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LA LEGENDE DU GRAAL de Emma Jung et Marie Louise von Frans

Des conceptions de ce genre jouent également un rôle important dans les légendes du Graal. Elles font partie de ces représentations profondément ancrées dans l'âme, de ces images archétypiques qui guident la vie et lui donnent un sens. « Car nous voyons à présent dans un miroir, obscurément ; mais alors ce sera de face à face. » Ou selon Maître Eckart, « la nature profonde de tout grain signifie le blé, de tout métal, l'or, et de toute naissance, l'homme. » L'idée qui sous-tend cette remarque est que ce qui existe aujourd'hui n'est qu'une première expression incomplète de ce qui adviendra.
Des événements comparables se produisent dans la vie quotidienne où certaines situations se répètent inlassablement sous des formes différentes. Tout d'abord, elles apparaissent fortuites et dépourvues de sens, à l'image des aventures de Perceval. Mais si notre attention est mise en éveil par la répétition de telles coïncidences et si nous les examinons avec soin, nous noterons qu'elles sont, en général, l'expression multiforme d'une situation spécifique qui persistera jusqu'à ce que sa signification soit saisie et que son objectif soit réalisé ;<=uent 1 jouent un rôle si important dans les mythes et les contes de fées. Par un effort sans cesse renouvelé, et dans des conditions souvent inhumaines, le héros surmonte les échecs et les dangers, et cherche à accomplir la grande et belle tâche qui lui était assignée dès sa naissance. L'histoire de Perceval illustre par~i~ment cet effort. Au départ, la chevalerie ne constituait pour lui qu'un objet de convoitise. Puis, au travers de nombreuses erreurs, il mûrit lentement et épouse son destin en devenant le meilleur des chevaliers, le seul qui puisse conquérir le Graal.
: chevalier représente l'homme supérieur tel que le concevait cette époque. C'e devaient non seulement maîtriser les arts chevaleresques, comme le maniement des armes, des chevaux et la chasse, mais posséder également au plus haut degré les vertus de la chevalerie : le courage, la vaillance, l'intrépidité, la combativité, l'esprit j'aventure et, avant tout, la fidélité et la loyauté. La fidélité envers les amis et le roi, la droiture, y compris envers l'ennemi, étaient considéré es comme des vertus premières et celui qui ne les respectait pas ré es comme des vertus premières litre les combats et les aventures Jour l'honneur et la gloire de la chevalerie, les chevaliers du roi Arthur avaient pour mission de faire régner l'ordre dans le pays, d'empêcher l'injustice et la violence et, avant tout, de secourir les femmes et les demoiselles en détresse. Des siècles durant, les chevaIi ers d'Arthur représentèrent une sorte d'idéal par lequel Perce val fut lui aussi saisi. « Penser » ne faisait pas partie de l'art chevaleresque ; le jeu d'échecs est la seule activité intellectuelle à laquelle les récits font parfois allusion. La réflexion était « affaire du clergé 5. Dans le cercle d'Arthur, cette fonction était exclusivement réservée à Merlin. Ait exclusivement réservée à Merlin. . ses origines doubles - son père était un démon, sa mère, une jeune femme pieuse - il connaissait le passé 'et l'avenir et possédait :n quelque sorre une vision prométhéenne er'épimérhéenne.
La figure du roi représente, à un degré plus élevé que celui du chevalier, un principe supérieur qui régit la conscience, comme le montrent très clairement les contes et les rêves 6. Arthur, ~ seigneur de la rable Ronde, symbolise dans notre histoire l'idée collectivement prédominante de la chevalerie chrétienne. Le roi incarne, -dans une certaine mesure, l'anlhropos, un aspect derenu visible de la totalité humaine et reconnu consciemment par t~us. En ce sens, Arthur trale totalité telle qu'elle était conçue dans le premier millénaire de l'ère chrétienne ; la Table Ronde et ses douze pairs le metP.43 clairement en relation avec le Christ. Ce roi - le futur maître de
Perceval - personnifie pour ce dernier l'idée de totalité qu'il est en mesure d'appréhender, en d'autres termes, l'idéal qu'il sert. Outre Arthur, un autre roi, le roi du Graal blessé, joue un rôle primordial dans la vie de Perceval. (Toutefois, sa signification, par opposition à Arthur, ne sera explicitée que plus tard.) Le père de Perceval, malade tout comme le roi du Graal, représente, quant à lui, l'autorité humaine et personnelle du père, le roi Arthur incarnant une autorité plus haute dont le pouvoir est plus étendu, l'idée de totalité de la chevalerie chrétienne ; le roi du Graal, enfin, traduit la même idée, sous une forme plus élaborée.
. signification psychologique du Chevalier Rouge. Par divers aspects il ressemble à Perceval ; comme lui, il se conduit mal à la cour du roi. Lorsqu'il dérobe la coupe d'or et qu'il répand son contenu sur la robe de la reine, il commet une offense envers le principe féminin ; Perceval fera de même dans la suite de l'histoire. C'est pourquoi il est possible de le considérer comme le double ou l'ombre de Perceval. D'un point de vue psychologique, l'ombre désigne des traits de caractère inférieurs, généralement sombres ou secondaires, auxquels le moi conscient accorde peu d'importance, mais dont l'existence est bien réelle. Le plus souvent, il s'agit de traits de nature émotionnelle qui possèdent une certaine autonomie et qui, à l'occasion, débordent le conscient. Ces contenus sont en partie d'origine individuelle et peuvent être pris en compte par un effort moral de connaissance de soi ; ils ne sont pas exclusivement négatifs car ils traduisent une part de vitalité et une parenté avec les instincts, lesquels possèdent également une valeur positive. Par ailleurs, l'ombre contient aussi des aspects obscurs d'origine collective qui se cristallisent dans l'image archétypique d'une divinité destructrice et qui mettent l'humanité en face de problèmes terrifiants. La figure du Chevalier Rouge conduira finalement Perceval dans les sombres abîmes du problème du mal. Pour le moment, cependant, nous le considérerons comme l'ombre personnelle de Perceval, à savoir une part d'émotivité et de brutalité barbare qu'il doit surmonter avant de devenir un chevalier chrétien.
Il existe dans de nombreux contes populaires nordiques, .. un personnage dénommé le Chevalier Rouge qui joue, face au héros, le rôle du diffamateur jaloux. Dans l'ancienne Irlande, les fées de l'Autre Monde envoyaient, de temps en temps, des guerriers rouges (les Siths) combattre les héros de ce monde ; c'est pourquoi il est possible de mettre le Chevalier Rouge en relation avec l'Autre Monde. Il diffame le héros auprès du roi et tente de provoquer sa mort, mais son action conduit généralement au résultat inverse et favorise la réussite du héros. Le chevalier joue donc le rôle d'une composante d'ombre dangereuse. La mythologie associe souvent la couleur rouge, d'une part, au sang, au feu, à l'amour et à la vie, et d'autre part, à la guerre et à la mort. Cette double signification montre que la figure d'ombre n'est pas seulement destructrice, mais également capable de promouvoir les forces de vie si elle est intégrée par le conscient. Dans le langage symbolique des alchimistes, un « homme rouge » apparaît comme la personnification de la prima materia à partir de laquelle se construit la Pierre des Philosophes. Il est recommandé de le traiter avec douceur et de ne pas le craindre, car il est secourable malgré son apparence terrifiante. Voilà pourquoi le Chevalier Rouge est, dans une certaine mesure, une expression de la future totalité intérieure de Perce val.
Perceval l'abat avec une brutalité inconsidérée que rien ne justifie. . D'un point de vue psychologique, le meurtre du Chevalier Rouge (l'ombre) traduit une répression brutale des émotions et des affects et correspond à la première étape de la construction d'une personnalité consciente. Tout jeune être qui grandit en société et qui aspire à devenir un individu responsable, doit traverser cette phase de lutte impitoyable contre ses pulsions primitives avant de s'épanouir plus pleinement. Dans notre histoire, le processus se déroule sans aucune réflexion et résulte du désir que nourrit Perceval de devenir chevalier et d'être reçu à la cour d'Arthur.
Après avoir retiré l'armure à son adversaire et l'avoir revêtue, Perceval est appelé, à son tour, le « Chevalier Rouge ». En réussissant à maîtriser les émotions intérieures qui l'assaillaient, il permet à la vitalité et à l'énergie qu'elles contenaient de se mettre au service de la conscience qui gagne ainsi en force et en signification. Parallèlement, il est probable que Perceval parviendra à se débarrasser d'une partie de cette virilité arrogante, origine de ses difficultés. Son attitude juvénile et pleine de fougue l'entraîne à combattre le Chevalier Rouge, non pas pour lui reprendre la coupe d'or et la rendre au roi Arthur, mais pour le tuer avec son javelot parce que l'armure rouge attise sa convoitise. La coupe n'est pour lui qu'un prétexte. II la renvoie à Arthur en la confiant à l'un de ses valets, sans se donner la peine de se placer lui-même, et sans se douter qu'il y a là, par hasard, une première allusion à l'objet qui sera plus tard au centre de la quête - le vase, le Graal. La coupe est un objet familier dans les légendes et les contes de fées où elle joue souvent un rôle fatal, soit à cause de la boisson qu'elle contient, comme dans l'histoire de Tristan et Iseut, soit en raison des liens qui l'unissent à celui qui la détient ou P.45 à celui qui s'y est désaltéré. A ce stade de son développement, Perceval n'est sans doute pas conscient de la signification de la coupe.
L'armure subtilisée à son adversaire et qu'il porte désormais constitue un autre élément important . Le mode d'appropriation est loin d'être chevaleresque, de telle sorte qu'une certaine culpabilité y est attachée. Il y a lieu de souligner que Perceval revêt l'armure par-dessus son habit gallois dont il ne veut pas se séparer. Si l'armure représente une part essentielle de lui-même, cela signifie qu'il n'est pas encore le chevalier qu'il souhaiterait être, mais qu'il n'en possède que l'apparence extérieure. Celle-ci correspond à ce que la psychologie analytique nomme la persona (masque). Le terme « masque » indique qu'il ne s'agit pas de la véritable nature d'un individu, mais d'une enveloppe destinée à produire un effet sur autrui. La persona forme en quelque sorte une façade et elle est généralement construite pour faciliter l'adaptation sociale de l'individu ; c'est pourquoi Jung la considère comme un élément constitutif de la psyché collective. Ainsi, l'individu se présente parfois comme membre d'un peuple, d'un clan, d'une classe sociale, etc., et non comme un être humain avec ses caractéristiques propres. Une telle persona se développe plus ou moins spontanément car tout individu appartient à un peuple, à une famille ou à une classe sociale dont il adopte le style de vie et les traits essentiels. L'état psychique primordial de l'enfant se caractérise par une participation ou une identification à l'environnement et la différenciation d'avec celui-ci n'intervient que par un développement progressif de la conscience. Il est évident qu'au début, l'enfant accepte le rôle qui lui est assigné en tant que membre de la famille ou de la société. Ainsi nous sommes l'enfant, le fils, la fille, le jeune homme, la fille en âge d'être mariée, le père de famille, l'épouse, la mère, le représentant d'une profession, etc. A ce titre, il est significatif que Perceval ignore son nom et se reconnaît uniquement comme « cher fils », « beau fils » et « beau sire », les mots que la mère utilisait pour s'adresser à lui.
Par ailleurs, on observe souvent que des enfants présentent pendant les quatre à six premières années de leur vie des particularités individuelles marquées et des dispositions originales qu'ils perdent ensuite, lors de la scolarisation par exemple, parce qu'ils doivent s'adapter aux normes sociales. Cette situation peut paraître regrettable, mais une telle adaptation à la vie collective est indispensable. Il n'est pas possible d'affronter le monde comme l'enfant sauvage ou comme « le fils de sa mère ». De ce point de vue, la persona ne doit pas être considérée uniquement comme un masque destiné à tromper les autres, mais aussi comme un moyen d'adaptation essentiel et indispensable. La vie en société est impossible sans le respect de certaines formes P.47 . Le développement de structures sociales constitue une preuve concrète de culture : mais il ne peut avoir lieu sans le sacrifice d'une partie de la nature primitive incarnée ici par le Chevalier Rouge. C'est pourquoi les rites initiatiques auquels on soumet l'enfant lors de la puberté, dans le but d'en faire un membre à part entière de la tribu, sont souvent composés d'épreuves rudes et douloureuses. La persona redevient un simple masque lorsqu'elle ne remplit plus sa fonction et qu'elle se limite à cacher le vide ou l'ombre en altérant la nature véritable de l'individu. Parallèlement, la persona offre, tout comme les vêtements, une protection contre le monde, sans laquelle l'homme serait trop vulnérable. Il arrive aussi qu'elle constitue une sorte de modèle ou d'idéal que l'on espère réaliser. Dans ce cas, elle sert de ligne directrice de grande valeur pour l'individu, mais si l'idéal est mal choisi, s'il est trop ambitieux ou mal adapté, il peut conduire à des impasses.
La chevalerie représente pour Perceval un idéal de cette nature. Cependant, il n'est pas encore chevalier, il n'en possède que l'armure, c'est-à-dire l'apparence extérieure, dont il lui faudra prendre la mesure. . Ils étaient (les chevaliers) les représentants les plus actifs du pouvoir temporel, alors que le clergé défendait les valeurs de l'esprit et détenait le pouvoir spirituel ( qui, il est vrai, devint très vite de nature temporelle). Le clergé et la chevalerie formaient les deux classes sociales supérieures face aux bourgeois et aux paysans.
Les chevaliers incarnaient - du moins sur le plan conceptuel une forme plus haute et plus différenciée de guerriers même si, pris individuellement, ils furent peut-être tout à fait indifférenciés. . Il est clair que le chevalier désignait un être d'une élévation, d'une noblesse et d'une discipline supérieures. . Dans le sens le plus profond, ces exigences cachaient une idée religieuse. C'est pourquoi on peut considérer la Table Ronde d'Arthur comme un symbole qui reflète le développement de la conscience chrétienne durant le premier millénaire. .. l'expansion du christianisme était liée à une mission civilisatrice qui visait le dépassement de la brutalité et de l'inconscience des peuples païens. L'agressivité virile du chevalier chrétien trouvait un sens supérieur car elle se plaçait au service d'un idéal plus noble et d'un état de conscience plus large.
. lorsqu'un roi ou un seigneur demandait à être baptisé, tous ses proches et ses vassaux l'imitaient, les raisons qui conduisaient à la conversion étaient, .., plus d'ordre pratique que religieux ; il en était ainsi lorsqu'on espérait, dans une situation difficile, que le nouveau Dieu se montrerait plus fort et plus secourable que les anciens dieux. .. les causes de la conversion, .. certains se convertissent à la suite d'un appel divin, d'autres après une exhortation ou en suivant un exemple pieux, d'autres encore sont guidés par de mauvais esprits ou une certaine légèreté. Un très grand nombre, cependant, adhèrent à un ordre à la suite d'un état de détresse provoqué par la maladie, la pauvreté, l'emprisonnement, la honte de fautes passées, la peur des souffrances de l'enfer où la nostalgie de la patrie céleste. .
En outre la mentalité primitive des peuples nordiques et occidentaux de cette époque n'était pas prête à assimiler une religion aussi spirituelle que le christianisme. Grégoire le Grand en était convaincu lorsqu'il chargea Augustin d'une mission auprès des Anglo-Saxons. Il lui recommanda de ne pas agir avec brutalité et de ne pas détruire les anciens sanctuaires, mais, au contraire, de les bénir afin que le peuple se réunisse en des lieux familiers, désormais au service du vrai Dieu. « Car, disait-il, il est clair qu'il n'est pas possible qu'un esprit fruste et inculte fasse brusquement table rase du passé, tout comme celui qui P.49 se prépare à gravir le sommet le plus élevé doit le faire pas à pas, ou étape par étape, et non en quelques sauts. » De ce point de vue, la chevalerie chrétienne eut pour mission de participer à la réalisation de l'idéal chrétien.
Perceval poursuit son voyage et se rend chez un maître, Gornemant de Goort.(Gurnemanz ..), qui lui enseigne l'art des armes et les vertus chevaleresques. Gornemant lui fait prendre conscience qu'il a désormais dépassé l'âge de se référer sans cesse aux avis de sa mère, et lui recommande de ne pas poser trop de questions ; ce conseil aura plus tard de fâcheuses suites. Perceval doit comprendre qu'il a quitté le monde de l'enfance et qu'il doit se comporter en conséquence. Au terme de son enseignement, Gornemant lui donne l'accolade .
. Ce dernier représente une figure paternelle et il aurait aimé garder le jeune homme auprès de lui. Mais Perceval choisit de continuer à parcourir le monde avec l'intention de prendre des nouvelles de sa mère, car il se souvient maintenant qu'au moment de son départ, elle s'était effondrée sur le pont. Chrétien introduit ici un détail psychologique d'une grande finesse .
Cependant, Perceval ne retourne pas à la maison maternelle. Il parvient au château de Beaurepaire où il a d'emblée l'occasion d'étaler ses qualités chevaleresques. La châtelaine, la belle Blanchefleur (Condwiramur, dans Wolfram) est en grande détresse car un soupirant éconduit a assiégé le château et les vivres sont pratiquement épuisés. A ce stade du voyage, Perceval ne rencontre pas la mère, mais la femme, sous les traits - si attirants et presque irrésistibles pour le sentiment masculin - de la lady in distress ; la belle opprimée en quête de délivrance. . Pour elle il se bat avec passion ; il réussit à vaincre l'ennemi et à libérer le château. Blanchefleur le remercie par son amour, et il prend ainsi doublement conscience de sa virilité. S'engager au service d'une femme et l'assister n'était pas seulement l'une des vertus exigées des chevaliers d'Arthur, sa mère, elle aussi, lui avait recommandé de se conduire de la sorte. Ce trait semble caractéristique d'une époque pendant laquelle le service de la dame jouait un rôle important. Il est possible d'interpréter le comportement de Perceval comme une compensation de la surestimation des valeurs masculines. Le service d'amour montre que le principe de relation, ou d'Éros, devient plus pressant et demande à être reconnu. La littérature de cette époque souligne très clairement l'importance du servive d'amour .
Il était sans doute nécessaire de faire preuve, avant tout, de plus de considération à l'égard de la femme et d'établir avec elle des relations ui ne soient plus exclusivement de nature instinctive. Parallèlement, on assista à une prise en compte du problème de la femme en général, et en particulier de celui de la féminité, intérieure de l'homme, l'anima. Par anima, Jung désigne une personnification de l'inconscient en l'homme, qui apparaît sous les traits d'une femme ou d'une déesse dans les rêves, les visions et l'imagination créatrice. Elle représente
« Dame l'Ame » comme la nomme Carl Spitteler. Son image semble dériver de l'image maternelle ; elle est une synthèse de la féminité intérieure de l'homme et de son expérience concrète avec la femme. En outre elle constitue un a priori de toutes les expériences de l'homme avec la femme, car, en tant que déesse, l'anima est un archétype et possède, de ce fait, une existence réelle, quoique invisible, existence qui transcende toute expérience.
Si l'anima n'est pas projetée sur une femme, mais vit dans son monde, celui de l'âme, elle devient pour l'homme une médiatrice des contenus de l'inconscient. La Porteuse du Graal que Perceval rencontrera plus tard peut être tenue pour une médiatrice de cette nature. D'une manière générale, on trouve dans la littérature du Graal de nombreux personnages féminins qui portent le sceau de l'anima et qu'il faut considérer, moins comme des femmes réelles que comme des figures d'anima dotées de qualités surhumaines et de traits archétypiques.
. cependant, Blanchefleur semble se rapporter avantage à la femme qu'à l'anima, car cette dernière reste entièrement P.51 projetée, ce qui correspond à l'évolution de Perceval. Après avoir quitté sa mère pour s'engager dans le monde, et après avoir été fait chevalier, il est naturel qu'il rencontre la femme réelle, avec laquelle à ce stade de l'histoire, le problème de l'anima reste intimement entremêlé.
Même si une place privilégiée s'offre à lui aux côtés de Blanchefleur à Beaurepaire, Perceval est par trop sous l'influence des valeurs masculines pour se satisfaire de l'amour de sa dame . il s'en va a la recherche de nouvelles aventures.

Chapitre 3 La première visite de Perceval au château du Graal

A cette époque, on considérait qu'il était indigne d'un chevalier de demeurer trop longtemps au service de sa dame ; s'il restait près d'elle, il était suspecté d'efféminement . voilà pourquoi Perceval ne s'attarde pas à Beaurepaire. Une nouvelle fois son besoin d'action l'incite à rendre visite à sa mère afin de l'emmener au château où vit Blanchefleur. Mais cette nostalgie a sans doute des racines plus profondes ; voyons où elle le mène.
Chevauchant au hasard, il parvient au bord d'une profonde rivière. Il pense que la maison de sa mère se trouve quelque part sur l'autre rive, mais il ne voit aucun passage et le chemin ne conduit pas plus loin. Comme un écho à sa demande : « Dieu me permette de découvrir ce que je cherche », il voit un pêcheur qui lui indique le chemin du château du Graal. Il n'y rencontrera certes pas sa mère, mais il entrera dans cet Autre Monde qui correspond à la mère, ce domaine dans lequel « on ne s'engage qu'à son insu », ainsi que l'appelle Wolfram, le royaume des rêves et des images, autrement dit, l'inconscient.
.. l'atmosphère se transforme et devient magique ; elle indique que notre héros pénètre dans un domaine situé dans l'au-delà. Les contes bretons et l'imaginaire celtique .. accordent une grande place à l'Autre Monde. .. les Gaulois ou les Celtes voyaient leur ancêtre en Dispater, le dieu du monde souterrain. A l'origine, celui-ci était sans doute un dieu de la terre qui a remplacé une déesse-mère encore plus ancienne. D'après les récits irlandais et gallois, on pensait que cet Autre Monde était P.53 situé sous la terre . l'Autre Monde était appelé Mag Mor (la Grande Plaine), Mag Mell (la Plaine Agréable), et aussi le Pays de la Jeunesse, le Monde des Vivants, et - sans doute à la suite de l'influence chrétienne - la Terre Promise. Souvent, on situait ce lieu sous l'eau ; il recevait alors pour nom « le Pays sous les Vagues », ou « l'Ile verte à l'ouest », « le Pays au delà de la mer ». Il était également appelé « l'Ile des Femmes », car ce monde, du moins une île de ce type, ne pouvait être habité que par des femmes. En outre, il était dit - sous une forme familière à chacun - que ce monde se trouvait au centre de notre univers quotidien, et qu'il se cachait derrière un voile de brouillard magique ; il ne devenait visible que sous certaines conditions et pour des êtres bien déterminés. Une telle situation se présente dans notre récit. Perceval arrive en un lieu où le sentier s'arrête ; il aperçoit alors un pêcheur qui lui indique le chemin menant au château ; il soupçonne le pêcheur de s'être moqué de lui lorsque, soudain, le château apparaît devant ses yeux ; les grilles sont ouvertes, et le roi Pêcheur, désormais sous les traits d'un seigneur souffrant, est assis dans le grand hall, prêt à l'accueillir. La scène entière présente un caractère onirique, tout comme les événements qui vont suivre. Perceval est arrivé à son insu, c'est-à-dire comme dans un rêve, en ce lieu central qui est une image archétypique, ce que confirme l'atmosphère numineuse du château du Graal.
En raison de cet étrange caractère « d'au-delà » qui s'attache au domaine du Graal, on a pensé qu'il représentait le royaume des morts. .. relation avec la légende de la ville d'Ys, une ville bretonne engloutie qui réapparaît périodiquement. . Il nous semble cependant plus fécond de considérer ce lieu comme le royaume de l'inconscient. Néanmoins, il est légitime de l'interpréter comme une sorte de monde des morts, car il renferme les images immortelles. En outre, l'attention apportée à l'inconscient, et la confrontation avec ses contenus, apparaissent dans les rêves et dans l'imaginaire comme une descente dans le monde souterrain, descente qui correspond par ailleurs aux actes et aux missions classiques du héros. Toutefois, dans la mesure où l'inconscient contient des éléments vivants et en devenir, c'est-à-dire des potentialités, il est bien plus qu'un simple royaume des morts, ou qu'un lieu où s'accumulent des expériences passées. Il est également possible de comparer le château du Graal à l'inconscient sur un autre plan : quiconque y pénètre peut en ressortir, ce qui n'est évidemment pas le cas pour le royaume des morts.
Après avoir salué le visiteur et lui avoir présenté des excuses parce que ses souffrances ne lui permettent pas de se lever pour l'accueillir, le roi, à la chevelure grisonnante, vêtu d'un habit somptueux et d'un bonnet en zibeline, invite Perceval à prendre place à ses côtés et lui demande d'où il vient. Lorsqu'il apprend que Perceval a quitté le matin même le château de Beaurepaire, le roi ne peut croire que Perceval a parcouru une telle distance en une seule journée. Il est fait allusion ici à une distance d'un type particulier, comme le confirme un passage du Parsifal de Wagner. .

Je marche à peine
Et me vois déjà au loin.
.
Tu vois, mon fils
Ici l'espace et le temps se confondent.

Il s'agit là d'une expérience intemporelle semblable à celles que nous vivons dans les rêves.
En raison de la nature singulière des événements auxquels Perceval doit faire face, semble légitime de considérer cet épisode comme un rêve ou une vision, c'est-à-dire comme une plongée dans l'inconscient collectif. .. de « grands rêves », souvent décisifs pour la suite de la vie, se manifestent pendant la puberté. Aussi n'est-il pas faux d'interpréter l'expérience de Perceval dans ce sens.
. un valet entre dans le hall ; il porte une épée qu'il remet au « riche homme » - c'est ainsi que le roi est appelé dans cet épisode - en précisant : « La blonde Demoiselle, votre nièce, vous l'envoie ; vous la remettrez à qui il vous plaira. » Il n'existe que trois épées de cette qualité et le forgeron qui les a fabriquées est mort, si bien qu'il ne pourra plus en forger aucune autre. La demoiselle souhaite que celui lui en héritera sache en apprécier la valeur. Sur la lame, il est écrit que le métal est d'une si grande pureté qu'elle ne pourra se briser, hormis dans des circonstances périlleuses que connaît seul celui qui la forgea. Le seigneur du château remet l'épée à Perceval en précisant qu'il s'agit d'une arme rare et précieuse qui lui est spécifiquement destinée.
Dans Wolfram il n'est pas fait allusion à l'épée, en revanche, la P.55 nièce du roi prête son manteau à Parzival. Dans la plus part des autres versions l'épée a été brisée et il est demandé au chevalier destiné à devenir le gardien du Graal de la ressouder.

Chapitre 6 Le symbole central de la légende : le Graal et le vase

. Perceval ne rencontre pas la mère personnelle dans la sphère maternelle de l'inconscient -telle est en effet l'interprétation que l'on peut donner au royaume du Graal - mais la mère sub speciae aeternitatis, autrement dit l'image primordiale de la mère, le vase merveilleux. Le vase est un symbole si évident de la féminité, et avant tout de la maternité, dans la mesure où il accueille, contient et préserve . Dépouillé de toute référence personnelle et redevenu simple objet, le vase ne représente pas explicitement une réalité humaine, mais bien plus une idée, une image primordiale. En tant que tel le vase revêt une signification universelle et apparaît dans d'innombrables mythes, légendes et contes de fées . ( Les textes védiques comparent le soleil et la lune à des vases divins ; le soleil est un vase de bouillie, la lune, un vase de soma ; plusieurs auteurs ont tenté de montrer qu'ils sont les images primordiales qui se tiennent à l'arrière-plan du vase du Graal.)
La signification symbolique du vase remonte à des temps immémoriaux et c'est pourquoi il est légitime de le considérer comme une représentation archétypique. Le vase est l'une des premières manifestations de la culture et possède de ce fait une signification magique, c'est-à-dire un caractère numineux. Une légende qu'Hérodote raconte à propos de Targilaos, .. souligne tout particulièrement cet aspect. Quatre objets, une charrue, un joug, une hache, et une écuelle tombèrent du ciel en présence des trois fils de Targilaos. Les deux frères les plus âgés ne purent les toucher, car les instruments s'embrasaient à leur approche. Mais lorsque le plus jeune s'avança, la braise s'éteignit. Il emporta les instruments dans sa demeure et le peuple le proclama roi. P.89 Les quatre objets qui, dans cette histoire, définissent le héros de la civilisation, possèdent un incontestable caractère numineux.
Si l'on se souvient de l'importance capitale que revêtait pour l'homme primitif la possession d'un vase, grâce auquel il recueillait ou transportait l'eau - l'élément vital par excellence -, il est alors aisé de comprendre pourquoi le vase a été si souvent considéré comme un symbole dispensant ou préservant la vie. Selon la définition de Jung, les archétypes représentent des prédispositions innées qui régissent le comportement humain dans certaines situations spécifiques de la vie et qui permettent de saisir leur signification. L'image du vase correspond sans doute à un tel « pattern », c'est-à-dire à une potentialité inhérente à la psyché de découvrir ou de créer un vase et d'en déterminer l'usage.
Ainsi on rencontre un vase merveilleux dans presque toutes les mythologies. Parfois il dispense jeunesse et vie, parfois il possède le pouvoir de guérir, et parfois encore, tel le chaudron à hydromel du nordique Ymir, il contient pouvoir d'inspiration ou sagesse. Souvent, il opère des transformations ; cette propriété lui a permis d'atteindre une grande renommée comme vas Hermetis dans l'alchimie.
. Les légendes irlandaises parlent du chaudron de Dagda qui faisait partie des quatre trésors appartenant aux demi-dieux, les Tuatha Dé Danann ; ce chaudron était capable de nourrir toute une armée sans se vider. . Le chaudron magique de Bran avait la propriété de faire revenir à la vie des guerriers tués au combat ; ceux-ci ne recouvraient cependant pas l'usage de la parole. Le chaudron de Coridwen contenait un breuvage procurant sagesse et inspiration à l'instar du Sinnreger nordique. Le chaudron de Tyrnog appartient à la même famille de récipients : la viande destinée à un lâche n'y devenait jamais tendre, alors que celle d'un brave y cuisait sans difficulté. Le panier de Gwyddno Gahanhir(gallois:Mwys) faisait partie des treize objets précieux de l'île de Bretagne. Lorsqu'on y plaçait de la nourriture destinée à un seul homme, on pouvait, plus tard, en nourrir une centaine. Pour Rhys, cette corbeille constitue le parallèle le plus proche du Graal. D'après la description il faut se représenter une sorte de panier ou de caissette. Mwys désigne également une mesure. . Il est dit que la corbeille disparut avec Merlin lorsqu'il se retira dans sa maison de verre sur l'île de Bardsey. Selon Loomis, une corne d'abondance .. constitua le modèle original du Graal, et le mot cor(corne) fut confondu avec cors(corps).
. Un poème décrit un voyage d'Arthur à Annwn, le monde souterrain, où il vola un vase qui, à maints égards, évoque celui du Graal. .
Le bord du chaudron serti de perles évoque les pierres précieuses du Graal qui est également porté par des jeunes femmes. De même, le Graal ne fait pas bénéficier les infidèles de sa sainte influence.
.
. le latin gradale ou gradalis désigne un plat quelque peu profond ou un récipient. . en vieux français greal, grasal, en provençal grazal, en vieux catalan gresal, un vase, une coupe ou un bol en bois, en terre ou en métal. grassale (écuelle). . P.91

Le Graal est donc un véritable Tischleindeckdich (une table magique), une corne d'abondance, un objet ou un vase de désir ; il apparaît fréquemment dans les contes de fées sous la forme de pots, de corbeilles, de coupes ou de linges. La parenté de gratum, gratiae, grâce avec les reliques chrétiennes est évidente et correspond à la conception du Graal comme relique de cette nature. Une autre hypothèse de dérivation, sans doute incorrecte, transforme san greal, que l'on rencontre souvent, en sang real (sang royal), lequel fait référence au sang du Christ que le Graal est réputé contenir.

CHAPITRE 19 La figure de Merlin

La deuxième partie . nous transporte directement en Grande-Bretagne .. Nous sommes au Ve siècle à l'époque où les Saxons, sous le commandement de Hengist et Horsa, envahissent le pays et le plongent dans une grande détresse. D'après Geoffroy de Monmouth, Uther Pendragon, le père d'Arthur, accède alors au pouvoir ; Merlin est son conseiller. Tel est le cadre historique dans lequel se déroule le récit. L'historicité des personnages et des événements n'est cependant pas établie avec certitude. Nous savons que la figure de Merlin a été introduite en littérature par Geoffroy de Monmouth ; celui-ci précise qu'à la demande de l'évêque Alexandre de Lincoln (autour de 1134), il a traduit du breton en latin une ouvre intitulée Les Prophéties de Merlin et l'a incorporée ensuite dans son Historia. . pressé par ses contemporains .. de publier les prophéties de Merlin car ce dernier était devenu un personnage célèbre. On ne dispose d'aucun élément pour affirmer que Merlin et ses prophéties, qui évoquent les prophètes bibliques et les Livres sibyllins, étaient connus avant cette époque. Les textes gallois, qui parlent de Merlin sous le nom de Myrddhin, sont plus récents . La renommée et la réputation de Merlin, le visionnaire et le prophète breton, dépassèrent largement les frontières de la Grande-Bretagne. Déjà, avant Geoffroy, on trouvait P.277 un personnage .., il se nommait Ambrosius et non Merlin, et l'on disait qu'il était le descendant d'un Romain établi en Grande-Bretagne. Aussi croyait-on qu'il existait deux Merlin : Ambrosius Merlinus et Merlinus Sylvester. Les chansons et les histoires bretonnes développèrent la figure de Merlin sur le plan romantique ; son amour pour la fée Nivien ou Viviane est tout particulièrement connu ; cet épisode ne joue cependant aucun rôle dans notre récit. Dans Robert de Boron, il présente les traits que Geoffroy lui avait attribués, néanmoins, certains d'entre eux ont été retouchés, d'autres rajoutés dans le but d'intégrer le personnage dans la légende du Graal, et d'en faire le chaînon qui relie le paganisme au christianisme. D'une manière inattendue, une signification totalement différente s'est également attachée à lui.
Avec ses dons de clairvoyance, de prophétie, et ses pouvoirs magiques, Merlin sort du cadre humain habituel et incarne - à l'image du moine qui conseille Perceval - l'archétype du Vieux Sage, c'est-à-dire l'Esprit, mais il est plus proche de la nature que l'ermite ; il est un être païen de la nature et appartient à la lignée des nixes, des nains et des elfes. En réalité, il est une figure bien plus primitive que celle d'un « fils du démon », et le rôle d'Antichrist que lui attribue par ailleurs Robert de Boron ne lui rend pas véritablement justice. . l'aspect « esprit de la nature » du prophète. Ce n'est probablement pas un hasard s'il choisit ce personnage pour préparer les esprits à l'arrivée du Graal en Grande-Bretagne ; ce transfert, nous le savons, traduit l'introduction du christianisme dans ce pays. On prétend que Merlin est originaire du pays de Galles, d'un lieu nommé Carmarthen ou Caer Myrddhin - la tour ou le château de Merlin, qui reçut son nom. Aussi, par son lieu de naissance est-il en mesure de servir de lien entre le Graal, d'origine orientale, et la Grande- Bretagne, son lieu de destination. Dans un certain sens, Merlin est le représentant de la Bretagne païenne qui accueillit le christianisme en même temps que le Graal. . il est une incarnation de l'Angleterre non christianisée et de ses coutumes barbares. Dans la mesure cependant où ce pays adhère au christianisme, la nature profonde de Merlin est mise en étroite relation avec le processus d'adoption du christianisme .
On a affirmé que Merlin était une création purement littéraire ne reposant sur aucune réalité historique. .. surprenant qu'il ait, soudain, acquis une grande renommée et qu'il ait suscité une si importante production littéraire. Lorsqu'une telle situation se présente, il est probable, d'un point de vue psychologique, qu'il s'agisse de l'irruption d'une image archétypique traduisant la constellation, particulièrement intense, d'un contenu intérieur. Le personnage de Merlin, nous le verrons, est très étroitement lié au problème du mal et à la question du Quatrième, susceptible de rétablir la Trinité dans la totalité. .
Le texte qui fait suite à « Joseph d'Arimathie » débute ainsi : « L'ennemi était dans une colère extrême, lorsque le Christ brisa les grilles de l'enfer pour libérer Adam et Ève. » Cette phrase établit un nouveau lien avec l'Évangile de Nicodème, dont la seconde partie décrit la descente du Christ en enfer.
Les démons tiennent conseil pour savoir comment faire revenir les hommes en enfer. Ils concluent que les prophètes, en annonçant la venue d'un rédempteur, et en exhortant les pécheurs à faire pénitence, leur ont causé le plus grand tort. Ils décident alors d'envoyer leur propre prophète sur terre pour détruire l'ouvre du Christ. L'un des démons, le seul à posséder le pouvoir de prendre apparence humaine et de devenir père, est chargé d'exécuter cette tâche. II devra engendrer un fils qui sera la contrepartie du Fils de Dieu. Une pure une femme est élue pour en être la mère. Afin de faciliter la réalisation du projet, l'infortune s'abat sur la famille de la jeune femme. Longtemps le démon attend une occasion propice ; un jour, la jeune femme néglige le conseil de son confesseur - ne jamais rester dans une chambre mal éclairée, car les démons ont horreur de la lumière - et pendant la nuit, il réussit à se faufiler près d'elle et à accomplir son dessein.
Le lendemain matin, la jeune femme se rend compte de ce qui est arrivé et, ne découvrant personne dans la chambre, elle prend conscience d'avoir été trompée par un démon. Désespérée, elle va se confesser. Le prêtre, qui se nomme Blaise, .. fait le signe de croix sur elle, l'asperge d'eau bénite et lui en donne également à boire. Pour pénitence, il lui impose la chasteté durant le reste de sa vie. De cette manière, le pouvoir du démon - à sa grande fureur - est brisé.
Lorsque son état devient public, la jeune femme est mise en prison où l'enfant du démon naît à son heure. Il est baptisé et on lui donne le nom de son grand-père maternel, Merlin. Après une période de dix-huit mois, la mère est sur le point d'être condamnée à mort ; le jeune Merlin, à la surprise générale, se met alors à parler et certifie à P.279 à sa mère qu'elle ne mourra pas à cause de lui. Lors de l'audience il intervient en sa faveur et met le juge dans l'embarras en affirmant que le magistrat ne connaît pas son père ; l'information s'avérant exacte, la mère est acquittée. Ainsi, très tôt, il apparaît que Merlin possède une vision plus large et des connaissances supérieures à celles des autres hommes. Il a bénéficié, en fait, d'un double héritage : de sa mère, pleine d'innocence, il a reçu le don de voir l'avenir, et de son père infernal, la connaissance du passé. Quelque temps après, Merlin informe Blaise et sa mère qu'il devra bientôt les quitter car il est recherché par des hommes qui ont promis à leur maître de lui rapporter son sang. Ils ne le tueront pas car il leur proposera de les accompagner. Avant Blaise transcrira ce qu'il lui révélera, à savoir l'histoire de Joseph d'Arimathie, du saint vase et de sa propre naissance. Puis Blaise se rendra au lieu où séjournent les compagnons du Graal, et rédigera son livre avec diligence. « On ne lui reconnaîtra, cependant, aucune valeur car tu n'es pas un apôtre, lui dit Merlin. Les apôtres n'écrivirent rien à propos de Notre Seigneur qu'ils n'aient vu ou entendu eux-mêmes, toi aussi n'écris rien, sauf ce que tu entendras de moi. Et parce que je suis sombre et que je le serai toujours, que le livre soit également sombre et mystérieux aux endroits où je ne souhaite pas me dévoiler. Plus tard, il sera joint au livre de Joseph d'Arimathie, et ensemble ils formeront un beau volume. Les deux seront un, excepté que je ne suis pas capable de prononcer les paroles secrètes que le Christ confia à Joseph - il serait d'ailleurs injuste que je le fisse. »
. pourquoi Merlin est recherché. Vertigiers, ou Vortigern, le roi de Grande-Bretagne a accédé illégalement à cette dignité en s'emparant du royaume après avoir fait tuer l'héritier légitime ; il souhaite construire une tour imprenable à présent que sa position est menacée. A chaque tentative, cependant, les murs de la tour s'effondrent sans raison apparente. Des sages et des astrologues sont finalement appelés et lisent dans les étoiles que le sang d'un enfant sans père doit être mélangé au mortier. Des messagers sont envoyés à la recherche d'un tel enfant. Ils pensent l'avoir trouvé en Merlin lorsqu'ils entendent un autre enfant crier, en jouant, qu'il n'a pas de père. A condition de ne pas être tué, Merlin se déclare prêt à les suivre chez Vertigiers et à lui expliquer pourquoi les murs s'écroulent. Conduit sur place, Merlin révèle au roi, en présence des sages et des astrologues, que sous les fondations de la tour stagne une grande quantité d'eau dans laquelle vivent deux dragons, l'un rouge, l'autre blanc. Oppressés par le poids des pierres, les dragons bougent, ce qui provoque l'effondrement des murs. Le roi ordonne de creuser et l'on découvre les dragons comme Merlin l'avait annoncé. Ceux-ci commencent immédiatement à se battre et le dragon blanc tue le dragon rouge. Merlin explique que le dragon rouge représente Vertigiers, le blanc, les prétendants légitimes au trône, les deux frères Pendragon et Uther, qui bientôt livreront bataille contre lui. Vertigiers est défait et Pendragon accède au trône. Il meurt peu de temps après, et Uther, sous le nom d'Uther Pendragon, lui succède ; il demande à Merlin d'être son conseiller permanent. Celui-ci accepte cet honneur à la condition de pouvoir s'absenter de temps en temps sans que le roi lui pose la moindre question. Ce trait place Merlin dans la lignée des figures bien connues de Mélusines, d'ondines, de demoiselles et de chevaliers au cygne, qui cachent, sous leur apparence mi-humaine, le mystère des êtres de la nature. Merlin prend désormais fait et cause pour le roi, lit dans le cour de chacun, connaît les événements futurs et sait comment les aborder. Sur son conseil et grâce à ses pouvoirs magiques, les pierres colossales de Stonehenge sont apportées d'Irlande pour être érigées en mémoire de ceux qui sont tombés lors de la bataille de Salisbury. (Ce pouvoir est qualifié de spirituel dans le passage qui décrit l'arrivée et la mise en place des pierres : « Il les érigea en cercle autour des tombes et démontra ainsi que l'esprit l'emportait sur la force)

Merlin se tient comme une mystérieuse autorité spirituelle à l'arrière-plan de la Table Ronde du roi Arthur. Dans un premier temps, son apparence double, ou multiple, et ses traits espiègles et bouffons lui confèrent une allure méphistophélique, mais sa connaissance du passé et du futur traduit un degré de conscience plus élevé que celui d'Arthur ou des chevaliers qui sont, il est vrai, remarquablement inconscients ou irréfléchis. Grâce à cette conscience plus large, Merlin, à l'image du Graal, apparaît comme une conscience projetée, car il dévoile les fautes et les méfaits des hommes. En tant que prophète de l'enfer, envoyé dans le monde par le démon, il porte en même temps la marque de l'Antichrist. Il cristallise également sur lui le thème, évoqué à plusieurs reprises, de Judas, sans toutefois que la trahison soit consommée ; le pouvoir du bien s'est avéré plus fort que celui du mal, et grâce à la pureté de sa mère, l'hérédité démoniaque n'a pu se manifester. Celle-ci se révèle, avant tout, à travers ses pouvoirs magiques et par la jubilation que lui procurent les facéties et les tours qu'il joue à autrui. Aucun de ces traits n'a de caractère destructeur, sauf dans l'épisode d'Ygerne dont le mari trouve la mort à la suite de la machination ourdie contre lui, à l'image d'Urias, le mari de Bethsabée, que David fit disparaître dans des circonstances analogues. En sa qualité d'Antichrist, Merlin transforme la Trinité en une quaternité. Il appartient aux propriétés essentielles du nombre quatre, considéré en tant que symbole psychique, de ne pas suivre le trois comme une unité supplémentaire, car, selon l'aphorisme de Marie la Prophétesse, « . du trois naît l'un comme quatrième. » Cela signifie que par le quatre on pénètre une nouvelle dimension dans laquelle l'un originel, la totalité, se manifeste d'une manière nouvelle à travers l'intégration du trois dans l'unité. Aussi, Merlin n'est-il pas simplement l'Antichrist qui s'ajoute comme quatrième à la Trinité, mais une incarnation du Dieu-Père primordial, dans lequel se manifestent le Père, le Fils et le Saint-Esprit. La dimension nouvelle qui est atteinte concerne l'essence de l'homme et de la nature, car elle traduit une réalisation de la divinité qui s'est enracinée plus profondément dans notre monde. P.283

CHAPITRE 20 Merlin, medicine-man et prophète

. l'affrontement de deux dragons - l'un rouge, l'autre blanc - est à l'origine de l'écroulement de la tour du roi Vertigiers. D'un point de vue psychologique, Merlin est celui qui appelle l'attention sur le problème des opposés, dont les hommes de cette époque n'avaient sans doute pas conscience, mais par lequel ils se sentaient minés.
Le dragon rouge et le dragon blanc occupent une place de choix dans le symbolisme alchimique ; ils traduisent le problème des opposés au sein de l'âme. Bernard de Trévisan, l'alchimiste italien du XVe siècle, illustre cette opposition par la parabole suivante : il pénètre dans un verger, le lieu de la transformation « chymique », et découvre un château ; « deux dragons y vivaient ; l'un était rouge, le cadavre lourd, l'autre blanc, sans aile. Ils se rencontrèrent et s'embrassèrent dans la chaleur du soleil, tel qu'il est en Ariès. Ils jouèrent ensemble jusqu'à ce que les dragons accolés s'évanouissent et se transformassent tous deux en corbeaux noirs. Les corbeaux s'humectèrent alors l'un l'autre jusqu'à ce qu'ils devinssent blancs ; jusqu'à ce que le soleil entre à Léo, c'est-à-dire jusqu'à ce que le corbeau qui était devenu blanc fût devenu rouge dans le second, en tant que sang, dans la chaleur, et se transformât par cette ouvre en conjonction. »
Lorsque les opposés prennent la forme de dragons, il est indiqué que la coupure est profondément constellée dans le monde des instincts et qu'aucune relation n'a encore été établie avec lui.
D'après la tradition alchimique, ces opposés doivent être unis ; le rouge et le blanc sont en effet les couleurs du fiancé et de sa promise qui s'unissent dans le « mariage chymique ». Il existe donc une séparation là, où, par nature, l'union doit régner. Merlin : celui qui appelle l'attention des hommes sur cette situation anormale et son intervention vise à favoriser le passage à la conscience du problème des opposés ; il est, de ce fait, « celui qui apporte la lumière » à l'homme. . cependant, Merlin s'était retiré dans la forêt, loin des hommes, car il était devenu fou de douleur lorsque au cours d'un affrontement entre les Écossais et les Bretons. (Merlin était breton) trois frères du chef des Bretons .. furent tués. Il menait la vie d'une bête sauvage et lorsque, par hasard, les émissaires de sa sour Ganiéda le trouvèrent, ils durent le calmer avec des chansons et des airs de lyre avant de parvenir à le convaincre de revenir dans le monde des humains. A la vue de la foule, une nouvelle crise de folie se déclencha. On lui rendit la liberté et il retourna dans la forêt. C'est là qu'il souhaitait vivre, il autorisa même son épouse Gwendoline à se remarier, et précisa qu'il se présenterait le jour du mariage avec un cadeau hors du commun. Peu de temps après, il lut dans les étoiles que sa femme était sur le point de se remarier. Il apparut quelques jours plus tard, devant la maison du nouveau couple, chevauchant un cerf et poussant devant lui un troupeau de cerfs. Il appela Gwendoline, fort amusée par le spectacle. Mais lorsque son époux se montra à la fenêtre, Merlin arracha les bois du cerf, les lança à la tête de son rival et lui fracassa le crâne. Puis, il se réfugia à nouveau dans la forêt en traversant un fleuve, il perdit l'équilibre et tomba dans l'eau. Des serviteurs de sa sour le repêchèrent et l'amenèrent chez elle.
Une fois de plus, il se sentait prisonnier et, par nostalgie de la forêt, il perdit toute joie de vivre. Sa sour n'eut d'autre solution que de céder à son désir et de lui redonner la liberté. Merlin permit cependant qu'elle s'occupât de son confort. Au cour de la forêt, elle fit construire une maison qui comprenait soixante-dix portes et fenêtres ; Merlin avait ainsi tout loisir pour se livrer à ses observations astronomiques. Afin de vivre à ses côtés, Ganiéda s'installa avec ses serviteurs non loin de là. .
Il est remarquable que Merlin révèle le conflit inconscient symbolisé par les deux dragons, mais qu'il ne soit pas en mesure de supporter la guerre absurde qui oppose les hommes ; ces deux thèmes sont étroitement liés. L'inconscience vis-à-vis du problème des opposées conduit à la guerre et interdit le mariage royal du blanc et du rouge. Merlin, qui a sans doute conscience de la situation désespère de la stupidité des hommes, incapables, quant à eux, de la comprendre.
Plus tard, par sa vie dans la forêt avec sa sour, loin des hommes et de son épouse - vie consacrée à l'observation des étoiles et à la prophétie- il semble être devenu proche des druides et des bardes celtiques. Bien plus, il appartient à la catégorie des medicine-men et des prêtres. Le chaman, le medicine-man, et la figure parallèle du druide celtique personnifient en quelque sorte l'homme religieux qui, dans la solitude et l'indépendance totale, établit un contact direct et personnel avec l'inconscient collectif et tente de vivre selon les indications qu'il reçoit de son esprit protecteur, c'est-à-dire de son inconscient. II devient ainsi une source de vie spirituelle pour son entourage. Mircea Eliade a montré que ses états temporaires de folie caractérisent le chaman ou le medicine-man, et qu'en particulier la chute dans l'eau, dont Merlin est victime, accompagne souvent les perturbations de l'équilibre psychique qui annoncent le début de l'initiation des novices. Les Esquimaux distinguent cette forme de troubles de la maladie mentale classique par le fait que le chaman est en mesure de se guérir de sa souffrance, alors que le malade mental ne l'est pas. Dans notre histoire, une source jaillit tout près du corps de Merlin et l'eau le guérit ; ensuite il aura le don de guérir les autres hommes. Sa folie peut donc être considérée comme une initiation grâce à laquelle il établit un contact plus intime avec les forces de 'autre monde. Après sa guérison, à l'image de nombreux chamans, il vit retiré dans une forêt et se consacre au service de la divinité. On a trouvé des parallèles à la vie de Merlin chez les peuples primitifs ainsi que dans les traditions judéo-chrétiennes et islamiques ; la forme légendaire de la vie du prophète Elie présente, par exemple, de nombreux points communs avec celle de Merlin. . P.287
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De nombreux indices confirment l'hypothèse d'une relation entre Merlin, le voyant, et Elie, le prophète. Nous sommes d'autant plus enclins à admettre une telle possibilité qu'il existait des liens entre les romans arthuriens et la tradition judaïque. Nous pensons à la légende : le Salomon et d'Asmodée qui aurait inspiré plusieurs épisodes de l'histoire de Merlin.
La légende de Salomon était en effet l'une des légendes favorites de l'Europe médiévale et Élie avait le privilège d'être à la fois un héros de la tradition judaïque et de la tradition chrétienne.
Dans la légende, Élie apparaît comme une personnalité prophétique et religieuse ; il présente des traits espiègles, parfois démoniaques, qui caractérisent souvent le medicine-man païen et que l'on retrouve chez Merlin. Élie est amené à tuer un autre homme, il se métamorphose en hétaïre pour sauver un rabbi plein de piété, et joue des tours aux hommes en se promenant sur terre avec Chadir, sous des apparences changeantes. De ce point de vue, il personnifie l'archétype de trickster, dont la fonction, entre autres, est de compenser les dispositions à la rigidité de la conscience collective, et de laisser ouvert l'accès à la profondeur irrationnelle,- au royaume des instincts et des archétypes. Toutefois, le prophète Élie n'est pas seulement un exemple de personnalité individuée, il est aussi, comme Jung le montre, et comme son nom l'indique, une image humaine de Yahvé, c'est-à-dire de Dieu. Dans la légende, il est identifié au Métatron, la figure connue sous le nom de « petit Yahvé » dans la Pistis Sophia. Aussi, son image représente-t-elle un aspect de la plus haute divinité, dans la mesure où le processus d'individuation- si on le considère de l'« autre » côté, à savoir du point de vue archétypique- décrit un processus d'incarnation de la divinité. Plus tard, Enoch, Élie et Jean-Baptiste furent mis sur le même plan que le Métatron. . Ils représentent l' « homme total » et l'Ancien des Jours. Jean-Baptiste, à l'image d'Élie, est extraordinairement hirsute, comme si sa nature animale était encore très proche. Merlin se distingue lui aussi par une étonnante pilosité. . Cette proximité de la nature s'exprime également à travers ses nombreux séjours dans la forêt par le fait qu'il est le pâtre d'un troupeau d'animaux sauvages. . Geoffroy n'hésite as à le comparer à Orphée.
Il vit dans son observatoire, au milieu de la forêt, avec trois fidèles compagnons (une quaternité) : son élève, le barde Thelgessin ou Taliésin, sa sour Ganiéda, et un ancien malade mental guéri par l'eau de la fontaine qui jaillit près de sa maison.
Le rire de Merlin est tout particulièrement célèbre ; il repose sur sa grande connaissance des relations invisibles. Il rit, par exemple, lorsqu'il voit un pauvre homme déguenillé assis sur le sol, ou lorsqu'un jeune homme achète une paire de chaussures. Merlin sait en effet qu'un trésor est caché sous le vieil homme et que le jeune homme est appelé à mourir le lendemain. La solitude de Merlin est compréhensible : sa connaissance, qui lui permet d'entrevoir les processus inconscients, l'isole des hommes ordinaires auxquels ses réactions apparaissent sans doute extravagantes. Pour cette raison, il choisit de rester dans la forêt. Il vit volontairement dans le dénuement, renonce à l'amour, et rejette les brillantes propositions qui le feraient revenir dans le monde. Car, dit-il, « rien ne me plaît tant qui puisse me faire partir de mon Calidon ; il est, pour moi, toujours très plaisant. » Calidon, la forêt de chênes où il demeure, évoque Wotan. Dans ce bois, il est entièrement au service de Dieu, et il adresse ces paroles significatives au malade mental qu'il a guéri : « Maintenant tu auras à poursuivre, en tâtonnant, ta confrontation avec Dieu, qui te rendit à toi-même, et désormais tu resteras à mes côtés afin de racheter, dans l'obéissance retrouvée à Dieu, les jours que la folie te P.289 ravit. » .
Le facteur décisif dans la vie sylvestre de Merlin semble avoir été un absolu don de soi ou religio, c'est-à-dire sa soumission attentive à la divinité dont il incarnait une part du savoir et du mystère. Pour cette raison, la vivante réalité de l'inconscient était en mesure de se manifester à travers lui. Tout se passe comme si cette partie de l'inconscient .. craignait l'emprise de la conscience et ne se manifestait que dans les cas où l'homme renonce à la supériorité de sa conscience, à l'adaptation sociale et à sa volonté personnelle, pour donner vie à cette composante à la fois plus archaïque et plus prospective de son être. A cette condition, celle-ci le gratifie de prémonitions qui dépassent très largement le présent . Merlin est ainsi devenu une image légendaire de l'homme total, l'homo quadratus ou homo altus de l'alchimie, au sein duquel l'homme ordinaire s'est uni à la totalité qui le transcende. Sa renonciation à des jugements basés sur une conscience unilatérale, confiante en ses moyens et en sa volonté propre le fait parfois apparaître comme le jocosus, le fou qui connaît sans cesse d'étranges aventures, telle sa chute dans l'eau après la vengeance. Ces étranges maladresses évoquent le commentaire que Jung fait à propos du trickster archétypique : « Le trickster est un être primitif « cosmique » de nature divine et animale ; il est, d'une part, supérieur à l'homme par ses qualités surhumaines, et, d'autre part, il lui est inférieur par sa déraison et son inconscience. De même, il ne peut se mesurer à l'animal, car il est extraordinairement maladroit et la sphère instinctuelle lui fait défaut. Ces carences soulignent sa nature humaine ; c'est pourquoi son adaptation à l'environnement est moins bonne que celle de l'animal ; en revanche, il possède la virtualité d'un plus grand développement de la conscience, c'est-à-dire une avidité de connaissances bien plus importante, ce que le mythe souligne à juste titre. » Pour cette raison, l'archétype du trickster apparaît toujours comme une figure capable d'apporter la guérison lorsque la conscience collective court le danger de se figer dans une attitude unilatérale. Sans cesse il permet l'accès aux couches profondes, animales et divines de la psyché ; Merlin remplit apparemment cette fonction dans la culture médiévale.
. De tout temps, les corps célestes ont été les grands messagers du destin et de l'avenir. Les regroupements astrologiques, c'est-à-dire symboliques, mettent en lumière les projections de l'inconscient collectif et, en eux, il est possible de lire les « constellations » séculaires des archétypes. Aussi permettent-ils de prévoir notre destin culturel spirituel. Par son étrange vie dans son observatoire au milieu de la forêt, Merlin s'est, en quelque sorte, fondu dans l'unus mundus en union avec l'origine de la vie cosmique et psychique. Cette unité transparaît le plus clairement à travers les phénomènes synchronistiques auxquels appartiennent sans doute les coïncidences astrologiques. En les observant, notre compréhension entre parfois brièvement en contact avec le « savoir absolu » de l'inconscient ; les prémonitions qui dépassent toute réflexion consciente et anticipent l'évolution future de l'homme jaillissent alors - ce qui constitue l'essence même de la prophétie. P.291


CHAPITRE 21 Merlin et le Mercure alchimique

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Lorsqu'une figure de cette nature, en soi si fantastique, connaît soudain une telle renommée, il est probable qu'elle corresponde à un contenu de l'inconscient collectif, intensément constellé, et il faut s'attendre à découvrir d'autres manifestations du même ordre. En effet, l'apogée de la littérature relative à Merlin coïncide historiquement avec celle de l'alchimie orientale où l'on trouve une personnification de la substance mystérieuse qui offrent une étonnant ressemblance avec Merlin, à savoir le Mercure alchimique. Dans la littérature alchimique, le Mercure symbolise la prima materia ; en lui, P.293 l'ancien Dieu de la révélation est resté vivant et de surcroît, il est enrichi de nombreuses amplifications. La doctrine de l'Antiquité tardive se rapportant à la nature divine de l'anthropos s'est perpétuée à travers les spéculations des alchimistes sur la matière, non pas expressis verbis, mais dissimulée sous de multiples formes. . cf.« L'Esprit Mercure » (Jung), . car il est impossible de décrire en quelques lignes les nombreuses facettes de cette figure. Dieu secret de la nature et personnification du lumen naturae, le Mercure alchimique incarne lui aussi le grand homme intérieur, le Soi, et présente des traits qui complètent la nature ecclésiastique du Christ. Il est le guide et le conseiller de ceux qui, dans la solitude, se préparent à vivre l'expérience immédiate de la divinité. Le Mercure alchimique et Merlin partagent un nombre étonnant de traits. Tout deux sont capables d'infinies métamorphoses, tous deux sont tantôt comparés au Christ, tantôt à l'Antichrist. Tous deux sont des équivalents du souffle inspirateur du Saint-Esprit, ou sont décrits comme de faux prophètes. Tous deux possèdent la nature du trickster, tous deux vivent cachés, tous deux sont les mystérieux agents qui se tiennent à l'arrière-plan de la transformation du « Roi » et sont liés aux dieux de l'amour. Tous deux sont associés à Saturne et provoquent la folie ou en sont les victimes. En définitive, ils représentent le mystère du « vase divin », le but de la recherche de l'homme. Tous deux sont liés à l'expérience de la divinité dans la nature ou dans l'inconscient. .
« . esprit du monde qui fait corps avec la terre. » Lui aussi est un vent, ou pneuma, et l'eau de la mer, lui aussi s'incarne dans l'aigle, ou dans d'autres animaux, et dans le rayon du soleil. . « Il est l'esprit du Seigneur qui remplissait la terre entière et qui, au commencement, nageait sur les eaux. Ils l'appellent également l'esprit de vérité caché du monde. » (Avicenne) Cette citation nous ramène à Merlin qui avait coutume de dire la vérité et vivait caché, loin du monde. De même, le Mercure est malicieux et double ; un texte rapporte qu'il parcourt le monde et qu'il se réjouit autant de la compagnie des bons que de celle des méchants. » Il est une personnification de l'homme originel, une figure qui unit en un seul être le Christ, la figure lumineuse du symbole du Soi, et sa part sombre, l'Antichrist. . Nous sommes d'autant plus autorisés à comparer Merlin au Mercure alchimique que les alchimistes firent de même. . P.295
. texte alchimique qui porte le titre d'Allegoria Merlini et relate le mystère du meurtre et de la transformation du roi, Merlin se tient lui aussi comme « faiseur » de rois, gardien et conseiller, derrière Arthur, le roi du Graal et Perceval. Officiellement, son rôle est d'aider, mais il présente parfois une autre face que met en valeur la figure saturnienne de l'homme à la jambe de bois. Ce dernier, à l'image de Merlin, est également astronome et physicien ; en raison de cet aspect étrange et dangereux, nous l'avons interprété comme un adversaire du roi du Graal. Le roi lui-même possède ainsi un arrière-plan « fantomatique ».
De nombreux auteurs identifièrent le roi du Graal à Brân (d'où son nom Bron), un héros divin et roi des enfers dans le Mabinogi. L'image christianisée du roi conserve cette caractéristique. L'Elucidation précise que la nécromancie n'a pas de secrets pour lui et qu'il est un magicien qui change d'apparence à volonté. Dans La Quête, sa souffrance est provoquée par deux serpents enroulés autour de son cou. (Ils symbolisent le problème des opposés comme les dragons rouge et blanc.) De ce point de vue il est très proche de la nature de Merlin ; car il perd son caractère de principe collectif de la conscience, et (à l'image du sol niger de l'alchimie) il se confond avec l'aspect duel et archaïque du symbole du Soi. Lui et son adversaire sont alors identiques, et tous deux - le roi et son ennemi invisible correspondent par bien des traits à Merlin. Pour cette raison, ce dernier personnifie assurément un aspect énigmatique du Soi dans lequel les opposés apparaissent unis. Tout se passe comme s'il permettait au roi d'accéder au trône, le conseillait et préparait sa chute, c'est-à-dire comme s'il incarnait l'aspect duel du Soi, ce qui, une fois encore, le rapproche du Mercure. Dans la mesure où Merlin et sa sour vivent ensemble, on peut les comparer au célèbre couple frère sour de l'alchimie, couple qui symbolise l'aspect double de la substance mystérieuse.
La description synthétique que fait Jung du Mercure s'applique mot pour mot à Merlin : « Il est corps et esprit. (Merlin est un être humain, plus tard un esprit qui parle depuis sa tombe.) Il est le processus par lequel ce qui est inférieur et corporel se transforme en ce qui est supérieur et spirituel, et vice versa. (Parce qu'il est son adversaire, Merlin attire le roi du Graal dans la matière et envoie Perceval au Mont Douloureux vers la spiritualisation.) Il est le démon (en tant qu'Antichrist), un rédempteur secourable, un « trickster » insaisissable et l'image de la divinité telle qu'elle s'inscrit dans la nature. Il est le reflet d'une expérience mystique de l'artifex qui coïncide avec l'ouvre alchimique. En tant que tel, il représente d'une part le Soi, d'autre P.297 part le processus d'individuation et aussi, en raison, du nombre illimité de noms qu'on lui attribue, l'inconscient collectif. » Il est étonnant qu'une telle figure du Soi émerge pratiquement en même temps sous les traits de Mercure dans l'alchimie occidentale et sous ceux de Merlin dans la légende du Graal. A cette époque, naissait un impérieux besoin intérieur d'une personnification unifiée de la divinité incarnée, capable de guérir l'opposition Christ-Antichrist.
Il nous faut aborder ici un autre aspect de Merlin, à savoir sa relation avec le symbole du cerf. Le cerf apparaît dans cet étrange épisode au cours duquel il punit l'infidélité de son épouse. . Le Mercure entretient lui aussi d'étroites relations avec le cerf car les textes alchimiques le décrivent souvent comme le cervus fugitivus. Il est cependant possible que le symbole du cerf soit une survivance du dieu celtique Cernunnos, qui, .. , était un Dieu livré au mystère de la transformation. Cernunnos est découpé en morceaux et cuit dans un vase avant de renaître rajeuni ; il subit ainsi le véritable mystère de la transformation alchimique. Dans ce cas Merlin serait en fait le contenu secret du vase du Graal.
. Merlin est le mystérieux instigateur de la quête de Perceval ; il soutient la mission du héros, précisément parce qu'il représente le Soi, la totalité intérieure que Perceval atteindra à travers la quête du Graal. Aussi Merlin est-il véritablement le mystère du Graal. La faucille qu'il porte autour de son cou le met en relation avec Saturne .
Dans d'autres versions, il se cache tantôt sous les traits d'un vieil ermite, vêtu de blanc, la couleur des fantômes chez les Celtes, tantôt sous l'apparence d'un bûcheron, ou bien encore, derrière une ombre, sur la route du héros. . le rôle de Merlin chez les continuateurs de Chrétien. Il n'y paraît pas lui-même ; en revanche, une demoiselle chevauchant une mule vient en aide à Perceval par ses conseils et en lui confiant l'anneau magique. Plus tard, elle révélera être la fille de Merlin ; P.299 . L'action de Merlin est ici indirecte, car, invisible, il influence Perceval grâce à sa fille. Dans cette version, tout se passe comme si le symbole du Soi n'était pas personnifié de manière autonome derrière l'anima, mais exerçait son action d'un lieu caché situé à l'arrière-plan. En revanche, chez Robert de Boron .. la figure de l'être capable de réunir les opposés se porte inopinément au devant de la scène et devient le personnage central de l'ouvre. Il est possible de voir une autre trace de Merlin chez les continuateurs de Chrétien, à savoir dans l'épisode de la Dame aux étoiles qui surgit des eaux et charge Perceval de lui rapporter la tête du cerf.
Par sa robe étoilée, la Dame aux Etoiles se voit reconnaître symboliquement le pouvoir d'inspiration ; elle est l'héritière de la fée Morgane dont elle détient l'échiquier sur lequel un adversaire invisible met Perceval en échec et mat. Ce joueur invisible ne dissimulerait-il pas Merlin, et la Dame aux étoiles ne partagerait-elle pas sa vie (comme le fit Morgane) ? Quoi qu'il en soit, il s'agit d'un motif archétypique que l'on rencontre dans les contes de fées : avant de gagner son amour, le héros doit libérer la figure d'anima d'un esprit païen invisible et le vaincre. Un conte de fées norvégien intitulé « Le Compagnon » relate les rapports amoureux qu'une princesse entretient, la nuit, avec un troll. Ensemble ils tuent tous les prétendants jusqu'à l'arrivée du héros capable d'anéantir le troll. Dans une version d'Allemagne le troll est un vieil homme qui vit dans la montagne. Il assure le service religieux devant un autel sur lequel repose un poisson épineux. Le vieillard doit être vaincu afin que le héros puisse épouser la princesse.
Ici, le « Vieux de la montagne » est sans doute Wotan qui attend son retour, et dans l'intervalle (parce qu'il n'est pas reconnu, ni pris au sérieux) il prend possession de l'âme inconsciente de l'homme, l'anima. L'échiquier désigne cependant davantage Cernunnos, souvent représenté avec une tablette. Tout comme les runes de Wotan, les jeux ont pour but de connaître la volonté des dieux par la divination. Une image plus ancienne de Dieu est sans doute renée dans Merlin ; elle réunit des aspects de Wotan et de Cernunnos, le dieu archétypique des Celtes, et symbolise la totalité intérieure qui presse l'homme de ses exigences encore insatisfaites. Dans la mesure où il se tient derrière la Dame aux étoiles, Merlin prépare .. un destin plein d'embûches pour le héros.
La mission que la Dame aux étoiles lui confie - rapporter la tête du cerf - signifie peut-être que le cerf représente Merlin-Mercure qui hante l'anima tel un amoureux invisible. Perceval doit le vaincre avant de pouvoir la gagner. . Si .. Merlin symbolise le divin contenu du vase du Graal, nous nous trouvons alors en présence une duplication du motif. Le désir secret des deux figures est de conduire Perceval au symbole du Soi, mais la Porteuse du Graal souhaite le mettre sur la voie du développement du symbole chrétien, tandis que la fée des eaux préfère le guider vers un retour à l'esprit païen de la nature - retour qui ne doit cependant pas être considéré comme une étape de valeur inférieure. En dernière analyse, les deux femmes poursuivent le même but.
De ce point de vue, Garsales, le Chevalier Blanc, symbolise probablement une attitude morale chrétienne qui s'oppose aux intentions de la seconde anima. En réunissant des aspects du Christ et de l'Antichrist, Merlin posait un problème insoluble à l'homme médiéval, incapable de raisonner en termes de paradoxes.
Dans ce récit, le cerf apparaît sous une forme double .
Le premier cerf cloué sur l'arbre représente la figure centrale située entre les pôles opposés du Christ et de l'Antichrist. II porte, en effet, les composantes instinctuelles du symbole du Christ et, en tant qu'image de la superbe, il est contaminé par des traits démoniaques. Il traduit une manifestation régressive du rédempteur, dans laquelle les aspects d'ombre et de lumière sont encore unis. Le second cerf, poursuivi par Garsales, serait une forme progressive de cette manifestation, équivalente à Merlin, à savoir un sauveur qui réunit plus étroitement les opposés, à un stade de plus grande conscience. L'axe de tension (Christ-Antichrist) illustre le problème moral du bien et du mal, tandis que le second axe (cerf I-cerf II) dépeint le problème de la régression-progression du cours de la vie, et le danger, après avoir franchi un pas vers une unité renouvelée, de retomber dans l'unité P.301 païenne primitive. Tout comme le cerf, la figure de l'anima se présente sous une forme double. Cette incertitude émotionnelle, face à l'avenir qui est, semble-t-il, très difficile à surmonter dans un premier temps. Comprendre une figure comme celle de Merlin ou du Mercure alchimique réclame largeur de conscience et maturité de sentiment. Une prise de conscience de cette nature était pratiquement impossible jusqu'à ce que la psychologie moderne découvrît la nature essentiellement duelle de l'homme, c'est-à-dire l'existence d'une personnalité consciente et inconsciente, en relation de compensation. Après de nombreuses difficultés le conscient est finalement parvenu à se libérer des formulations unilatérales et sans équivoque. L'homme du Moyen Age devait, en outre, faire face à une autre difficulté que traduit très clairement l'architecture de cette époque. Il lui fallait sortir des ténèbres de l'inconscience et de la barbarie en dépassant la condition « naturelle » qui emprisonne l'homme primitif, et parvenir à une attitude spirituelle. La doctrine chrétienne offrait, à cet égard, l'expression la plus large et, en même temps, aide et assistance. De nos jours encore, de nombreux peuples se heurtent à cette difficulté et, de surcroît, chaque individu doit l'affronter au cours de sa propre vie. Toutefois, le problème de l'homme moderne se pose de manière différente ; durant les siècles, il s'est de plus en plus identifié au bien ou à l'esprit, et c'est pourquoi il ne demeure plus dans l'obscurité mais dans la lumière, ou du moins s'imagine-t-il être dans la lumière. Pour cette raison il est nécessaire qu'il revienne sur ses pas et rejoigne sa part sombre et instinctive.
Le Moyen Age n'ayant pas réussi à réaliser la synthèse des opposés, tout semble indiquer que notre époque a pour mission de mener à bien cette entreprise ; il est impératif qu'elle s'en saisisse même si le succès n'est pas assuré.
Les incertitudes de la vie moderne contraindront l'homme à se pencher toujours davantage sur sa face obscure et ce n'est certes pas un hasard si les découvertes de la psychologie ont forgé un outil capable à la fois de lui montrer le chemin et de l'aider à accomplir sa mission. L'ouverture à l'inconscient entraîne un élargissement et un approfondissement de la conscience qui permet une nouvelle et une meilleure orientation, ce qui se révèle d'une aide inestimable. De plus, l'activation et l'intégration des archétypes - qui sont, en définitive, non pas de simples images, mais essentiellement des idées-forces ; des énergies - permettent à de nouvelles énergies de devenir disponibles. Celles-ci, en pénétrant la conscience, élargissent les faculté de compréhension et provoquent .. le changement d'attitude indispensable à la réalisation de la totalité. P.303


CHAPITRE 22 Merlin et le dénouement de l'histoire du Graal

D'un point de vue psychologique, il s'agit de l'intégration de l'ombre (le mal, la matière) qui permet de combler l'espace vide dans le cercle et d'achever la totalité. La place de Judas - le vide a toujours une signification numineuse - est extrêmement dangereuse car qui l'occupe sans réfléchir et sans y être appelé est englouti par la terre ; autrement dit, quiconque, de sa propre volonté, affronte le problème du mal, est une victime toute désignée.
L'intégration de l'ombre ne consiste naturellement pas à rechercher le mal ; celui-ci se produit, en général, de lui-même. Il est néanmoins important de reconnaître le mal en tant que tel, ce qui n'est pas toujours aisé, car il ne se présente que rarement avec des cornes et des pieds fourchus, ou sous l'apparence du serpent que l'on évite volontiers, mais sous une forme beaucoup plus anodine, voire plus séduisante. Souvent, ce qui est identifié sans nuance au bien cache un mal secret ; parallèlement ce qui apparaît comme le mal peut renfermer son contraire et conduire au bien. Pour cette raison il n'est pas possible de porter un jugement définitif sur le comportement humain. Cette relativité des concepts n'entraîne cependant pas la disparition de leurs différences, car il existe au fond de l'âme humaine un sens inné du bien et du mal dont le verdict est incontestable. Dans notre histoire, le Graal représente cette instance que l'on pourrait qualifier de jugement archétypique fondé sur la fonction sentiment, donc sur une échelle de valeurs intime. L'expérience montre que des forces antagonistes s'affrontent dans l'homme et, d'une manière plus générale, que des forces constructives et destructrices sont à l'ouvre au sein même de la nature à laquelle l'homme appartient.
L'intégration de l'ombre consiste non seulement à reconnaître les tendances correspondant à des intentions ou à des désirs conscients, mais aussi celles qui, inconsciemment, sont en dissonance ou même opposition avec les premières. Par ailleurs, l'identification au seul pôle lumineux renferme un grand danger, car quiconque entre P.311 dans la zone d'attraction de soleil et s'en approche trop près sera brûlé. .. phrase apocryphe du Christ : « Celui qui est proche de moi est proche du soleil. » Voilà pourquoi le Graal est dangereux et blesse ceux qui qui ne se tiennent pas à juste distance.
. le roi du Graal, appelé à reprendre le siège de Judas, occupe également celui du Christ, car Jésus avait dit à Joseph (d'Arimathie) : « Assieds-toi à ma place, celle qui était mienne pendant la Cène. » Une certaine identité ou un lien intime existe donc entre les deux sièges, et, pour cette raison, ils sont placés l'un à côté de l'autre.
Perceval, conditionné par l'esprit du Moyen Age et poursuivant des buts exclusivement spirituels, se transforme en figure parfaite ou s'identifie à l'une des parties du couple d'opposés ; aussi n'est-il plus en mesure de prendre place sur le siège périlleux. Le troisième royaume attendu, celui du Saint-Esprit, reste à l'état d'idéal, et le royaume millénaire qui devait être le royaume de Dieu sur terre ne peut advenir à cause de cette coupure avec le monde et la vie. Si Perceval avait quitté son château pour apporter le Graal auprès de la Table Ronde, alors l'Esprit ne vivrait plus coupé du monde, et le monde serait imprégné de son action.

CHAPITRE 23 La disparition de Merlin

La retraite de Merlin, à la fin du récit, traduit peut-être, à l'image de celle de Perceval, le problème non résolu de l'opposition entre esprit et matière. Etre d'origine double, porteur de traits divins et démoniaques, Merlin symbolise parfaitement l'homme primordial en attente de rédemption - l'archétype de l'anthropos. Dans certaines versions, il s'enfonce lentement dans la forêt, dans d'autres .. il se laisse ensorceler par la fée Viviane qui le tient prisonnier grâce à sa magie d'amour, de telle sorte qu'il n'est plus en mesure de réintégrer le monde des hommes. Cet enchantement prend la forme d'un enserrement ou d'un entombement dans une tour ou une tombe creusée dans le rocher. De là, l'esprit de Merlin s'adresse fréquemment à des héros solitaires. Plus tard, le mot esplumeor, qui désignait sa demeure ou son tombeau, disparut et l'on ne parla plus que de la pierre de Merlin près de laquelle se recueillaient les héros avant de s'engager dans de grandes aventures. La dernière manifestation de Merlin - avant que la fée ne le retienne prisonnier - fut son cri terrifiant et déchirant ; il maudissait la femme et déplorait son sort.
La pierre de Merlin fut remplacée- dans certaines versions ultérieures, par une tour abritant les « Merveilles du Graal », ou par un lit magique dans lequel on perdait la raison. . Merlin réalisa un autre prodige : sur la mer, il construisit une île flottante constituée d'un mur en fer et immobilisée grâce à des forces magnétiques. On disait aussi qu'il avait rassemblé les pierres de Stonehenge. Plus tard il devint l'image archétypique du magicien ; il fabriqua deux dragons en métal, érigea un mur en cuivre autour de Caermarthen et créa des bottes de sept lieues. Ces constructions merveilleuses P.313. sont des symboles de la totalité, très proches des images de la pierre et du mandala en alchimie. Le lit magique évoque celui sur lequel s'était assis Gauvain, et souligne, une nouvelle fois, la parenté de Merlin avec l'homme à la jambe de bois. L'idée d'un lit magique remonte à la légende du roi Salomon ; selon le Cantique des Cantiques il possédait un tel lit que l'on identifia plus tard à son trône. Des légendes juives tardives racontent que quiconque montait illégitimement sur ce trône était blessé par un lion. Le trône est également décrit comme un chariot ou un lit d'amour. L'alchimie compare ce lit au vase alchimique et à l'Épouse de Dieu ; il symbolise le lieu de l'union, de l'unio mystica avec la divinité, un lieu entouré de dangers infinis, et où celui qui manque d'entendement devient la victime de ses instincts et de ses affects (le lion). En tant que constructeur du lit, Merlin se confond ici avec Salomon.
Dans les versions ultérieures le tombeau de Merlin, son lit magique, et sa pierre s'évanouissent, ou bien sont remplacés par une maison de verre dans laquelle Merlin disparaît à jamais. La maison de verre offre une ressemblance étroite avec la légende celtique de l'île flottante, ou île des quatre cornes, une sorte de royaume des esprits ou des morts.
Ces versions ultérieures confirment les conclusions que . Merlin symbolise le contenu du vase du Graal (qui est aussi une tombe) ou l'esprit de la pierre du Graal. Il est - dans le langage des alchimistes - l' « esprit » de la pierre, c'est-à-dire, le Mercure ou, en termes psychologiques, le principium individuationis. La voix de Merlin émane de la pierre qu'il a érigée ; elle est la pierre alchimique, et la véritable quête de Perceval consiste à la découvrir. Voilà pourquoi, en dernière analyse, Perceval et Merlin sont un ; cependant, Perceval incarne l'homme chrétien qui cherche, alors que Merlin personnifie à la fois une impulsion païenne incitant à la quête, et le but de celle-ci. La relative incompatibilité de l'esprit chrétien et du monde de l'alchimie explique pourquoi Merlin et Perce val ne se confondent pas : le Christ est, en effet, devenu homme de lui-même ; en revanche, la Pierre des Philosophes s'est développée en une nouvelle source de lumière par l'art et la volonté de l'homme.
« Dans le premier cas, précise Jung, Dieu réalise le miracle de la rédemption de l'homme ; dans le second, l'esprit de l'homme ouvre à la libération ou à la transfiguration de l'univers - Deo concedente, comme les auteurs ne manquent jamais d'ajouter. Dans le premier cas l'homme reconnaît : « moi sous Dieu », dans le second : « Dieu sous moi ». L'homme prend ainsi la place du Créateur et l'alchimie médiévale ouvre la voie à la plus P.315 grande intervention que l'homme ait jamais osé dans l'ordre divin du monde. L'alchimie constitue l'aube de l'âge scientifique, dont l'esprit démoniaque a réduit la nature et ses forces au service de l'homme, à un degré encore jamais atteint. » Cet esprit prédestinait Merlin à tenir le rôle de l'Antichrist. Mais il refusa ce rôle et se retira du monde et du jeu des ambitions pour se consacrer au service de Dieu dans son « Calidon ». . La course aux pouvoirs engagée par l'homme et sa superbe sont les véritables dangers de l'esprit scientifique ; en revanche, s'il restait in obsequio Domini, l'esprit scientifique serait source de lumière et perpétuerait l'ouvre de rédemption du Christ. . la Pierre guérit l'incessante recherche du pouvoir temporel : Alexandre ramasse une pierre à l'entrée du Paradis et entend les paroles suivantes : « Si tu apprends à connaître sa nature et son pouvoir, alors tu seras très loin de toute ambition. » Merlin détenait cette pierre ou, était devenu cette pierre - et, pour cette raison, il renonça au monde.
Dans les ouvres ultérieures, la renonciation de Merlin à tout pouvoir ne se limite pas à sa vie d'ermite forestier, il s'abandonne en outre, de gré-de force, au principe opposé : la force de l'Eros. . Merlin, à la fin de sa vie, est endormi par une fée, l'une de ses élèves et emprisonné dans une tombe creusée dans un rocher ou dans une pierre. Dans la Vita Merlini, la fée Morgane est une sour d'Arthur et l'une des neuf fées de l'Insula Pomorum (l'île des Pommes - Avalon ). Elle est une méchante sorcière qui détruit ses amants, à l'image de Circé dans l'Odyssée. Dans le Lancelot-Graal elle crée un Val sans retour ou elle enferme ses amants. La Vulgale-Merlin la nomme une 'bonne prêtresse' car elle connaissait parfaitement l'astronomie et la nécromancie que Merlin lui avait enseignées ; il en était éperdument amoureux et demeurait sous son charme. Elle retourna alors son art contre lui.
Les légendes centrées sur Merlin connaissent deux sortes de fins diamétralement opposées. Dans les premières versions .. Merlin renonce entièrement au royaume de Vénus, dans les secondes il succombe pour toujours à la fée. On l'appellait La Dame du Lac ou Morgane, nom qui est généralement mis en relation avec Muirgen, la divinité celtique des eaux. La Dame des eaux vêtues de rouge .. semble être une divinité de cette nature ; elle a, ne l'oublions pas, hérité sa tablette d'échec de Morgane. Dans plusieurs versions, la fée ensorcelle Merlin car elle souhaite préserver sa virginité. (La mère de Merlin était elle aussi restée chaste avant de tomber sous l'emprise d'un incube.) Merlin succombe ainsi à une figure d'anina qui rappelle sa mère. Il s'agit sans doute là encore d'une personnification de l'image de la mère-anima. L'alchimie a mis cette figure sur le même plan que le Mercure et elle apparaît comme la virgo castissima (la plus chaste des vierges). Merlin et la fée sont en quelque sorte des personnifications du Mercure sous ses formes masculine et féminine. Voilà peut-être pourquoi la fée attire Merlin dans une grotte où repose un couple embaumé qui représente, pour ainsi dire, leur propre double. La fée est également proche d'Aphrodite, née de l'écume de la mer et de Vénus, car son royaume magique sera comparé plus tard à la montagne de Vénus. Elle serait de la lignée de Diane, tandis que Muirgen semble être davantage en relation avec Epona, la déesse celtique. Il est, bien évidemment, toujours question du même archétype, la fée revêtant tantôt des traits positifs, tantôt es traits négatifs. L'appréciation négative portée sur l'union de la fée avec Merlin provient du préjugé chrétien à l'égard du royaume de l'Éros ; ce préjugé a eu pour conséquence d'enfermer l'homme et la femme dans une relation de pouvoir qui se traduit par une répression intellectuelle de l'Éros chez l'homme, et par une possessivité étouffante chez la femme. L'amour, au sens plus large du terme, fait alors défaut. Voilà également pourquoi la littérature antiféministe récupéra Merlin et le présenta comme la victime d'une mégère. Quoi qu'il en soit, l'épisode final de la disparition de Merlin ne doit pas nécessairement être interprété de manière négative. . « Le beau rêve de vertu et de sagesse - démêler les nouds et les fils de l'écheveau du monde et tisser un tapis de perfection sur un modèle idéal. - ne préoccupe pas l'esprit de Merlin, qui voit défiler devant ses yeux de visionnaire les temps futurs et les temps présents. Il remet la force de son savoir à la pure déraison, entre les doigts tendrement enchantés. de la sagesse de Viviane. Lorsque, lucidement, Merlin s'abandonne à la magie de la fée, magie des arts de la séduction, et conscient de chaque parcelle qu'il lui livre. il s'élève vers les hauteurs sereines d'un dieu hindou qui, détaché du monde, se retire dans le silence du Soi. » (Heinrich Zimmer)
On trouve dans la culture orientale un exemple qui évoque la disparition de Merlin. Avant de mourir, Lao-Tseu - ainsi le raconte la légende - fit retraite dans les montagnes de l'Ouest en compagnie d'une danseuse. Et pourtant, quelle différence ! Si la disparition de Merlin est un événement tragique et malheureux, Lao-Tseu, quant à lui ne semblait nullement prisonnier ou victime d'un sortilège. P.317 Il était en effet capable de faire appel consciemment aux principes de sa philosophie pour se protéger des débordement de l'anima, alors que Merlin