinct de totalité qui a besoin, pour atteindre son but, de toutes les parties de la totalité, et donc aussi de celles qui sont projetées dans le « toi ». C'est là qu'il les cherche, afin de reconstituer ce couple royal présent dans la totalité de tout être humain, cet homme primordial bisexué qui « n'a besoin que de lui-même ». Lorsque cet instinct se manifeste, il le fait d'abord sous le déguisement de la symbolique de l'inceste, car le féminin le plus proche d'un homme est sa mère, sa femme ou sa fille, quand il ne le cherche pas en lui-même.
Avec l'intégration des projections que l'homme purement naturel, dans sa simplicité encore naïve, ne peut reconnaître comme telles, la personnalité connaît une telle extension que la personnalité normale du moi s'en trouve dans une large mesure abolie, c'est-à-dire qu'il se produit, lorsqu'on s'identifie aux contenus à intégrer, une inflation positive ou négative. L'inflation positive se rapproche d'une folie des grandeurs plus ou moins consciente, l'inflation négative est ressentie comme un anéantissement du moi ; il peut aussi arriver que les deux états alternent. De toute façon, l'intégration de contenus qui avaient toujours été inconscients et projetés signifie pour le moi une lésion grave. L'alchimie exprime ce fait à travers les symboles de la mort, de la blessure ou de l'empoisonnement, ou encore par l'étrange image de l'hydropisie, qui est présentée dans l'Énigme de Merlin comme une ingestion d'eau excessive par le roi. Il boit tellement qu'il finit par se dissoudre lui-même et qu'il doit avoir recours, pour obtenir la guérison, aux médecins alexandrins. Il présume donc trop de ses forces en face de l'inconscient, ce qui provoque une dissociation de son être : « Il me semble que tous mes membres se séparent les uns des autres ». « Mère Alchimie » elle-même est hydropique dans la partie inférieure de son corps. Manifestement, dans l'alchimie, l'inflation prend la forme d'un odème psychique.
Comme le dit l'alchimie, la mort signifie en même temps la conception du fils des philosophes, dont l'idée est une variante particulière de la doctrine de l'anthropos. Engendrer par l'inceste est une prérogative royale et divine, interdite à l'homme ordinaire. L'homme ordinaire est l'homme naturel, tandis que le « roi », le héros, est l'homme « surnaturel », « pneumatique » , celui qui a été « baptisé dans l'eau et dans l'esprit », c'est-à-dire qui a été engendré dans « l'eau bénite » et qui est sorti d'elle. C'est le Christ gnostique qui descend dans l'homme Jésus lors de son baptême P.129 et le quitte avant sa mort. Ce « fils» est l'homme nouveau, le produit de l'union du roi et de la reine, mais ici, ce n'est pas, comme on pourrait s'y attendre, de la reine qu'il naît : elle et le roi se transforment et deviennent cet être nouveau. (C'est là l'une des différentes versions.)
Traduit en langage psychologique, le mythologème dit ceci : l'union du conscient ou de la personnalité du moi avec l'inconscient personnifié comme anima engendre une personnalité nouvelle qui embrasse les deux composants « afin qu'après avoir été deux, ils deviennent en quelque sorte un seul corps », la personnalité nouvelle n'est nullement quelque chose d'intermédiaire entre le conscient et l'inconscient, elle est les deux. Comme elle transcende la conscience, elle ne doit plus être désignée comme moi, mais comme Soi. A propos de ce concept, faut rappeler l'atman hindou, dont la phénoménologie, c'est-à-dire l'existence personnelle et cosmique, est l'équivalent exact du concept psychologique du Soi et du fils des philosophes : le Soi est moi et non-moi, subjectif et objectif, individuel et collectif. Il est, en tant que degré suprême de la totale union des contraires, le « symbole unificateur ». Par suite, il ne peut être exprimé, conformément à sa nature paradoxale, que par des figures symboliques. .. les symboles surgissent de façon empirique dans les rêves et les phantasmes spontanés, et ils trouvent leur expression concrète dans les motifs de mandalas rêvés, dessinés ou peints par les patients. Le Soi n'est donc pas, il faut le souligner, une doctrine, mais une image qui naît par « l'opération de la nature » en tant que symbole naturel, par-delà toute intention consciente. Je me vois obligé d'insister sur ce point, pourtant évident, puisque certains de mes contradicteurs persistent à croire que l'on peut se débarrasser des phénomènes de l'inconscient en les traitant de simples spéculations. Il s'agit de faits observables, ainsi que tout médecin appelé à traiter des cas de ce genre peut le constater. L'intégration du Soi est, au fond, une affaire qui concerne la deuxième moitié de la vie. Des symboles à caractère de mandala peuvent, certes, surgir dans les rêves longtemps auparavant, sans que la croissance de l'homme intérieur devienne pour autant un problème immédiat. Ces rêves isolés peuvent facilement passer inaperçus, de sorte que les phénomènes signalés plus haut pourraient donner l'impression de constituer des curiosités assez rares. Mais il n'en est rien, et ils se produisent partout où le processus d'individuation devient l'objet d'un examen conscient, et partout où, comme dans les psychoses, l'inconscient collectif inonde la conscience et l'emplit de ses archétypes. P.131
CHAPITRE 7 L'ASCENSION DE L'ÂME
La description de la « putréfaction » se poursuit Tout se défait et l'âme s'élève vers le ciel. Il n'y a qu'une seule âme à se séparer des deux êtres, qui, il est vrai, n'en forment plus qu'un seul. Ainsi se trouve soulignée la nature de l'âme en tant que lien, c'est-à-dire en tant que fonction de relation. Comme dans la mort réelle, l'âme se sépare du corps et retourne à son origine céleste. Le un des deux est leur forme renouvelée, qui n'est pas encore réalisée, mais seulement conçue. Pourtant, contrairement à ce qu'il faudrait penser s'il s'agissait d'une conception, l'âme ne descend pas pour vivifier un corps, mais elle abandonne celui-ci pour s'élever. L'« âme » est manifestement comprise ici comme idée de l'unité, qui n'est pas devenue un fait concret et n'existe encore que de façon potentielle. C'est à l'idée de la totalité, laquelle est composée de l'Époux et de l'Épouse que se rapporte le « globe rond du ciel ».
L'homologue psychologique est un sombre état de désorientation. La désagrégation des éléments signifie la dissociation et la dissolution de la conscience du moi, telle qu'elle existait jusque-là. L'analogie avec un état schizophrénique est évidente et doit être prise au sérieux, dans la mesure où c'est à ce moment-là, lorsque l'inconscient collectif, le non-moi psychique, vient à la conscience, que des psychoses latentes peuvent devenir aiguës. Cette période, souvent longue, de désintégration et en même temps de désorientation de la conscience, est parmi les passages les plus difficiles du traitement analytique et met parfois à très rude épreuve la patience, le courage et la confiance en Dieu tant du médecin que du patient. Cette désintégration et cette désorientation constituent en effet un état d'agitation et de perte de direction où l'on se sent captif, un état véritablement sans âme où l'être est la proie d'affects et de phantasmes auto-érotiques. Un alchimiste dit à propos de cet état de ténèbres totales : « C'est là un grand arcane dans l'exploration duquel plusieurs ont péri. »
Cet état critique, où le conscient menace constamment de sombrer dans l'inconscient, est analogue aux accès de « perte d'âme », si fréquents chez les primitifs. Il s'agit là d'un « abaissement du niveau mental. » plus ou moins subit, d'une chute de la tension qui caractérise la conscience, ce qui peut d'autant plus facilement se produire chez le primitif que sa conscience est de toute façon encore faible et exige de lui un gros effort. De là viennent son incapacité à se concentrer de façon intentionnelle par un acte de volonté et sa fatigabilité psychique . La pratique du yoga et du dhyana . provoque intentionnellement, dans un but de détente, un « abaissement du niveau mental », donc une séparation de l'âme opérée par une technique. J'ai même pu constater, dans quelques cas, des instants de désarroi particulièrement cruels, l'apparition d'impressions subjectives de lévitation. .
Le cadavre, en tant que vestige de ce qui a été, représente l'homme tel qu'il a existé jusque-là et qui est destiné au trépas. Les « tourments » du processus alchimique se situent à ce stade, qui est celui de la « mort réitérée ». Ils consistent à « séparer les membres, à les couper en morceaux de plus en plus petits, à faire mourir les parties et à les transformer en cette nature qui est en elle (dans la substance mystérieuse) » . Il y est dit aussi que « l'on doit surveiller l'eau et le feu qui résident dans la substance mystérieuse, et retenir leurs eaux avec son eau (l'eau permanente), même si ce n'est pas là de l'eau (mais) la forme ignée de l'eau véritable. » De la solution en ébullition, dans laquelle les éléments se désagrègent, la substance précieuse (l'âme) menace de s'échapper. C'est une réalité paradoxale, composée de feu et d'eau, c'est le Mercure, qui, en tant qu'esclave ou cerf fugitif est toujours prêt à s'enfuir, ce qui veut dire qu'il redoute l'intégration (à la conscience). Mais il faut le retenir avec cette « eau » dont la nature paradoxale, semblable à celle du Mercure, le saisit et l'enferme en soi. Ces mots contiennent comme une indication de la thérapie à employer : face à la désorientation du patient, le médecin doit maintenir son orientation, c'est-à-dire qu'il doit savoir ce que signifie cet état, qu'il doit capter les contenus si riches des rêves, et cela grâce à l' « eau de l'enseignement », cette eau conforme à la nature de l'inconscient, c'est-à-dire au moyen d'idées et de conceptions qui répondent aux exigences du symbolisme de l'inconscient. Les théories intellectualistes dites « scientifiques » ne sont pas adéquates à la nature de l'inconscient, car elles se servent d'un langage conceptuel qui n'a pas la moindre affinité avec le symbolisme dense et fort de l'inconscient. Les eaux doivent être attirées et retenues par une eau, c'est-à-dire la « forme ignée de l'eau véritable ». La pensée qui rend cela possible doit donc être elle-même imagée, symbolique, et procéder de l'expérience vécue des contenus inconscients. C'est pourquoi il ne faut pas qu'elle aille se perdre au loin dans le domaine de l'abstraction et de l'intellect ; le mieux - et cela dans un but d'efficacité pratique - est qu'elle reste dans le cadre P.135 du mythologème traditionnel, lequel a déjà fait la preuve de sa capacité à embrasser toutes choses. Cela n'exclut pas la satisfaction des exigences théoriques, mais celles-ci doivent être réservées ad usum medici.
La thérapie a pour but un renforcement de la conscience, et, dès que la chose est possible, j'essaye de stimuler chez le patient l'activité mentale et de l'inciter à maîtriser par l'intelligence la massa confusa de son esprit (En application de la règle selon laquelle on peut en psychologie inverser avec profit toutes les affirmations, je dois rappeler que le renforcement de la conscience est mauvais chez les êtres chez qui celle-ci se révèle déjà trop forte et se raidit pour réprimer l'inconscient.), afin de fournir à celui-ci une position « au-dessus de la mêlée ». Dans ce travail, personne ne court finalement le danger de perdre la raison s'il n'en a pas déjà une à perdre. . La compréhension entraîne l'intégration de l'inconscient, et ainsi naît peu à peu un point de vue plus élevé, qui représente à la fois le conscient et l'inconscient. Il apparaît alors que la victoire de l'inconscient est pareille à une inondation du Nil, qui augmente la fertilité du sol. C'est ainsi qu'il faut comprendre l'hymne de louange par lequel Le Rosaire célèbre cet état : « 0 nature, tu es bénie et ton opération est bénie, car à partir de ce qui est imparfait tu fais ce qui est parfait, grâce à la vraie putréfaction qui est noire et obscure. Après quoi tu fais germer des choses nouvelles et variées, et par ton vert tu fais apparaître les couleurs diverses. » On ne comprend pas tout d'abord comment cet état de ténèbres peut bien mériter pareille louange, la nigredo étant généralement considérée comme une humeur sombre et mélancolique qui évoque la mort et la tombe. Cependant, le fait qu'il y ait non seulement des relations entre l'alchimie médiévale et la mystique de l'époque, mais que l'alchimie en soit elle-même une forme, permet d'établir un parallèle entre la nigredo et l'état décrit dans La nuit obscure de saint Jean de la Croix. L'auteur conçoit la « nuit spirituelle » de l'âme comme un état absolument positif, dans lequel la lumière divine, invisible (et pour cette raison obscure) pénètre l'âme et la purifie.
L'apparition des couleurs, ce qu'on appelle la queue de paon signifie dans la pensée alchimique le printemps, donc le renouvellement de la vie : après les ténèbres, la lumière. Le texte continue : « cette noirceur est appelée terre. » Le Mercure dans lequel le soleil se noie est un esprit chthonien, un dieu terrestre, ainsi que le nomment les alchimistes, la Sagesse divine qui, en créant le monde matériel, s'est incorporée à lui. L'inconscient est l'esprit de la nature chthonienne et renferme les images archétypiques de la Sagesse divine. Mais l'intellect de l'homme civilisé de notre époque s'était égaré trop loin dans le monde de la conscience, si bien qu'il fut saisi d'épouvante lorsqu'il découvrit soudain le visage de sa mère, la Terre.
La représentation de l'âme comme homunculus montre qu'il faut déjà voir en elle un degré préliminaire du fils royal, c'est-à-dire de l'homme primordial unifié en lui-même (hermaphrodite), de l'anthropos. De même qu'à l'origine il était tombé au pouvoir de la Physis, il s'élève à nouveau, libéré de la prison du corps mortel. II commence une sorte de voyage céleste, au cours duquel selon la Table d'Émeraude - il réunit à lui-même les « forces d'en haut ». Il est la force essentielle « d'en bas » et, tout comme « la troisième filiation » de la doctrine de Basilide, il s'élève du bas vers le haut, non pas pour rester au ciel, mais au contraire pour réapparaître sur la terre comme force de guérison, instrument d'immortalité et d'accomplissement, médiateur et sauveur. Le lien avec l'idée chrétienne de la parousie est indiscutable. P.137
L'interprétation psychologique de ce processus conduit dans des régions de l'expérience intérieure qui se dérobent à l'exposé scientifique, fût-ce le plus direct et le plus libre de préjugés. Le secret, cette notion si antipathique au tempérament scientifique, s'impose ici à l'esprit du chercheur ; il ne s'agit pas, comme on pourrait le croire, de couvrir une ignorance, mais bien plutôt d'avouer son impuissance à traduire ce que l'on sait dans le langage intellectuel de tous les jours. C'est pourquoi je me contente d'indiquer l'archétype qui devient ici une expérience intérieure : c'est celui de la naissance de l'enfant divin, ou bien - dans la langue des mystiques -de l'homme intérieur. (Angelus Silesius : « L'ouvre la plus aimée que Dieu désire tant, c'est de pouvoir engendrer son Fils en toi. » .. « Si l'esprit de Dieu te touche de son essence, l'enfant de l'éternité naît en toi. »)
CHAPITRE 8 LA PURIFICATION
La rosée qui tombe est le signe précurseur de la naissance divine qui va se produire. La rosée de Gédéon est un synonyme de l'eau permanente, donc du Mercure. Un passage de Senior .. : « Mais l'eau que j'ai mentionnée est une chose qui descend du ciel, et la terre avec son humidité la reçoit, et l'eau du ciel est retenue par l'eau de la terre, et l'eau de la terre la retient à cause de sa soumission et de sa terre (Arenam : exactement « stable », ici plutôt « terre ».) , et l'eau retiendra l'eau et Albira sera blanchi par Astuna. » (. qua,quam iam memorau, est rex de coelo descendens et terra cum humore sua suscepit eum et retinelur aqua coeli cum aqua lerrae propler servilium suum el propler arenam su am honoraI eam et congregalur aqua in aquam, Alkia in Alkiam et deabatur Alkia cum Astuam. » .. Alkia signifie en arabe également : al-kiyan = principe vital. Alkian apparaît avec le sens de libido ou principe de vie dans le « Liber Platonis quartorum »)
Le passage au blanc (albedo ou dealbatio) est comparé au lever du soleil. C'est la lumière qui apparaît après les ténèbres, l'illumination après l'obscurcissement. Une citation d'Hermès dit : « Azoth (Azoth est la substance mystérieuse.) et le feu lavent le laton (Matière noire. Lato = un mélange de cuivre, de cadmie et d'orichalque. .. Chez les alchimistes, le nom de ce « laton » joue avec celui de Latone, mère d'Apollon et de Diane. .) et en ôtent la noirceur. » L'esprit Mercure descend sous sa forme céleste, en tant que sagesse et Saint-Esprit (feu), et purifie de la noirceur. Notre texte poursuit : « Blanchissez le laton et déchirez les livres, afin que vos cours ne soient pas déchirés. » C'est là en effet la composition de tous les sages et aussi la troisième partie de l'ouvre tout entière. (Référence à la Table d'Émeraude où il est écrit : « C'est pourquoi j'ai été appelé Hermes Trismegiste possédant les trois parties de la philosophie du monde entier. ») Unissez donc, comme il est dit dans la Tourbe (Turba philosophorum (L'Assemblée ou, traditionnellement, la Tourbe des Philosophes. Autorité classique, d'origine arabe . « Mélangez donc le sex et l'humide, qui sont la terre et l'eau. Et cuisez par le feu et l'air, ce par quoi l'esprit et l'âme se trouvent desséchés.), le sec à l'humide, c'est-à-dire la terre noire et son eau, et cuisez jusqu'à ce qu'elle soit blanchie. Ainsi tu as l'eau et la terre en elles-mêmes et la terre blanchie à l'aide de l'eau ; cette blancheur est appelée air. » Afin qu'on sache que cette « eau » est « l'eau de la Sagesse », et que la rosée qui descend du ciel est la grâce de l'illumination et de la sagesse, vient immédiatement après ce passage une assez longue digression sur la Sagesse, qui se réfère au « septième chapitre de la Sagesse de Salomon » : « II (Salomon) s'est proposé d'avoir cette science comme lumière, et de la placer au-dessus de toute beauté et de tout salut. Il ne les a pas mises en comparaison avec cette pierre précieuse. Car tout l'or est comme un peu de sable auprès d'elle (la Pierre), et l'argent est comme de la boue. Car son acquisition est préférable P.141 à l'achat de l'or et de l'argent les plus purs. Son fruit est en effet plus précieux que toutes les richesses de ce monde, et tout ce que l'on désire dans ce monde ne peut lui être comparé. La longévité et la santé sont dans sa main droite et, dans sa main gauche, la gloire et les richesses infinies. Ses voies sont des opérations belles, dignes de louange et non méprisables, et ses sentiers sont gouvernés par la modération et non la hâte (festinae) (Allusion à la sentence « toute hâte vient du diable. » .. « C'est pourquoi, si quelqu'un manque de patience, il doit renoncer à l'ouvre, car la crédulité née de la hâte est pour lui une entrave. ») : ils réclament la persévérance d'un travail prolongé. Elle (la Sagesse ou la Science de Dieu) est un arbre de vie pour tous ceux qui la saisissent et une lumière inextinguible. Bienheureux ceux qui l'auront obtenue, car la science de Dieu ne périra jamais, ainsi qu'Alphidius l'atteste lorsqu'il dit : « Celui qui aura trouvé cette science, elle sera pour lui un aliment légitime et perpétuel. »
Je voudrais souligner dans ce contexte que le symbolisme de l'eau pour représenter la sagesse et l'esprit remonte en premier lieu à l'image employée par le Christ lors de l'entretien avec la Samaritaine au puits de Jacob. (« Quiconque boit de cette eau aura soif à nouveau ; mais celui qui boira de l'eau que je lui donnerai n'aura plus jamais soif : l'eau que je lui donnerai deviendra en lui source d'eau jaillissant en vie éternelle. ») Un contemporain de nos alchimistes, le cardinal Nicolas de Cues, donne dans un de ses sermons un exemple de la façon dont on maniait alors cette allégorie : « Dans le puits de Jacob est une eau qui a été cherchée et trouvée par l'intelligence humaine et par laquelle on peut désigner la philosophie humaine, que l'on cherche par un difficile effort de pénétration des choses sensibles. Mais dans le Verbe de Dieu, qui est au fond du puits vivant, c'est-à-dire de l'humanité du Christ, il y a une source qui rafraîchit l'esprit. Remarquons donc ainsi le puits de Jacob sensible, le puits rationnel et le puits de la sagesse. Au premier puits, qui est profond et de nature animale boivent le père, les enfants et le bétail ; au second puits, qui est plus profond à l'horizon de la nature, ne boivent que les enfants des hommes, c'est-à-dire ceux chez qui fleurit la raison et qui sont appelés philosophes ; au troisième puits, qui est très profond, boivent les fils du Très-Haut, que l'on appelle des dieux et qui sont les véritables théologiens. Le Christ dans son humanité peut être dit le puits le plus profond. Dans ce puits très profond se trouve la fontaine de sagesse, qui confère la félicité et l'immortalité. Le puits vivant apporte sa fontaine de vie à ceux qui ont soif, il appelle les assoiffés vers les eaux du salut, afin qu'ils soient désaltérés par l'eau de la sagesse salutaire. » Dans un autre passage .. : « Qui boit l'esprit, boit une fontaine jaillissante. » .. enfin : « Remarque bien que l'entendement nous a été donné avec la force d'une semence intellectuelle ; c'est pourquoi il renferme en lui un principe à la nature de fontaine, par l'intermédiaire duquel il fait jaillir en lui-même l'eau de l'intelligence. Et cette fontaine ne peut donner qu'une eau conforme à sa nature, c'est-à-dire celle de l'intelligence humaine, comme l'intelligence du principe : '' Il faut qu'une chose soit ou ne soit pas'' produit les eaux métaphysiques, d'où s'écoulent de façon intarissable les autres fleuves de la science. »
Ces textes ne devraient laisser subsister aucun doute sur le fait que P.143 la noirceur des ténèbres est lavée par l'eau de la sagesse, c'est-à-dire par « notre science », qui est le don, conféré par Dieu, de l'art royal et de sa connaissance. La purification (mundificatio) signifie .. la disparition de ce superflu que l'on trouve dans tous les produits bruts de la nature, et en particulier dans les contenus symboliques de l'inconscient qui, pour l'alchimiste, étaient projetés dans la matière. C'est pourquoi celui-ci procède selon la règle que Cardan donne pour les rêves, selon laquelle le travail d'interprétation doit ramener la matière du rêve à ses principes généraux. C'est ce que l'alchimiste, dans son travail de laboratoire, appelle l' « extraction de l'âme » et ce que dans le domaine psychologique on pourrait appeler : dégager l'idée. Pour ce faire, on sait qu'il est nécessaire de poser au préalable les termes du problème ou d'admettre une hypothèse, c'est-à-dire de posséder une armature de concepts grâce à laquelle on puisse « appréhender » les faits. C'est le rôle que joue pour l'alchimiste son eau (de l'enseignement) qu'il possède déjà le plus souvent, c'est-à-dire la sagesse que Dieu lui inspire et qu'il acquiert également par l'étude fervente des « livres » . D'où la recommandation de déchirer ou d'éviter les livres (à ce stade de l'ouvre), afin .. que « le cour ne soit pas déchiré ». Cette étrange exhortation, prend justement dans cette phase toute sa profondeur de sens. L'eau lustrale, l' « eau de sagesse », déposée en tant que don du Saint-Esprit dans l'enseignement et les sentences des maîtres, permet au philosophe de comprendre les miracles de l'ouvre. I1 pourrait donc facilement succomber à la tentation de considérer la connaissance philosophique comme le bien suprême, ainsi que le montre la citation ci-dessus. Sur le plan psychologique, cela équivaudrait à considérer le passage à la conscience des contenus inconscients et leur exploitation théorique éventuelle comme le but du travail. Dans les deux cas, on imposerait par là au concept « esprit » une définition selon laquelle il relèverait de la pensée et de l'intuition. Les deux démarches ont en effet un but « spirituel » ; l'alchimiste entreprend de produire un être nouveau, volatil ( c'est-à-dire aérien, « spirituel »), qui possède corps, âme et esprit, le corps étant entendu ici comme un « corps subtil » ; quant au médecin, il cherche à faire naître une certaine manière de voir, une certaine attitude, donc un « esprit » dans le sens donné plus haut. Mais le corps étant plus épais et plus grossier que l'âme et l'esprit même lorsqu'il est conçu comme « corps glorieux », il y a toujours en lui un « reste de terre », encore que celui-ci soit subtil. Une attitude qui tienne pleinement compte de l'inconscient et du prochain ne peut reposer sur la seule connaissance, si celle-ci ne représente que l'intellect et l'intuition. Il lui manquerait alors la fonction des valeurs, c'est-à-dire le sentiment, et la « fonction du réel », c'est-à-dire la prise en considération de la réalité, la « sensation ».
Si donc on persiste à reconnaître aux livres et au savoir qu'ils contiennent une valeur exclusive, le sentiment et la vie affective de l'homme s'en trouvent lésés. C'est pourquoi il faut abandonner le point de vue purement intellectuel. La rosée de Gédéon constitue en effet une intervention divine : c'est l'humidité qui annonce le retour prochain de l'âme.
Les alchimistes semblent avoir perçu le danger que la réalisation ne se limite au domaine d'une fonction déterminée de la conscience. C'est pourquoi ils insistent sur l'importance de la théorie, P.145 c'est-à-dire de la compréhension intellectuelle, face à la pratique qui pourrait se contenter de la simple expérimentation. Celle-ci correspondrait à la simple perception, qui doit être complétée par l'aperception. Mais ce deuxième degré, lui non plus, n'est las la réalisation totale. Il manque encore le cour, c'est-à-dire le sentiment, qui donne à ce qui a été compris valeur d'engagement. C'est pourquoi les livres doivent être « détruits », afin que la pensée ne porte pas préjudice au sentiment, sinon en effet l'âme ne peut pas revenir.
La psychothérapie connaît bien ces difficultés. Il arrive souvent que le patient se contente de la simple perception d'un rêve ou d'un phantasme, et cela surtout s'il penche vers l'esthétisme, au sens large du mot. Il se hérisse même contre la compréhension intellectue1le, qui lui apparaît comme une atteinte à sa réalité psychique. D'autres sont si pressés de parvenir à la saisie conceptuelle qu'ils voudraient, dans leur impatience, sauter le stade du simple déroulement. Et, lorsqu'ils ont compris, il leur semble qu'ils ont satisfait aux exigences de la réalisation. L'idée qu'ils devraient en outre avoir une relation affective avec leurs contenus inconscients leur paraît étrange, voir absurde. La compréhension intellectuelle comme l'esthétisme donnent une impression de libération et de supériorité aussi trompeuse que séduisante, qui risque d'être anéantie à partir du moment où l'accent est mis sur le sentiment. Celui-ci, en effet, signifie que l'on a une relation affective avec l'existence et le sens des contenus symboliques, et donc aussi que l'on se sent lié par eux dans ce qui touche au comportement éthique, dont l'esthétisme et l'intellectualisme n'aimeraient que trop à se libérer.
Vu l'absence presque totale de différenciation psychologique au temps de l'alchimie, il n'est pas étonnant que des considérations comme celles qui précèdent ne soient qu'ébauchées dans les traités. Elles existent néanmoins, comme nous pouvons le constater. Mais depuis cette époque, la différenciation des fonctions a considérablement augmenté, ce qui a également eu pour effet de les séparer davantage les unes des autres. Par suite, il n'est que trop facile à l'esprit moderne de s'en tenir à l'une ou à l'autre des fonctions, et de ne la réaliser alors que d'une façon partielle. Il est superflu de remarquer que cela entraîne à la longue une dissociation névrotique. Certes, c'est à cette dissociation que nous devons un nouveau progrès dans la différenciation des diverses fonctions ainsi que la découverte de l'inconscient, mais ce gain est payé par des troubles psychiques. Le caractère incomplet de la réalisation explique beaucoup de choses difficiles à comprendre, tant chez l'individu que dans l'histoire de notre temps. Il y a là une croix pour les psychothérapeutes, en particulier pour ceux qui en sont encore à penser que le discernement et la compréhension intellectuels, ou même la simple anamnèse, suffisent pour amener la guérison. Les alchimistes, quant à eux, étaient d'avis que l'ouvre exige non seulement le travail en laboratoire, la lecture des livres, la méditation et enfin la patience, mais encore l'amour.
Nous parlerions aujourd'hui de « valeurs de sentiment » et d'une réalisation par le sentiment. Il s'agit souvent de cette expérience bouleversante qui fait passer Faust de ce « trou maudit où il étouffe» à expérimenter et à philosopher, à la révélation que « le sentiment est tout ». On reconnaît déjà ici l'homme moderne, qui en est à bâtir un monde à partir d'une fonction unique et ne s'en sait pas peu gré. Il ne serait pas venu à l'esprit des philosophes du Moyen Age l'idée bizarre que proclamer la nécessité du sentiment, c'est découvrir un monde nouveau. Le slogan pernicieux et morbide de « l'art pour l'art » leur aurait paru absurde, car percevoir le mystère de la nature, lui donner forme, le penser, le connaître et le sentir, tout cela était pour eux une seule et même chose. Leur esprit n'avait pas encore à ce point éclaté en ses diverses fonctions que chaque degré du processus de réalisation requît une nouvelle tranche de vie. A quel point cela est peu naturel, c'est ce qui ressort de Faust, puisqu'il faut l'intervention du diable et ses anticipations à la Steinach pour transformer le vieil alchimiste en un jeune galant, et le faire s'oublier lui-même en faveur du sentiment par trop juvénile qu'il vient de découvrir en lui. Mais c'est bien là le danger qui guette l'homme moderne : il s'éveille un beau jour et comprend qu'il a manqué la moitié de sa vie.
La réalisation par le sentiment, elle non plus, n'est pas le but ultime. . P.147 le contexte nous amène .. après avoir parlé des trois premiers degrés de l'ouvre, à mentionner aussi le quatrième. Et cela d'autant plus qu'il possède dans l'alchimie une symbolique qui a connu un tel développement : il s'agit de l'anticipation de la Pierre. Dans cette anticipation d'une possibilité dont l'accomplissement ne pouvait en aucune façon être l'objet d'expérience .. se manifeste l'activité imaginative de la quatrième fonction, l'intuition ou pressentiment, sans laquelle nulle réalisation n'est complète. Le pressentiment ouvre des échappées et des perspectives, il se plaît aux jardins magiques du possible, comme s'ils étaient réels. II n'y a guère de chose qui soit plus remplie de pressentiment que la Pierre des Philosophes. Cette clé de voûte donne à l'ouvre la rondeur d'une expérience de totalité de l'individu qui, pour être totalement étrangère à notre époque, n'en est pas moins ce dont, plus que toute époque antérieure, elle aurait besoin. Il est évident que c'est avant tout à ce problème que se trouve confrontée la psychothérapie moderne et c'est pourquoi elle s'efforce, en créant des portes de communication, de faire circuler un peu d'air dans notre « psychologie à compartiments ».
A l'ascension de l'âme qui a abandonné le corps dans les ténèbres de la mort, succède dans ce chapitre une énantiodromie : après la nigredo vient le passage au blanc (albedo). La noirceur, c'est-à-dire l'état d'inconscience né de l'union des contraires, atteint le point qui marque à la fois son degré le plus profond et son tournant. La rosée qui tombe annonce le retour à la vie et une lumière nouvelle. La descente dans des couches toujours plus profondes de l'inconscient se transforme en une illumination venue d'en haut. En effet, lorsqu'elle a disparu dans la mort, l'âme n'a pas été anéantie ; elle constituait dans l'au-delà un pôle de vie opposé à l'état de mort dans ce monde-ci. Son retour ici-bas s'annonce, comme on l'a déjà vu, par l'humidité de la rosée. Celle-ci correspond, d'une part, à la nature de la psyché, le mot jIuxil étant de la même famille que \jIUXP6ç (froid) et YY (animer et refroidir), et d'autre part la rosée est un synonyme de l'eau permanente et de l'eau de sagesse, laquelle à son tour signifie l'illumination par le don d'un sens. L'union des contraires a eu pour effet que la lumière qui procède, comme toujours, de la nuit, vient maintenant s'adjoindre à l'obscurité. C'est dans cette lumière que va devenir manifeste la signification véritable de l'union des contraires. P.149
CHAPITRE 9 LE RETOUR DE L'ÂME
L'âme, élément unificateur des deux, descend du ciel pour faire vivre le cadavre. Les deux oiseaux en bas représentent la parabole bien connue du dragon ailé et du dragon sans ailes, et aussi de l'oiseau qui sait voler et de celui qui ne le sait pas encore. Cette parabole est l'une des nombreuses représentations de la nature double du Mercure, de son essence à la fois chthonienne et pneumatique. La présence des opposés dans leur état de séparation signifie que l'hermaphrodite a beau être réalisé, et même vivant, le conflit des contraires n'est pourtant pas définitivement apaisé ; encore moins a-t-il disparu. Mais il est rejeté vers la gauche et le bas, c'est-à-dire relégué dans la sphère de l'inconscient, ce que confirme également la représentation thériomorphe des contraires (par opposition à la présentation anthropomorphe des gravures précédentes).
.. citation de Morien : « Ne méprise pas la cendre, car elle est le diadème de ton cour. » La cendre morte, produit de la destruction par le feu, se rapporte au cadavre, c'est-à-dire au corps, et l'exhortation ci-dessus établit une relation étrange entre celui-ci et le cour, organe que l'on concevait à cette époque comme le véritable siège de l'âme. Le « diadème » est l'ornement distinctif des rois. Le couronnement joue un rôle dans l'alchimie : .. dans Le Rosaire (p.375) une gravure représentant le couronnement de Marie, symbole de l'exaltation du corps blanc lunaire (c'est-à-dire purifié). Elle est accompagnée de la citation de Senior : « De la teinture blanche. Si mes parents bien-aimés goûtent à la vie, s'ils sont nourris de lait pur, s'enivrent de mon blanc et s'unissent dans mon lit, ils engendreront un fils de la Lune, qui surpassera toute sa parenté. Et si mon bien-aimé boit au tombeau rouge de pierre et goûte à la source de sa mère, s'il connaît l'union nuptiale avec elle (sa mère), boit de mon vin rouge et s'enivre avec moi (c'est la mère qui parle) de mon vin rouge, s'il couche amicalement avec moi dans mon lit et si, dans son amour, sa semence entre dans ma cellule, alors je concevrai, je serai enceinte et à mon heure j'engendrerai un fils tout-puissant, dominant tous les rois et tous les princes de la terre, et régnant sur eux, couronné pour toutes choses de la couronne d'or de la victoire de par le Dieu très-haut qui vit et règne dans les siècles des siècles. » P.151
Le fait que l'image du couronnement serve d'illustration .. prouve que le retour à la vie du cadavre purifié est en même temps sa glorification, puisque ce moment de l'ouvre est comparé au couronnement de Marie. Les images employées par l'Église ouvrent la voie à cette comparaison ; les relations entre la Mère de Dieu, la lune, l'eau et la fontaine . Mais tandis que la gravure montre Marie couronnée, dans le texte de Senior c'est le fils qui reçoit la « couronne de la victoire ». Comme il s'agit du fils royal qui remplace son père, cela est dans l'ordre. Dans le Aurora Consurgen c'est la reine du Midi, la Sagesse, qui dit à son bien-aimé : « Je suis la couronne dont est couronné mon bien-aimé », ce par quoi la mère se trouve identifiée dans la couronne à son fils-amant. Dans un texte plus tardif , l'eau amère est dite « couronnée de lumière ». Cette époque-là admettait encore l'étymologie d'Isidore de Séville : « mer vient d'amer », ce qui garantit l'acception du mot « mer » comme synonyme de l'eau permanente. P.153 Le symbole de Marie considérée comme une fontaine joue également un rôle ici. .. l'alchimiste procède dans le choix de ses symboles de la même façon que l'inconscient : chaque idée a expression positive et une expression négative ; par exemple, tantôt on a un couple royal, tantôt des chiens ; de la même manière, le symbolisme de l'eau s'exprime à travers des oppositions. Il est dit du diadème royal qu'il apparaît dans « les menstrues de la prostituée », et l'on donne ce conseil : « Prends le dépôt impur (faecem) qui reste dans le récipient de la cuisson et conserve le, car il est la couronne du cour. » Ce dépôt est l'équivalent du cadavre dans le sarcophage, lequel est la fontaine mercurielle ou le vase hermétique.
L'âme descendant du ciel est identique à la rosée, l'eau divine qui signifie .. « le roi descendant du ciel ». Cette eau est donc elle-même couronnée et constitue le « diadème du cour » ( Il n'est pas exclu qu'il y ait une relation entre l'image du diadème et la Kether (couronne) de la Kabbale. Le diadème pourpre est Malkouth (Royaume) le féminin, l'épousée. La pourpre renvoie au vêtement .. attribut de la Schekhinah. « Elle est en effet le vêtement et le palais du mode Tiphereth, car il ne peut être fait mention du Nom Tétragramme si ce n'est dans son palais qui est Adonaï. Elle est appelée du nom de Diadème, parce qu'elle est la Couronne sur la tête de son mari. » .. « Malkouth est appelée Kether, ou couronne de la loi. » .. « La dixième Sephira est appelée Couronne, car elle est le Monde des Amours qui entourent toutes choses. » .. « Malkouth est ainsi appelée (Couronne) quand elle monte jusqu'à Kether ; là en effet elle existe comme couronne de son mari. »), ce qui semble en contradiction avec la déclaration ci-dessus, selon laquelle le diadème provient de la « cendre ». On ne sait pas si l'alchimiste a l'esprit à ce point fumeux qu'il ne remarque pas des contradictions si évidentes, ou s'il s'agit au contaire d'une aisance supérieure et d'une volonté délibérée de manier le paradoxe. Je suppose que les deux choses sont vraies, que les ignorants et les sots prennent les textes à la lettre et tombent dans le piège de ce fatras d'analogies, tandis que les esprits avisés, conscients de la nécessité du symbolisme, en usent avec d'autant plus de virtuosité et de désinvolture. Le sens de la responsabilité intellectuelle semble être chez tous le point faible ; néanmoins, il y en a qui disent nettement ce qu'il faut penser de leur langage. Autant ils se soucient peu de la « sueur» qu'il en coûtera au P.155 lecteur et de son « dos voûté », autant ils sont, bon gré mal gré, engagés vis-à-vis de l'inconscient, et la variété quasi infinie de leurs images et de leurs paradoxes traduit un fait psychique de la plus haute importance, à savoir le caractère indéterminé de l'archétype et sa multitude de significations ; il constitue en effet toujours une vérité unique et simple, mais qui ne peut être exprimée qu'à travers un grand nombre d'images. Les alchimistes sont tellement absorbés par l'expérience intérieure qu'ils ne songent plus qu'à une chose : la capter dans des images et des mots, sans se soucier le moins du monde d'être intelligibles. Mais, s'ils ont ainsi manqué la jonction avec les temps modernes, ils se sont acquis le grand mérite d'avoir constitué, longtemps avant l'avènement de la psychologie, une sorte de phénoménologie de l'inconscient. Si nous, les héritiers de ces richesses, nous avons du mal à les exploiter, nous pouvons nous consoler en nous disant que les vieux maîtres ne se comprenaient pas non plus les uns les autres, ou seulement avec peine. . les alchimistes ne savaient pas véritablement de quoi ils parlaient. Le savons-nous aujourd'hui ? Je n'en suis pas très sûr. Du moins ne croyons-nous plus que le secret réside dans la matière chimique ; nous le situons au contraire dans un certain arrière-plan obscur de la psyché, dont il faut avouer que nous ne savons pas non plus véritablement en quoi il consiste. Il faudra sans doute qu'il se passe encore quelques centaines d'années avant qu'on ne découvre une nouvelle zone d'ombre d'où sorte ce que nous ne comprenons pas et que nous ressentons pourtant, avec la plus absolue certitude, comme quelque chose d'agissant.
Comparer le diadème à un dépôt impur, puis le déclarer d'origine céleste, cela, pour la pensée alchimique, ne constitue pas une contradiction. C'est une application de la règle énoncée dans la Table d'Émeraude : « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut. Et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas. » Chez les alchimistes, la conscience qui discrimine n'est pas encore aussi poussée que chez les modernes ; .. cette apparente régression (par rapport aux scolastiques) ne s'explique pas par une arriération mentale particulière des alchimistes mais bien plutôt par le fait que tout leur intérêt se concentre sur l'inconscient et non pas, comme dans la pensée conceptuelle et précise des scolastiques, sur la discrimination et la formulation. Ils partent de l'idée que, si quelqu'un s'approche de l'art, c'est qu'il est déjà fasciné par le mystère, qu'il en a un sentiment ou un pressentiment net, voire qu'il est choisi par Dieu et destiné P.157 par lui à cette recherche. .
A l'insuffisance de la discrimination entre le corps et l'esprit fait écho, dans le cas présent, l'idée que le corps, grâce à la « mortification » et à la « sublimation » qui ont précédé, a revêtu une forme quintessentielle, c'est-à-dire spirituelle, qu'étant donc un corps pur, il ne se distingue plus tellement de l'esprit et est par conséquent capable d'en être la demeure, voire de le faire redescendre jusqu'à lui. (Dorn : « Que le foetus spagirique terrestre se revête par l'ascension de nature céleste, et qu'il reçoive ensuite par sa descente la nature du centre terrestre. ») Il ressort de tout cela que non seulement la conjonction, mais aussi le retour à la vie de ce qui porte ici le nom de corps, sont un processus qui se déroule entièrement dans l'au-delà, c'est-à-dire un phénomène concernant le non-moi psychique. Ainsi s'expliquerait son aptitude à être projeté, car, s'il était de nature personnelle, il aurait, de par sa facilité à devenir conscient, perdu cette aptitude dans une large mesure. En tout cas, elle n'aurait pas été assez grande pour effectuer une projection dans la matière morte qui est l'extrême opposé de la psyché vivante. En effet l'expérience montre que le porteur de la projection n'est pas n'importe quel objet, mais au contraire et toujours un objet adéquat à la nature du contenu à projeter, c'est-à-dire qui offre un crochet adapté à la chose qu'on doit y suspendre. (C'est ce qui explique aussi pourquoi la projection ne reste pas en général sans influence sur celui qui en est le porteur. Et ce fait à son tour explique que les alchimistes aient attendu de la « projection » de la pierre une transformation de la matière vulgaire.)
Grâce à la projection, le processus, en lui-même transcendantal, entre dans la réalité, car la personnalité consciente et personnelle se trouve ainsi amenée à y participer intensément. Mais il en résulte une inflation, ce qui montre clairement que la conjonction est une hiérogamie de divinités, et non point une histoire d'amour entre mortels. Cela t très finement indiqué dans les Noces Chymiques, où Rosencreutz, le héros du drame, n'est que l'hôte de la fête et ne se glisse que de façon illégitime dans la chambre secrète de Vénus, afin d'admirer la beauté nue de la femme endormie. Pour le punir de cette intrusion, Cupidon le blesse à la main avec sa flèche. La véritable nature du lien secret entre lui et les noces royales n'est indiquée que furtivement à la fin de l'ouvrage : le roi, faisant allusion à Rosencreutz, dit qu'« il (Rosencreutz) était son père.» . On retrouve dans l'information librement donnée sur la paternité de cet enfant la tentative bien connue d'un être créateur pour sauver le prestige de son moi, qui craint d'être la victime de la poussée créatrice issue de l'inconscient. Goethe ne s'est pas, tant soustrait aussi facilement à l'emprise du Faust, . ( C'est que les plus petits ont une plus grande soif de grandeur, et c'est pourquoi ils doivent donner d'eux aux autres une plus grande idée.) Andreae était naturellement tout aussi fasciné par le secret de l'art que tous les autres alchimistes ; le sérieux de sa tentative de fonder l'ordre des rose-croix le prouve . P.159
S'il existe un inconscient qui ne soit pas personnel, c'est-à-dire qui ne consiste pas en des contenus acquis individuellement (oubliés, perçus de façon subliminale, refoulés), alors il doit nécessairement se dérouler dans ce non-moi des processus, des événements archétypiques spontanés que le conscient ne peut percevoir que dans leur projection. C'est là en même temps l'étranger originel et le connu originel, d'où émane une fascination considérable. Il aveugle et illumine à la fois. II attire et fait naître l'angoisse. I1 se manifeste dans les phantasmes, les rêves, les hallucinations et dans certains états d'extase religieuse. La conjonction fait partie de ces archétypes. La puissance d'assimilation de l'archétype n'explique pas seulement que ce thème soit si largement répandu, mais aussi qu'il prenne possession de l'individu avec une intensité si passionnée, souvent contre toute raison et toute lucidité. Les processus décrits dans les dernières gravures appartiennent également aux péripéties du phénomène de la conjonction. Ils ont trait aux effets secondaires de la rencontre de contraires, qui ont entraîné la personnalité consciente dans leur unification. La conséquence extrême en est une dissolution du moi dans l'inconscient, donc une sorte de mort. Elle survient en raison de la relative identité du moi avec les facteurs inconscients, ce qu'on appelle la contamination. C'est l'impureté des alchimistes. Ils la conçoivent comme une souillure des facteurs transcendants causée par la densité et la lourdeur du corps, qui a donc besoin d'être soumis à la sublimation. Or, en langage psychologique, le corps est l'expression de notre existence individuelle et personnelle, dont nous avons le sentiment qu'elle est submergée ou empoisonnée par l'inconscient. Nous cherchons donc à séparer la conscience du moi de l'inconscient et à nous libérer de la dangereuse étreinte de ce dernier. La puissance de l'inconscient est redoutée, elle apparaît comme quelque chose d'inquiétant. Ce sentiment n'est pourtant que partiellement justifié par les faits, car nous savons d'autre part que l'inconscient est également capable d'effets heureux. C'est que la nature de ces effets dépend dans une large mesure de l'attitude consciente.
La purification est donc une discrimination de ce qui était mêlé, à savoir l'identité des contraires, dans laquelle l'individu se trouve impliqué. L'homme raisonnable de ce monde doit se différencier de ce qu'il est, en quelque sorte, « dans l'éternité ».. En- tant qu'individu singulier, il représente en effet aussi l'Homme en soi et participe à tout ce qui meut l'inconscient collectif. En d'autres termes : les vérités « éternelles » deviennent de dangereux facteurs de trouble quand elles écrasent le moi individuel et unique, vivant à ses dépens et à son préjudice. Si, devant les aspects particuliers des matériaux de l'expérience, notre psychologie se voit obligée de souligner l'importance de l'inconscient, cela ne signifie nullement que celle de la conscience en soit rabaissée. Il s'agit seulement d'en restreindre, par une certaine relativisation, l'autorité intolérante et excessive. Mais cette relativisation ne doit pas aller, à son tour, jusqu'à permettre que le moi soit subjugué par la fascination émanant des vérités archétypiques. Le moi vit dans le temps et dans l'espace, et, s'il veut pouvoir vivre, il doit être adapté à leurs lois. Si le moi est assimilé à l'inconscient au point que c'est toujours ce dernier qui décide, il est étouffé, et il n'y a plus rien alors pour recevoir et intégrer l'inconscient, plus rien en quoi il puisse se réaliser. La distinction entre le moi empirique et l'homme « éternel » et universel est par suite d'une importance absolument vitale, surtout à notre époque où la massification de la personnalité fait des progrès inquiétants. Car la massification ne vient pas seulement du dehors, mais aussi du dedans, de l'inconscient collectif. . P.161 . Contre les démons de l'intérieur, la protection réside dans la forme de l'Église, tant qu'elle détient l'autorité. Mais la protection et la sécurité n'ont de valeur que si elles ne resserrent pas exagérément la vie, et, de la même façon, la supériorité de la conscience n'est souhaitable que dans la mesure où elle n'étouffe et n'exclut pas trop de vie. La vie est toujours un voyage entre Charybde et Scylla.
Le processus de différenciation du moi et de l'inconscient est l'équivalent de la purification et, de même que celle-ci est nécessaire pour que l'âme puisse redescendre dans le corps, de même le corps est indispensable si l'on veut éviter que l'inconscient n'ait des effets destructeurs sur la conscience du moi. C'est le corps en effet qui donne ses limites à la personnalité. L'intégration de l'inconscient n'est possible que si le moi tient bon. Par suite, l'effort de l'alchimiste en vue de réunir le « corps pur » avec son âme est aussi celui du psychologue, une fois que celui-ci est parvenu à libérer la conscience du moi de la contamination avec l'inconscient. Dans l'alchimie, la purification s'opère au moyen de distillations répétées ; en psychologie, elle a lieu par la séparation radicale du moi de l'homme ordinaire d'avec toutes les contaminations inflationnistes de l'inconscient. Ce travail constitue un examen de conscience minutieux, une exacte éducation de soi, que celui qui les a menés à bien devient capable de faire faire à d'autres. De même que l'alchimiste purifie le « corps» de toutes les « superfluités » dans les degrés les plus élevés du feu dont « les tourments forcent le Mercure à passer d'une chambre nuptiale à l'autre », de même le processus psychologique de différenciation n'est pas une petite entreprise, mais exige au contraire patience et persévérance. Comme le montre le symbolisme alchimique, ce travail de différenciation n'est pas possible sans relation avec un partenaire humain. Faire, de façon générale et académique, un « retour sur ses fautes » reste sans effet, car ce ne sont pas alors les « fautes » en elles-mêmes qui apparaissent, mais seulement la représentation qu'on en a. Elles prennent au contraire un caractère d'acuité lorsqu'elles surgissent dans la relation à un autre être humain et qu'elles deviennent sensibles à l'autre aussi bien qu'à nous-mêmes. C'est alors seulement qu'elles peuvent être vraiment ressenties et reconnues dans leur véritable nature. Pareillement, l'aveu que l'on se fait à soi-même reste la plupart du temps à peu près sans effet, tandis que si on le fait devant quelqu'un d'autre, on peut en attendre une tout autre efficacité.
L ' « âme » qui se réunit au « corps » est le Un des Deux, le lien commun aux deux. L'âme apparaît ainsi comme la quintessence de la relation. En tant qu'elle représente l'inconscient collectif, l'anima psychologique a également un caractère « collectif ». L'inconscient collectif est une réalité immédiate, évidente et universelle : il entraîne donc, chaque fois qu'il surgit, une identité inconsciente, une « participation mystique ». Si la personnalité consciente s'y trouve prisonnière et n'oppose pas de résistance à cette implication, ce rapport de dépendance apparaît personnifié par l'anima (par exemple dans les rêves), sous forme de personnalité partielle relativement autonome, à l'action essentiellement perturbatrice. Mais lorsqu'une critique longue et radicale a permis le retrait des projections et opère une discrimination entre le moi et l'inconscient, l'anima perd progressivement son autonomie. Elle devient alors la fonction de relation entre le conscient et l'inconscient. Tant qu'elle est projetée, elle multiplie les illusions de toutes sortes par lesquelles nous nous trouvons inextricablement liés aux êtres et aux choses. Le retrait de la projection la ramène à ce qu'elle était : une image archétypique, qui, lorsqu'elle est à sa place, fonctionne pour le bien de l'individu. Elle est, entre le moi et le monde, une Shakti chatoyante qui tisse le voile de la Maya et dont la danse engendre l'aveuglement de tout ce qui existe. Mais, entre le moi et l'inconscient, elle est le fondement de toutes les figures divines et semi-divines, depuis les déesses antiques jusqu'à Marie, depuis la messagère du Graal jusqu'à la P.163 sainte. (Angelus Silesius : « Ô joie ! Dieu devient homme, même il est déjà né ! Où donc ? en moi : il m'a choisi pour mère. Mais comment se peut-il ? Marie, c'est mon âme, la crèche, c'est mon cour, et mon corps est la grotte.») L'anima inconsciente est un être autoérotique, tout à fait incapable de relation, qui ne cherche rien d'autre que la prise de possession totale de l'individu, ce par quoi un homme se trouve féminisé d'une étrange et pernicieuse manière. Cela se manifeste par une humeur instable et un manque de contrôle de soi qui finissent par corrompre finalement les fonctions jusque-là sûres et raisonnables, par exemple l'intelligence, en engendrant des pensées et des opinions pareilles à celles que l'on blâme à juste titre chez les femmes possédées par leur animus. (L'animus des femmes exerce lui aussi une action créatrice d'illusion, avec cette différence qu'il s'agit alors d'affirmations péremptoires et de préjugés qui ne sont pas le fruit l'une invention personnelle, mais des idées prises n'importe où.)
Je dois ajouter ici que la psychologie féminine réclame d'autres formulations, car nous avons alors affaire, non à une fonction de relation, mais à une fonction de discrimination : l'animus. L'alchimie était surtout, en tant que philosophie, une préoccupation masculine, et ses formulations étaient par suite essentiellement masculines. Mais il ne faut pourtant pas oublier que l'élément féminin y a une certaine importance, puisque, dès l'origine, à l'époque alexandrine, des femmes sont attestées parmi les philosophes . Le Mutus Liber de 1677 décrit l'ouvre comme un travail mené en commun par l'homme et la femme .
Une lettre adressée par le théologien et alchimiste anglais Pordage (John Pordage (1607-1681)étudia à Oxford la théologie et la médecine. C'était un adepte de Jacob Böhme et de sa théosophie teintée d'alchimie, et il acquit des connaissances en astrologie et en alchimie. La Sophia joue dans sa philosophie mystique un rôle de premier plan : « Elle est mon indépendance divine, éternelle, essentielle. Elle est ma roue, intérieure à ma roue », etc..) à sa sour mystique Jane Leade apporte une contribution remarquable à la connaissance du rôle de la psychologie féminine dans l'alchimie. Pordage donne à Jane Leade des instructions spirituelles concernant l'opus :
« Ce four sacré, ce balneum Mariae (bain-marie), cette fiole de verre, ce four secret est le lieu, la matrice, le sein, le centre d'où la teinture divine jaillit, s'écoule et tire son origine. Du lieu ou de la place où la teinture a sa demeure et sa résidence, je n'ai pas besoin de parler ; je n'ai pas à le nommer, mais je vous invite seulement à frapper au fond. Salomon nous dit dans son Cantique que son habitation P.165 intérieure n'est pas éloignée du nombril qui est comme une coupe ronde remplie de la sainte liqueur de la pure teinture. (Cantique des Cantiques 7,2 : « Ton nombril est pareil une coupe ronde où la boisson ne manque jamais. ») Vous connaissez le feu des philosophes ; c'était la clé qu'ils ont tenue cachée. Le feu est la vie du feu d'amour qui coule de la déesse Vénus, ou amour de Dieu. Le feu de Mars est trop ardent, trop acéré et trop furieux, et la matière serait par lui desséchée et brûlée. C'est pourquoi le feu d'amour de Vénus, seul, a les propriétés du feu véritable.
« Cette vraie philosophie vous apprendra comment vous devez vous connaître vous-même et, si vous vous connaissez bien vous-même, vous connaîtrez aussi la pure nature, car la pure nature est en vous. Et quand vous connaîtrez la pure nature qui est votre ipséité (Votre Soi.) purifiée de tout égoïsme mauvais et pécheur. Vous connaîtrez aussi Dieu ; car la divinité est cachée et enveloppée dans la pure nature comme l'amande dans la coque. La vraie philosophie vous enseignera qui est le père et qui est la mère de cet enfant magique. Le père de cet enfant est Mars, c'est la vie ignée qui émane de Mars comme propriété du père. Sa mère est Vénus qui est le doux feu de vie émanant de la propriété du fils. Là, vous voyez le mâle et la femelle, l'homme et la femme, l'époux et l'épouse, le premier mariage, les premières noces de Galilée (Cana) dans les propriétés et formes de la nature, noces célébrées entre Mars et Vénus quand ils reviennent de leur état de chute. Mars, le marié, doit être un homme divin, sinon la pure Vénus ne l'épousera pas et n'entrera pas dans le saint lit nuptial. Vénus doit être une pure vierge, une femme virginale, sinon elle n'épousera pas le Mars coléreux et jaloux dans le feu de colère et ne vivra pas en union avec lui ; mais au lieu de l'unité et de l'harmonie il y aura le conflit, la jalousie, la discorde et l'inimitié parmi les propriétés de la nature.
« Si donc vous songez à devenir une artiste experte, recherchez : avec sérieux l'union de votre Mars et de votre Vénus, afin que le lien conjugal soit bien noué et que le mariage entre eux soit bien consommé. Vous devez veiller à ce qu'ils soient couchés ensemble dans le lit de leur unité et vivent en une douce harmonie. Alors la vierge Vénus vous donnera sa perle, son esprit aqueux, pour adoucir l'esprit igné de Mars, et le feu de colère de Mars se perdra de très bon cour dans l'amour et la douceur, dans le feu d'amour de Vénus, et ainsi les deux propriétés, feu et eau, se mélangent l'une à l'autre, s'unissent et s'écoulent l'une dans l'autre. De leur concorde et de leur union sortira la première conception de la naissance magique que l'on nomme teinture, teinture du feu d'amour. Mais bien que la teinture soit conçue et éveillée à la vie dans le sein de votre humanité, il est un grand danger à redouter : c'est, puisqu'elle n'est pas encore sortie de votre corps, de votre sein, qu'elle ne se gâte avant d'être mûre et d'avoir été conduite à la lumière. A cause de cela vous devez rechercher une bonne nourrice qui prendra bien soin d'elle dans son enfance et l'élèvera comme il faut. Et cette nourrice devra être votre cour pur et votre volonté virginale. »
La nourriture correcte de l'enfant est « le feu d'amour de Vénus » et non le « feu de colère de Mars » qui « étoufferait et tuerait » l'enfant. Quand il a été nourri de la façon correcte, cet enfant, cette vie qui teint doit être essayé, éprouvé et tenté dans les propriétés de la nature. Là il rencontrera de nouveau de grands soucis et de grands dangers, vu qu'il doit de nouveau souffrir la tentation dans le corps et dans le sein et que vous pouvez ainsi perdre la naissance. Car la délicate teinture, le tendre enfant de la vie doit descendre dans les formes et les propriétés de la nature pour y souffrir et pour y subir et y vaincre la tentation. Il doit nécessairement descendre dans la ténèbre divine, dans le ténébreux Saturne où l'on ne voit aucune lumière de vie. Et là il doit être tenu captif, lié par les chaînes de l'obscurité, et vivre de la nourriture que le Mercure armé d'un dard lui donnera à manger, nourriture qui n'est, pour la divine teinture de vie, rien d'autre que poussière et cendre, poison et fiel, feu et soufre. Il doit entrer dans le Mars superbe et furieux par lequel il doit être avalé (comme Jonas dans le ventre de l'enfer) et éprouver la malédiction du courroux divin. Et il doit être également tenté par Lucifer et par des millions de diables qui habitent dans la propriété du feu de la P.167 colère. Alors l'artiste divin dans cette ouvre philosophique verra la première couleur où la teinture apparaît dans sa noirceur ; c'est le noir le plus noir. Les savants philosophes le nomment leur corneille noire ou leur corbeau noir ou encore le noir béni et bienheureux ; car dans l'obscurité de ce noir, dans la propriété de Saturne, est renfermée la lumière des lumières ; et dans ce poison et ce fiel est renfermée, dans le Mercure, la très précieuse médecine contre le poison, la vie de la vie. Et dans la fureur, la colère et la malédiction de Mars est renfermée la teinture bénie.
« Alors l'artiste croit que tout son travail est perdu. Qu'est devenue la teinture ? Rien n'apparaît plus, il n'y a rien à voir, à sentir, à goûter que la ténèbre, la mort la plus douloureuse, un feu d'enfer, un feu d'angoisse, rien que la colère et la malédiction de Dieu, nais il ne voit pas que dans cette putréfaction, dans cette dissolution, dans cette destruction de la teinture de vie, que dans cette ténèbre est la lumière, que la vie est dans cette mort, l'amour dans cette fureur et dans cette colère, et que dans ce poison est la suprême et très précieuse teinture et médecine contre tous les poisons et toutes les maladies.
« Les anciens philosophes nomment cette ouvre ou ce travail leur descension, leur incinération, leur pulvérisation, leur mort, leur putréfaction de la matière de la pierre, leur corruption, leur caput mortuum (tête de mort), Cette noirceur ou cette couleur noire ne doit pas être méprisée de vous, mais vous devez demeurer dans la patience, la souffrance et le silence jusqu'à ce que soient accomplis les quarante jours de la tentation, les jours de sa passion. Alors le germe de vie s'éveillera de lui-même à la vie, ressuscitera, se sublimera ou se glorifiera, se changera lui-même, se donnera à lui-même la rougeur, c'est-à-dire s'illuminera et se fixera. Quand l'ouvre est parvenue à ce point d'avancement, c'est un travail facile. Car les savants philosophes disent que la production de la Pierre est alors un travail de femmes et un jeu d'enfants. Si bien que, lorsque la volonté humaine est déposée et abandonnée, qu'elle devient patiente, calme et semblable à un néant mort, la teinture fait et opère tout en nous et pour nous, si nous pouvons garder calmes nos pensées, nos mouvements et nos imaginations, ou les abandonner et demeurer en repos. Mais comme cette ouvre paraît difficile, pénible et amère à la volonté humaine jusqu'à ce qu'elle puisse être conduite à cette forme, qu'elle puisse demeurer calme et abandonnée, même lorsque tout le feu est déchaîné pour l'éprouver et que toutes sortes de tentations l'assaillent !
« Il y a ici, comme vous le voyez, un grand danger, et la teinture de vie peut être facilement abîmée et le fruit gâté dans le sein maternel lorsqu'elle est ainsi entourée et assaillie de tous côtés par tant de démons, tant d'essences tentatrices. Mais si elle peut soutenir ou surmonter cette épreuve du feu et cette grave tentation et si elle remporte la victoire, vous verrez apparaître alors le principe de sa résurrection de l'enfer du péché et de la mort hors du tombeau de la corruption et dans la propriété de Vénus. Car alors la teinture de vie fera puissamment irruption hors de la prison du sombre Saturne, à travers l'enfer du Mercure empoisonné et à travers la malédiction et la mort douloureuse de la colère de Dieu lui-même brûlant et flambant en Mars, et le doux feu d'amour dans la propriété de Vénus l'emportera et la teinture du feu d'amour sera préférée pour le gouvernement et aura la suprématie. Alors la douceur et le feu d'amour de la divine Vénus régneront comme seigneur et roi dans et au-dessus de toutes les propriétés.
« Il n'en demeure pas moins un autre danger qui pourrait également faire échouer l'ouvre de la Pierre. C'est pourquoi l'artiste doit attendre de voir la teinture revêtue de son autre couleur, de la couleur blanche, du blanc le plus blanc qu'il attend de voir moyennant beaucoup de patience et de calme. Elle apparaît véritablement lorsque la teinture s'élève dans la propriété lunaire : car la Lune donne à la teinture un beau blanc, la couleur blanche très parfaite et un éclat brillant. Alors l'obscurité est changée en lumière et la mort en vie. Et cette blancheur brillante fait monter la joie et l'espérance dans le cour de l'artiste, parce que l'ouvre a progressé et abouti si heureusement. Car désormais la couleur blanche manifeste à l'oil illuminé de l'âme la pureté, l'innocence, la sainteté, la simplicité, la volonté unifiée, la disposition d'esprit céleste, la justice dont la teinture est entièrement revêtue comme d'un vêtement. Elle est lumineuse comme la Lune, belle comme l'aurore. Désormais la virginité P.169 divine de la vie teignante apparaît et il n'y a en elle ni tache, ni ride, ni aucune souillure.
« Les Anciens appelaient cette ouvre leur cygne blanc, leur albification ou blanchissement, leur sublimation, leur distillation, leur circulation, leur purification, leur séparation, leur sanctification et leur résurrection, car la teinture est rendue aussi blanche qu'un argent brillant. Elle est sublimée ou élevée ou illuminée par sa descente fréquente dans Saturne, Mercure et Mars et sa remontée dans Vénus et la Lune. C'est leur distillation, leur balneum Mariae, car la teinture est purifiée dans les opérations de la nature par une fréquente distillation de l'eau, du sang et de la rosée céleste de la Vierge divine Sophia, et elle est rendue blanche et pure comme de l'argent brillant par la fréquente circulation, l'entrée, la sortie et la traversée des propriétés et formes de la nature. Alors toute impureté du noir, toute mort, tout enfer, toute malédiction, toute colère, tout poison qui montent des propriétés de Saturne, de Mercure et de Mars sont distingués et séparés, c'est pourquoi ils appellent cette opération leur séparation. Et quand la teinture atteint sa blancheur et son éclat dans Vénus et la Lune, ils appellent cela leur sanctification, leur purificaion et leur blanchissement. Ils appellent cela leur résurrection. Car ici le blanc sort du noir et la virginité et la pureté divines montent du poison de Mercure et de la fureur et de la colère rouges ignées de Mars. »
Au blanc, Jupiter adjoint le jaune, et le Soleil le cramoisi, l'écarlate, le grenat, le rose, l'éclat de l'or. « La Pierre est désormais fixée, l'élixir de vie préparé, l'amour enfant ou l'enfant de l'amour est né, la nouvelle naissance est réalisée et l'ouvre est accomplie d'une façon entière et parfaite. Adieu chute, enfer, malédiction, mort, dragon, bête et serpent ! Adieu condition mortelle, crainte, deuil et détresse. Car désormais la rédemption, le salut et le retour de ce qui était perdu se feront au-dedans et au-dehors, car vous possédez désormais le grand secret et le grand mystère du monde entier ; vous possédez la perle de l'amour ; vous possédez l'essence éternelle et inaltérable de la joie divine d'où sortent toute vertu salutaire et toute puissance de multiplication, d'où émane la puissance opérante de l'Esprit Saint. Vous possédez la semence de la femme qui a écrasé la tête du serpent. Vous possédez la semence de la Vierge et le sang de la Vierge en une seule essence et propriété.
« Ô merveille des merveilles ! Vous possédez la teinture teignante, la perle de la Vierge qui a trois choses en une seule essence ou propriété : elle a le corps, l'âme et l'esprit ; elle a le feu, la lumière, la joie ; elle a la propriété du Père, celle du Fils et aussi celle du Saint Esprit, et ces trois dans une seule essence et nature fixe. C'est le fils de la Vierge, c'est son premier-né, c'est le noble héros, celui qui marche sur le serpent et qui jette et foule le dragon sous ses pieds. Car désormais l'être paradisiaque est clair comme un verre transparent à travers lequel le soleil divin brille encore et encore, comme de l'or qui est entièrement lumineux, pur et clair et sans aucune tache ni aucune souillure. L'âme est désormais un ange séraphique substantiel ; elle peut faire d'elle ce qu'elle veut, un médecin, un théologien, un astrologue, un mage divin, elle peut également agir comme elle veut et posséder ce qu'elle veut, car toutes les propriétés n'ont qu'une seule volonté dans l'unité et l'harmonie. Et cette unique volonté est la volonté éternelle et infaillible de Dieu ; et désormais l'homme divin est devenu un avec Dieu dans sa propre nature. » (Les dernières phrases rappellent beaucoup les doctrines de la « secte du Libre Esprit » qui prit son origine dès le XIIIe siècle chez les Bèguines et les Béghards.)
Le mythe en forme d'hymne à l'Amour, à la Vierge, à la Mère et à l'Enfant, rend certes un son très féminin, mais est en réalité la conception archétypique de l'inconscient masculin, où la Vierge Sophia correspond à l'anima ( La conception de Pordage correspond donc dans une certaine mesure à la psychologie féminine consciente. Mais non à la psychologie féminine inconsciente.) (au sens psychologique du mot). Elle est, comme le montrent le symbolisme et l'insuffisance de la différenciation par rapport au fils, en même temps, l'homme « paradisiaque» ou « divin », c'est-à-dire le Soi. Si ces idées et ces figures, encore mystiques à cette époque, sont si peu différenciées, cela s'explique par le caractère affectif intense des expériences intérieures que Pordage décrit lui-même. De telles expériences ne laissent que peu de place P.171 à l'intelligence critique. Mais elles révèlent les processus cachés derrière le symbolisme alchimique et jettent un pont en direction des connaissances acquises par la psychologie médicale moderne. Nous ne possédons malheureusement pas de traités originaux que l'on puisse attribuer avec un degré suffisant de certitude à des femmes. Par conséquent, nous ne savons pas quelle sorte de symbolisme alchimique serait né d'une vision féminine. Mais l'expérience médicale moderne nous apprend que l'inconscient féminin produit un symbolisme qui est, dans l'ensemble, compensateur par rapport à celui de l'homme. Pour parler comme Pordage, le leitmotiv serait moins la douce Vénus que le Mars igné, moins Sophia qu'Hécate, Déméter et Perséphone, ou la Kâli matriarcale du sud de l'Inde dans ses aspects lumineux et obscurs.
Dans ce contexte, je voudrais attirer l'attention sur la curieuse représentation de l'arbre philosophique qui se trouve dans le Codex Ashburn 1166. Chez Adam, qui est percé par la flèche, l'arbre croît à partir de l'organe génital ; chez Eve, par contre, il sort de la tête. La main droite de la femme couvre la région génitale, et sa main gauche désigne une tête de mort. C'est une allusion claire au fait que l'ouvre est liée chez l'homme à l'aspect érotique de l'anima, tandis qu'il est lié chez la femme à l'animus comme « fonction de la tête ». (Cf. le conte de « La femme qui devint araignée », et « La jeune fille et le crâne») La matière première (materia prima), qui est l'inconscient, est représentée chez l'homme par l'anima (sous sa forme « inconsciente »), chez la femme par contre par l'animus (également sous sa forme « inconsciente »). De la matière première croit l'arbre des philosophes, qui est le progrès de l'ouvre. Même prises dans le sens symbolique, ces images sont en accord avec les découvertes de la psychologie, Adam représentant alors l'animus de la femme, qui fait sortir de son membre les pensée « philosophiques » et Eve représentant l'anima de l'homme, qui, en tant que sagesse fait sortir de sa tête les contenus intellectuels de l'ouvre.
Je dois signaler pour finir que Le Rosaire contient lui aussi une concession à la psychologie féminine : à la première série de gravures en succède en effet une autre, moins complète mais par ailleurs analogue, dans laquelle apparaît à la fin non pas, comme dans la première, un être féminin, l' « impératrice », la « fille des philosophes », mais un être masculin, l' « empereur ». La prédominance de l'élément féminin dans le rébis correspond à la psychologie masculine régnante. Mais l'adjonction de l' « empereur» dans la deuxième version est une concession à la femme ( ou éventuellement au conscient de l'homme).
L'animus, sous sa forme première et « inconsciente », se traduit par la formation spontanée, involontaire, d'opinions qui exercent une influence puissante sur la vie affective, tandis que l'anima consiste en une formation spontanée de sentiments qui viennent influencer l'intelligence et peuvent amener une distorsion de la raison (« elle lui a tourné la tête »). C'est pourquoi l'animus se projette de préférence sur des autorités « spirituelles » et toutes sortes de « héros» (y compris les ténors, les « artistes » et les champions sportifs). L'anima, elle, aime à s'emparer de ce qui chez la femme est inconscient, vide, frigide, fragile, lointain, obscur et équivoque. L'élément incestueux joue dans les deux cas un rôle important : chez la jeune femme, c'est le père ; chez la femme plus âgée, le fils ; chez l'homme jeune, la mère ; chez l'homme plus âgé, la fille.
L'âme qui, au cours de l'ouvre, vient s'adjoindre à la conscience du moi a donc un caractère féminin chez l'homme, et masculin chez la femme. Son anima à lui cherche à unifier et à unir ; son animus à P.173 elle demande à distinguer et à connaître. Cette antithèse totale est représentée dans le rébis alchimique, symbole d'une unité transcendantale, comme une identité des contraires (coïncidentia oppositorum). Mais dans la réalité consciente, dégagée, grâce à la purification de tout mélange inconscient, cette opposition se traduit par une situation conflictuelle, même si la relation consciente des deux individus est harmonieuse. La conscience a beau ne pas s'identifier à la tendance inconsciente, elle y est pourtant confrontée et est obligée d'en tenir compte d'une façon ou d'une autre, afin que cette tendance participe à la vie de l'individu, si malaisé que cela puisse être. Si on ne laisse pas l'inconscient s'exprimer d'une façon quelconque, par la parole ou l'action, l'inquiétude, la souffrance, l'attention, la résistance, etc., alors la division antérieure se rétablit, avec toutes les conséquences souvent incalculables que peut entraîner le mépris de l'inconscient. Si au contraire on lui cède trop, il se produit une inflation de la personnalité, soit positive, soit négative. De quelque façon que l'on considère la situation, elle constitue un conflit à la fois intérieur et extérieur : l'un des oiseaux sait voler, l'autre non. On est dans le doute : d'une part le pour, qui est discutable, d'autre part le contre, qu'il faut approuver. A cette situation, très inconfortable il est vrai, chacun voudrait bien échapper, quitte à découvrir un jour que ce qu'il a laissé derrière lui, c'était lui-même. C'est une chose amère que de passer sa vie à se fuir soi-même, et, pour ce qui est de vivre avec soi, cela exige toute une série de vertus chrétiennes qu'il faut savoir employer à son propre usage : patience, l'amour, la foi, l'espérance et l'humilité. Il est beau, certes, de s'en servir pour rendre les autres heureux, mais le diable du narcissisme ne manque guère alors de venir nous donner une tape sur l'épaule en disant : « Bravo ! » Et comme c'est là une grande vérité psychologique, elle doit être inversée pour une quantité égale de gens, afin que le diable ait quelque chose à blâmer. Mais est-on heureux, quand c'est à soi-même qu'il faut appliquer ces vertus ? quand c'est moi qui reçois mon propre don, moi qui suis ce plus petit d'entre mes frères que je devrais recueillir chez moi ? quand je suis obligé de reconnaître que j'ai moi-même besoin de ma patience, de mon amour, de ma foi, voire de mon humilité ? que le diable qui me combat, l'opposant qui veut toujours le contraire de tout, c'est moi-même ? Peut-on vraiment se porter soi-même ? On ne doit pas faire aux autres ce que l'on ne se ferait pas à soi-même. Cela vaut également pour le mal et pour le bien.
Dans la « Confession d'un amant » de John Gower, on lit cette sentence, que j'ai placée en épigraphe de l'introduction : « Paix guerrière, douce blessure, mal suave » (Bellica pax, vulnus dulce, suave malum). Dans ces mots, le vieil alchimiste formule la quintessence de son expérience. Je ne saurais rien ajouter à la simplicité et à la concentration sans égales de ces paroles. Elles expriment tout ce que le moi peut prétendre retirer de l'ouvre pour on propre compte et l'éclairent sur l'obscurité paradoxale de la vie humaine. La soumission et l'abandon à l'opposition des contraires qui fait le caractère fondamental de la nature humaine signifie une acceptation des tendances à la crucifixion de soi qui sont celles de la psyché. Comme l'enseigne l'alchimie, les contraires sont quatre, ils forment une croix, celle des quatre éléments en lutte les uns contre les autres. L'aspect minimal d'une opposition totale comporte quatre composantes. La croix correspond, tant dans sa forme croisée que dans le supplice qu'elle représente, à la réalité psychique. « Porter sa croix» est donc un symbole adéquat de la totalité, en même temps que de la passion à laquelle l'alchimiste compare son ouvre. Ce n'est donc pas sans raison que Le Rosaire se termine sur l'image du Christ ressuscité et sur ces vers :
« Après ma souffrance et mon grand martyre
Je suis ressuscité, transfiguré et pur de toute tache. »
Une analyse et une interprétation exclusivement rationnelles de l'alchimie et des contenus inconscients qui y sont projetés pourraient et devraient même avoir atteint leur terme avec l'exposé des parallèles ci-dessus et de leurs antinomies, car l'opposition totale ne connaît P.175 pas de troisième terme - « il n'y a pas de troisième
voie » (tertium non datur!). Mais la science s'arrête aux frontières de la logique, non la nature, qui fleurit là où nulle théorie n'a encore pénétré. La vénérable nature ne s'en tient pas à l'opposition des contraires : elle s'en sert pour produire une nouvelle naissance.
CHAPITRE 10 LA NOUVELLE NAISSANCE
Cette gravure est la dixième de la série. Ce n'est pas un hasard, car le dénaire, représente le nombre parfait. La suite 4,3,2,1 constitue, ainsi qu'il a été dit plus haut, l'axiome de Marie. Le total de ces quatre nombres est dix, qui représente l'unité au degré supérieur. Le un représente, en tant qu'unité, la chose simple (res simplex) c'est-à-dire la divinité (en tant que créateur de toutes choses, auctor rerum), mais le dix est obtenu après et par l'achèvement de l'ouvre. Le dénaire signifie donc proprement le Fils de Dieu ; les alchimistes, il est vrai, lui donnent le nom de fils des philosophes. Mais ils le symbolisent par la figure même du Christ et se servent, pour caractériser leur rébis, des qualités symboliques qui sont celles du Christ dans la pensée de l'Églises. Il semble que ces qualités conviennent à peu près à la figure médiévale du rébis, mais, pour la figure de l'hermaphrodite, qui est celle des sources arabes et grecques, il nous faut admettre l'existence de traditions païennes. Le symbolisme ecclésial de l'Époux et de l'Épouse conduit à l'unité mystique des deux : l'âme du Christ vivant dans le corps mystique de l'Église. Cette unité est le fondement de l'androgynie du Christ, que l'alchimie médiévale utilise à ses propres fins. La figure, beaucoup plus ancienne, de l'hermaphrodite, dont la forme extérieure provient sans doute d'une Vénus barbue de Chypre, entre en contact avec la conception, déjà très élaborée dans l'Église d'Orient, d'un Christ androgyne, et cette conception à son tour n'est vraisemblablement pas sans lien intime avec l'idée platonicienne de l'homme primordial bisexué. Le Christ en effet est en définitive bel et bien l'anthropos.
Le dénaire est la « somme de l'ouvre entière », le sommet qui ne peut être dépassé, si ce n'est par ce qu'on appelle la « multiplication ». Bien que le dénaire représente une unité à un degré supérieur, il est également un multiple de l et possède en conséquence la faculté de se multiplier à l'infini suivant une progression de raison 10 : 10,100,1000,10000, etc., tout comme le corps P.179 mystique de l'Église se compose d'un nombre de croyants indéterminé et susceptible de se multiplier à l'infini. Ainsi s'expliquent les noms donnés au rébis : aliment éternel, lumière sans déclin, et aussi l'idée que la teinture se reconstitue elle-même et qu'il suffit d'accomplir l'ouvre une seule fois, parce que cela vaut pour toujours. Mais la multiplication n'est rien de plus qu'une simple propriété du dénaire, et c'est pourquoi le nombre 100 ne signifie rien d'autre ni rien de mieux que le nombre 10. (Il est remarquable que chez saint Jean de la Croix aussi l'ascension spirituelle de l'âme comporte dix degrés.)
La pierre ou homme primordial cosmogonique est, comme le dit notre texte, « sa propre racine ». Tout est né de cet Un par cet Un. (« Toutes ces choses sortent de l'un, proviennent de l'un et sont en l'un, lequel est la racine de lui-même. » Rosarium philosophorum) C'est l'ouroboros qui se féconde lui-même et s'enfante lui-même, par définition un incréé (increatum), bien que le texte cite une phrase de Rosarius, selon laquelle « notre très noble Mercure a été créé par Dieu comme une chose noble. » Ce « créé incréé » est à enregistrer comme un paradoxe de plus. Il est inutile de se creuser la tête pour essayer de comprendre cet étrange état d'esprit. Et c'est ce que l'on cessera de faire, dès qu'on aura compris que les alchimistes savent ce qu'ils font et veulent parler par paradoxes. Je crois qu'il était tout naturel pour eux de penser qu'on ne saurait mieux décrire une chose inconnaissable que par des affirmations contradictoires. Un assez long poème allemand, inséré dans notre texte, .. présente comme suit la nature de l'hermaphrodite :
« Ici est née la riche et noble reine.
Les maîtres l'ont appelée leur fille.
Elle se multiplie, produit des fils sans nombre,
Ils sont purs, immaculés et sans aucune tache.
La reine hait la mort, la pauvreté.
Elle surpasse l'or, l'argent, les pierres précieuses,
Toute médecine grande et petite.
Rien sur terre ne lui est comparable,
Et nous en rendons grâce à Dieu dans son royaume.
Femme dénudée, je souffre violence,
Car mon premier corps fut infortuné.
Je ne suis jamais devenue mère
Jusqu'à ce que j'eusse été enfantée à nouveau.
J'acquis alors le pouvoir sur toute herbe et racine
Et devins victorieuse de toutes les maladies.
C'est alors que je connus mon fils
Et devins un seul avec lui.
Je fus alors rendue grosse de lui
Et j'accouchai sur une terre stérile.
Je devins mère et pourtant restai vierge
Et fus établie dans ma nature.
Mon fils devint ainsi mon père
Comme Dieu J'a fait de façon naturelle.
La mère qui m'a enfantée
Fut par moi mise au monde sur terre.
La vue de ce que la nature a joint et unifié
Est enfouie dans le sein de la montagne des maîtres.
De là sortent les quatre en un
Dans notre pierre magistrale.
Et le six vu comme trinité
Passe en l'essentielle unité.
A qui peut avoir ces pensées
Dieu a conféré le pouvoir P.181
De chasser toute maladie
Des métaux et du corps humain.
Sans le secours divin nul ne peut bâtir
Sauf s'il se voit à fond lui-même.
De ma terre jaillit une source
D'où s'écoulent deux ruisseaux
Dont l'un se répand vers l'Orient
Et l'autre va vers l'Occident.
Deux aigles y prennent leur vol et y brûlent leurs ailes
Et tombent dépouillés à terre.
Ils retrouvent ensuite leurs plumes.
La lune et le soleil sont soumis à la source.
0 Seigneur Jésus-Christ,
Toi qui es l'auteur des dons,
Par ton Saint-Esprit si bon
Qui les conserve en sa garde,
Celui à qui il les accorde en vérité
Comprend entièrement les paroles des maîtres,
Pour qu'il pense à la vie future,
Que le corps et l'âme soient bien réunis
Et qu'ils montent au royaume de leur Père.
Voilà ce qu'est l'art sur la terre. »
Ce poème est d'un intérêt psychologique considérable. J'ai déjà souligné la nature d'anima de l'androgyne. L'« infortune » de son premier corps correspond à la forme néfaste, « daïmonique », (c'est-à-dire inconsciente) de l'anima, dont il a été traité plus haut. A sa seconde naissance, qui est le résultat de l'ouvre, elle est devenue féconde, et elle est née en même temps que son fils, c'est-à-dire comme hermaphrodite, fruit de l'union incestueuse de la mère et du fils. Ni la conception ni l'enfantement ne portent atteinte à sa virginité. Ce paradoxe, chrétien pour l'essentiel, tient entre autres à ce fait remarquable que constitue la nature intemporelle de l'inconscient : tout est à la fois advenu et à venir, déjà mort et pas encore né. Ces affirmations paradoxales expriment la potentialité des contenus de l'inconscient. Ils sont, d'une part, dans la mesure où il s'agit d'éléments susceptibles de comparaison, l'objet de nos souvenirs et de notre savoir, et constituent par suite un passé depuis longtemps révolu ; nous parlons alors de « restes de conceptions mythiques archaïques » ; mais d'autre part, s'ils se manifestent par une irruption inattendue et incomprise, ils sont « ce qui n'est encore jamais arrivé », quelque chose de tout à fait « étrange, nouveau, futur ». C'est pourquoi l'inconscient est à la fois mère et fille, la mère a enfanté sa propre mère (increatum), et son fils était son père. Le vieil alchimiste se doute que ce monstre de paradoxes n'est pas sans relation avec son Soi, car nul ne peut pratiquer cet art sans l'aide de Dieu et sans parvenir à la connaissance de soi. Cette expérience en effet n'était pas étrangère aux vieux maîtres, ainsi que nous pouvons le voir, par exemple, pour mentionner une autorité ancienne, dans l'entretien de Morien avec le roi Calid. Morien raconte au roi qu'Hercule (il s'agit de l'empereur de Byzance Héraclius) disait à ses élèves : « 0 fils de la sagesse, sachez que Dieu, le créateur, le Très-Haut à qui nous rendons gloire, a crée le monde à partir de quatre éléments dissemblables et qu'il a placé l'homme parmi eux comme ornement. » Le roi demande alors de plus amples explications et Morien répond : « A quoi bon te tenir de longs discours ? Cette chose (c'est-à-dire l'arcane, arcanum) est extraite de toi, tu es leur minière, car c'est en toi qu'ils (les philosophes) la trouvent (cette chose=rem=arcanum), et pour le dire encore plus nettement c'est de toi P.183 qu'ils la prennent. Quand tu en auras fait l'expérience, ton amour et ta vénération en seront (encore) augmentés. Et sache que cela est vrai et indubitable et le restera. Car dans cette Pierre les quatre éléments sont maintenus ensemble, et on la compare au monde et à sa structure etc.. »
Ainsi, d'après cet enseignement, l'homme, grâce à sa position entre les quatre principes du monde, renferme en lui un équivalent de celui-ci, dans lequel les éléments dissemblables se trouvent unis. C'est le microcosme dans l'homme ; il correspond au « firmament » ou à l' « Olympe » de Paracelse, c'est ce quelque chose en l'homme d'aussi général et d'aussi vaste que le monde, et qui se trouve en lui de façon naturelle, non de façon acquise. En termes psychologiques, c'est l'inconscient collectif, dont nous rencontrons partout la projection dans la pensée alchimique. .
La fin du poème se rapporte à l'immortalité qui était la grande espérance des alchimistes (l'élixir de vie). En tant qu'idée transcendante, l'immortalité ne peut être objet d'expérience, et il n'y a par suite d'arguments ni pour ni contre. Il en va tout autrement de l'immortalité en tant qu'expérience du sentiment. Un sentiment est aussi indiscutable que l'existence d'une pensée et le premier peut être expérimenté au même titre que la seconde. J'ai vu bien des fois que les manifestations spontanées du Soi, c'est-à-dire l'apparition de certains symboles du Soi, apportent avec elles quelque chose de la nature intemporelle de l'inconscient, ce qui s'exprime dans un sentiment d'éternité et d'immortalité. De telles expériences peuvent faire une impression profonde. L'idée de l'eau permanente, de l'incorruptibilité de la pierre, de l'élixir de vie, de l'aliment immortel, n'a donc rien qui doive étonner, mais entre dans le cadre de la phénoménologie de l'inconscient collectif. Cela pourrait paraître une prétention énorme, que l'alchimiste s'imagine être capable, fût-ce avec l'aide de Dieu, de produire une substance qui dure éternellement. Et c'est bien cette prétention qui donne à tant de traités ce caractère de grandiloquence et de charlatanisme qui les a fait tomber dans un mépris et un oubli mérités. Mais il ne faut pas jeter l'enfant avec l'eau du bain. On trouve aussi des pensées profondes sur la nature de l'ouvre, qui nous révèlent un autre visage de l'alchimie. C'est ainsi que l'auteur anonyme du Rosaire écrit : « Il est donc clair que le maître des philosophes est la pierre, comme s'il (le philosophe) disait qu'elle fait naturellement par elle-même (c'est-à-dire intentionnellement) ce qu'il est contraint de faire, et ainsi le philosophe n'est pas le maître de la pierre, mais bien plutôt son serviteur. Si donc quelqu'un tente, par artifice, d'introduire dans l'arcane quelque chose qui ne s'y trouve pas par nature, celui-là s'égare et regrettera son erreur. » D'où il ressort clairement que l'artiste ne procède pas selon sa propre fantaisie créatrice, mais que c'est la pierre elle-même qui lui fait accomplir l'ouvre, et ce maître placé au-dessus de lui, dont il reçoit l'enseignement, n'est rien d'autre que le Soi. Le Soi veut apparaître dans l'ouvre, c'est pourquoi l'ouvre est un processus d'individuation ou de réalisation du Soi. Le Soi, en tant qu'il est l'homme total s'élevant dans l'intemporel, est l'équivalent de l'idée de l'homme primordial, lequel est parfaitement rond et bisexué, parce qu'il représente une intégration réciproque du conscient et de l'inconscient.
Il ressort de ce qui vient d'être dit que la perfection de l'ouvre conduit à l'idée d'un être paradoxal au plus haut P.185 point, qui défie toute approche rationnelle. II est pourtant inévitable que l'ouvre se termine ainsi, car l'union des contraires ne peut mener à rien d'autre qu'à un paradoxe incompréhensible. Cela signifie, en termes psychologiques, que la totalité de l'homme ne peut être décrite que par des antinomies, et c'est toujours le cas quand il s'agit d'une idée transcendante. On pourrait comparer ce résultat à ce que dit la physique à propos de la nature de la lumière, formulée tantôt comme ondulatoire et tantôt comme corpusculaire, ce qui paraît tout aussi paradoxal à la simple intuition. Il est vrai qu'il existe ici la possibilité d'une synthèse mathématique qui fait naturellement défaut à la psychologie. Mais celle-ci a la possibilité d'une expérience de l'ordre de l'intuition et du sentiment : le Soi fait rayonner son unité inconnaissable et incompréhensible jusque dans la sphère de la conscience discriminante, donc non unifiée, et c'est un fait bien connu que les contenus de l'inconscient en sont capables, et de façon très efficace. De très puissantes formulations de l'unité intérieure ou de l'expérience de cette unité (c'est-à-dire de l'union mystique) se rencontrent chez nos mystiques et surtout dans la philosophie et la religion de l'Inde aussi bien que dans la philosophie taoïste chinoise et celle du zen japonais. Les noms donnés n'ont pas d'importance en eux-mêmes du point de vue de la psychologie, pas plus que la « question de la vérité ». Le caractère de réalité psychique suffit. Il suffit aussi dans la pratique. L'intellect est de toute façon incapable de savoir quelque chose au-delà, et c'est pourquoi sa question de Pilate est sans contenu et superflue.
Revenons maintenant à notre gravure. Il s'agit d'une apothéose du rébis, masculin à droite, féminin à gauche. II est debout sur la lune qui est ici l'équivalent du réceptacle féminin, lunaire, du vase hermétique. Ses ailes indiquent sa volatilité, c'est-à-dire sa spiritualité. Il tient d'une main un ciboire avec trois serpents ou un serpent tricéphale ; de l'autre, un seul serpent ; il y a là une allusion évidente à l'axiome de Marie et au fréquent dilemme du trois et du quatre, en même temps qu'au mystère de Trinité. Les trois serpents dans le calice sont l'homologue chthonien de la Trinité, et l'unique serpent représente d'une part l'unité des trois suivant l'axiome de Marie, et d'autre part, selon l'opposition de la gauche et de la droite, le serpent mercuriel avec toutes ses significations connexes. On n'a toujours pas résolu la question du lien qu'il pourrait y avoir entre de telles images et le Baphomet des Templiers, mais le symbole du serpent à lui seul évoque déjà le problème de l'esprit malin qui, bien qu'extérieur à la Trinité, est pourtant en relation, d'une manière ou d'une autre, avec l'ouvre de rédemption. Il y a d'ailleurs à gauche du rébis le corbeau, qui est un synonyme du diable. L'oiseau qui ne sait pas encore voler n'apparaît pas ici, mais, à sa place, on a maintenant le rébis ailé A la droite de celui-ci se dresse « l'arbre des soleils et des lunes », l'arbre philosophique, qui représente l'équivalent conscient du processus de devenir inconscient indiqué de l'autre côté. L'image correspondante du rébis dans la deuxième version montre à la place du corbeau le pélican en train de s'ouvrir la poitrine pour nourrir ses petits : c'est là une allégorie bien connue du Christ. Par contre P.187 on voit, derrière le rébis, le lion en éveil, et au pied de la colline sur laquelle se dresse le rébis, le serpent tricéphale. L'Hermaphrodite alchimique. fait étonnant que le but si passionnément poursuivi du travail alchimique soit conçu sous la forme d'un symbole si monstrueux et si repoussant. . c'est avant tout la nature contradictoire du but qui entraîne le caractère monstrueux de son symbole. Mais cette explication rationnelle ne change rien au fait que le monstre est une horrible difformité, une perversion de la nature. Ce n'est pas là un hasard dépourvu de signification.. c'est au contraire une conséquence importante des faits psychologiques qui constituent le fondement de l'alchimie. . le symbole de l'hermaphrodite n'est que l'un des nombreux synonymes qui représentent le but de l'art. . parallèle.. entre le Christ et la Pierre. la relation d'identité qu'ils établissent, quoique plus rarement, et manifestement avec une certaine crainte, entre la matière première (prima materia) et Dieu. (L'idée d'identité de la materia prima et de Dieu ne se trouve pas seulement dans l'alchimie, mais aussi dans la philosophie médiévale. Elle remonte à Aristote. Le nom tétragramme de Dieu paraît désigner à la fois la Sainte Trinité et la matière, qu'on dit être son ombre et est appelée par Moïse le dos de Dieu..) le mystère alchimique est un homologue inférieur des mystères supérieurs, au sens où l'entend la Table d'Émeraude : ce n'est pas le sacrement (sacramentum) de l'esprit paternel, mais de la matière maternelle. Le recul des symboles thériomorphes dans le christianisme est ici compensé par l'abondance des figures animales allégoriques, qui ne conviennent pas mal à « Mère Nature ». Tandis que les figures chrétiennes procèdent de l'esprit, de la lumière et du bien, celles de l'alchimie naissent de la nuit, de la noirceur, du poison et du mal. Cette sombre origine explique certes pour une grande part le caractère monstrueux de l'hermaphrodite, mais elle ne l'éclaire pas entièrement. Ce qu'il y a d'immature, d'embryonnaire dans ce symbole traduit l'immaturité de l'esprit alchimique dont le niveau de développement ne correspondait pas à la difficulté de sa tâche, et cela à deux égards : d'une part la nature des combinaisons chimiques demeurait inconnue, et d'autre part le problème psychologique de la projection et de l'inconscient n'était absolument pas compris. . Si les alchimistes avaient compris l'aspect psychologique de l'ouvre, ils auraient été en état d'affranchir leur symbole unificateur du sexualisme primitif où il était emprisonné et où la pure nature, privée du soutien de l'intellect critique, était bon gré mal gré conduite à le laisser. La nature ne pouvait rien dire de plus ni de mieux que cette seule chose : l'union des suprêmes contraires donne un hybride. La formulation resta donc prisonnière du sexualisme, comme toujours lorsque les possibilités de la conscience ne viennent pas à la rencontre de la nature . P.189 . la plupart du temps lorsque le conscient se heurte à l'inconscient : le premier est, sinon vaincu, du moins soumis dans une large mesure à l'influence du second, et donc prévenu en sa faveur. Le problème de l'union des contraires, qui, dans sa formulation sexualiste,
. Si, par contre, on se refuse à admettre que toute fascination est nécessairement une preuve de vérité, on a une chance de reconnaître dans l'aspect sexuel envoûtant du phénomène une de ses formes parmi beaucoup d'autres . Il voudrait nous livrer à un « toi », qui semble se composer de toutes les qualités que nous n'avons pas réalisées. Si donc on ne préfère pas être dupe de ses propres illusions, on analysera soigneusement toute fascination pour en retirer la quintessence, qui est un morceau de notre propre personnalité, et l'on se rendra compte peu à peu que, sur le chemin de la vie, on ne cesse de se rencontrer soi-même sous mille déguisements - vérité qui, il est vrai, n'est utile que si l'on est persuadé par tempérament de la réalité individuelle et irréductible des autres humains.
. l'inconscient produit au cours de la confrontation dialectique certaines représentations du but. .. Psychologie et Alchimie .. série de rêves où apparaissent des exemples de ces « images du but » (l'une d'entre elles est même une cible !). Il s'agit surtout de figures à caractère de mandala, c'est-à-dire du cercle et de la quaternité. Ce sont là les deux formes par lesquelles la représentation du but se trouve le plus fréquemment et le plus nettement caractérisée. Ces images unissent les contraires en les disposant en un quaternion, c'est-à-dire en croix, ou bien elles expriment, par le cercle ou la boule, l'idée même de totalité. On voit apparaître aussi comme symbole du but, mais plus rarement, la figure de la personnalité supérieure. Parfois, c'est le caractère lumineux du centre qui est mis en valeur. Je n'ai jamais rencontré l'hermaphrodite comme image du but, mais comme symbole du stade initial, c'est-à-dire expression de l'identité avec l'anima ou l'animus.
Ces symboles sont naturellement des anticipations d'une totalité qui, par définition, ne peut être atteinte que de façon approchée. Il ne P.191 faut d'ailleurs pas toujours voir en eux une disposition subliminale à une réalisation consciente ultérieure de la totalité ; ils ne constituent bien souvent que la compensation passagère d'un état de chaos et de désorientation. En fait, ils renvoient naturellement toujours au Soi, qui renferme et ordonne en lui tous les opposés. Mais, au moment où ils apparaissent, ils ne sont rien de plus qu'une allusion à un ordre possible au sein de la totalité.
Ce que l'alchimiste tentait d'exprimer à travers le rébis et la quadrature du cercle, ce que l'homme moderne essaie de traduire par des formes de cercle et de quaternité, est une totalité qui unit en elle les opposés et qui, par là, même si elle ne supprime pas le conflit, lui ôte ce qu'il a d'aigu. Le symbole est une identité des contraires ( coincidentia oppositorum) que Nicolas de Cues, assimile à la divinité. . ce qui m'importe avant tout, c'est l'établissement des faits. Le nom par lequel on les désigne, l'interprétation qu'on en donne en les dépassant, tout cela n'est certes pas sans intérêt, mais n'a qu'une importance secondaire. Les sciences de la nature ne sont pas science de mots et de concepts, mais de faits. Je ne m'accroche à aucune terminologie ; que l'on désigne les symboles qui se présentent du nom de « totalité », de « Soi », de « conscience », de « moi supérieur» ou de tout autre terme analogue, cela ne change rien à la chose elle-même. Mon seul souci est de ne pas donner de noms faux ou qui puissent induire en erreur. Mais toutes ces dénominations ne sont rien d'autre qu'une façon de désigner les faits, qui seuls importent. . Les faits par eux-mêmes suffisent, et il est bon de savoir qu'ils existent. J'en laisse l'interprétation au jugement subjectif de l'individu. « Le plus grand est ce à quoi rien ne s'oppose et où le plus petit est le plus grand. » Mais Dieu est en même temps au-dessus des contraires : « Tu es, Ô Dieu, au-delà de cette coïncidence de l'acte de créer et de l'acte d'être créé. » L'homme est une analogie de Dieu : « L'homme est Dieu, mais non absolument, car il est homme. Il est donc Dieu humainement. L'homme est aussi le monde, mais non à tous égards, car il est homme. L'homme est donc un microcosme. » Il s'ensuit que l'union des contraires (complexio oppositorum) est à la fois chose possible et devoir éthique : « Dans ces profondeurs de notre esprit humain tout entier, l'effort doit tendre à s'élever vers cette simplicité où les contraires coïncident. » Les alchimistes sont en quelque sorte les empiristes et les expérimentateurs du grand problème de l'union des contraires, tandis que Nicolas de Cues en est le philosophe. P.193
CONCLUSION
L'exposé des phénomènes de transfert est une tâche aussi difficile que délicate, et je n'ai pas su l'aborder autrement qu'en prenant appui sur le symbolisme de l'ouvre alchimique. La « théorie » de l'alchimiste .. n'est pour l'essentiel qu'une projection de contenus inconscients, c'est-à-dire de ces formes archétypiques propres à toutes les créations imaginaires à l'état pur, telles que nous les rencontrons d'une part dans les mythes et les contes, d'autre part dans les rêves, les visions et les phantasmes des individus. Le rôle considérable que jouent sur le plan historique tant la hiérogamie et les noces mystiques que la conjonction (conjunctio) des alchimistes correspond à la signification centrale du transfert dans le processus psychothérapique comme dans les relations humaines normales. . Les péripéties du drame symbolique me fournissaient, comme le montrent les développements qui précèdent, une occasion bienvenue de présenter mes innombrables expériences individuelles réalisées au cours d'une pratique de plusieurs décennies, que je ne savais pas, je le reconnais volontiers, de quelle autre façon disposer. . Le désir de simplification .. est dangereux, car il n'est que trop facile de faire ainsi violence aux faits, en essayant de réduire à un dénominateur commun des choses inconciliables. J'ai, dans toute la mesure du possible, résisté à cette tentation, et c'est pourquoi j'ose m'abandonner à l'espoir qu'il ne viendra pas à l'idée de mon lecteur que le processus, tel qu'il est décrit ici, représente le schéma moyen du phénomène. L'expérience montre en effet que, si les alchimistes étaient déjà très incertains quant à la succession des diverses phases, on rencontre dans l'observation individuelle quantité de variantes quasi impossibles à embrasser, ainsi que le plus grand arbitraire dans la succession des différents stades, et cela sans préjudice de la concordance fondamentale de tous les faits de base. L'établissement d'un ordre conforme à notre logique, une simple possibilité même d'un ordre quelconque ne semblent guère pour le moment à notre portée. Nous nous mouvons ici, dans le domaine de l'incomparable, de l'individuel, de l'unique. On peut certes, à l'aide de certaines catégories assez larges, mettre un peu d'ordre dans un tel processus, on peut le décrire, ou du moins l'esquisser au moyen d'analogies appropriées, mais son essence la plus intime est l'expérience individuelle et toujours diverse de la vie vécue que nul ne peut saisir de l'extérieur, mais par laquelle celui que cela concerne est saisi. La série de gravures qui nous a servi de fil d'Ariane n'est qu'une parmi d'autres, c'est-à-dire que l'on pourrait établir beaucoup d'autres schémas qui seraient autant de façons différentes de présenter le processus du transfert. Mais aucun de ces schémas ne serait capable d'exprimer pleinement la multiplicité infinie des variantes individuelles qui, toutes, ont droit à P.199 l'existence. .
Nous vivons dans une époque de confusion et de désintégration. . Comme toujours dans les cas de ce genre, des contenus inconscients se pressent aux frontières de la conscience, dans le but de compenser la situation périlleuse où se rallye celle-ci. C'est pourquoi tous les phénomènes qui se produisent dans la zone frontière méritent d'être examinés soigneusement, aussi obscurs qu'ils puissent paraître, pour y découvrir les germes d'éventuels arrangements nouveaux. Le phénomène du transfert est sans aucun doute l'un des syndromes les plus importants et les plus riches du processus d'individuation et signifie plus qu'une simple attraction ou répulsion personnelle. Grâce à ses contenus et à ses symboles collectifs, il déborde largement la personnalité individuelle pour passer dans la sphère sociale et rappelle ces connexions humaines supérieures qui font si cruellement défaut à l'ordre, ou plutôt au désordre social d'aujourd'hui. Les symboles du cercle et de la quaternité, si caractéristiques du processus d'individuation, s'ils renvoient d'une part au passé et à une organisation primitive originelle de la société humaine, indiquent d'autre part la voie d'avenir qui mène à un arrangement interne de la psyché. C'est comme si la psyché était l'instrument indispensable à la réorganisation de la communauté civilisée par opposition aux organisations collectives tellement en faveur aujourd'hui, où s'agrègent des êtres inachevés, des sous-hommes. Les organisations de ce genre, en effet, n'ont de sens que si le matériau qu'elles veulent ordonner vaut quelque chose. Mais l'homme de masse ne vaut rien, ce n'est qu'une simple particule qui a perdu son âme en perdant le sens de son existence comme être humain. Ce qui manque à notre monde, c'est la connexion psychique, et aucune association professionnelle, aucune union économique, aucun parti politique, aucun Etat ne la remplaceront jamais. . les médecins qui soient les premiers à sentir et qui perçoivent avec le plus de force les vrais besoins des hommes, car c'est bien eux qui, en tant que psychothérapeutes, sont le plus directement en contact avec les détresses de l'âme humain ! . P.201