LIVRE III L'IMAGINATION ACTIVE DANS LA PSYCHOLOGIE DE JUNG
. elle constitue une forme particulière de la confrontation dialectique avec l'inconscient. C.G.Jung en a fait la découverte en 1916, lors de son travail sur lui-même ; .. il avait, .., constaté que l'objectivation des contenus de l'inconscient entreprise à l'état de veille ainsi que la confrontation consciente avec eux-ci ont un effet de rééquilibrage et de guérison sur la personne qui les pratique. On aura recours à la peinture, la sculpture ou au modelage, (plus rarement à la danse) pour s'exprimer, ou, le plus souvent, on prendra la plume pour coucher sur le papier le récit les événements intérieurs qu'on a pu observer, parmi lesquels figure en bonne place le dialogue avec des personnages intérieurs.
Si l'on compare les événements et dialogues intérieurs vécus et consignés à l'état de veille avec les rêves, on constate que le concours de la conscience confère un caractère à la fois plus homogène, plus concentré et souvent plus dramatique aux contenus inconscients de même nature qui se présentent en cours du processus. Contrairement au songe qui est un pur produit de l'inconscient, l'imagination active offre un moyen d'expression au facteur psychique que Jung a nommé la fonction transcendante ou, en d'autres termes, à la fonction qui opère la synthèse entre la personnalité consciente et la personnalité inconsciente. C'est pourquoi l'imagination active, en comparaison de l'analyse des rêves, offre la possibilité d'une maturation intensifiée et accélérée de la personnalité.
. tendance à la confondre avec ce que l'on pourrait appeler l'imagination passive, c'est-à-dire le « cinéma intérieur » que toute personne dotée d'un minimum d'imagination a eu l'occasion de voir défiler devant son oil intérieur lorsqu'elle est en état de détente, par exemple juste avant de s'endormir. Il ne faut pas davantage prendre pour de l'imagination active le monologue intérieur avec un complexe, un affect ou une situation imaginaire, qui s'impose à nous. La personne qui s'adonne à ces formes d'imagination « sait » au fond (pour ainsi dire dans un autre coin de son âme) que tout cela n'est que du « fantasme ». S'il n'en était pas conscient, son état aurait de quoi susciter l'inquiétude. Or, l'imagination active que Jung a aussi qualifiée, toute proportion gardée, de « psychose anticipée », se distingue des types de fantasmes dont il vient d'être question par le fait que le sujet participe dans sa totalité et en toute conscience à ce qui se présente à lui.
. Une des analysées de Jung lui rapportait une image fantasmatique .. : « Je me trouvais au bord de la mer et un lion s'avança vers moi, puis il se transforma en bateau voguant au large sur les flots. » Jung l'interrompit : « C'est un non-sens ; si un lion marchait sur vous, vous auriez une réaction ; vous ne vous contenteriez pas d'attendre et de voir si le lion se transforme ou non en navire. Autrement dit, la patiente n'avait eu aucune réaction, telle que, par exemple, la crainte, l'envie de fuir, la stupéfaction, etc., ce qui montre qu'elle ne prenait nullement l'image du lion au sérieux, mais que, dans son for intérieur, elle pensait : « Ce n'est jamais qu'un lion fantasmatique. » Bon nombre de débutants pensent aussi qu'en cas de déroulement néfaste des événements imaginaires, il suffit en quelque sorte de rembobiner le film afin de pouvoir rejouer la scène de manière plus satisfaisante. Ainsi, une analysée qui avait retrouvé la maison de son enfance au cours d'une imagination active, y avait-elle découvert une enfant malade (son propre infantilisme). Dans son fantasme, elle choisit d'évacuer l'enfant et de brûler la maison pour des « raisons d'hygiène» ; mais comme elle se rendit compte aussitôt que c'était une erreur de déraciner l'enfant malade de manière si brutale, elle décida de tout recommencer. Faisant d'un tournemain resurgir la maison intacte, elle y replaça l'enfant et continua son « jeu » de fantasme. Nous avons là l'exemple d'une imagination qui n'a rien de commun avec l'imagination active authentique, puisque le déroulement des événements n'y est pas pris pour ce qu'il est, ni, par conséquent, considéré avec sérieux, car tout événement réel est irréversible, comme chacun le sait.
Une autre erreur que commet souvent celui qui médite, c'est de ne pas le faire comme la personne qu'il est, mais en participant aux événements qui se déroulent en tant que personnage fictif. Y participer en tant que personnage imaginaire ôte tout caractère P.121 d'authenticité à la confrontation avec l'inconscient et annihile la possibilité d'une synthèse du conscient et de l'inconscient. C'est là une erreur si subtile qu'elle est souvent impossible à déceler autrement que par la voie indirecte des réactions oniriques ou par la constatation d'une absence d'effet sur la personnalité de celui qui pratique l'imagination active. Il existe cependant un indice de la nature douteuse d'une imagination : c'est l'absence de la moindre difficulté à la pratiquer. En effet, l'imagination active véritable demande un effort considérable que le débutant réussit rarement à soutenir au-delà de dix à quinze minutes, et cet effort est ressenti comme épuisant. Les débuts sont souvent marqués par des difficulrés diverses parmi lesquelles nous signalerons en particulier une sorte de crampe de la conscience qui fair que « nous nous sentons incapables d'avoir la moindre idée ».
Une autre difficulté caractéristique se manifeste sous forme d'inertie insurmontable ou de profond dégoût ou encore par une voix intérieure négative qui s'adresse à nous pour affirmer inlassablement que rien n'est authentique, mais qu'on fabrique le tout. Jung dit à ce propos : « Le « laisser advenir », l'action non agissante, l'abandon de maître Eckhardt est devenu pour moi la clé permettant d'ouvrir les portes qui mènent à la voie : dans le domaine psychique, il faut pouvoir laisser advenir. C'est pour nous un art véritable auquel quantité de gens ne comprennent rien : leur conscienr ne cesse d'aider, de corriger et de nier, de multiplier les interférences et, dans tous les cas, il ne peut laisser en paix le pur déroulement du processus psychique. » Alors que les deux premières difficultés peuvent être vaincues par la patience, c'est-à-dire par la volonté ferme de rester objectif ; la meilleure stratégie face au troisième obstacle, celui de la voix négative, est, à la lumière de mon expérience personnelle, de laisser dire et de rétorquer à cette voix : « C'est tout à fait possible que ce ne soit pas authentique ; pourtant, en attendant de voir, je continue. » Il se produit alors, avec une régularité surprenante, un événement de nature à nous convaincre de la réalité propre, intensément vivante, des partenaires du dialogue intérieur, et on sent avec certitude que « jamais on aurait pu inventer cela consciemment ». Le caractère d'authenticité ou non d'une imagination active se décèle avant tout à ses effets car son efficacité est impressionnante, dans un sens positif et négatif, et d'une réalité tangible. C'est pourquoi l'imagination active est un outil qui peut être dangereux et dont il ne faut pas se servir sans un guide expert en la matière.
.. elle peut amener des psychoses latentes à se déclarer. . Un autre risque se présente avec l'apparition de symptômes d'ordre somatique. .. un artiste qui était entré en analyse en raison de ses penchants alcooliques et afin de remédier à une perte générale d'orientation dans sa vie. Or, dans ses songes, on voyait une figure d'ombre ( que nous appellerons Albert) apparaître de façon récurrente. Ce personnage était un homme schizoïde d'une intelligence aiguë, mais cynique et amoral jusqu'à la moelle, qui s'était suicidé depuis déjà longtemps dans la réalité. Comme nous n'arrivions pas à venir à bout de cette « ombre », je suggérai à notre artiste d'affronter cet Albert intérieur avec fermeté au cours d'un dialogue intérieur, ce qu'il entreprit de faire avec courage et un esprit ouvert. Mais l'Albert en question était habile à salir tout ce que l'artiste lui dit. En ricanant il lui rétorqua que la thérapie qu'il avait entamée, c'était pour la simple raison qu'il craignait les retombées de son éthylisme ; que de toute façon il ne valait rien et qu'il n'était qu'un lâche tentant de tirer son épingle du jeu grâce à la psychologie, etc. Ses arguments étaient d'une pertinence si pénétrante qu'à un moment donné de leur discussion l'artiste s'avoua vaincu, donna raison à Albert et arrêta là leur dialogue. Peu de temps après il subit une crise cardiaque psychogénique ; en effet, le médecin appelé d'urgence constata qu'il n'y avait pas trace d'un problème de nature organique. Et pourtant, son état avait de quoi inspirer de l'inquiétude. Or, il est significatif que le cour en tant que siège des émotions soit entré en rébellion contre le sujet. J'attirai l'attention de mon artiste sur le fait P.123 qu'il s'était laissé battre sur un plan intellectuel par les arguments imparables d'Albert, mais qu'il existait par ailleurs des raisons du cour qu'il avait omis de faire valoir pour plaider sa cause. Il reprit donc le dialogue intérieur avec Albert là où il l'avait laissé, et celui-ci le railla aussitôt dans ces termes : « Ah, je vois, elle a été de bon ronseil ta gouvernante psy ;c'est sûr que jamais tu naurais trouvé cela tout seul », etc. Mais cette fois-ci l'artiste ne se laissa pas désarçonner ; gardant les pieds campés sur terre, il finit par prendre l'avantage sur Albert. La nuit suivante il rêva qu'Albert était mort et, depuis, ce personnage qui, auparavant, avait hanté ses songes au moins deux fois par semaine, n'apparut plus qu'une seule fois dans les années qui suivirent et, à cette occasion, Albert se présenta sous les traits nouveaux d'un personnage devenu positif : En même temps le rêveur entra dans une phase de créativité artistique nouvelle, fort importante, à mon sens.
Avec ce dernier point nous abordons l'aspect essentiel de l'imagination active qui est un instrument permettant d'exercer une influence sur l'inconscient. Il est vrai que la compréhension profonde des rêves, dépassant la seule appréhension intellectuelle, entraîne également un effet transformateur sur la personne consciente, et ce changement se répercute à son tour dans l'inconscient ; mais l'action agissante de l'imagination active est autrement plus sensible. En outre, le songe et la capacité de le comprendre sont en quelque sorte tributaires de l'Esprit Saint, alors qu'avec l'imagination active nous disposons d'une clé nous permettant de nous construire librement, fût-ce dans de modestes limites. C'est pourquoi elle est un moyen inestimable au service de l'analysé qui voudrait poursuivre son développement en dehors d'une dépendance par trop infantile vis-à-vis de son analyste. Elle offre par ailleurs une expérience libératrice pour tous ceux que le destin oblige à vivre éloignés de leur analyste pour des raisons de mariage, de changements professionnels, de retour au pays ou de décès de l'analyste.
Outre ces considérations, l'imagination active présente l'avanage capital de rendre possible l'autonomie de l'analysé. Jung va jusqu'à affirmer que l'acceptation et la pratique de cette forme de méditation est la pierre de touche de l'analysé quant à sa capacité d'assumer la responsabilité de ses vie et personnalité propres ou, dans le cas de refus, indique son choix de vivre sa vie en parasite de son analyste. Une autre conséquence libératrice de l'imagination active réside dans le fait qu'elle rend possible un travail ayant une prise immédiate sur l'affect et nous permet donc de sortir de l'impasse du refoulement ou de l'abréaction, car le premier est malsain et la deuxième le plus souvent impossible à pratiquer. .. une jeune femme qui souffrait d'un complexe mère négatif sévère ainsi que d'idées quelque peu paranoïaques. L'ironie du destin voulut qu'elle loua sa chambre d'étudiante auprès d'une vieille femme acariâtre et paranoïaque, redoutée dans tout le voisinage. . Dans l'accord ..figurait le droit, .. de se baigner dans le Rhin qui passait derrière la maison. Un jour, la vieille femme interdit de but en blanc et sans raison particulière ce plaisir à sa locataire. L'étudiante maîtrisa sa colère à l'extérieur, acceptant apparemment la chose, mais son dépit rentré la « dérangeait» au point qu'elle ne réussit pas, malgré deux heures consacrées à des grincements de dents et passées à des tentatives d'abréaction, à venir à bout de son agitation, sa rage l'empêchant de retourner à son travail. On sait à quel point ce type d'affects est improductif et épuisant ; et le fait « d'avoir raison» n'empêche en rien la colère de vous « ronger de l'intérieur ». Notre étudiante eut donc recours à l'imagination active :
Elle vit un panneau planté dans le cours du fleuve portant l'nscription : « Baignade interdite ». Ce panneau était dressé au beau milieu des remous et de gros tourbillons. La voix du doute se fit alors entendre en elle : « Ah bon, ce sont simplement mes affects mis en image. » Imperturbable, elle continua néanmoins d'observer son fantasme. Les flots houleux se partagèrent soudain et un gnome noir ; haut de quatre-vingts centimètres, à l'allure d'une grenouille, en sortit. Elle se dit : « Voici la personnification de mon affect », tout en observant toujours la scène. Avançant pataud sur ses pattes de grenouille, le gnome se dirigea vers l'immeuble lorsqu'une idée effrayante vint à l'étudiante : « Ô mon Dieu, sûrement qu'il veut aller tuer la vieille, à moins qu'il n'explose soudain comme une charge P.125 de dynamite ! » Le conflit moral qui se présenta à elle était le suivant : « Faut-il le laisser pénétrer dans l'immeuble ? Je ne saurais le laisser perpétrer un meurtre. Mais si je lui en refuse l'accès, il s'en prendra sans doute à moi. » Elle décida donc d'ouvrir la porte au gnome qui appuyait sur la sonnette et de lui demander ce qu'il voulait. Par gestes celui-ci lui signifia qu'il souhaitait monter à l'étage voir la vieille femme. Un nouveau conflit surgit dans l'esprit de l'étudiante, car elle redoutait encore qu'il s'apprêtât à commettre un meurtre. Elle se résolut à aller sonner à la porte de l'appartement de la vieille femme et de rester présente aux côtés du gnome afin de pouvoir intervenir en cas de besoin. La veille femme approcha de la porte pour ouvrir lorsque l'étudiante eut soudain la révélation intérieure de l'aspect comique et tout à fait étrange que devait offrir aux yeux de la vieille le couple qu'elle formait avec le nain noir aux pieds de grenouille ; cette idée la fit rire. En effet, la vieille était bouche bée avec un air parfaitement stupéfait en les contemplant. L'étudiante prit la parole et lui dit : « Madame, ce monsieur voudrait vous parler. » Embarrassée, la vieille les pria d'entrer chez elle, dans son salon, où l'étudiante n'avait encore jamais pénétrée. ( Lorsque, bien plus tard, elle fut invité dans cette pièce, elle constata avec effarement que l'imagination active lui avait montré le salon tel qu'il était en réaIité.) Une fois les deux visiteurs installés sur le canapé de velours, face à la vieille dame, le nain se mit à lui raconter des histoires grivoises assez osées et la vieille femme semblait prendre un plaisir si vif à sa conversation qu'elle renvoya l'étudiante afin de passer un moment seule à seul avec le charmant « monsieur ». L'étudiante émergea alors de son fantasme, baignant dans une humeur plaisante et détendue, capable de reprendre le fil de ses études. Lorsque, le soir même, elle rencontra sa vieille propriétaire dans l'escalier, le souvenir de son fantasme la fit sourire. Et le résultat le plus surprenant de l'épisode fut que la vieille dame était comme transformée ; à partir de ce moment et jusqu'à sa mort, elle ne chicana jamais plus sa locataire.
L'effet libérateur de cette imagination acrive est dû au thème archétypique qu'elle met en scène, à savoir le fair que la « Grande Mère », absorbée dans son deuil et en proie à sa colère noire, peut être ramenée à un état humain grâce à des histoires grivoises, comme le mythe de Déméter nous l'apprend. .. Eleusis .. le puits circulaire sur la margelle duquel la déesse Déméter mena son deuil et rumina sa colère, quand sa servante Baubo vint se dénuder devant elle tout en lui lançant une boutade obscène qui arracha un premier sourire à la déesse. . Baubo, Déméter et Koré sont une seule et même déesse. .. la « Grande Mère » est accompagnée de gnomes (ou cabires) phalliques dès la nuit des temps. Notre étudiante connaissait ce fond archétypique mais ne l'avait pas présent à l'esprit . Cet exemple illustre, par ailleurs, la manière erronée de combiner les choses, caractéristique du conscient sceptique qui ne sait pas renoncer à commenter l'action : en effet, les nains ( contrairement aux géants) ne sont jamais des personnifications de l'affect, mais représentent des impulsions créatrices ; ce qui montre que l'apparition était déjà porteuse d'une force créatrice, alors que la conscience, prise dans les ornières de ses présupposés statiques « raisonnables », croyait y déceler un aspect destructeur.
On peut penser que cette imagination n'avait pas une allure bien active. S'il est vrai qu'elle se déroulait de manière assez passive, un peu comme un film défile sur l'écran au cinéma, elle était néanmoins authentique dans la mesure où l'étudiante eut à prendre des décisions d'ordre éthique à certains moments, s'engageant à fond dans l'action : d'abord se résolvant à laisser entrer le gnome dans la maison malgré le danger qu'il semblait représenter, puis ensuite en prenant la ferme décision de l'en empêcher s'il montrait des velléités d'occire la vieille dame. Elle aurait, naturellement, pu adopter une tournure d'action différente, comme, par exemple, s'adresser au cabire pour lui signifier qu'elle ne le laiserait pas entrer avant qu'il n'avoue ce qu'il désirait faire. Quand j'écoute les fantasmes d'imagination active rapportés par mes patients, il m'arrive de penser à certains tournants de l'action : « Ce n'est pas comme cela que j'aurais agi pour ma part. » Mais c'est bien cette façon différente de s'y prendre qui révèle à quel point le résultat constitue une série unique d'événements .. à l'image de la réalité vitale de chaque individu. La transformation de la vieille femme sur le plan de la réalité a de quoi laisser perplexe, mais elle n'a rien P.127 d'extraordinaire ni d'impossible. En revanche, elle attire l'attention sur un risque inhérent à l'imagination active qu'il nous faut relever ici ; nous voulons parler du danger d'en « abuser » dans une perspective de « magie noire », c'est-à-dire de s'en servir à des fins de manipulation ou d'interférence avec autrui, ou encore dans l'intention d'infléchir le cours naturel des choses dans un sens souhaité par les aspirations du moi. Dans le songe que m'apporta une de mes jeunes patientes, il était dit que la rêveuse était tombée sous le pouvoir d'une sorcière. Lorsque je cherchai à connaître ses activités intérieures et extérieures durant les jours précédents, elle m'avoua qu'elle avait fait ce qu'elle qualifia d'imagination active contre (sic) une personne de sa connaissance. L'homme en question l'avait irritée et elle s'était adonnée à un fantasme au cours duquel elle éprouvait une mauvaise joie à lui couper la tête, à lui appliquer le supplice de la roue, à lui cracher au visage et ainsi de suite. Cela avait été fait dans l'idée, me dit-elle, d'opérer une « abréaction de sa rage » contre lui. Ce n'est pas moi, mais son inconscient à elle qui trouva la qualification exacte de ce qu'elle avait fait : c'était de la sorcellerie en lieu et place de l'imagination active. Ce genre d'usage abusif de l'imagination présente un danger considérable dans la mesure où il exerce un attrait fascinant sur des personnes à tendance schizoïde. . Le fait de s'adonner à des fantasmes ayant pour but d'agir comme « filtre d'amour » ou d'autres imaginations nourrissant la mégalomanie par la mise en scène d'actes héroïques fantasmatiques, entrent dans la même catégorie. Tout fantasme mis au service de la réalisation d'un désir du moi n'a évidemment rien à voir avec l'imagination active. Dans le cas de notre étudiante, il n'y avait aucune intention d'influencer la vieille dame ; elle voulait simplement se libérer de l'effet destructeur exercé par l'affect lui l'habitait. La pureté éthique de l'intention est la condition nécessaire et essentielle sans laquelle il ne saurait y avoir de véritable imagination active.
Le recours à l'imagination active n'est pas à conseiller à toute personne en analyse ; il est de toute façon limité du fait que nombre d'analysés n'arrivent pas à passer outre aux résistances qu'ils éprouvent, et on ne saurait, par conséquent, les y pousser puisque, .., ce procédé peut comporter des dangers réels en cas de psychose latente. Dans les cas limites de schizophrénie, le moi est souvent trop faible pour permettre d'utiliser cette forme de méditation, même si j'ai connu des exceptions à la règle, pour lesquelles l'imagination active eut un effet immédiat de délivrance tout en accélérant considérablement le processus de guérison. Normalement l'utilisation en est indiquée lorsqu'il y a soit une trop forte pression de l'inconscient, en d'autres termes, qu'on est en présence de matériaux onirique et fantasmatique trop abondant, soit au contraire que la vie des rêves est bloquée et qu'elle n'arrive plus à « couler ». Pour la quasi-totalité des personnes qui aspirent à une autonomie intérieure, l'imagination active offre une possibilité unique d'atteindre à celle-ci et de la consolider. L'élément de libération rapide et efficace de blocages affectifs ou de fantasmes obsessionnels par nos propres moyens qu'offre l'imagination active en fait un instrument particulièrement important pour le psychothérapeute lui-même. C.G. Jung considère qu'il est indispensable pour un analyste de savoir pratiquer cette forme de méditation. On sait que les émotions fortes ont un puissant pouvoir de contagion. Il est, d'un autre côté, assez difficile et souvent contre-indiqué de se soustraire à la contamination émanant du patient, car la « sympathie », la « compassion » sont nécessaires pour pouvoir l'aider. Le fait de devoir écouter ou contempler fantasmes ou images morbides et perverses a un effet perturbateur sur l'équilibre de celui qui s'y expose parce que, comme Jung le remarque, la vue de quelque chose de laid imprime cette laideur dans notre propre âme. Exposés à de telles « impressions », nous n'avons pas toujours le temps d'attendre un songe réparateur ou de les voir s'estomper grâce à notre santé instinctive. En particulier, si nous devons recevoir d'autres personnes le même jour, il n'est pas question de les accueillir alors que nous sommes dans un état de perturbation qui laisserait la contamination se propager. Un recours à l'imagination active, -fût-elle brève, de cinq à dix minutes suffiront le plus souvent- permettra alors de se libérer. Et si le temps devait manquer, la ferme décision d'intégrer la perturbation dès que possible à l'aide d'une imagination active apporte déjà un soulagement. P.129 En dernière analyse est psychothérapeute celui qui est capable de se guérir lui-même. D'après Elianos, le chien est l'animal associé au dieu guérisseur Esculape, en raison de sa faculté de manger de l'herbe qui lui fait régurgiter des aliments nocifs et grâce à sa capacité de guérir ses blessures en les léchant avec sa salive aux vertus désinfectantes. Les peuplades vivant autour du pôle Nord distinguent le malade mental de l'homme-médecine en constatant que le malade mental est possédé par les esprits et les démons alors que l'homme-médecine ou le chaman, tout en devenant possédé, est capable de s'en libérer par ses propres moyens. Les affects laids et les fantasmes morbides et pervers se comportent comme des démons, en vérité, s'insinuant en nous, où ils nous obsèdent. Or, la pratique correcte de l'imagination active est un acte de libération créateur réalisé à travers les symboles. On aurait tort d'y voir une dangereuse tendance à une sorte d' « auto-délivrance », car ce risque est écarté du fait que l'application ne peut se justifier qu'à la seule condition d'adopter une attitude « religieuse », c'est-à-dire de crainte respectueuse et de vénération dues à toute réalité numineuse.
. l'imagination active est le vecteur par excellence de ce que Jung appelle le processus d'individuation, donc, de la réalisation complète et consciente du Soi, c'est-à-dire de la totalité individuelle . Grâce à ce processus, l'imago Dei, l'image de Dieu, est vécue par l'individu et commence à faire sentir son influence au-delà du moi. Celui-ci devient le serviteur des tendances ouvrant à la réalisation du Soi - un serviteur dont le Soi a besoin afin de pouvoir s'incarner dans les dimensions spatiotemporelles de notre existence. Les quelques exemples pratiques .. de très modestes aperçus étant donné que l'archétype du Soi, de la totalité, n'y figure même pas. Or, quand ce même procédé de méditation est appliqué à des problèmes vitaux essentiels sur une durée de temps prolongée, le contenu central, le Soi, s'observe empiriquement dans la quasitotalité des cas. C'est pourquoi, dans un contexte plus vaste et plus essentiel, un parallèle avec les diverses voies de méditation religieuse s'impose à présent.
C.G. Jung consacra une série de conférences .. à la comparaison détaillée de sa conception de l'inconscient avec les formes orientales du Yoga, les exercices spirituels d'Ignace de Loyola ainsi qu'avec les pratiques méditatives des alchimistes. Il en ressort que ces dernières sont plus proches de l'imagination active jungienne que les premières formes citées, et cela pour les raisons suivantes : dans les formes orientales du Yoga - à l'exception, peut-être, de la méditation du bouddhisme Zen ..-, le « gourou » assume pour une large part le rôle de guide et les textes donnent certaines indications devant orienter le disciple vers l'expérience de ce que nous appelons le Soi. Et dans les exercices chrétiens, où l'image du Soi est figurée par le Christ, le disciple est invité à suivre ses instructions, afin de s'approcher de lui d'une manière déterminée. Dans les deux cas, l'élève est mis en garde par rapport à des facteurs de perturbation et on lui indique comment « les ignorer en tant que tentations et comment s'en débarrasser ». Or, si l'on compare ces procédés avec l'imagination active, on se rend compte qu'elle est beaucoup plus libre P.131 et ne comporte aucun projet fixé à l'avance. Il n'y a nulle fin à atteindre (par conséquent pas de « dressage » vers l'individuation), ni de modèle à suivre ; il n'existe ni image ni texte servant de mode d'emploi ; il n'y pas de prescription de posture physique à adopter, ni de contrôle de la respiration à effectuer, etc. (ni, évidemment, de divan analytique, ni d'accompagnement dans le fantasme de la part de l'analyste). On part simplement de ce qui se manifeste de l'intérieur ou d'une situation onirique apparemment inachevée ou, encore, de l'humeur du moment ; et lorsqu'un « facteur perturbateur » se présente, celui qui entreprend la méditation est libre de le ressentir comme dérangeant ou non et d'y réagir comme il l'entend. Chaque pas correspond à une décision individuelle, responsable et unique, et constitue, de ce fait, une synthèse, unique dans sa particularité, des tendances conscientes et inconscientes en présence. Imaginons, pour prendre un exemple, qu'au cours de son imagination active, le sujet fasse l'ascension du sommet d'une montagne abrupte, mais que de belles créatures féminines se présentent à lui dans l'intention de l'attirer vers l'abîme. Nous ne dirons pas : « II s'agit d'un fantasme érotique, d'une tentation destinée à t'empêcher de t'élever vers des aspirarions supérieures », pas plus que nous ne le mettrons en garde en remarquant : « Attention, c'est là une partie de la vie que tu devrais intégrer avant d'entreprendre l'assaut des cimes. » Nous ne donnons aucun commentaire, car il appartient à celui qui est engagé dans une imagination d'explorer lui-même ce qu'il rencontre et de décider par lui-même de ce qu'il veut en faire - exactement comme les choses se passent dans la vie individuelle extérieure. C'est sans doute cette liberté absolue qui différencie avant tout l'imagination active, d'après Jung, de la grande majorité des autres formes de méditation que nous connaissons, tout en l'apparentant le plus à l'imaginatio vera .. des alchimistes. .
Compte tenu de cette liberté exempte de projets, caractérisique du procédé jungien, ce sont les étapes d'approche de l'expérience du satori, telles que les connaît le bouddhisme zen, qui s'y apparentent le plus. .. là aussi nous avons comme seule donnée le fait que certains maîtres possèdent une expérience vivante du Soi, source de leur vie - tout le reste en découle, imprévu et imprévisible. La seule différence avec l'imagination active de Jung que je puisse déceler est .. que le bouddhisme zen ne considère pas les images fantasmatiques et les rêves comme essentiels, mais, au contraire, comme éléments passablement anodins tendant à dissimuler encore « l'essence véritable ». Le maître essaie d'en libérer le disciple de la même manière qu'il l'emploie à le dégager de ses autres attachements erronés à l'ego. Dans l'imagination active, nous recueillons au contraire tout fragment que l'âme nous propose sans préjugés ni présupposés, et nous nous confrontons à cet élément dans la mesure où nous voyons en lui une sorte de précurseur ou d'aspect, peut-être méconnu, du Soi. Il n'y a, de toute façon, aucune prescription quant au comportement à adopter face à ces contenus. A mon avis, cette liberté maximale est sans doute ce que la voie de Jung vers l'intérieur propose de plus difficile et de plus précieux à la fois.
Nous arrivons à présent au problème susceptible de susciter les controverses. En effet, au sein du groupe des psychothérapeutes, Jung occupe une position extrême située à l'aile gauche des défenseurs inconditionnels de la liberté de l'individu. Dans la méditation dite du « training autogène » proposée par Schultz, il faut exécuter certains exercices physiques de détente ; dans les indications concernant la méditation selon Happich, des thèmes tels que « le pré de l'enfance » ou « la P.133 montagne » et d'autres encore, sont suggérés au patient que le psyaothérapeute « conduit » en ces lieux par l'imagination. Quant au rêve éveillé de Desoilles, méthode qui a puisé largement dans les idées de Jung, la différence fondamentale réside dans le fait que le psychothérapeute manifeste sa propre réaction aux événements symboliques intérieurs. Il propose, par exemple, au parient ce qu'il doit faire dans telle situation symbolique ; par ailleurs, Desoilles exige que le patient fasse l'expérience de l'inconscient collectif et de ses archétypes et, en même temps, qu'il en acquière la maîtrise. À notre avis, cela met trop l'accent sur le rôle de guide du psychothérapeute et privilégie les réactions de celui-ci, au lieu de favoriser l'autonomie spirituelle et morale de l'analysé. .. lors d'imagination active jungienne le psycholérapeute prend position sur la seule question de savoir si le fantasme est authentique ou non. Il peut éventuellement apporter d'autres corrections dans les seuls cas où l'imagination a provoqué une réaction chez le patient sous forme de symptômes ou de rêves que l'analyste interprétera dès lors de la manière habituelle utilisée lors des séances analytiques. . Ces réactions spontanées de l' inconscient sont fréquentes après une imagination active ; elles permettent de lâcher le patient et d'en respecter l'indépendance, car c'est pour lui une périence exprécieuse que de voir le « Maître» opérer dans sa propre âme. Il est capital, en effet, de sentir en son intérieur le medicus intimus ou médecin intime, selon l'heureuse expression du professeur Schmaltz. Les formes de méditation orientales et chréiennes s'appuient sur une longue et vénérable tradition qui a l'avantage de proposer des directives depuis longtemps éprouvées et épurées, mais leur inconvénient est d'empêcher l'individu d'affiner sa capacité de réagir en être responsable. Or, comme Jung ne cesse de le souligner, l'homme moderne est déjà pourvu à satiété, autant par l'intérieur que par l'extérieur, de préceptes, conseils, slogans, suggestions collectives, idéaux, idéologies et directives en tout genre (parfois même valables). A telle enseigne que cela vaut peut-être la peine de lui offrir pour une fois la possibiIité de réaliser sa propre nature en dehors de toute contrainte, assumant la responsabilité de sa propre manière d'être ; et au cours de cette entreprise la réalité divine agissant dans l'âme se manifestera d'elle-même dans sa forme la plus pure. L'individu enraciné dans sa relation avec Dieu, pour et par lui-même, grâce à son expérience intérieure particulière, sera davantage capable de résister aux pressions et aux influences destructrices auxquelles l'expose notre époque. P.135
LIVRE IV NOTES À PROPOS DE L'IMAGINATION ACTIVE.
.. quelques points qui caractérisent l'imagination active de C.G.Jung comparée aux nombreuses techniques imaginatives qui voient actuellement le jour ..
.. je rencontre un grand nombre de personnes ayant déjà pratiqué tel ou tel exercice imaginatif avant d'entreprendre une analyse jungienne. L'expérience m'a montré que cela demande un effort particulièrement ardu de les familiariser avec l'imagination active proprement dite. Or, celle-ci peut se diviser en quatre séquences ou stades :
Premièrement, il est nécessaire de retrouver la vacuité de notre conscience du moi, c'est-à-dire qu'il faut se débarrasser du flux ininterrompu de pensées qui s'écoule en nous. Pour beaucoup de personnes, cela est déjà une entreprise présentant des difficultés réelles, car elles n'arrivent pas à interrompre l' « intellect fou » . On y arrive avec plus de facilité si l'on peint ou, mieux encore, en recourant au jeu de sable, mais ce dernier propose à la conscience des figurines ou des personnages existant déjà pour jouer, de sorte que la « sécheresse» initiale, à savoir le manque d'idées n'est vaincu qu'en apparence. Les difficultés sont alors différées, se révélant plus tard, au moment où l'analysé devrait progresser vers l'imagination active véritable. La plupart des techniques méditatives de l'Orient, telles que le Zen, certains exercices de Yoga, la méditation taoïste et d'autres encore, nous confrontent à cette première étape. Quant à la méditation zen, elle n'exige pas seulement de faire cesser toute pensée, mais P.139 elle demande aussi la suppression de tout fantasme voulant surgir de l'inconscient. Le candidat à la méditation doit soit l'écarter moyennant sa concentration fixée sur un « koan », soit le laisser passer sans lui prêter attention. Les exercices physiques se rapportant à la posture assise ont pour seule fin d'arriver à l'arrêt symbolique de toute activité du moi.
Deuxièmement, il faut laisser les fantasmes émergés de l'inconscient pénétrer dans le champ de la perception intérieure. Contrairement aux techniques orientales mentionnées, nous accueillons ces images, au lieu de les chasser ou de les ignorer. Nous dirigeons, au contraire, notre concentratIon sur elles. Arrivé à ce stade, il importe d'éviter deux sortes d'écueils : on risque, une part, de se concentrer sur ce qui veut surgir avec une intensité telle qu'on « fige » littéralement le contenu prêt à se rnanister, de sorte que tout s'arrête là ; ou, d'autre part, il arrive que la concentration soit, au contraire, trop relâchée, ce qui fait défiler les images à une cadence trop rapide. Cela tourne alors au « cinéma intérieur » qui se dévide à toute allure. Mon expérience m'a enseigné que ce sont surtout les intuitifs qui commettent cette dernière erreur : ils écrivent des histoires fantasmatiques sans fin ni centre ; ou encore, ils omettent d'établir un lien personnel avec les événements intérieurs. Il s'agir alors du stade de l'« imagination passive » . Pour ma part, je trouve qu'il est très malaisé de faire adopter l'imagination active véritable à des analysés ayant pratiqué cette technique dite des « images vivantes ». (cf. Leuner) L'« objectivation de l'inconscient» .. le « rêve éveillé » . ces techniques permettent et favorisent même la présence de l'analyste et, surtout, son immixtion dans le processus, un défaut majeur ..
Trroisièmement : cette phase consiste à donner une forme au fantasme perçu intérieurement en écrivant, peignant, sculptant, composant ou en dansant (y compris la notation de la « chorégraphie » des mouvements) l'expérience qu'on vient de faire. La danse permet au corps de participer, ce qui est indispensable, en particulier dans les cas où certaines émotions et la fonction inférieure sont inconscientes au point de demeurer comme ensevelies dans le corps. Il est souvent utile d'inventer un petit rituel comme, par exemple, allumer une chandelle ou marcher en cercle, etc. Cela favorise l'entrée de la matière inorganique dans la ronde. Jung me dit un jour que ces gestes rituels étaient encore plus agissants que l'imagination active habituelle en ajoutant qu'il n'était pas en mesure de m'en donner une explication.
A mon avis, ces réalités projettent une certaine lumière sur la question souvent débattue du rôle que le corps joue dans l'analyse. . Les alchimistes extrême-orientaux, en particulier les taoïstes, opéraient pour la plupart en tentant de manipuler les matériaux de leur propre corps physique, plus rarement les matériaux enfermés dans les cornues. .. les alchimistes occidentaux travaillaient la matière dans la cornue, .. « notre âme imagine de grandes choses à l'extérieur du corps ». .. Paracelse et Gérard Dorn, son élève, opéraient également P.139 avec ce qu'ils appelaient « le firmament intérieur » du corps, sur lequel ils espéraient agir par de savantes manipulations magiques extérieures. Et ils affirmaient que, par analogie, ces influences entraient en relation synchronistique avec la matière du corps. Envisagée sous cette forme, l'imagination active est essentiellenent liée au corps et à sa composition chimique, par le truchement du sens symbolique que celle-ci renferme. Il m'a été donné de voir des réactions physiques très vigoureuses, qu'elles fussent positives ou négatives, lors de certaines imaginations actives menées correctement ou, au contraire, problématiques. . Les affects et émotions intenses font parfois obstacle au recours à l'imagination active. .. Jung lui-mêne se tournait à l'occasion vers des exercices de yoga afin de maîtriser ses émotions, avant de s'employer à en extraire une image lui offrant un point de départ pour une imagination active.
Certaines imaginations actives peuvent ainsi être conduites sous forme de dialogue avec des parties du corps interpellées intérieurement : on se met à l'écoute de ce qu'elles ont à dire (à l'instar des entretiens qu'Ulysse avait, à certains moments de son Odyssée, avec son cour ou avec ses phrenes, c'est-à-dire son diaphragme, synonyme de la pensée chez les Grecs). Cette manière de faire peut se révéler très favorable quand il s'agit d'un symptôme physique psychogène. Lorsque la matière est en jeu, que ce soit dans le corps ou a l'extérieur, il faut toujours s'attendre des évènements synchronistiques ; c'est là une indication du fait que cette forme d'imagination active est très « chargée d'énergie ». Dans ses aspects négatifs, elle s'apparente à la magie et comporte, comme celle-ci, des risques graves .
Au cours de cette troisième phase, deux erreurs . peuvent se produire : la première consiste à trop s'appliquer à l'élaboration esthétique du contenu fantasmatique jusqu'à en faire une « ouvre d'art »,oubliant son « message » et son « sens » profond. L'expérience m'a montré que cela arrive le plus souvent dans le dessin ou avec l'écriture, dans la mesure où trop de forme tue le contenu comme l'art de certaines époques historiques « ensevelissait les dieux sous l'or et le marbre » . Ce sont les fonctions sensation et sentiment qui nous fourvoient dans ces cas-là. On oublie que cette chose que l'on dessine ou décrit n'est que la réplique d'une réalité intérieure et que la fin rerchée est d'entrer en contact avec celle-ci plutôt qu'avec la forme visible. L'autre erreur à éviter est l'attitude contraire où l'on contente d'une esquisse du contenu fantasmatique capté, jetée à la hâte sur le papier afin de passer aussitôt à la question de savoir quel est son sens. Ce genre d'erreur guette en particulier les gens de type intuitif et de type pensée. Il est révélateur d'une absence d'amour et de dévouement par rapport à l'intérieur chez eux. .
Ce troisième stade qui met à disposition de l'inconscient les moyens de s'exprimer, apporte un important soulagement, mais il n'est pas encore de l'imagination active à proprement parler.
La quatrième est la phase décisive, celle aussi qui est absente dans la plupart des techniques imaginatives, puisqu'il s'agit de la confrontation éthique ou morale avec ce qui a été produit. C'est à ce moment qu'il faut se garder d'une erreur que Jung dénonce avec d'autant plus de vigueur qu'elle risque de remettre en cause l'ensemble de l'expérience entreprise : c'est d'entrer dans l'événement intérieur non pas avec son moi authentique, mais avec un moi fictif. ]' aimerais en donner une illustration : un analysé se vit en rêve trouver un sabot de cheval mais ce sabot renfermait un danger de nature indéfinie et se mit à suivre le rêveur, allant jusqu'à le persécuter ; car il était une sorte de démon wotanique. Le rêveur tena de développer le thème de son songe au cours d'une P.141 imagination active. Là il était lui-même juché sur un cheval, en train de fuir le démon qui devenait de plus en plus grand tout en se rapprochant de lui. Alors l'analysé fit demi-tour afin de lui faire face et réussit à écraser le démon au sol où il l'enfonça. Lors du récir de son imagination, je fus frappée par l'écart que présentait son aspect extérieur avec le dénouement de son histoire. Malgré l'héroïsme de ce qu'il racontait, il avait l'air inquiet et apeuré. Je lui dis que j'avais peine à croire au dénouement faste de son histoire sans toutefois savoir pourquoi. Une semaine plus tard, il m'avoua qu'au moment où le démon du sabot de cheval l'avait rattrapé, sa personne s'était scindée en deux : seule une partie de lui avait fait face et terrassé le démon tandis que l'autre était sortie de l'action, se contentant de contempler la scène du dehors. Par conséquent, la victoire sur le démon avait été remportée par son moi fictif de héros alors que Ie moi réel avait pris ses distances en pensant secrètement : « De toute façon, ce n'est qu'un fantasme. »
On peut conclure que l'erreur de recourir à un moi fictif a été commise lorsqu'on constate que l'aspect extérieur actuel de l'analysé ne reflète pas le contenu de l'imagination actire qu'il rapporte. Pour citer encore un exemple, un autre analysé entretenait, au cours d'une imagination active, une longue liaison romantique avec un personnage représentant son anima. Il n'avoua cependant pas un seul moment à sa partenaire qu'il venait de se marier. Quand je le questionnai à ce sujet, il me répondit que jamais, dans la réalité, il ne se comporterait de la sorte (à savoir, dissimulerait qu'il était marié). Le moi de son imagination active n'était donc pas son moi de tous les jours. . C'est un point d'une importance capitale puisque l'effet de l'imagination entreprise dépend entièrement de l'attitude adoptée. Les personnalités dissociées ou les personnes ayant une psychose latente n'arrivent pas, pour la plupart d'entre eux, à imaginer activement, ou, s'ils s'y essaient quand même, le font avec un moi fictif. . Mon deuxième représentant de cette attitude fictive n'était pas un malade, mais un intellectuel. L'intellect est, en effet, un grand bateleur, un fripon redoutable qui vous fait négliger l'aspect moral d'un événement et qui sème en vous le doute que tout cela ne soit finalement rien que fantasmes et désirs pris pour de la réalité. Or, si l'on veut pratiquer l'imagination active avec profit, il est besoin d'une certaine innocence.
. Un autre aspect n'est pas davantage compris, puisque toutes ces techniques actuelles d'imagination active ou créatrice tolèrent dans une certaine mesure la participation de l'analyste, quand elles ne vont pas jusqu'à exiger ses interventions. Soit qu'il propose le thème de la méditation .., soit qu'il accourt à l'aide de l'analysé à la moindre panne afin de le tirer d'affaire grâce à ses suggestions. Adoptant la position contraire, Jung laissait un analysé fourvoyé dans une impasse macérer dans son trou jusqu'à ce que celui-ci en trouve lui-même l'issue. Il nous raconta qu'il avait une patiente qui se laissait régulièrement entraîner dans les mêmes « pièges » au cours de sa vie. Il lui suggéra donc de recourir à l'imagination active : dans son imagination, elle se vit aussitôt traverser un vaste champ et, de l'autre côté, elle se trouva au pied d'un mur qui barrait son chemin. Elle savait qu'il fallait passer de l'autre côté de l'obstacle, mais comment s'y prendre? Jung se contenta de lui demander : « Que feriez-vous dans la vie réelle ? » Elle n'en avait pas la moindre notion. Enfin, après une durée passablement longue, elle conçut l'idée de longer mur afin de voir s'il aurait une fin. Mais le mur courait sans interruption ni brèche. Elle se mit alors à chercher un passage, un portail dans la muraille. Il n'y en avait pas. Elle était à nouveau au point mort. Mais cette fois Jung ne lui vint pas en aide. Pour finir elle pensa à chercher un marteau et un ciseau afin de pratiquer un trou dans le mur. La voilà enfin tirée d'affaire.
Le fait de mettre si longtemps à trouver une solution au problème qui se posait à elle, était le reflet du comportement gauche que la personne en question montrait dans la réalité extérieure. C'est pourquoi il est essentiel de s'abstenir de toute intervention, car si P.143 on aidait le patient, on l'empêcherait d'apprendre à accomplir la tâche qui lui est proposée et on le laisserait inchangé dans le même état de dépendance infantile qui était le sien auparavant. Si, en revanche, il fournit l'effort d'apprendre à être actif au cours de son imgination active, il aura appris une chose qu'il sera désormais capable d'appliquer aussi dans la vie de tous les jours. .. Jung refusait d'aider, même si le patient demeurait bloqué pendant plusieurs semaines, et il insistait auprès de la personne concernée afin qu'elle poursuive toute seule sa recherche de la solution.
Quant à l'expérimentation de méditations induites par les drogues, sous contrôle, la quatrième phase en est également absente. La personne chargée du contrôle endosse la responsabiIité de l'expérience, en lieu et place de la personne qui est censée faire cette expérience du fantasme. . cf. livre des frères McKenna « Le paysage Invisible » .
.. comparaison avec le songe qu'eut un étudiant qui est à l'heure actuelle en analyse jungienne ; il s'agit d'un jeune homme sain d'esprit qu'aucun danger psychotique ne menace. .. :
Je marche le long des « Palissades », un lieu-dit de New York, d'où l'on a une vue d'ensemble de la cité new yorkaise. J'avance en compagnie d'une figure d'anima inconnue ; nous sommes accompagnés par un homme qui remplit le rôle de guide auprès de nous. New York gît à nos pieds en cbamp de ruines - le monde que nous connaissons est détruit. Partout des incendies ravagent la ville et les gens tentent de fuiir par milliers en courant en tous sens. Le fleuve Hudson en crue a inondé la plus grande partie de la ville. Tout baigne dans une lumière crépusculaire ; des boules de feu croisent dans le ciel et s'écrasent sur la Terre. C'est la fin du monde.
La cause de tous ces phénomènes apocalyptiques était l'arrivée d'une race de géants venus de l'espace cosmique. Je vis deux d'entre eux assis parmi les ruines, occupés à cueillir avec des gestes nonchalants de leur main une po1gnée d'êtres humains qu'ils dévoraient les uns après les autres comme on mange des raisins. Leur aspect était horrible. Notre guide et maître nous expliqua que ces géants étaient venus de différentes planètes où ils cohabitaient dans l'harmonie la plus paisible. Ils avaient atterri dans leurs engins volants (à savoir, les boules de feu que j'avais observées). En réalité, la Terre avait été arrangée par les géants qui l'avaient confiée aux humains. Ils faisaient « la culture » de notre civilisation à l'instar du jardinier qui cultive des légumes dans ses serres ou son potager. A présent ils étaient venus pour larécolte ; il y avait à cela une raison particulière que j'allais apprendre plus tard seulement.
Pour ma part, on me laisserait la vie sauve parce que je souffrais d'une légère hypertension. On m'apprit que si ma tension avait été P.145 normale ou beaucoup trop élevée, j'aurais également été dévoré. Me voici donc choisi pour subir cette épreuve du feu et appelé à sauver d'autres âmes, au cas où je triompherais de l'épreuve. Ensuite je vis devant moi un trône doré de dimensions gigantesques, brillant comme le soleil. Assis sur le trône, je vis le roi et la reine des géants qui étaient les auteurs de la destruction de notre planète.
Outre la souffrance d'avoir à vivre toutes ces horreurs et d'en devoir supporter la vision, mon épreuve consistait à faire l'ascension de l'escalier qui menait vers le trône, jusqu'au niveau supérieur où je serais face à face avec le couple royal. Cela s'effectuait par étapes. J'amorçai l'ascension qui se révéla longue et pénible, mais je savais que je devais réussir à n'importe quel prix car le sort du monde et de l'humanité était en jeu. Je me réveillai baigné de sueur. Puis je compris au réveil que la destruction de la Terre signifiait les Noces du roi et de la reine.
Le songe évoque l'invasion des géants sur Terre, racontée par le Livre d'Hénoch et interprétée par Jung comme une « invasion précipitée de la conscience par l'inconscient collectif ». La conséquence en est une inflation générale. Le rêve cité reflète à l'évidence que nous nous trouvons dans une situation moderne analogue. Le livre des frères McKenna illustre à merveille à quoi mène, entre autres, l'exploitation prématurée de visions de l'inconscient collectif, puisqu'elle crée un état mental à haut risque. Par ailleurs, notre songe permet de mettre en relief la différence qu'il y a entre les hallucinations induites par l'absorption de drogues et un rapprochement de l'inconscient non provoqué. Dans le songe, une tâche est confiée au rêveur : il doit rejoindre le roi et la reine. A l'opposé de cette mission positive, les conclusions tirées par les McKenna ne laissent plus à l'individu que la fuite éperdue de ce monde en déliquescence. Il semble donc que l'aspect constructif de l'inconscient se constelle à la seule condition d'être mis en contact avec un moi individuel pour partenaire. C'est ce que nous cherchons à obtenir dans l'imagination active et c'est la raison pour laquelle la prise de drogues hallucinogènes, même sous contrôle, ou les imaginations menées sous l'égide d'un analyste interventionniste, ne sont pas appropriées parce qu'elles permettent au moi d'avoir un comportement infantile et l'empêchent de se confronter à l'inconscient.
Les scènes apocalyptiques, .. , se rapportent à nos craintes d'une troisième guerre mondiale. Au lieu de fuir dans l' espace interstellaire, le songe demande au rêveur de se diriger vers le couple royal afin de voir leurs noces face à face. Celles-ci représentent la conjonction des opposés, du roi et de la reine, du père et de la mère, de l'esprit et de la matière, etc. Je me souviens de la réponse que Jung nous fit lorsque nous lui demandions si une troisième guerre mondiale semblait inévitable. Il répondit qu'elle pouvait être évitée à condition qu'il y ait un nombre suffisant d'individus capables de contenir les contraires en leur for intérieur. Dans la vision onirique, la charge de la responsabilité collective repose en totalité sur les épaules du rêveur. L'inconscient peut nous indiquer une porte de sortie du danger à condition que nous restions conscients en tant qu'individus.
Parmi les thèmes importants du songe figure celui du guide ou de l'instructeur du rêveur. Ce type de personnage ne peut se manifester que si que si l'analyste renonce à occuper la place qui revient au guide. Hermès, le guide des âmes ou psychopompe des alchimistes, avait pour épithète « l'ami du solitaire » ( .. celui qui est séparé du troupeau), Le résultat capital de l'imagination active selon Jung est que l'analysé recouvre son indépendance face à son analyste. Il importe donc de ne pas interférer (à l'exception de nécessaires corrections concernant la façon juste de procéder, c'est-à-dire de questions de pure méthode). Quand un analysé me rapporte son imagination active, il m'arrive de me dire : « Cela, je ne l'aurais pas dit ou fait. » Les réactions du moi sont les indicateurs de la nature strictement individuelle intervenant dans l'imagination active, et ce sont elles qui déterminent le cours que prendra le processus intérieur. P.147
Un nouveau genre d'imagination active (qui remonte pourtant à la plus haute antiquité) est présenté dans les livres de Carlos Castaneda, à savoir la méthode du magicien et homme-médecine Don Juan, qu'il appelle « rêver ». Elle s'inscrit sur l'arrière plan bien plus ancien des traditions des hommes-médecine amérindiens. . « rêver » à la manière indienne se fait à l'aide de manifestations naturelles extérieures. Le maître, Don Juan, accompagne Castaneda dans un paysage sauvage solitaire. Dans le clair-obscur du crépuscule, Castaneda, le disciple, croit voir la silhouette d'un animal à l'agonie. Effrayé à mort, il veut s'enfuir en courant mais, jetant un dernier coup d'oil avant de détaler, il se rend compte qu'il s'agit d'une branche de bois mort. Suit le commentaire de la scène par Don Juan : « Tu ne peux te vanter de rien. Tu as gaspillé un magnifique pouvoir, un pouvoir qui insufflait de la vie à cette branche sèche. Cette branche était un animal réel et elle vivait à l'instant où le pouvoir l'a touchée. Puisque ce qui la vivifiait était le « pouvoir », l'astuce consistait, comme en rêvant, à en maintenir la vision. »
Ce que Don Juan qualifie de « pouvoir » (power), c'est le mana, le mulungu ou, en d'autres termes, l'aspect énergétique de l'inconscient collectif. En dévalorisant sa vision par le recours au rationnel, Castaneda a chassé le « pouvoir », manquant ainsi une chance « de stopper le monde » (l'expression qu'utilise Don Juan désigner l'arrêt du flux de pensée du moi). Don Juan appelle aussi cette façon de « rêver » une « folie contrôlée », ce qui nous amène à Jung qui disait que l'imagination active était une « psychose volontaire ».
Cette manière de pratiquer l'imagination active avec des objets de la nature extérieure évoque l'art des alchimistes qui procédaient à leur imagination active en s'aidant de métaux, de plantes et de minéraux avec, cependant, une différence de taille : c'est qu'ils travaillaient toujours avec un récipient. Ce vase, c'était leur imaginatio vera et non fantastica ( imagination véritable, mais pas fantastique ) ou leur theoria, leur théorie. Grâce à elle, ils ne s'égaraient pas en chemin, mais avaient au sens propre du terme « prise » sur les événements dans le sens d'une sorte de philosophie religieuse servant de fil conducteur. Don Juan possède également une telle philosophie, mais faute de « vase », il n'arrive pas à l' enseigner à son disciple Castaneda et doit sans cesse assumer le rôle de guide auprès de lui.
L'imagination active est particulièrement efficace, donc aussi dangereuse, sous sa forme rituelle .. Elle constelle de fréquents événements synchronistiques, ce qui fait qu'on peut aisément la confondre avec la magie. Les personnes à risque psychotique interprètent souvent ce type d'événements à tort et à travers, de manière dangereuse. .. un homme qui, au cours d'un épisode psychotique, attaqua sa femme. Par téléphone elle lança des appels au secours à l'agent de police locale et au psychiatre traitant. Lorsque les deux hommes furent accourus et que le groupe entourant le mari se tenait dans le couloir de l'appartement du couple, la seule lampe électrique éclairant la scène éclata soudain en mille morceaux ; couvert d'éclats de verre tout le monde restait figé dans l'obscurité. Le malade eut l'idée immédiate que, comme le soleil et la lune avaient caché leur rayonnement au moment de la crucifixion du Christ, de même cet éclatement indiquait à présent l'iniquité d'une arrestation dont lui, le sauveur du monde, était la victime. Or, cet événement synchronistique contenait, tout au contraire, un message salutaire qui devait s'interpréter comme mise en garde contre l'« éclipse mentale » dans laquelle il menaçait de tomber (puisqu'à l'opposé du soleil, symbole du Soi, l'ampoule électrique symbolise la conscience du moi). Dans ce contexte, on s'aventure en terrain mouvant, en effet. Même si cet événement s'est produit en dehors d'une imagination active, des phénomènes semblables se manifestent en maintes occasions pendant celles-ci, justement. Notre exemple illustre l'erreur-type susceptible d'être commise dans le courant d'une « psychose volontairement provoquée » : c'est bien entendu celle de l'interprétation fallacieuse P.149 d'une expérience qu'on vient de vivre. L'alchimiste Zosime nous met en garde contre les démons qui jettent la confusion dans l'ouvre alchimique. Nous touchons ici du doigt la divergence entre l'imagination active et la magie et, en particulier, la magie noire. Comme chacun sait, Jung déconseillait toute imagination active mettant en jeu des personnes vivantes, celles-ci pouvant en être affectées comme par des procédures magiques. . La frontière qui sépare l'imagination active de la magie est subtile et ténue. Dans la magie, on détecte toujours la présence d'un élément de désir ou de souhait qui se met de la partie, soit dans une bonne intention, soit avec une visée destructrice. J'ai pu observer, par ailleurs, qu'une forte possession par l'animus ou l'anima empêche les personnes possédées de faire de l'imagination active dans la mesure où leur état entrave l'ouverture intérieure nécessaire. On ne peut s'exercer à l'imagination active qu'à condition de vouloir apprendre la vérité sur son propre compte, et rien que cela. Dans la pratique, il s'y glisse souvent une certaine avidité subreptice ; on tombe alors dans l'imaginatio fantastica, l'imagination fantasmagorique. J'ai pu constater qu'il y a un risque analogue lorsqu'on consulte l'oracle du Yi King. A moins d'écarter toute exigence par rapport à une certaine réponse souhaitée, on ne manquera pas d'interpréter l'oracle de travers. La situation inverse ne peut pas être écartée davantage, à savoir qu'on voit « juste » dans l'imagination active, mais qu'on nourrit des doutes au sujet de l'« authenticité » de ce qu'on y a vu. L'imagination active nous débarrasse cependant plus d'une fois de ce travers en prenant une tournure assez imprévisible pour nous procurer la quasi-certitude que jamais nous n'aurions été capables nous-mêmes d'une telle invention.
Pour clore il nous reste à évoquer un dernier stade - celui de l'application de ce que l'imagination active nous a appris dans la vie quotidienne. Je me rappelle un homme qui, au cours d'une imagination active, avait promis à son anima de lui consacrer dix minutes par jour dans les semaines à venir. Il négligea de le faire et tomba en proie à une humeur névrotique maussade qui dura jusqu'au moment où il se rendit compte qu'il avait négligé de tenir sa promesse. Bien entendu, cela concerne tout ce que l'on a compris en analyse ; c'est ce que l'alchimie désigne sous le terme d'« ouverture de l'alambic », suite et conséquence qui s'enchaînent tout naturellement si on a une compréhension correcte des étapes précédentes. Une personne qui ne tient pas compte de ces enseignements indique par là qu'elle n'a pas vraiment accompli le quatrième pas, celui de la confrontation morale avec l'inconscient, dans l'imagination active. P.151
LIVRE V LA DIMENSION RELIGIEUSE DE L'ANALYSE
« Le principal intérêt de mon travail, écrit Jung, n'est pas de traiter les névroses, mais de m'approcher du numineux (les grandes images religieuses). Or, en réalité, l'accès au numineux est la véritable thérapie, et c'est dans la mesure où l'on atteint les expériences numineuses qu'on est délivré de la malédiction que représente la maladie. La maladie elle-même revêt alors un caractère numineux. » Cette citation contient l'essentiel de ce qu'est une analyse jungienne. S'il n'est pas possible d'établir la relation au numineux, la guérison est impossible ; seule pourra être obtenue une meilleure adaptation sociale. Mais que reste-t-il à faire à l'analyste, dans ce cas ? Jung s'explique .. « Comme la névrose est un problème d'orientation générale de conscience et que cette orientation trouve son fondement dans certaines « dominantes » dont elle dépend, c'est-à-dire dans un ensemble de représentations et de principes que nous reconnaissons comme derniers et subordonnés, le problème qu'elle pose peut être considéré comme un problème d'ordre religieux. Ceci me semble confirmé par le fait que les rêves et fantasmes comportent des thèmes incontestablement religieux, ayant la finalité évidente de corriger et réguler certaines attitudes et de rétablir P.153 l'équilibre compromis. J'ai pu constater, en effet, qu'en règle générale, lorsque des contenus « archétypiques » apparaissent spontanément dans des rêves, etc., ils produisent des effets numineux et thérapeutiques. Ce sont là des expériences originelles de la psyché qui, très souvent, permettent au patient de retrouver un accès à des vérités religieuses longtemps reléguées dans l'oubli. J'en ai personnellement fait l'expérience. De même que je puis, par mes idées préconçues, me soustraire à l'influxus divinus, (d'où qu'il vienne) ou même l'empêcher de se manifester, je peux également, d'autre part, adopter une attitude qui m'en rapproche, et qui me permette de l'accueillir s'il se manifeste. Je ne peux rien forcer, mais seulement m'efforcer de tout faire pour, et de ne rien faire contre. Ce qui peut se produire alors, mais pas nécessairement, c'est une action spontanée en provenance de l'inconscient. Les alchimistes, .. se représentent celle-ci par le symbole de l'éclair. » Dans cette perspective, le travail du thérapeute devra, dès lors, se borner à réduire et à démolir les préjugés et les barrages s'opposant à la possibilité d'une expérience numineuse. (Il s'agit de l'ancien problème théologique de savoir qui, de la grâce ou des ouvres, rachètent l'homme ; apparemment il est besoin des deux.)
Les échappatoires permettant d'éviter le numineux sont nombreuses. . La première consiste en une certaine superficialité extravertie. Une dame d'un certain âge qui avait .. encore la tête remplie de romances amoureuses, de chiffons, de voyages fabuleux et d'autres idées à l'avenant, eut le songe suivant :
Perchée sur une échelle, elle était en train d'épousseter un Christ crucifié de grande taille. À sa stupeur profonde, le Crucifié ouvrit soudain les paupières et lui dit : « Tu pourrais m'épousseter un peu plus souvent. »
. Ce rêve fut pour elle la première impulsion à réfléchir à ces choses.
Chez l'homme moderne on rencontre plus souvent une multitude de préjugés philosophiques, rationnels et pseudo-scientifiques remontant au XIXe siècle, .. Ces idées toutes faites datent des années scolaires des personnes qui les nourrissent et sont colportées .. Elles ont l'allure de slogans tels que : les rêves ne sont qu'écume, les rêves sont issus de désirs sexuels refoulés ; les fantômes, cela n'existe pas ; l'inconscient n'est rien qu'un concept qui ne recouvre aucune réalité ; pas d'effet sans cause (rationnellement explicable) ; il suffit d'être raisonnable et tout ira bien ;..etc. Le pire et le plus répandu .. est celui de la pensée statistique, pratiquée ouvertement ou en secret, qui stipule : « Je n'ai aucune importance, je ne suis qu'un grain de sable parmi des millions d'autres dont l'existence est aléatoire et vide de sens. » Cette façon de considérer les choses est un poison terrible et mortel pour l'âme.
Il n'y a pratiquement pas d' espoir que l'analyste arrive à éradiquer ce type de préjugés à l'aide d'arguments quels qu'ils soient. En général, ce sont les songes du patient qui s'en chargent, parfois très vite, d'autres fois petit à petit, de façon infiniment plus efficace. En revanche, il est de première importance que l'anayste entretienne lui-même un lien avec le numineux et qu'il ait foi en lui en vertu de sa propre expérience, sans quoi il risque de négliger l'élément onirique qui indique et prépare l'expérience numineuse du rêveur ; dès lors il projettera sur le patient sa propre idée de ce que celui-ci « devrait » faire. Il est vrai que plus d'une fois on aura la conviction intime et irréfléchie que tel analysé devrait se détacher de ses parents, que telle autre devrait se montrer moins intellectuelle et que le troisième devrait faire preuve de plus de discipline, et ainsi de suite, le nombre d'opinions et de préjugés de ce qui est normal étant illimité. C'est pourquoi il faut se rappeler qu'au fond « je ne sais pas quelles sont les intentons de Dieu concernant cette personne ». Je peux simplement aider le patient à mieux se mettre à l'écoute de ce que son âme lui chuchote à ce propos. . P.155
.. « . Certains patients vont mieux après avoir subi un épisode de folie. Il ne vous appartient pas de connaître le mystère de son destin ; vouloir le prétendre, vous feriez du pouvoir. Vous ne connaissez pas la volonté de Dieu par rapport à elle. » (Jung) Effrayée, je lâchai prise, me contentant de donner dans le calme l'interprétation la plus sincère possible de ses rêves. . Je fus .. guérie d'un zèle thérapeutique intempestif et infantile.
Outre les préjugés intellectuels énumérés, il peut arriver qu'un analysé ait un rêve d'un caractère numineux très marqué sans pour autant en être touché profondément ou même se montrer affecté par ce qu'il a vécu en songe. En pareil cas, nous sommes en présence d'une certaine infériorité de l'éros. Il m'est arrivé d'être remuée au plus profond de moi-même par le rêve d'un patient alors qu'il me le rapportait avec calme, demeurant objectif et détaché pour sa part. J'appris à extérioriser en pareil cas mes sentiments et mon émoi profond, au lieu de les dissimuler. .. Jung, .. montrait toujours une forte réaction affective face aux rêves qu'on lui rapportait, éclatant de rire, poussant des cris de frayeur, montrant son désappointement ou son enthousiasme, et souvent sa réaction suffisait à faire comprendre à son vis-à-vis de quoi il retournait. Outre une faiblesse affective, l'absence de réaction chez l'analysé peut être due à l'idée préconçue, mais restée secrète, que les rêves de toute façon ne parlent pas de choses réelles.
Parmi les situations les plus difficiles que je connaisse, figure celle où l'inconscient ne semble produire que des rêves d'une affligeante « banalité », dépourvus du moindre aspect numineux, Or, derrière ces aspects purement personnels, il est souvent possible de déceler une structure de fond archétypique. Le don exceptionnel de Jung était, en effet, sa capacité de révéler la signification archétypique profonde d'un rêve présentant une allure banale pour l'observateur superficiel. Ce sont les rêves d'aspect ouvertement mythique qui sont parfois de nature douteuse dans la mesure où iIs reflètent des choses lues ou reposent sur des choses ressenties en imagination. Les beaux songes mythiques n'attestent pas toujours une singularité du rêveur, mais obéissent bien souvent à l'intention de l'inconscient d'« allécher » le rêveur ; en d'autres termes, ils indiquent que dans l'avenir immédiat l'évolution intérieure du sujet devrait se faire au contact de l'inconscient et des songes.
Les rêves d'aspect banal montrent, au contraire, qu'un sens profond mais caché est à l'ouvre derrière une réalité quotidienne personnelle souvent mésestimée ou négligée. Il est vrai qu'on ne cesse de tomber en proie à la réaction défensive qui consiste à juger que ce n'est là qu'une bribe absurde de rêve. Jung ne manquait cependant jamais de souligner que si stupidité il y avait, elle n'était pas celle des rêves, mais plutôt des personnes qui ne les comprenaient pas. Le Soi semble s'intéresser jusqu'aux détails de la vie individuelle. Ainsi, Dieu recommanda, au cours d'une vision, à Emmanuel Swedenborg, de ne pas manger beaucoup. Swedenborg avait une nature intuitive, d'où son manque de mesure pour les domaines touchant à la fonction sensation demeurée primitive en lui, telles que la sexualité, la nourriture, etc. Il est caractéristique du Soi de se manifester dans ce domaine précis. Une de mes analysées entendit en rêve une voix venant du haut lui dire qu'elle avait besoin d'un « corset de petit déjeuner ». Interrogée sur ce point, elle m'apprit qu'elle passait toute sa matinée à traîner chez elle en robe de chambre (avant d'entreprendre une analyse, elle était alcoolique) ; à midi elle se sanglait enfin dans son corset et entamait sa journée. . P.157
.. tâche .. ardue pour l'analyste ..convier les théologiens et les représentants de l'Eglise à une ouverture au flux divin. . Ayant fait, au cours de son analyse, une expérience de Dieu l'ayant remué dans les tréfonds de son âme, un moine .retombait sans cesse dans son ancienne religiosité factice où « Dieu » est relégué dans un tiroir, mis de côté pour la rédaction de l'homélie dominicale, et où toutes les décisions touchant aux questions de la vie personnelle sont confiées au seul moi. . un boudhiste japonais .. ulcère à l'estomac .. réfractaire à tout régime .. Je lui dis alors : « Adressez-vous donc à votre Dharma Kaya (Bouddha incarné) dans votre for intérieur et posez lui la question de savoir ce que vous devez manger et faire pour guérir. » . il m'écrivit .. : « Je me rends compte que la psychologie de Jung ajoute à la religion un fondement de réalité que nous avons perdu. » .
La dimension religieuse en analyse n'est autre chose que la découverte de ce nouveau sens qui anime alors des conceptions religieuses formées dans le passé et les modifie ou les transforme parfois.
.. si l'inconscient est « religieux » ou, en d'autre termes, s'il est la matrice de toute expérience religieuse originelle, il n'est cependant pas très « orthodoxe ». Nombreux sont les songes ou les visions dont les termes entrent en contradiction avec un dogme ou avec une certaine règle morale d'une confession religieuse. Ainsi, j'ai rencontré plusieurs prêtres dont les rêves n'approuvaient pas le respect de la règle du célibat. Mais après avoir été amenés à quitter le ministère, les songes leur assuraient qu'ils étaient toujours prêtres, de manière invisible. . P.159 . Jung écrivit .. : « La tentative de faire prendre la doctrine [de l'Église catholique] à la lettre efface l'homme, et pour finir il ne reste plus que des cadavres à la représenter. Si vous faites vraiment vôtre la doctrine, votre compréhension individuelle vous fair subir une transformation créatrice et à votre tour vous lui prêtez vie. La plupart des idées sont vivantes si elles sont controversées, c'est-à-dire que vous pouvez, pour votre part, les refuser, même si vous en reconnaissez l'importance pour le grand nombre. Si vous les approuvez sans réserve, un disque microsillon pourrait vous remplacer.» .. un homme adepte d'une Église devrait accueillir et accepter comme conflit personnel une position que son inconscient lui demanderait de défendre à l'encontre de sa doctrine confessionnelle - en d'autres termes, il devrait consentir à porter sa croix car, enfin, la résolution de son conflit intérieur ne reviendrait plus à lui-même, mais à la voix de Dieu, la vox Dei, une fois que son moi avec son cortège d'opinions pour ou contre serait réellement mort écartelé sur la croix. Comme Jung le souligne, il n'est pas de salut hors de l'Église .., mais la grâce de Dieu est infiniment plus vaste.
Il me semble d'autant plus difficile d'orienter une personne dimension religieuse de l'existence qu'elle a subi un endoctrinement confessionnel tel qu'à présent elle jette l'enfant avec l'eau du bain, refusant jusqu'à entendre parler de religion, décidée une fois pour toutes à se tourner vers le « monde» tel qu'il est. Seulement, le numineux la rattrapera par-derrière sans qu'elle s'en doute ; il s'en emparera sous forme de fantasmes variés : fantaisies sexuelles ou amour excessif de l'argent, pulsions de puissance ou drogue ; ou ce seront des fantasmes politiques qui la posséderont. En d'autres termes, elle tombera sous la coupe de divinités de remplacemem. .. Jung dit qu'en dernière analyse ce qui domine ou ce qui est inéluctable est, dans ce sens, « Dieu » et l'est de façon absolue, « à moins qu'il ne soit possible à la volonté éthique, issue du libre arbitre humain, d'ériger contre cette donnée de la nature, un rempart d'une solidité analogue. Il est proposé à la liberté humaine de choisir si « Dieu » est un esprit » ou un fait de nature, comme le besoin impulsif d'un morpbinomane ; c'est ce qui fera pencher la balance et attribuera à « Dieu » soit la signification d'une puissance bénéfique, soit celle d'une puissance destructrice. » Les dieux de substitution sont suivis par tout un cortège de dépendances et de contraintes supprimant la liberté, et accompagnés d'états de possessions divers. Nous devons faire un choix pour savoir à quel seigneur nous vouIons faire allégeance : soit nous entrons au service de ces divinités ersatz, soit nous nous vouons à Dieu tel qu'il se manifeste en nous, en consentant l'effort de chercher honnêtement la connaissance du Soi. « Dieu n'a jamais parlé à l'homme autrement que dans l'âme et par l'âme, et l'âme comprend cela, et nous l'éprouvons comme quelque chose de spirituel. Ceux qui appellent cela « psychologiser » nient l'oil qui voit le soleil »
. élevées dès leur plus tendre enfance dans cette « Église» d'un autre type que forme le marxisme .. Leurs difficultés sont semblables à celles rencontrées par les fidèles d'une confession religieuse prétendant représenter à elle seule toute la vérité. Le fait le plus frappant que j'ai pu constater dans ces cas-là était la suppression radicale du principe féminin et, partant, de tout sentiment personnel ; il ne subsistait plus qu'un infâme et glacial détachement intellectuel. .. la capacité d'être « saisi » ou « ravi » leur faisait défaut. Il leur était impossible d'éprouver un sens ou une valeur .. Par ailleurs, tous les termes religieux tels que dieu, âme, conscience personnelle, etc. avaient été tellement galvaudés qu'il valait mieux renoncer à leur utilisation. S'il s'agissait de leur transmettre le « sens nouveau » qui voulait se manifester dans leur âme, il fallait se contenter de suivre avec fidélité les images oniriques qui leur étaient propres. . P.161 .
À l'image de la plupart des remèdes qui comportent aussi une part de poison, la rencontre avec l'aspect numineux renferme un aspect fort dangereux. En effet, les religions ne sont pas seulement constructives. Pour s'en convaincre il suffit de se souvenir des autodafés et des bûchers sur lesquels on brûlait hérétiques et sorcières . Jung écrit ce sujet : « Les religions ne sont pas forcément belles ou bonnes. Ce sont d'immenses manifestations de l'esprit, et il n'est pas en notre pouvoir de commander l'esprit. Les grandes catastrophes comme les tremblements de terre ou les incendies ne peuvent plus convaincre la raison moderne, et nous n'en avons plus besoin. Il existe des choses beaucoup plus effrayantes, par exemple la folie des hommes, les grandes épidémies spirituelles dont nous souffrons aujourd'hui. »
S'agissant de l'expérience individuelle, le versant dangereux du numineux se manifeste dans sa tendance, inhérente à tout archétype lorsqu'il émerge au seuil de la conscience, de fasciner le moi et de le pousser au passage à l'acte ou à la concrétisation de ce qui est un contenu symbolique. Si l'individu ne réussit pas à contenir les impulsions de sa tête et de son cour, il deviendra possédé et tombera dans l'inflation. . Ainsi un schizophrène, occupé à travailler dans le jardin d'un hôpital psychiatrique, s'empara-t-il soudain de la fillette du directeur de l'hôpital, âgée de dix ans, et lui trancha la tête. Après le passage à l'acte, il affirma que la voix du Saint-Esprit lui avait enjoint de le faire. S'il avait compris la voix sur le plan symbolique, elle lui aurait fait comprendre qu'il lui fallait sacrifier son infantilisme. Le fait d'agir concrètement afin de réaliser des contenus archétypiques affIuant à la conscience, constitue le danger par excellence que peut provoquer l'expérience numineuse. Dès lors l'aspect démoniaque du numineux l'emporte sur son côté salutaire. La recherche du sens et la guérison sont perdus. En effet, l'état de possession va toujours de pair avec le fanatisme. On possède et représente la seule vérité et l'on s'arroge en conséquence le droit de violenter autrui. Seule la compréhension psychologique du sens peut nous éviter de tomber dans ce piège. .. lorsqu'une expérience religieuse originelle est échue à quelqu'un, celle-ci a, bien entendu, une valeur absolue pour lui. Et si la personne se rend compte que cette expérience correspond à sa quête personnelle du sens, elle acceptera que Dieu ou le numineux puisse se manifester sous mille autres formes parce que celui-ci est, au fond, l'inexplorable qui se montre à nous à travers le prisme de l'âme humaine, s'exprimant dans des images et nous parlant sous forme de mythes. Il est impossible de savoir, du moins dans cette vie-ci, ce qu'il est « en soi ». C'est pourquoi celui qui a été le réceptacle d'une telle expérience ne prétendra jamais la propager comme vérité destinée à tout le monde.
.. signification de la parabole évangélique de l'homme qui avait trouvé un trésor caché dans un champ et qui l'enfouit à nouveau et vendit la totalité de ses biens afin d'acheter le champ (Mt 13,46). Celui qui a fait une authentique expérience religieuse, la conserve dans le secret de son cour au lieu de la prêcher du haut d'une chaire. Il l'échangera peut-être avec d'autres personnes ayant vécu des choses analogues, sachant que ce qui lui a été donné est une révélation de Dieu lequel peut P.163 parler à autrui sous d'autres formes et à travers des contenus différents. D'une façon toute naturelle la crainte de Dieu fait naître le respect de la religio d'autrui, c'est-à-dire de sa religion en tant que lien à Dieu, s'il est authentique ; et elle ôte toute envie de la mettre en doute. Seul l'homme en proie au doute se sent poussé faire du prosélytisme afin de museler les interrogations qui le XX
Si l'expérience numineuse qui guérit intervient dans le cadre d'une analyse, il revient à l'analyste de circonscrire d'éventuelles conséquences négatives pouvant se présenter sous forme de possession ou d'inflation. Celles-ci surgissent le plus souvent lorsque l'analysé a un moi faible ou s'il souffre d'une déficience du sentiment moral. Les rêves donneront les indications . En certaines occasions ce sera simplement la compréhension de l'expérience qui fera défaut ..
Etant donné les possibilités multiples de manifestations ouvertes à l'expérience numineuse, c'est-à-dire religieuse, . Jung concentra son attention sur l'élucidation de certaines tendances qu'il avait observées ..Il s'agissait de « courants » dans l'inconscient collectif .. décelés principalement dans le contexte culturel du monde occidental, soit dans l'espace encore officiellement chrétien, soit dans le domaine des théories scientifiques rationalistes et agnostiques. Ces « flux » compensatoires coulant au sein de l'inconscient collectif de notre aire culturelle apparaissent dans de nombreux contenus mythiques qui s'apparentent au symbolisme alchimique. Le mythe de l'alchimie semble plus particulièrement évoluer autour des quatre thèmes ou problèmes suivants :
Premièrement, la réévaluation de l'individu face au phénomène de la civilisation de masse ; deuxièmement, la revalorisation du principe féminin ou de l'éros (dans la femme et dans l'homme) ; en troisième lieu, le problème du maI, et pour finir, la réconciliation des opposés au sein de la structure fondamentale de la psyché de l'homme.
(1)La réévaluation de l'individu apparaît dans des expériences de vocation, où Dieu se tourne directement vers le songeur afin de lui faire comprendre qu'il est aux commandes du monde et que le devenir de sa planète dépend de lui seul, et ainsi de suite. Voici un êve de ce type, reçu par un jeune Américain : En compagnie de mon épouse je fais une promenade à proximité des Palissades qui dominent New York City. Un inconnu nous sert de guide. New York est en ruines - nous savons que le monde vient d'être détruit. . C'est la fin du monde. La cause en est une race de géants arrivés de l'espace extraterrestre. J'en vois deux assis parmi les décombres en .P.165
Le thème des géants destructeurs s'abattant sur la terre évoque le Livre d'Hénoch .. les anges étaient tombés amoureux des femmes humaines et .. avaient engendré avec elles une descendance de géants qui menaçait de tout détruire. En même temps les anges enseignèrent de nombreux arts nouveaux au genre humain. Selon l'interprétation que Jung en donne, il s'agissait de l'irruption abrupte de contenus de l'inconscient collectif dans la conscience humaine. Dans ce drame, les géants figurent l'inflation provoquée par l'avènement trop rapide de connaissances culturelles et techniques, qui accroît l'importance de l'homme dans des proportions « gigantesques ». Or, cette évolution négative comporte un fond positif en ce qu'elle fait appel à l'individu : celui-ci est invité à entreprendre l'ascension difficile vers une conscience plus élevée, donc à cheminer sur la voie ardue de l'individuation.
Pareil songe pourrait facilement être pris comme indication d'une folie des grandeurs dont souffrirait le rêveur, mais ce n'est pas le cas ici. Au contraire, l'intention ultime du songe est d'amener le rêveur à comprendre que tout dépend de lui, et de lui seul ; que l'ensemble des entreprises extérieures, qu'elles soient de nature politique ou collective, seront incapables de sauver la situation critique du monde dont il souffre comme nous tous. Le rêve met par ailleurs en évidence la revalorisation de l'éros, la réévaluation du principe féminin ainsi que la conjonction des opposés.
Dans les rêves et visions intérieures modernes, la conjonction des opposés que sont la nature et l'esprit, le clair et l'obscur, est souvent représentée par une étrange modification de l'image christique. Le Christ apparaît portant des cornes comme l'antique dieu Pan, ou il est en métal, comme Mercure, .. Ces traits ajoutés à l'image traditionnelle sont nécessaires afin de faire du Christ un symbole accompli du Soi valable pour l'homme moderne. Les thèmes oniriques de ce type montrent .. que l'inconscient collectif, loin de chercher à détruire notre tradition culturelle chrétienne, semble bien plus vouloir la faire évoluer de manière créative.
La littérature alchimique constitue une sorte de chaos comportant nombre de sottises qui côtoient les symboles les plus essentiels présentés avec des variations individuelles à l'infini. . la production de symboles alchimiques occupe une position compensatrice par rapport à la doctrine chrétienne d'orientation exclusivement patriarcale : « L'évolution de la conscience vers l'aspect masculin, d'une telle importance pour l'histoire du monde, est tout d'abord compensée par l'aspect chthonien et féminin de l'inconscient. Dans certaines religions préchrétiennes déjà, on voit apparaître une différenciation du principe masculin sous la forme d'une spécification père-fils, transformation qui atteint à sa plus haute signiflcation dans le christianisme. Si l'inconscient était simplement complémentaire, il aurait accompagné cette métamorphose de la conscience en mettant en relief la mère et la fille. Mais comme le montre l'alchimie, il a préféré le type Cybèle-Attis sous la forme prima materia - filius macrocosmi (fils du macrocosme). Ceci met en évidence le fait que l'inconscient n'agit pas simplement en opposition au conscient, mais qu'il se comporte plutôt comme un partenaire ou un adversaire, modifiant plus ou moins l'attitude de la conscience.,. Ainsi, le supérieur, le spirituel, le masculin, se penche vers l'inférieur, le terrestre, le féminin et, par conséquent, venant au-devant du masculin, la mère qui a précédé le monde paternel, crée un fils au moyen de l'esprit humain (de la ''philosophie'', c'est-à-dire de l'alchimie) non pas l'antithèse du P.167 Christ, mais plutôt son pendant chthonien, non pas un hommedieu, mais un être fabuleux conforme à la nature de la mère originelle. Cette réponse du monde maternel montre que l'abîme le séparant du monde paternel n'est pas insurmontable, parce que l'inconscient renferme le germe de l'unité des deux. L'essence de la conscience est la différenciation ; pour réaliser l'état conscient, elle doit séparer les contraires les uns des autres et cela contra naturam. Dans la nature, les contraires se cherchent. et il en va de même dans l'inconscient, en particulier dans l'archétype de l'unité, le Soi. Dans ce dernier, comme au sein de la divinité, l'opposition des contraires est suspendue. »
« L'alchimie donnait sans cesse l'occasion de projeter les archétypes ne se laissant pas insérer sans friction dans le processus chrétien. »
(2) Le symbolisme alchimique manifeste une tendance fondamentale en direction de la revalorisation du principe féminin, tendance que l'on retrouve dans le plus grand nombre des expériences numineuses faites par des personnes modernes . Jung était enthousiasmé par la Déclaration de l'Assomption de Marie de 1950 du pape Pie XII, qu'il qualifiait d'événement contemporain des plus éminents dans l'histoire de l'esprit. . Les gens ne se rendent pas compte que l'archétype de la déesse est activé et qu'il est à l'origine de toutes ces controverses se plaçant désormais dans les domaines juridique, sociologique, politique et d'autres encore, sans que le numineux qui est à l'ouvre n'apparaisse lui-même. En revanche, le numineux se manifeste dans les rêves avec la plus grande clarté comme une lame de fond qui se soulève à l'arrière-plan des remous superficiels visibles. .. une femme protestante ..eut le songe suivant : À Zurich elle passait sur un pont menant sur une grande place publique vers laquelle elle voyait affluer une immense foule. On lui expliqua que l'assomption de Marie allait avoir lieu sur cette place. Elle aperçut alors une construction en bois érigée là afin de servir d'estrade à une femme noire d'une merveilleuse beauté qui s'y tenait debout toute nue. La femme leva alors les mains et s'éleva avec lenteur vers le ciel. Le trait d'apparence peu orthodoxe du songe est sans doute cette nudité féminine. L'inconscient souligne par ce détail ce que la Déclaration ne faisait que suggérer, à savoir l'importance du corps. L'image onirique n'est pas en contradiction avec le nouveau dogme, mais elle va plus loin dans la poursuite des conséquences logiques implicites de celui-ci.
Une catholique .. rêva : A présent il était permis à des prêtresses d'officier à l'église. Dans ce cas, l'inconscient a également développé et « élaboré» les suites créatrices contenues dans la Déclaration. Selon ses termes, la Vierge Marie pénètre dans la chambre nuptiale céleste, ce qui laisse présager une évolution ultérieure avec l'avènement des noces sacrées consommées dans l'au-delà.
(3)De nos jours, nous sommes confrontés à un problème à peu près insoluble, sinon tout à fait, celui du mal, et à la question de savoir comment s'y confronter. Dans la plupart des religions non chrétiennes (à l'exception du bouddhisme), les dieux ou la divinité suprême sont à la fois bons et destructeurs. Mais .. la tendance à voir en dieu le summum bonum (le bien suprême) et à rejeter le mal de son domaine, prit le dessus - tendance unilatérale .. portée à son apogée dans la doctrine scolastique selon laquelle le mal n'avait pas d'existence propre, mais ne représentait qu'une privatio boni, soit une simple déficience, soit une absence de bien. Une attitude psychique aussi unilatérale suscite une réaction compensatrice contraire. Le Christ lui-même en avait l'intuition puisqu'il annonçait la venue de l'Antéchrist. Selon la description que Jung en a donné .. ce mouvement contraire se fait jour à partir P.169 de l'an mille environ de notre ère, c'est-à-dire depuis le début de la deuxième moitié de l'ère des Poissons, qui est celle du deuxième poisson ; et il a pour effet de vider petit à petit la doctrine chrétienne de sa substance. Quant au présent, Jung dit .. : « La question autrefois posée par les gnostiques : « D'où vient le mal ? » n'a pas trouvé de réponse dans le monde chrétien. Et l'allusion d' 0rigène à une possible Rédemption du diable passa pour une hérésie. Mais aujourd'hui la question nous assaille et nous devons fournir une réponse ; nous nous tenons là, les mains vides, étonnés et perplexes, et nous ne pouvons même pas nous rendre compte que nul mythe ne vient à notre aide alors que nous en aurions un si urgent besoin. Certes, conséquence de la situation politique et des succès effroyables, voire démoniaques de la science, on ressent des frissons secrets, des pressentiments obscurs. Mais on ne sait que faire, et bien peu nombreux sont ceux qui en tirent la conclusion que, cette fois-ci, il y va de l'âme de l'homme oubliée depuis longtemps.»
Aux yeux de Jung, l' actuelle accumulation du mal est caractéristique des catastrophes historiques accompagnant les périodes de grande transition d'une époque à l'autre ; . la menace de l'extinction de toute vie sur terre pèse sur nous, que ce soit par la lente destruction de l'environnement ou par une guerre globale exterminatrice. (ou par la nature elle-même, cf. météorite ..) L'accroissement de la criminalité, l'horreur des holocaustes perpétrés sont des premiers averrissements. Tout un chacun parle de ces problèmes, mais personne ne sait ce qu'il convient de faire. Les appels à la raison demeurent sans effet. . Jung ne disposait pas davantage d'une réponse toute faite ; mais il avait la conviction que chaque individu qui accepte de se confronter au mal en lui-même apporte une contribution bien plus effective à sauver le monde que ne saurait le faire tout activisme idéaliste exrérieur. Car l'enjeu dépasse la compréhension des aspects d'ombre de la personne individuelle ; il s'agit bien plus de la confrontation avec l'aspect sombre de la divinité (ou du Soi), que l'être humain ne saurait affronter, mais auquel il doit néanmoins faire face, comme le fit Job. « Le mythe doit enfin prendre au sérieux le monothéisme et abandonner son dualisme (nié officiellement) qui, jusqu'à présent, à côté d'un bien tout-puissant, a laissé subsister un éternel et ténébreux antagoniste. C'est seulement alors que peuvent être accordés au Dieu unique la totalité et la synthèse des opposés qui lui reviennent. Quiconque a expérimenté que les contraires, « du fait de leur nature », peuvent s'unifier grâce au symbole, de telle manière qu'ils ne tendent plus à se disperser ni à se combattre, mais au contraire à se compléter réciproquement et à donner à la vie une forme pleine de sens, n'éprouvera plus de difficultés face à l'ambivalence de l'image d'un dieu de la nature et de la création. Il comprendra précisément le mythe du « Devenir Homme » nécessaire de Dieu. comme une confrontation créatrice de l'homme avec les éléments contraires ainsi que leur synthèse dans la totalité de la personnalité. Dans l'expérience du Soi, il ne s'agira plus, comme précédemment, de surmonter le contraste « Dieu-homme », mais l'opposition au sein même de l'image de Dieu. C'est cela le sens du « service de Dieu », c'est-à-dire du service que l'homme peut rendre à Dieu afin que la lumière naisse des ténèbres, afin que le créateur prenne conscience de Sa création et que l'homme prenne conscience de lui-même. » (Ma Vie p.384)
Le mal absolu est donc aussi un mystère divin, une forme d'expérience du numineux qui nous laisse cependant sans voix pour commencer. .
En analyse on rencontre de fréquentes conflagrations de l'univers se produisant dans les rêves .. au point que l'on ne saurait exclure avec certitude l'intention de l'inconscient, c'est-à-dire de la nature elle-même, de détruire l'humanité. Jung n'écartait pas cette éventualité, mais son optimisme lui insufflait l'espoir que nous arriverions à P.171 prendre le virage dangereux en douce, réchappant de justesse à une dévastation complète de notre planète.
.. (Jung)s'avance jusqu'à dire : « S'écarter du numen semble partout et de tout temps être perçu comme le mal sous la pire et la plus originelle de ses formes. » Dans la même lettre, il souligne aussi qu'il n'est rien que l'on ne saurait, par moments, qualifier de mal et que, par conséquent, le bien et le mal sont des jugements de valeur humains, de nature relative. Ce qui est décisif dans tous les cas, c'est d'être conscient du conflit et d'être capable de le supporter sur le plan conscient, mais on s'adonnerait à des illusions en croyant que, grâce à cet acte, le mal serait éliminé. À ce propos Jung ajoute dans une autre lettre : « On n'a pas connaissance qu'il y aurait plus de bien que de mal ou que peut-être le bien serait le plus fort. On peut seulement espérer que le bien l'emportera. Si l'on identifie le bien à la constructivité, il existe une probabilité pour que la vie continue sous une forme plus ou moins supportable ; si au contraire la destructivité était prépondérante, assurément le monde aurait déjà péri depuis longtemps de son propre fait. C'est aussi pourquoi la psychothérapie présuppose, avec optimisme, que l'éveil à la conscience fait ressortir l'existence du bien plus que celle du mal, source de ténèbres. Devenir conscient, c'est réellement concilier les contraires et par là développer un tiers qui se situe au-dessus d'eux. »
Dans la mesure où le mal est le plus souvent une déviation ou un éloignement par rapport au numineux, cela signifie du même coup que cet égarement se produit de façon inévitable et récurrente et, partant, que la lutte entre l'éloignement et le retour contrit se prolonge sur une très longue durée, si ce n'est à vie. C'est pourquoi l'image de l'écartèlement du Crucifié sur la croix comporte une vérité éternelle. Aussi l'analyse ne promet-elle pas le bonheur au patient ; si elle peut le sortir de la stagnation névrotique où s'est enlisée son existence, elle ne saurait lui épargner la souffrance authentique que comporte la vie.
. j'ai pu observer qu'au moins sur le plan individuel, le problème du mal peut parfois (pas toujours, loin de là), trouver une solution avec l'aide et par la grâce de Dieu ( de sorte que Dieu se dresse face à Dieu). Lorsque cela arrive, c'est un miracle et cela constitue une des expériences les plus poignantes du numineux. Au sein de l'image religieuse de Dieu, c'est-à-dire du Soi, les contraires coexistent côte à côte, sans cependant être réunis par la conscience. Cette union ne peut être réalisée que dans l'être humain conscient, dans lequel les deux aspects du Soi, le bien et le mal, tendent à s'incarner. Coulés dans une forme humaine, ils sont devenus plus petits et se sont humanisés, ce qui leur permet de s'unir grâce à la coopération de la conscience de l'homme. C'est pourquoi la prise de conscience et la connaissance de soi sont les facteurs essentiels et décisifs.
Le quatrième thème, très fréquent dans les rêves religieux des hommes d'aujourd'hui, est celui de la coniunctio, de la conjonction. .. il est intimement mêlé aux trois thèmes déjà évoqués. Il apparaît dans le songe de vocation de l'homme américain, puis dans la Déclaration papale de l' Assomption de Marie .., ainsi qu'en réponse au problème du mal. Les remous superficiels, provoqués par cette lame de fond déferlant dans les profondeurs de l'inconscient, se manifestent à travers les incessantes et omniprésentes discussions portant sur la sexualité et les relations entre l'homme et la femme. Mais les productions de l'inconscient concernent ce qui se trouve au fond des grandes profondeurs, à savoir l'unio mystica, l'union mystique avec le Soi, vécue comme union des contraires cosmiques. Cela est, en effet, en relation avec les rapports entre l'homme et la femme dans la mesure où tout véritable échange d'amour profond favorise en dernière analyse l'individuation mutuelle, c'est-à-dire l'accomplissement de la totalité de chaque partenaire. Nous touchons là, sans doute, au sens du mariage conçu comme sacrement. Pourtant, il s'agit de quelque chose qui ne se constelle pas dans le seul mariage, mais s'instaure dans toute relation amoureuse acceptée en tant que réel engagement éthique. L'expérience le l'union des contraires échappe à la possibilité d'une description P.173 par le verbe. . C'est une expérience qui libère l'homme à qui elle échoit en lui donnant accès à une dimension cosmique. Dans la symbolique alchimique, la coniunctio solis et lunae, la conjonction du soleil et de la lune, est effectivement le thème central avec, dans son sillage, toutes les autres paires de contraires. . Rares sont les personnes qui, de nos jours, parviennent à un stade d'individuation leur permettant de faire l'expérience de la conjonction, mais elle est de toute façon le motif secret qui pousse à toute recherche, fût-elle superficielle, d'une prise de conscience, et qui sous-tend, bien entendu, toute démarche analytique approfondie, où ce thème commence par se manifester par le truchement des problèmes de transfert et de contre-transfert.
En raison de l'ignorance et du manque de compréhension .. des contemporains face à ce type d'expérience, Jung a été décrié comme mystique, comme prophète . les grands mystiques .. parIaient le même langage que Jung quand ils évoquaient l'expérience personnelle fondamentale du numineux. Et les prophètes (pris sans nuance péjorative) étaient des hommes à qui échut, au cours d'une expérience originelle, la vision de la situation archétypique dans laquelle était ancrée leur époque, vision qui leur permettait de prédire les évolutions spirituelles à venir et de mettre leur peuple en garde contre les abus, les misères et les corruptions caractérisant leur siècle. .Lorsque ses élèves, cédant aux pressions exercées par le monde environnant ( en particulier les législations professionnelles de différents pays), s'organisèrent en associations professionnelles, Jung ne s'y résigna qu'à contrecour. Pour lui, la réalité de « l'esprit (qui) souffle où il veut » était absolue ; il savait que l'esprit ne peut être mis en bouteille. Si l'on veut comparer la psychologie jungienne à un exemple historique anaIogue on pourrait citer le taoïsme chinois des origines, avec lequel il partage sa nature de sagesse embrassant la totalité de la vie humaine. Les taoïstes finirent également par se réunir en communautés organisées et perdirent, de ce fait, le « sens » (le Tao) .
. De nombreux domaines tels que les archétypes et leurs effets, la théorie des songes et la thèse des complexes s'étayent à la lumière de la recherche pratiquée selon les méthodes dites « dures » des sciences naturelles. En revanche, l'expérience du sens et de ses effets thérapeutiques, la rencontre avec le numineux ne peuvent être appréhendés par des méthodes statistiques en raison de leur unicité créatrice toujours changeante et renouvelée. Pour les « vérifier » il n'est d'autre moyen que de s'exposer personnellement et en direct à leur action. Par ailleurs, cette expérience peut se produire, mais, comme Jung le rappelle avec force, P.175 ne se produit pas obligatoirement. Sans quoi l'action divine ne serait pas libre, mais soumise aux lois de la nature. Or, cela ne semble pas être le cas, en raison de sa réalité essentiellement créatrice. Jung va jusqu'à dire que l'imagination créatrice « est le seul phénomène spirituel primitif qui nous soit accessible, le véritable fondement spirituel de l'être, la seule réalité immédiate ». Elle est le divin lui-même. Et c'est finalement cette force de l'inconscient, productrice de symboles créateurs, qui est à l'ouvre à l'arrière-plan de toute fondation de religion. « Lors de la constitution des grandes religions, on a d'abord affaire à une désorientation collective constellée de toutes parts par un principe d'ordre présent dans l'inconscient (nostalgie collective de rédemption). Le prophète, mû par la misère des temps, reconnaît par une vision intérieure la figure salvatrice présente dans l'inconscient collectif et il l'exprime dans le symbole. Que la situation change, et le besoin d'une nouvelle vérité se fait sentir, c'est pourquoi la vérité est toujours relative à une situation déterminée. Aussi longtemps que le symbole constitue la réponse vraie, et donc libératrice, à une situation qui lui correspond, il est vrai et valable, même « absolu ». Mais que la situation change et que le symbole soit simplement perpétué, et il n'est plus qu'une idole dont l'action se borne à appauvrir et abêtir, car elle ne fait que rendre inconscient sans donner ni explication ni illumination. Le symboIe est enseignement, l'idole aveuglement.»
« Le symbole a besoin de l'homme pour son devenir. Mais il dépasse l'homme, c'est pourquoi on lui donne le nom de « Dieu », car il exprime une réalité spirituelle ou un facteur psychique plus fort que le moi. » Le Soi assume dès lors la fonction de guide et procure ainsi au moi le sentiment d'être libéré de son impuissance. . le facteur numineux, l'expérience symbolique est tout pour Jung, c'est-à-dire la seule dimension importante du processus analytique.
LIVRE VI ATTITUDE RELIGIEUSE OU MAGIQUE FACE A L'INCONSCIENT
. antagonisme entre une attitude « religieuse » et une attitude « magique » face à l'inconscient. « La religion me semble être, dit Jung, une attitude particulière de l'esprit humain, que l'on pourait désigner, conformément à l'acceptation primitive du mot religio, en disant : c'est une attitude d'observation attentive et de considération minutieuse de certains facteurs dynamiques, jugés par l'homme comme étant des « puissances » : esprits, démons, dieux, lois, idées ou idéaux ou tels autres noms que l'homme a pu donner aux facteurs dont il a fait l'expérience dans son univers et dont il a estimé qu'ils étaient soit suffisamment puissants, dangereux ou secourables pour leur accorder une considération attentive, soit assez grands, beaux et pleins de signification pour les adorer avec piété et les aimer. »
Cette considération attentive suppose qu'il y ait, chez celui qui veut la pratiquer, une attitude consciente faite de modestie, de sincérité et de simplicité face au numineux, attitude qui pose cependant problème à plus d'une personne. Or, à défaut d'une telle attitude, une position « avide » du moi par rapport au numineux, partiellement inconsciente, s'installe souvent et suscite une attitude que l'on peut qualifier de « magique » face à l'inconscient. .
On rencontre fréquemment des personnes appartenant à toutes les couches sociales, chez qui l'inconscient est constellé avec une force assez considérable pour modeler leur destin et à qui il se manifeste sous forme d'une multitude d'images archétypiques chargées d'affect. Pour ce type de personnes le risque de succomber à l'inconscient est toujours présent ; il peut cependant être écarté grâce à une mise en forme créatrice des contenus qui affluent. C'est pourquoi les rêves sont souvent les premiers à insister sur une possibilité de réalisation créatrice ; et l'on songe à toutes les traditions vénérables qui racontent comment un dieu, un démon ou un esprit intime l'ordre à quelqu'un d'effectuer une certaine tâche à son service, impératif souvent assorti de menaces de maladie physique ou spirituelle ou même de mort pour celui qui oserait désobéir.
Or, pourquoi la personne choisie n'arrive-t-elle pas, dans maintes occasions, à fournir l'effort qui lui est demandé ? Pourquoi est-il besoin, pour chaque évolution psychologique et pour chaque progrès de la conscience, d'une décision éthique à prendre sur « le fil de l'épée » ? S'il est en fait trop facile de juger et de condamnef en général, .., il n'est pas moins vrai que pour chaque cas particulier les songes donnent de fréquentes indications indirectes suggérant ce dont il pourrait s'agir.
Les songes qui vont être présentés proviennent d'une femme célibataire, âgée de quarante-trois ans, institutrice en Styrie .. Elle avait entrepris une analyse .. ; mais comme son analyste n'avait pas une connaissance suffisante de la mythologie, alors que les rêves de la patiente ne contenaient pratiquement rien que des matériaux archétypiques, cette tentative échoua. Elle avait été incitée à faire ce premier essai d'analyse poussée par d'incessantes migraines qui n'avaient pas de causes physiques décelables, ainsi que par un symptôme étrange. En effet, quand les enfants de sa classe l'irritaient au-delà des limites de ce qu'elle pouvait supporter, un hurlement bestial si terrible s'échappait d'elle, frêle petite femme timide toujours « correcte », que les enfants se taisaient sur-le-champ et qu'elle-même restait effrayée face à ce cri d'une sauvagerie sombre et funeste qu'elle entendait sortir de ses tréfonds. Lorsqu'elle vint me voirpe .. elle était dans un état d'épuisement grave, subissant en même temps un flot de visions et de rêves qui risquaient de la submerger à tout moment. Il semblait donc indiqué de lui procurer une cure de rétablissement physique, mais la poussée de l'inconscient était devenue irrésistible. J'espérais simplement que les songes indiqueraient eux-mêmes une issue à cette situation impossible et tendue dès les débuts.
Le rêve initial se présenta comme suit :
Naissance de l'Ange : Je suis incarcérée dans une grande forteresse taillée en partie dans la roche naturelle. Nous sommes tout au fond de la forteresse ; devant nous semble se trouver une salle religieuse puisque notre enfermement est lié à des questions de religion. Auprès de moi se tiennent mon grand-père et ma sour Agathe. La pièce taillée dans la roche, dans laquelle nous nous trouvons, est située en haut du château fort. C'est la nuit. Devant moi une brèche s'ouvre dans la paroi rocheuse. À l'arrière de cette ouverture je vois une source puissante couler à flots et retomber en un large rideau. Je me réjouis de cette vision qui a sur moi un effet libérateur.
Je cherche une place pour me coucher et dormir. La roche est dure et sa surface inégale. Il y a là un escalier en pierre qui conduit vers les profondeurs. Je descends quelques marches afin de m'y installer. Il fait très noir ; la roche humide est froide. Me relevant à nouveau, je continue d'avancer ; je découvre un deuxième escalier en bois qui donne sur une cour intérieure, auprès de ma sour et de mon grand-père. Il nous faut descendre, Agathe et moi, afin de satisfaire à nos besoins naturels. Je prie mon grand-père de nous accompagner et de veiller sur nous. Je porte une robe de chambre de couleur brun-roux dont la partie du dos est toute feutrée par l'usure. Comme j'ai toujours P.179 froid je demande à mon grand-père s'il na pas besoin de l'autre robe de chambre car ; si ce n'était pas le cas, je la prendrais également pour me couvrir. Je le lui demande avec tendresse et sollicitude. Il me répond que je n'ai qu'à la prendre puisqu'il n'en a pas besoin.
Nous traversons une grande pièce vide. Puis nous pénétrons dans la chambre à coucher de ma mère. Derrière un rideau tendu il y a, posé à même le sol un seau hygiénique. Mon grand-père y accompagne Agathe afin que rien ne puisse lui arriver ; après quoi elle revient et c'est mon tour d'y aller.
Suspendue dans le seau, je vois une serviette hygiénique ayant appartenue à mon grand-père. II ne la pas jetée afin que l'on puisse voir que lui aussi use de serviettes hygiéniques. Ensuite c'est comme si cette même serviette était la mienne. Je ressens comme extrêmement pénible l'obligation dans laquelle je me trouve de la jeter à sa place. Je suis cependant prête à le faire dans l'esprit d'amour qu'il m'inspirait déjà quand je lui offrais la robe de chambre.
Depuis que je suis passée derrière le rideau, une belle femme de haute stature est apparue. Je m'avance. La femme se tient à la place où le seau était posé auparavant et où, à présent, il ya le lit que j'occupais étant enfant (ce lit était installé dans la chambre de ma mère). Je ne vois que la splendide face d'ange de la femme, auréolée d'un vaporeux voile arachnéen. Cela ressemble à une apparition. Elle dit qu'elle ne comprend ni ne sait comment cela peut se faire ( cette réalisation ou cette transformation). À ses côtés paraît un petit saint personnage et, derrière celui-ci, un ange qui le conduit et lui sert de guide. Ces deux personnages sont en couleurs, composés de nombreux morceaux à l'image des saints figurant sur les vitraux des cathédrales. Je contemple cette apparition et je sens poindre la vérité. Je dis : moi, je sais. (Avec cette idée derrière la tête : c'est grâce à l'ange qui le guide.)
A cet instant mon grand-père a un malaise. Tout se passe comme, s'il était sorti du lit de ma mère - il est assis devant le lit, le dos appuyé à la table de chevet. En pleurant il dit qu'il doit mourir ; ajoutant aussitôt : je ne pensais pas que ce serait notre dernière sortie ensemble. Je m'approche de lui avec une tendre sollicitude et j'envoie Agathe chercher un médecin. J'aimerais me mettre à genoux devant lui et le prendre dans mes bras. Je lui caresse le visage et l'embrasse sur sa bouche maquillée de rouge à lèvres.
La rêveuse était d'un milieu paysan. Orpbeline dès l'âge de six ans, elle avait perdu son père de manière tragique pendant la guerre et la mère avait bientôt suivi son époux dans la mort. La petite fut confiée à des parents sans qu'un contact chaleureux vienne s'établir entre elle et ceux qui l'avaient recueillie. Le seul objet lui inspirant de l'affectivité était une chienne contre laquelle l'enfant avait coutume de se blottir afin de trouver un peu de chaleur. Ses sours avaient été placées ailleurs. Et au moment du rêve Agathe, la sour présente dans le songe, était morte d'une tumeur maligne depuis longtemps déjà. Le grand-père était mort depuis des années, lui aussi, de sorte qu'on voit la rêveuse amorcer une véritable descente au pays des morts, une nekyia, en compagnie de deux esprits de défunts, afin de descendre dans les profondeurs de l'inconscient. Dans ces deux « esprits » on reconnaît sans peine l'ombre et l'animus, au sens de la psychologie jungienne ; en d'autres termes, la sour représente un aspect sombre, inconnu du moi et le grand-père une attitude spirituelle inconsciente vis-à-vis de l'inconscient.
La forteresse ou cave creusée dans le rocher à signification religieuse est un symbole archétypique notoire qui illustre l'inélucable nécessité de devenir soi-même et la torture de l'introversion absolue devenue à présent inévitable pour la rêveuse. Le thème évoque les lieux d'incubation voués au dieu Esculape et à d'autres divinités guérisseuses ainsi que la katokhê pratiquée dans l'antiquité, genre d' « emprisonnement » qui était considéré comme la possession par un dieu chthonien, c'est-à-dire comme une période passée au service de cette divinité. Certains s'engageaient à cet enfermement afin que leurs rêves les initient au culte des mystères du dieu en question.
La source fait partie de la même image, comme Meier le montre dans son livre sur l'incubation antique et le rêve en tant que remède. Dans la presque totalité des lieux de guérison, il y avait des sources ou des cours d'eau aménagés. Meier dit : P.181 « D'une façon générale l'eau joue un rôle primordial dans les Asclépies (les lieux saints de guérison voués à Esculape). Ces sources ou piscines n'ont rien à voir avec des eaux thermales ou minérales. Elles font bien plus partie d'Esculape en tant que dieu chthonien, au nême titre que le serpent, son animal ; et la source devient hagiasma (une sainte source de guérison) par la simple vertu d'être associée au dieu. Tous les Dii chthonii (divinités de la terre) possèdent une pêguê, une source, auprès de leur sanctuaire ; même les successeurs chrétiens des antiques dieux guérisseurs, les saints thaumaturges auteurs de guérisons, ont une source miraculeuse dans pratiquement toutes les églises. » Le bain dans ces sources correspond à une lustration et comporte cet aspect de « baptême» qui va de pair avec une renaissance intérieure et avec une coniunctio, une conjonction, c'est-à-dire l'unification et la réalisation de la totalité intérieure.
En langage psychologique l'image de la source annonce la possibilité des retrouvailles avec le flux de la vie dans les profondeur de l'inconscient. Que l'on se sente vivre ou, au contraire, végéter « comme mort », c'est un sentiment psychique subjectif qui dépend du fait d'être ou non en contact avec le flux de l'énergie psychique inconsciente.
La rêveuse grelotte ; elle n'est pas assez chaudement vêtue dans sa robe de chambre élimée. Son attitude face à l'inconscient est désinvolte ( négligée ), manquant de « chaleur » et, donc, déficiente par rapport à ce qui lui est actuellement demandé. C'est pourquoi elle emprunte la robe de chambre de son grand-père ou, en d'autres termes, elle essaie d'adopter l'attitude de celui-ci par rapport à l'inconscient. Ce grand-père est le père de sa mère, décédé depuis longtemps. La rêveuse savait seulement qu'il avait pratiqué la « magie noire » et qu'à une époque certains avaient coutume de se rassembler dans sa maison pendant la nuit afin de pratiquer des invocations diaboliques, car « on avait à plusieurs reprises entendu le diable secouer ses chaînes ». Elle manifestait elle-même un intérêt délétère pour ces choses ; .. semblait avoir absorbé celles-ci au plus profond d'elle-même ; mais elle refusait d'en parler - et c'était précisément ce qui constituait le danger. Son grand-père était la personnification évidente de cette attitude « impure » face aux puissances des profondeurs. Il devenait urgent de la corriger. Le personnage apparaît sous une forme androgyne, symbole de la totalité, mais celle-ci comporte une nuance nonstrueuse ( Cf. C.G. Jung, La Psychologie du transfert, trad. Cit., p. 188 et sv. Le rôle important joué par l'androgyne dans la symbolique alchimique est dû au mélange « impur » de la matière ec.de la psyché inconscience, mélange dont les alchimistes n'avaient pas conscience.) dans la mesure où les deux éléments qui y sont réunis forment une unité avant même d'avoir été correctement différenciés l'un de l'autre - il a alors proximité indifférente des contraires à la place d'une nouvelle et véritable conjonction des opposés.
Le personnage du grand-père contient en germe l' ensemble du principal problème de la rêveuse, à savoir que, chez elle, la conscience et l'inconscient, le moi et l' « autre » entretenaient des rapports épisodiques faussés que l'on pourrait qualifier de magiques, en lieu et place d'un lien religieux. La magie va de pair avec une possession partielle, et le songe exprime cette réalité par le fait que le grand-père a assimilé une part de la féminité qui devrait faire partie du moi de la rêveuse si les choses se passaient convenablement. S'étant approprié une part de la féminité sous la forme d'un esprit sorcier inconscient, l'animus a pris un ascendant qui lui permet non seulement de dominer le moi de la rêveuse, mais qui fait qu'en tant que femme elle ne sait plus ressentir si c'est elle-même ou son animus qui pense ou éprouve quelque chose. Dès lors l'opinion de l'animus est ressentie intérieurement comme si elle était propre à la personne elle-même. Il en résulte, en outre, un douteux mélange de sentiment féminin et de secrets calculs ou projets masculins.
Du fait qu'une partie du moi a été annexée par l'inconscient, nous sommes en présence d'une sorte d'identification confuse avec celui-ci, ce qui, chez la rêveuse, se manifestait sous forme de voyance et de dons de mediumnité inconstestables. Seulement, P.183 ce talent était accompagné d'une attitude présomptueuse faite de connaissances secrètes et de morgue, affichées sous des airs mystérieux et par des démonstrations d'un faux « savoir » concernant l'inconscient. Ce savoir qui se fonde sur la possession, c'est-à-dire sur le « savoir » impersonnel inhérent aux complexes inconscients, est, en d'autres termes, un savoir dû à la luminosité diffuse propre à ces derniers. En effet, Jung l'a montré, les complexes de l'inconscient possèdent une certaine qualité de conscience diffuse. Lorsqu'il y a possession par des complexes inconscients, la conscience diffuse de ceux-ci est, tout au moins en partie, à la disposition du moi. Cela engendre une certaine capacité de voyance qui s'exerce cependant aux dépens d'une limitation nette du champ conscient ou au prix de la perte de sentiments bien définis. Dans notre cas, c'était cette dernière difficulté qui se manifestait chez la rêveuse car elle était étrangement incertaine et instable par rapport à ses sentiments ; autrement dit, son cour était constamment dominé de froids calculs empreints de méfiance en provenance de son magicien de grand-père. Dans la vie extérieure il en résultait qu'elle n'arrêtait pas de tomber sur des hommes calculateurs et froids qui abusaient de ses sentiments et ne lui offraient surtout pas ce dont elle avait besoin par-dessus tout, après son enfance malheureuse, à savoir chaleur et sentiment.
Les toilettes sales dans la chambre à coucher de sa mère donnent une indication du genre d'expériences sexuelles pénibles qu'elle vivait. Cependant, le Soi voit le jour dans ce même lieu - in stercore invenitur (on le trouve dans le fumier)! Cette chambre à coucher de la mère, où la rêveuse naquit et passa les premières années de sa vie, est le symbole de l'origine intérieure et du lieu des inscincts féminins. Si elle se décidait à y mettre bon ordre, la rêveuse verrait apparaître la « grande et belle femme », une image du Soi selon les termes de C.G. Jung, c'est-à-dire la personnification de la personnalité supérieure plus vaste et de la totalité intérieure de la rêveuse. Cette « belle femme » surgit dans le lieu de naissance, là où se réalise le mystère du devenir d'un être humain.
Toutefois, cette grande figure intérieure ne connaît pas sa propre genèse ; elle a besoin du moi afin de pouvoir faire l'expérience d'elle-même, de la même manière que le moi a besoin d'elle pour devenir conscient de lui-même. On pourrait dire que le moi est l'oil du Soi, et lui seul peut voir et apprendre comment le Soi s'est formé. Effectivement, dans la séquence suivante du songe, la rêveuse voit le Soi représenté par les deux personnages assemblés : l'ange qui guide une sainte.
Le personnage de la sainte reprend le thème de la « grande et belle femme », suggérant la personnalité religieuse et individuée qui pourrait devenir celle de la rêveuse si elle acceptait de se laisser « guider par l'ange ». L'ange, le messager de la divinité, sera dévoilé par un songe ultérieur dans lequel un personnage de nature supérieure déclarera avec solennité : « Dès lors l'inconscient se revêt d'un ange. » L'ange incarne donc la signification du mystère de l'inconscient lui-même, le divin mystère du fond de l'âme. C'est par lui que la rêveuse devrait se laisser mener. Le fait que ces personnages apparaissent à la manière de vitraux composés de multiples parcelles, évoque le thème de la conglomerate soul - de l'âme ou du Soi comme unité multiple - et de l'unification des différents et nombreux éléments constitutifs extérieurs et intérieurs. On comprend dès lors que le songe demande à présent à la rêveuse d'opter une attitude religieuse empreinte d'humilité ; et c'est, bien entendu, à ce moment-là que l'esprit magicien en elle se sent soudain malade à mourir, car les deux attitudes sont incompatibles. En effet, le magicien entend posséder et utiliser l'inconscient à ses fins et il fait croire qu'il le met dans sa poche grâce à ses connaissances, alors que, comme nous tous, il arrive par voie intuitive à glâner tout au plus quelques rapports et connexions symboliques par-ci par-là.
Pourtant, la situation de la rêveuse demeurait toujours inquiétante. . P.185 .. Après quelques rêves d'ordre plus personnel, vint enfin un songe offrant des indications précises quant à la voie à suivre.
Dans les milieux psychologiques on entend souvent affirmer qu'en cas de risque de submersion du patient par l'inconscient, l'analyste devrait ne pas en tenir compte ou, mieux encore, prendre des mesures aptes à l'écarter. Or, l'expérience m'a montré que ce n'est pas nécessaire parce que l'inconscient lui-même montre souvent la voie à suivre pour l'amadouer, à condition d'avoir une compréhension « juste » et subtile des rêves. Par ailleurs, cette manière de procéder, indiquée par l'inconscient lui-même, comporte pour l'analysé une force de persuasion autrement plus convaincante que les initiatives de l'analyste. Voici comment le rêve présenta les choses dans le cas qui nous occupe :
La source d'eau : Je me trouve dans un désert. On y effectue des forages afin de trouver de l'eau : un homme creuse avec une pelle - il a l'air de celui qui sait, très supérieur ; une sorte de « professeur » -, d'en bas, à partir des profondeurs, un autre personnage semble creuser de son côté afin de venir à la rencontre de I'homme qui fore depuis le haut. Soudain les deux entrent en collision ; ils gisent là, face contre face, dans une position qui présente un aspect comique indéniable. Celui du bas possède une sorte de visage ou masque de fer ; le bas et le haut semblent inversés. Soudain la situation change : au prix de grands efforts il s'agit de puiser le trop plein-d'eau afin d'éviter l'inondation. Il faut, en outre, canaliser ces eaux puisées et les conduire vers Rome. De nombreux hommes noirs travaillent sous la direction du professeur. Mon amie Alberta arrive avec un beau récipient vert ; nous nous mettons également à puiser l'eau. Le professeur nous encourage, mais pour rire il me donne un coup de canne sur le postérieur : après quoi il me dit de partir, suggérant d'aller me reposer sur mon lit pendant que les autres continueront à travailler pour moi.
Ce songe me proposa une première indication d'ordre pratique fort utile : je conseillai donc à la rêveuse de se conformer à l'invite du songe en se mettant au lit et se bornant à se lever pour ses heures d'analyse, pendant lesquelles je continuai imperturbablement à interpréter ses rêves selon les règles de l'art. Cette solution se révéla favorable car nous vînmes à bout de ses flots oniriques sans que les forces de la rêveuse ne lâchent prise ou que la patiente s'abîme dans un épisode de folie. . Comme je pus le découvrir plus tard, elle avait en réalité une forte tendance à se faire violence et à toujours trop en faire, cravachée par un animus du devoir tyrannique. Le repos au lit produisit donc des effets bénéfiques inattendus en permettant du même coup une décrispation à son animus.
Par ailleurs, ce songe me semble dresser un impressionnant tableau quasi classique du mystérieux processus qui se déroule lors du travail de prise de conscience de l'inconscient.
Nous « expliquons », en effet, l'inconscient à l'aide de symboles et de concepts qui proviennent en dernière analyse de ce même fond originel - nous éclairons donc ignotum per ignotius, l'inconnu par ce qui l'est encore davantage, selon la formule des alchimistes .. Les images symboliques surgissant de l'inconscient indiquent, par nature, des choses essentiellement inconscientes, raison pour laquelle toute interprétation « doit nécessairement s'arrêter à la conjonction « comme si ». « Il s'agit seulement de paraphraser et de caractériser approximativement un nucléus significatif inconscient » (Introduction à l'essence de la Mythologie p.112); C'est pourquoi toute interprétation revient finalement à donner un « revêtement nouveau du mythe ». Cette refonte du mythe est nécessaire afin de sauvegarder le contact de la conscience, qui est d'ordre culturel, avec les fondements instinctuels propres à l'inconscient. Le « professeur » est le représentant d'une attitude spirituelle qui cherche à assimiler les contenus de l'inconscient, alors que celui-ci est incarné par l'homme au masque de fer, c'est-à-dire l'esprit des profondeurs, producteur des mythes. Le renversement momentané des rôles révèle d'une part la parenté naturelle entre les deux mondes, mais constitue d'autre part un avertissement contre le risque de succomber à la magie : quand P.187 l'esprit de l'inconscient assimile l'esprit interprétateur, il en résuIte une pseudo-interprétation arrogante qui se fait passer pour mystique ; on voit alors éclore les annonciations intuitives et allusives de mythes « nouveaux ». Ces phénomènes sont d'ailleurs revenus à la mode auprès de certains chercheurs en mythologie et de mouvements semi-mystiques qui s'y adonnent après avoir perdu de vue l'indispensable point de départ et d'ancrage humain conscient. Ce qui différencie le professeur et l'esprit, c'est en effet la nature humaine du premier face au deuxième qui est en partie inhumaine, car de fer.
.. un certam regain de la tendance à faire parler le symbole en paraphrases, par lui-même et pour lui-même, sans prendre appui sur les données de la psychologie des profondeurs . risquent de se perdre dans une mer sans rivages d'amplifications où tout finit par être tout et rien, à défaut d'un cadre concret ou d'un point d'Archimède situé à l'extérieur du tissu symbolique. Seul l'individu humain offre ce cadre de référence, car les symboles viennent des profondeurs de sa psyché. La recherche symbolique pratiquée en dehors des acquis de la psychologie de l'inconscient me semble constituer une entreprise dénuée de sens ; elle est sûre de déboucher sur la possession symbolique du chercheur, et elle .. donne l'impression de manquer de contours et de chaleur vivante dans la mesure même où l'individu en tant que « forme fondatrice » est absent de ces matériaux.
De même, certains mouvements nouveaux, qu'ils soient rosicruciens, anthroposophiques ou « magiques », semblent vouloir ranimer des liens avec le symbolisme, mais sans tenir compte de la psychologie des profondeurs ; ils la récusent au contraire, car ne pas en tenir compte permet de s'adonner à des jeux d'ordre intuitif et spirituel avec ces contenus, sans jamais être obligé d'en tirer les conséquences sur le plan personnel.
Pour sa part, notre rêveuse était attirée par ce type de conception symbolique parce qu'elle pouvait ainsi fuir la misère de sa vie concrète et se réfugier dans un monde magico-mythique où elle n'avait pas à prendre de décisions d'ordre éthique ou concret. Elle n'appréciait qu'à moitié mes tentatives de ramener toutes les interprétations oniriques à sa vie réelle actuelle. D'ailleurs, la suprématie momentanée du masque de fer avait indiqué qu'il lui arrivait de se laisser emporter par une orgie d'affects et d'images. Dieu merci, dans le songe, le mélange n'avait été que temporaire et le « professeur» finissait par reprendre le dessus.
Toutefois, une inondation de l'inconscient menace de déferler à la suite de la rencontre des deux personnages. Le flot des contenus devra, comme il est dit dans le songe, « être canalisé vers la cité de Rome », c'est-à-dire vers un centre religieux intérieur. (C'était la signification de Rome selon les associations de la rêveuse. Elle n'avait jamais personnellement visité cette ville.) En d'autres termes, ces richesses surgies des profondeurs ne doivent pas servir à enivrer le moi, mais elles sont destinées à ranimer et à féconder son centre intérieur, le Soi.
Au sujet des Noirs, la rêveuse associa : « travailler comme des nègres » . Placés sous les ordres du professeur, ils incarnent l'abandon simple et humble au monde intérieur, attitude qui implique aussi un travail assidu et consciencieux : si l' on souhaite arriver à en assimiler la substance intime au lieu de se contenter de « flairer » intuitivement les contenus de l'inconscient.
Dans ce contexte, le symbole principal est représenté par le beau récipent vert dont l'amie Alberta se sert pour puiser l'eau. La rêveuse est de type intuitif introverti, alors que sa fonction sensation, c'est-à-dire la fonction qui assure son rapport avec la réalité extérieure, avait un caractère intense, mais primitif, fonctionnant de manière partielle seulement, et de façon autonome et soudaine - comme c'est souvent le cas. Elle avait, par exemple, un excellent, sinon trop bon rapport à l'argent et aux vêtements, mais elle négligeait son corps quant à la nourriture et au sommeil et elle n'avait jamais créé un intérieur agréable dans lequel P.189 s'installer. Pour pénible et peu fiable que soit la manière dont la fonction inférieure travaille le plus souvent quand elle est tournée vers l'extérieur, elle se révèle être d'une valeur inestimable dans sa relation avec l'inconscient parce qu'elle possède encore la spontanéité primitive si favorable à la compréhension des contenus de l'inconscient. Or, celle qui apporte le récipient, son amie Alberta, indique une même direction puisqu'elle était, selon les dires de la rêveuse, une femme simple et « réaliste ». Le vase évoque, entre autres, le Graal et son symbolisme : il représente le Soi dans sa fonction de symbole féminin suprême, qui est l'élément mystérieux au creux de l'âme, capable de recevoir la divinité. La rêveuse est donc invitée à inciter son moi à un repos méditatif et à admettre qu'un élément intérieur naturel et simple effectue pour elle la transmission spontanée des contenus de l'inconscient.
L'homme au masque ou visage de fer .. correspond à un thème archétypique . Sous forme d'homme de fer il figure en alchimie comme personnification du dieu Mars ou Arès qu'A. von Bodenstein .. comprit, notamment, comme natura prima rerum ou essence première des choses, tandis que Rulandus le compare à l'Archée paracelsien qui est une personnification de l'inconscient, comme Jung l'a montré. Selon Rulandus, Arès est celui qui attribue les formes individuelles, c'est.dire, dans les termes de Jung, le principe d'individuation au sens strict. .. De Vita longa, Paracelse le dépeint .. : « Il prend son point de départ dans les astres, les corpora supracoelestia, car la nature et la particularité des corps supracélestes est telle qu'ils produisent à partir du néant une image corporelle fantasmatique (imaginationem corpoream) tellement crédible qu'on la prend pour un corps réel. L'Arès est de telle nature que lorsqu'on pense au loup, celui-ci apparaît en réalité. Ce monde est semblable aux créatures qui sont produites par les quatre éléments. Des éléments naît ce qui n'est nullement semblable à sa source, mais l'Arès ne le porte pas moins en lui. » Arès apparaît donc, dit Jung dans le commentaire qu'il donne de ce passage, comme une tentatlve de conceptualiser la représentation intuitive d'une force créatrice et formatrice préconsciente. . En astrologie, Mars signifie la nature pulsionnelle et l'affectivité de l'homme. Les apprivoiser et transformer en pierre philosophale, telle est la fin recherchée par l'ouvre alchimique.
Chez la reveuse, de fortes émotions et de puissants affects étaient constellés sous une surface lisse faite de timidité et de douceur. S'ajoutait à cela un problème créatif important . Cependant la puissance imaginative de son « Arès » a également affaire avec la magie, comme la citation de Paracelse ne manque .. pas de l'expliciter.
Dans le conte de Grimm .. « Jean de Fer », on rencontre un personnage similaire : un « homme sauvage » se cache dans un étang ; en réalité c'est un ancien roi ensorcelé qui attend d'être délivré. Il possède une source au cour de la forêt et tout ce qui est plongé dans cette eau est teinté d'or. En tant que « vieux roi » il représente un ancien principe spirituel dominant, détrôné à la faveur de circonstances Inconnues et déchu au niveau d'un malveillant esprit de la nature.
Ce trait n'indique pas seulement l'alchimie, mais évoque par ailleurs une spiritualité religieuse germanique préchrétienne et, plus particulièrement, Wotan. En tant que gardien de la source dorée, Jean de Fer est néanmoins un esprit de la nature, magicien et ensorceleur, .. ; il est donc un deus absconditus, un dieu caché de la matière. Sous sa forme ensorcelée de démon de fer, il signifie aussi une agressivité déchaînée et une affectivité barbare ; P.191 .
Ce démon était sans doute lié à son symptôme du cri, cette sorte d'éclat de sauvagerie barbare. Après les commentaires et la mise en évidence consciente des liens entre ces différents éléments, un rêve vint montrer .. un sanglier se trouvant dans la cour arrière de l'école ; l'animal émit un bruit énorme ressemblant au grondement du tonnerre. Un chasseur entra en scène et abattit le verrat ; et la rêveuse vit que la peau du ventre de la bête montrait un curieux chatoiement doré. .. évoque le sanglier de Wotan nommé « Gullinborsti ». (Güldenborste » = poil doré, de golden, doré, et Borste, poil ou soie.) Etant donné que le symptôme du cri a disparu chez la rêveuse sans jamais se reproduire, .., nous pouvons penser que le rêve montrait la victoire remportée sur cette manière autonome d'éclater propre à son affect, victoire rendue possible par le rapprochement opéré entre la conscience et l'aspect spirituel et religieux de l'homme au masque de fer ainsi que d'autres contenus apparentés.
Les thèmes oniriques de ce type montrent en outre les liens secrets qui rattachent la magie, les croyances païennes et les endoctrinements politiques modernes (cf. son penchant pour le nationalsocialisme) à des contenus religieux non intégrés ; et ils indiquent que le vieux Wotan continue de hanter l'arrière-plan psychique de personnes d'origine germanique sous forme de chasseur, d'homme de fer, de sanglier et d'autres encore.
Le récipient vert, dont la couleur évoque la fonction sensation, ( La couleur verte, qui est celle de la sutface de la terre, est le plus souvent attribuée à la fonction sensation.) signaIe à la rêveuse la nécessité d'intégrer ce flot sorti de l'inconscient, qui l'assaille, par des mesures concrètes et pratiques -un point qui l'indisposait, car elle aurait préféré user et abuser de ces images pour se procurer des envolées spirituelles intuitives enivrantes. Elle tenait en grand mépris tous les modestes et simples problèmes de la vie quotidienne, préférant procéder comme le hérisson qui fit la course au lièvre .. : le hérisson plaçait sa femme à l'arrivée, et quand le lièvre accourait, à court de souffle, celle-ci s'écriait avec impertinence : « Me voici arrivée depuis longtemps déjà. » L'intuitif aime faire de même - il se scinde en deux parties et avec l'une d'elles, l'intuition, justement, il n'arrête pas d'être déjà arrivé au but ; il oublie cependant que son autre moitié se trouve encore au point de départ ou se traîne péniblement dans la poussière à quelques pas du départ.
Ce problème fut illustré par le songe suivant dont je donnerai les parties 1 et 3 en version abrégée :
1 . Au commencement la rêveuse voit de nombreux animaux qui sont maltraités parce qu'on les a attelés à un engin de guerre très lourd qu'ils doivent tirer - après quoi la rêveuse essaie, en compagnie de sa sour qui représente l'ombre réaliste, de sauver un sandwich au jambon de la convoitise d'une chatte. Elle attrape l'un et l'autre, le pain et la chatte, et les emporte à la cuisine où une femme inconnue, sa sour, la chatte ainsi qu'elle-même s'installent à la table. Plus tard elle se demande si elle ne devrait pas faire publier ses rêves.
Cette première partie du songe met en image à quel point la rêveuse fait violence à ses instincts naturels et indique du même coup la solution du problème : un groupe de quatre personnages est rassemblé en tant que symbole de la totalité de sa personnalité.
Suivent trois autres parties dans la même nuit :
2. Je me déplace en bateau, en compagnie d'un équipage très aimable. Nous prenons un virage en navigant autour d'un rocher. Des gens nous suivent en radeau ; ce sont ceux qui sont venus trop tard. Nous abordons à terre afin de les faire monter sur le bateau. Cela nous oblige à une courte attente. Puis nous avançons tout à fait normalement sur la terre firme - le bateau est aménagé pour cela.., Ensuite nous redescendons sur le cours d'eau.
Nous glissons sur l'eau ; c'est la nuit. Voici que nous apercevons quelque chose d'étrange, de mystérieux, à main droite sur un rocher : à mi-hauteur de la falaise, il y a une avancée sur laquelle stationnent des oiseaux séparés en deux groupes, l'un composé de trois individus et l'autre de quatre. Ils ont taille humaine, se tiennent debout comme des être humains et portent des masques et perruques d'humains. L'un des groupes arbore des masques et perruques de couleur blanche, alors que l'autre groupe en a des noirs. Les corps sont ceux P.193
LIVRE VII QUELQUES ASPECTS DU TRANSFERT
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afin de cerner le problème, il est possible de le subdiviser en quatre aspects principaux : Premièrement, celui de l'Identité archaïque ;
Deuxièmement, celui des projections mutuelles complémentaires ;
Troisièmement, celui de la relation humaine, et
Quatrièmement, la destinée reliée à l' « éternité ».
Dans la situation concrète pratique et au commencement d'une analyse, l'analyste n'est pas confronté au premier aspect, mais au deuxième. Il s'agit du fait, déjà relevé par Freud, que de nombreuses projections de l'empreinte familiale se présentent aussitôt dans le transfert : les images du père et de la mère aussi bien que celles des frères et sours. Ces images créent une attirance érotique illusoire parce qu'obscurcie par des exigences et préjugés infantiles. . P.211 .. ces projections constellent en outre toutes les images intérieures parallèles non encore conscientes, chez l'analyste, de sorte qu'une interpénétration des problèmes se manieste sur-le-champ : le complexe mère négatif d'un analysant suscite des images de souvenirs négatifs analogues chez le thérapeute. Ce phénomène constitue d'une part les fondements positifs de la capacité de compréhension et de sympathie, mais de l'autre il signifie une inconscience partagée qui devrait être surveillée, entre autres par un contrôle confié à des collègues thérapeutes.
Le premier aspect :
. garder présent à l'esprit qu n'est possible de parler de projection qu'à partir du moment où il y a eu perturbation, où s'est inséré un doute inconscient qui remet en question la vision prédominante que l'on a du partenaire et qui la fait apparaître comme n'étant plus vraiment adéquate. Auparavant il s'agit non pas de projection, mais d'identité archaique (c'est pourquoi je l'ai désignée comme première phase).
.. par rapport à ce point nous commettons de nombreuses erreurs sur le plan du travail pratique. .. il nous arrive de parler à un analysant de « projection» parce que nous-mêmes voyons la chose en tant que telle ( donc, nous doutons), et ceci même lorsque les rêves du patient ne comportent pas le moindre indice permettant de lui exposer ces doutes. Il en résulte d'inutiles et légitimes résistances de sa part. Je pense qu'il est plus juste, au cours de la première phase du travail analytique, d'adopter simplement un comportement qui correspond à ce que nous ressentons, sans recourir à des confrontations verbales. Admettons, par exemple, qu'une personne exige d'être maternée. Il vaudra mieux lui opposer simplement notre manque de temps ou d'envie de nous conformer à son désir, sans toutefois lui reprocher de projeter sa mère sur nous. Le temps aidant, notre comportement induira chez l'analysé le « malaise » ou le « doute » qui apparaît le plus souvent dans les rêves. Alors seulement le moment sera venu de parler de projection à cour ouvert. .. le stade précédent, .. de l'identité archaïque, met en ouvre une fonction vivante qui ne devrait pas être contrariée prématurément parce qu'en début du traitement elle fait office de vecteur ou véhicule porteur du processus. Si les expériences en groupe sont tellement sujettes à caution, c'est bien parce qu'elles entravent notoirement, le phénomène du transfert.
La même chose - à savoir qu'il vaudrait mieux commencer à laisser vivre l'identité archaïque - est d'ailleurs vraie pour l'analyste. .. il m'arrivait parfois de ressentir une fascination de contre-transfert assez intense pour certains analysants, alors que, sur le plan conscient, ils n'éveillaient pas en moi une sympathie particulière. Or, dans ces cas apparaissaient .. un problème grave, de psychose ou de proximité de la mort, dont je n'avais pas mesuré avec acuité l'urgence. Quand l'état de l'analysant s'améliorait, la fascination s'estompait comme par enchantement. Cela se produisait, en particulier, dans des cas où je n'avais pas clairement perçu la proximité de la mort. Il m'a semblé que la nature, c'est-à-dire l'inconscient, cherchait de la sorte à m'obliger à un engagement affectif accru et à un effort de compréhension plus poussé là où ma perception consciente n'en suscitait pas suffisamment, Or, si je m'étais appliquée à dissoudre prématurément cette fascination, l'écartant comme « projection », elle n'aurait pas pu remplir sa fonction positive au service de l'analysant. Il me semble préférable de laisser s'épanouir cette phase initiale de l'identité archaïque, quoi qu'elle puisse paraître inconfortable. Si j'ai bien compris Jung, c'est ce qu'il faisait lui-même. .. les images .. Le Rosaire des Philosophes lors de la rencontre du roi et de la reine, on voit se nouer une belle relation d'amour positif ; représentée par l'attouchement des deux mains gauches du couple. Le bain, la nigredo (noirceur) et la mort suivent après seulement. C'est-à-dire que ces perturbations qui demandent l'effort et le travail P.213 d'une prise de conscience des projections, ne se révéleront que plus tard.
Le deuxième aspect :
La prise de conscience des projections me semble être avant tout un problème d'ordre moral. .. là où l'analyste n'avait pas envie de prendre en considération la fascination amoureuse d'un (ou d'une) analysant(e), il avait tendance à la réduire avant terme et de manière intellectuelle en tant que projection, sans se soucier de savoir si le moment de le faire était indiqué ou non par la vie intérieure de l'analysant. En revanche, certains analystes interprètent leurs propres rêves amoureux portant sur un patient non pas comme projection, mais comme une nécessité relationnelle « voulue » par la vie ou par le Soi, simplement parce que leurs propres désirs secrets vont dans ce sens. On se voit donc emporté soit par une avidité inconsciente, soit, à l'opposé, par une tendance au rejet tout aussi inconsciente, qui engendreront l'une ou l'autre des effets négatifs pour les deux partenaires.
Quand on est, par exemple, en présence d'un transfert maternel, il me paraît plus juste, comme je l'ai déjà dit, de materner réellement l'autre personne dans la mesure où on en ressent la nécessité, et ce jusqu'au moment où la projection devra être amenée à la lumière du jour. .. des phénomènes de transfert très intenses, presque compulsifs, interviennent en particulier quand il s'agit d'« enchaîner » l'analysant au processus intérieur car - à défaut de ce lien - il s'esquiverait devant la transformation intérieure à cause de résistances ou d'échappatoires superficielles. L'incessante mise en discussion du transfert entre l'analysé et l'analyste .. me paraît nocive en pareille situation. L'interdépendance, pénible pour l'un comme pour l'autre, doit sans doute être acceptée. Jung dit .. « ces gens ont l'habitude de ne tomber amoureux que lorsqu'ils ne sont pas aimés en retour. Le but est d'empêcher une expérience érotique », parce que celle-ci pourrait les éloigner de l'individuation, en particulier de l'effort d'atteindre à une conscience supérieure.
.. parfois en pareil cas un analyste refusait de faire face à une demande affective « légitime » d'une analysante, lui causant de la sorte une inutile perte de temps et d'énergie, sans compter les larmes versées. Il est vrai qu'alors le transfert ne tardait pas à abandonner son objet, « sautant en marche », en quelque sorte, pour se reporter sur un partenaire offrant des possibilités relationnelles meilleures.
Le troisième aspect :
Il fait souvent partie de l'analyse dès le début, mais évolue par nature, petit à petit : c'est la relation humaine ou l'amitié qui s'établit entre les partenaires. Elle ne saurait, bien entendu, se nouer avec chaque analysant. Et il y aura, en particulier, d'importantes variantes quant à la proximité ou à la distance appropriée à une relation donnée, façonnées selon des impondérables impénétrables. .. Jung écrit : « Les réductions de distance constituent l'un des chapitres les plus importants et les plus délicats du processus d'individuation. Le danger menace toujours que la distance ne soit abolie que d'un seul côté, ce qui entraîne immanquablement une sorte de violation et provoque du ressentiment. Toute relation a sa distance idéale qui naturellement ne peut être déterminée que de manière empirique. Les résistances doivent être respectées très soigneusement. On ne saurait assez les prendre au sérieux, car on est trop prêt à se tromper. »
Alors que certains analysants amoureux tentent de vous faire violence en réduisant par trop la distance, il en est d'autres qui refusent toute relation personnelle. Ils entendent que l'on se cantonne dans le rôle d'une sorte d'atelier mécanique et anonyme pour réparations psychiques, à l'instar d'un médecin spécialiste qui ne traiterait qu'un seul aspect physique. Entre ces deux attitudes extrêmes, on rencontre mille et une nuances Intermédiaires. P.215 Chez les analystes, aussi, on trouve deux attitudes extrêmes : soit empreinte de prévenance face au (à la) partenaire qu'il adopte comme un fils ou une fille, etc.; autrement dit, il est en réalité souvent trop porté à réduire la distance au maximum ; soit, au contraire, une attitude qui se contente d'accompagner « le processus intérieur en se laissant porter par le courant comme sur un canal », en idole de bois cynique et insensible, ainsi que l'a formulé Jung, c'est-à-dire en évitant tout contact humain. Là aussi, il est des degrés intermédiaires, de multiples nuances si difficiles à saisir et dont le dosage souhaitable est si délicat à déterminer ..
En particulier dans le domaine des premier et deuxième aspects, c'est-à-dire, celui de l'identité archaïque et celui de la prise de conscience des projections, l'ombre représentant la puissance joue le rôle de grand destructeur, .. « Là où l'amour est absent, la puissance occupe la place vacante », disait Jung. Font partie de l'aspect puissance de l'ombre non seulement les velléités de compétition, de rivalité et de domination d'autrui, mais aussi, chez l'analyste, le désir de guérir son patient.
.. ma première analyse .. je m'efforçais avec la force du désespoir de lui éviter une chute dans la psychose. Jung me fit alors venir .. : « Et pourquoi êtes-vous tellement convaincue que cette analysante ne doit pas passer dans un épisode psychotique ? Certaines personnes vont mieux après un tel passage. Pourquoi pensez-vous connaître le détail de sa destinée ? Peut-être que vous empêchez précisément ce qui, selon la providence divine, devrait se produire. » Je .. me rendis compte que ma volonté de bien faire relevait du pouvoir. Lorsque je mis fin à mes efforts acharnés, l'analysante, au lieu de chuter comme je l'avais craint, alla bien mieux. .. dans un manuel pour prêtres exorcistes datant du Moyen Age .. : le prêtre était invité à se recueillir au préalable dans la prière afin de déterminer dans son for intérieur si Dieu voulait que le malade soit libéré du démon qui l'assaillait ou si, conformément à la providence divine, il fallait que le malade demeure plus longtemps avec sa souffrance et la travaille comme un labeur à accomplir. Le prêtre ne devait entreprendre l'exorcisme qu'en s'étant assuré de la volonté de Dieu.
L'excès de charité chrétienne volant au secours du prochain revient comme Jung l'écrivit .. « à empiéter sur la volonté des autres ; vous devriez vous comporter comme une personne qui offre une occasion qui peut être saisie ou repoussée. Sinon vous êtes à peu près sûre d'avoir des difficuItés. Il en est ainsi parce que l'homme n'est pas totalement bon ; pour presque la moitié c'est un démon.»
Toutefois, pas plus qu'il n'appréciait un zèle excessif, Jung n'approuvait une attitude cynique d'observation non concernée, laissant à Dieu et au destin le soin d'intervenir. De se placer au juste milieu entre ces deux attitudes extrêmes me semble une tâche particulièrement ardue, dans la mesure où ce moyen terme diffère d'une personne à l'autre ainsi que d'un instant à l'autre. Je ne pense pas qu'il suffise, pour trouver la bonne place, de recourir aux seuls moyens de la pensée et du sentiment. Or, nous sommes aidés si nous sommes en Tao, de sorte que le Soi nous insuffle d'instinct ce qu'il convient de faire ou de ne pas faire, ici et maintenant, dans l'instant présent. Mais, bien entendu, nous sommes loin d'être en Tao, dans un contact intérieur juste avec le Soi. .
Dès le début, mais en particulier à partir du troisième aspect, l'exigence se précise de ne pas s'en tenir à des règles ou à une simple compréhension intellectuelle ni à des sentiments personnels, mais que l'essentiel dépend du travail qu'on a fait sur soi-même, du degré qu'on a pu atteindre ou non, car il s'agit davantage d'éléments uniques au sein de la rencontre humaine d'instants uniques dans leurs phases temporelles, là où toute considération générale mène à l'impasse. Dans un dialogue analytique, la situation exige souvent une réaction fulgurante. L'élément décisif n'est pas seulement dans ce qu'on pense, sent ou dit, mais aussi dans une nuance de la voix, un mouvement involontaire, une hésitation : tout peut être décisif. C'est pour quoi P.217, dans ces moments-là, est effectif ce que l'on est, et uniquement cela, ainsi que le point qu'on a atteint soi-même dans sa propre évolution, à l'exclusion de tout « comportement » appris, fût-il nourri des meilleures intentions.
Le quatrième aspect :
Avec ce qui précède, nous touchons au quatrième aspect que j'ai qualifié de « lien de destinée face à l'éternité », le véritable mysterium coniunctionis ou mystère de la conjonction. A ce stade, il s'agit de l'expérience du Soi, de la totalité intérieure qui ne peut être saisie par l'intellect, mais qui est comprise par l'amour. « Cet amour n'est pas un transfert, il n'est pas une amitié au sens sensuel du terme, ni une sympathie. Il est plus primitif, plus originel et plus spirituel que tout ce que nous pouvons décrire. » Dans ces sphères ce ne sont plus des êtres humains personnels qui se font face, mais « il s'agit du vaste groupe constitué de gens que vous émouvez et dont vous faites vous-même partie. » Là, il n'y a plus « aucune différence, mais juste une présence immédiate. C'est un secret éternel . » Dans un certain sens, l'apparition de ce quatrième aspect correspond à un retour au premier stade, mais à un niveau supérieur, plus conscient. C'est pourquoi le pressentiment de ce plan supérieur est souvent éprouvé lors de la première étape et il est à l'origine de la passion intense avec laquelle certains veulent en rester à l'étape de la « participation mystique », rechignant à une confrontation consciente et refusant d'accepter la réalité humaine avec ses limites. .. Jung dit que cet aspect de l'amour est à la fois plus primitif et plus spirituel que ne le sont le transfert, l'amitié et la sympathie dans l'acception courante de ces termes. C'est ce qui sous-tend les énormes paradoxes dont le symbolisme alchimique de la conjonction se sert afin de représenter ce type de relation. J'aimerais l'illustrer à la lumière du songe reçu par une jeune femme. .
Je suis à Munich, à proximité d'un bâtiment administratif dont je sais qu'il abrite Hitler. A ma stupéfaction il n'y a aucune sentinelle. Poussée par la curiosité, je pénètre dans l'immeuble et me trouve aussitôt en face de Hitler, seule à seul. Je tiens un pistolet à la main et l'idée me vient, de manière fulgurante, que je bénéficie d'une occasion inespérée. J'abats Hitler et m'enfuis.Je jette le pistolet dans une bouche d'égout. (Suit une longue chasse-poursuite.) Je me trouve enfin sur un chemin en plein champ, à pied, sur le retour en direction de la frontière suisse. J'aperçois, plus loin devant moi, un coq blanc avec une troupe de poules qui avancent dans la même direcion que moi. Le coq me demande de les emmener avec moi en Suisse, lui et ses poules. J'accepte, à condition qu'en cours de route il n'y ait pas de relations sexuelles. Le coq est d'accord puis une voix dit : « Et ils cheminèrent comme un prince de l'Église avec ses moniales. »
En poursuivant notre route, je vois un beau couple de jeunes gens avancer en direction de la frontière. Ils portent des couronnes d'or : ce sont le roi et la reine. Comme ils semblent égarés dans ce monde, je leur propose de se joindre à nous, ce que le couple accepte avec joie. De nuit, nous réussissons à franchir la frontière. Les gardes-frontières suisses nous conduisent dans un camp de quarantaine où nous devons rester pendant quatre semaines. Et ils précisent que les oufs pondus par les poules pendant ce temps d'internement obligatoire appartiendront à l'Etat suisse.
Abattre Hitler, cela signifie l'élimination de l'animus de puissance faisant obstacle au processus d'individuation. Suit la fuite vers la Suisse, la patrie, c'est-à-dire le lieu intérieur où on est à sa place, et vers le pays de la liberté, à savoir de la prise de conscience individuelle. L'aspect primitif et originel de la conjonction, selon Jung, se retrouve dans le coq avec ses poules, image célèbre du symbolisme alchimique. Senior décrit ainsi les paroles de la substance lunaire à l'adresse du soleil : « 0 soleil, j'ai besoin de toi comme le coq a besoin de la poule.» Dans d'autres textes, ce sont le loup et le chien, le cerf et la licorne ou d'autres P.219 animaux qui représentent cet aspect. Les oufs, qui jouent un rôle en fin du songe, sont l'image bien connue de la matière première du processus d'individuation.
Dans notre songe, une discipline spirituelle est imposée à la troupe de poules afin que leur nature animale n'interfère pas sur la voie vers la liberté intérieure. La citation de Senior mentionne le coq et la poule comme étant le soleil et la lune, de même que le roi et la reine, dans le symbolisme alchimique, de sorte que le couple royal apparaissant plus tard dans le songe représente au fond un autre aspect du même thème.
Cela évoque à nouveau l'observation de Jung selon laquelle cette forme de conjonction, le hieros gamos ou les noces sacrées, est plus primitive et plus spirituelle que tout ce que nous pouvons décrire. De même, les animaux, le roi et la reine représente quelque chose de complètement transpersonnel qui existe en quelque sorte dans le domaine divin, au-delà de l'espace-temps. .. le songe précise que le couple royal est « étranger à ce monde », comme égaré, et le moi humain doit l'aider évoluer dans le domaine de la réalité concrète. Le rêve illustre .. la position intermédiaire dévolue au moi qui impose d'un côté une certaine discipline spirituelle aux animaux et fait connaître, de l'autre, une part de la réalité terrestre au couple royal.
De percevoir cette position médiane, de la sentir, suscite des peines et difficultés incessantes. Or, ce problème est d'une importance vitale non seulement pour l'individu, mais aussi et surtout pour l'évolution morale et spirituelle de l'humanité. « Si donc le psychothérapeute est tourmenté par de difficiles problèmes de transfert. Ce n'est pas uniquement pour tel patient. qu'il se donne de la peine, c'est aussi pour lui-même et pour son âme à lui. Si minime et si invisible que puisse être sa contribution, ce travail s'accomplit dans un domaine où le numen n'a immigré que depuis peu, et où est transféré tout le poids de la problématique de l'humanité. » .
.. l'inconscient se sert souvent d'images cosmiques très élevées pour exprimer le problème du transfert afin de signaler qu'il s'agit d'une chose significative. Ainsi, une analysante qui avait vu le film « Hiroshima, mon amour », sut-elle en songe que ou bien les amoureux s'unirait pour de bon ou bien la bombe atomique exploserait. L'inconscient dit de la sorte qu'il s'agit des questions litimes de la plus haute importance.
La formidable gravité que le problème de l'amour revêt dans la perspective de l'inconscient est illustrée par le songe suivant .. une femme .. amour profond et réciproque pour un homme marié ..
J'entendis le son profond et puissant d'une cloche de bronze, un son extraordinaire, tel que je n'en avais jamais entendu ni même imaginé, un son venu de !'au-delà, d'une beauté extraordinaire et irrésistible. Fascinée, je me levai car il me fallait me rendre à la source de ce son qui ne pouvait être que divin. Comme il me paraissait sacré, je me suis dit qu'il provenait peut-être d'une église. Je me retrouvai aussitôt dans une église du plus pur style gothique en pierre blanche. Je m'apprêtais à gravir l'escalier menant dans la tour du clocher afin d'y découvrir la cloche, l'origine du son grave et rythmique que je continuais de percevoir. Mais tout changea : l'église se transforma en une vaste voûte à l'image d'une nef de cathédrale, faite d'un matériau vivant de couleur rouge orangé baigné d'une lumière rose et soutenue par une forêt de colonnes m'évoquant des grottes naturelles de stalactites comme j'en avais vues en Espagne. Je m'aperçus moi-même, pendant un court instant, minuscule et solitaire silhouette plantée dans cette salle immense, émerveillée à la vue de ce monde que je devais explorer. Je sus alors que c'était mon cour et que je me tenais dedans ; je me rendis compte du même coup que le magnifique son de cloche que je continuais d'entendre n'était autre que le battement de mon propre cour, et que celui-ci et le son extérieur formaient un seul et même son, résonnant au même rythme. Macrocosme et microcosme étaient à l'unisson, le cour du monde et mon propre cour battaient ensemble. P.221
. illustration de l'intime et indissoluble lien entre éros et individuation.
Un autre songe, reçu par un homme marié, .. amoureux d'une femme mariée, nommée Alberta, et il entretenait une liaison charnelle avec elle. A l'époque du rêve, les deux partenaires envisageaient la possibilité de divorcer chacun de son côté afin d'unir leurs vies. Il eut alors ce songe :
Je me trouvais en compagnie de mon maître, une présence invisible, au bord d'une sphère que le maître avait désignée comme « réaIité ultime », quelque chose d'indescriptible, situé hors du temps et de l'espace ; seuls ceux qui en ont fait l'expérience peuvent la voir comme un « tout et rien », un « partout et nulle part », un « chacun et personne », en tant que « parole non encore prononcée ». Le maître m'aidait à extraire deux créatures ou choses de cette réalité ultime. Je ne les voyais pas, mais j'en avais connaissance. Afin de les rendre visibles, le maître m'aidait à distiller; de l'espace dans lequel nous étions suspendus, une matière grise argentée, de la consistance du brouillard, et nous en revêtions les deux créatures ainsi qu'une troisième chose placée entre les deux et qui les séparait. Lorsque je les vis vêtues, je fus saisi par un émerveillement profond et m'écriai : « Mais ce sont des anges. - Oui, répondit le maître, c'est toi ». Je perçus alors qu'un rideau gris séparait les deux anges, et le maître poursuivit son explication : « Cela, c'est le voile des illusions. » Celui-ci était percé de nombreux trous. J'en ressentis un émoi intense et m'écriai : « Ô, il se dissout, il s'évanouit », et je sentis que des milliers d'années vécues dans l'espoir semi-conscient qu'il était possible de l'écarter; avaient à présent trouvé leur accomplissement. Je m'approchai de l'ange qui était « moi» et vis un cordon argenté partir de lui, le reliant à une minuscule créature placée à ses pieds et qui était également « moi », mais dans le domaine des illusions. De l'autre ange descendait un autre cordon vers une petite femme, là bas : c'était Alberta. Les deux anges semblaien identiques et asexués, et ils « pensaient à l'unisson » dans une sorte d'identité ( cela m'était arrivé parfois avec Aibena dans la réalité de « l' ici-bas »). Et nous pensions : « Une partie si infime de notre conscience vit dans ces petites créatures, et elles se font des soucis pour de pareilles vétilles. Pauvres petites créatures ! » Et nous voyions que leur union pouvait se faire correctement à condition que toutes les deux petites créatures honorent, chacune de son côté, leurs obligations face à leurs proches, en renonçant à suivre leurs désirs égoïstes. En même temps nous savions que ce serait un péché contre cette « réalité ultime» (péché contre le Saint - Esprit) si nous ne continuions pas dans le processus mutuel de prise de conscience.
Ici une paire d'anges remplace le couple royal alchimique ; ces messagers de Dieu représentent ce même aspect de la relation d'amour, plus profond, transcendant la conscience, qui, à ce stade des événements, avait trop glissé vers le plan sexuel concret chez le rêveur. Jung souligne que, s'il peut être erroné d'affecter une spiritualité supérieure dans le but secret d'esquiver des obligations concrètes, il n'est pas moins faux de laisser une relation s'abaisser à un niveau primitif par trop atavique : il s'agit de trouver sa voie entre les écueils de Charybde et Scylla. .. le deuxième risque était constellé chez le rêveur, d'où le songe pIaçant l'accent emphatique du côté spirituel. Or, auparavant, ce même rêveur avait eu un rêve dans lequel il avait été invité à accepter un objet en cuivre, dangereux et significatif ; de forme ronde, ourlé de serpents ondulants. A l'époque il avait voulu se soustraire de manière illicite au côté physique du problème de l'amour. L'objet rond du songe lui évoquait la couronne d'épines du Christ et il savait que cela signifiait « sang et larmes ». Le transfert a toujours pour corollaire une crucifixion, c'est-à-dire le supplice et la mort de l'homme ancien, naturel et inconscient. (D'où l'image des deux rameaux fleuris croisés que tient en main le couple royal alchimique.) On est écartelé : d'abord par la montée de l'ombre sous forme de jalousie, de possessivité, de passion sexuelle, et ainsi de suite ; en second lieu on est contrarié du fait que le partenaire n'est pas tel qu'on voudrait qu'il soit et pour finir se mêle à tout cela l'émergence des contenus de l'inconscient collectit amenés à la lumière du jour grâce P.223 au transfert et avec l'impact qu'ils ont sur notre destinée. Tout cela se solde par la mort du moi ; et si les choses évoluent comme il faut, cela conduit à la naissance du Soi. La tâche principale de cette phase est, comme tout le monde le sait, la confrontation avec l'animus et l'anima.
. l'anima est une sorte de désir ou un système d'attentes et d'aspirations qu'un homme nourrit face à une femme, un système relationnel érotique. Dès lors que les aspirations extérieures telles que la sensualité commune ou les spéculations portant sur l'argent, le pouvoir ou d'autres aspects semblables s'en mêlent, tout est perdu. Rendre l'anima consciente, cela signifie aimer l'autre pour lui-même et par amour de l'amour. « Si je suis mon amour, mon amour est comblé. » Seul celui qui suit l' anima par amour d'elle, la verra devenir pour lui une Béatrice ; elle sera pour lui un pont, un passage. « Le sentier de l'amour je suivai, pensif », comme l'exprime Dante. Mais l'anima se dissimule aussi, pour commencer, dans l'ambition d'un homme ; et c'est elle qui l'enchevêtre dans la faute et les errements s'il ne prend pas conscience de ses appétits de puissance. L'homme qui n'en est pas capable, risque de se retrouver dans la solitude, sombrant finalement dans un état de possession complète.
Nous pouvons appliquer cela de la même façon à l'animus qui correspond, pour sa part, à un système de compréhension. Il s'agit en effet de l'intelligence ou de la vérité par amour de la vérité, à l'exclusion de toute immixtion de sensualité ou de désirs de puissance. Seule celle qui aime la vérité pour elle-même pourra intégrer l'animus qui, dès lors, deviendra, tout comme l'anima, une passerelle menant au Soi, c'est-à-dire à la connaissance du Soi. Et lorsque deux personnes sont en relation l'une avec l'autre, toutes deux engagées sur la voie mutuelle du processus d'individuation, le thème de la conjonction du couple transpersonnel se constelle. .. le hiéros gamos, les noces sacrées, ce ne sont pas deux ego qui se font face, mais « chacun de ceux dont nous touchons le cour. » Ce surprenant aspect de multiplicité est malaisé à saisir. Tout se passe comme si, dans « l'au-delà », il n'y avait qu'un couple divin, unique, Shiva et Shakti, unis dans une étreinte éternelle, et que l'homme participe à leur conjonction en tant que simple « invité à la fête » . Cette unité multiple est illustrée par le songe d'une jeune femme qui avait perdu un fiancé aimé d'amour au cours d'un accident tragique. Deux ans plus tard un autre jeune homme s'approcha d'elle, son mari actuel. Elle l'aimait bien, mais quelque chose en elle refusait d'accueillir ses avances parce qu'elle ressentait cela comme une infidélité par rapport au bien-aimé défunt. Elle se fiança néanmoins avec le deuxième prétendant qui lui offrit une belle bague pour ses fiançailles. Ce pas franchi, elle retomba pourtant en proie à ses doutes ; puis elle vit en songe son fiancé mort lui apparaître et lui dire : « Mais c'est moi qui t'ai offert cette bague », en indiquant du doigt l'anneau, cadeau de l'actuel fiancé qu'elle portait. À partir de là elle put pleinement accepter sa nouvelle relation.
Loin de moi d'imaginer avoir compris ce rêve à fond, mais il me semble cependant indiquer le mystère du couple unique dans l'au-delà, dont l'union englobe la multitude « de ceux dont nous touchons le cour ». Dans la symbolique alchimique cela est représenté par l'image dite de la multiplication : lorsque la pierre phiIosophale est fabriquée, elle se multiplie d'elle-même par milliers, en transformant en or toutes les pierres et tous les métaux qui sont en contact avec elle. Quand cet événement transparaît à l'arrière-plan d'une rencontre humaine, le dieu et la déesse sont présents et il en découle une sensation d'éternité. Tout se passe comme P.225 si l'instant de la rencontre terrestre était à la fois ici et maintenant aussi bien qu'éternel ou, comme dit Jung, en « présence immédiate». .. « L'attachement affectif renferme toujours des projections et ce sont celles-ci qu'il s'agit de retirer et de récupérer, afin de parvenir à soi-même et à l'objectivité. La connaissance objective se situe au-delà des intrications affectives ; elle semble être le mystère central. Elle seule rend possible la véritable coniunctio.» .. « De même dans nos rapports avec autrui, il est décisif de savoir si l'infini s'y exprime ou non. » Cet infini me paraît être le thème du dieu et de la déesse transparaissant en filigrane dans le transfert.
Le taoïsme chinois et sa conception de la vie après la mort me semblent également faire allusion au problème de l'unité dans la multiplicité. Selon cette vision des choses, l'âme du défunt se scinde en une partie masculine spirituelle qui s'évanouit en partant vers le haut et une autre, féminine et terrestre, qui retombe à terre. Chaque partie chemine, la première vers l'est, la seconde vers l'ouest, afin de rejoindre un mystérieux centre du monde des origines, les « sources jaunes ». Arrivées dans ce lieu, les deux parties célèbrent leurs noces « de l'union obscure» en tant que seigneur de l'est et maîtresse de l'ouest, en couple divin unique qui représente chaque défunt.
Lorsqu'une situation relationnelle s'achemine vers une réelle profondeur, on voit le mystère de la conjonction étinceler d'une lueur fugitive, issue de l'intemporel, à travers la trame de l'ensemble des désirs, résistances, projections et connaissances qui surgissent à la surface. La plupart du temps, ces éclairs ne font qu'illuminer certains instants fugitifs, s'évanouissant aussitôt après. Nous ne saurons jamais saisir ce mystère, mais il me semble important d'avoir au moins l'intuition de ces choses afin de ne pas fermer la porte, par préjugé rationaliste borné, au dieu et à la déesse, si d'aventure ils désiraient entrer chez nous.
Le thème des noces sacrées ou du hiéros gamos renferme, comme Jung l'a exprimé .., le mystère de l'individuation réciproque, parce que « rien [.] n'est possible sans amour, [.] car l'amour permet de risquer le tout pour le tout et de ne pas occulter des éléments importants. » La rencontre avec le Soi peut seulement se faire de cette manière. C'est sans doute pourquoi Jung a donné au personnage du Soi qu'il avait peint à Bollingen le nom de Philémon, c'est-à-dire celui qui est plein d'amour, celui qui penche vers l'amour.
La poussée vers la totalité est la pulsion la plus forte dans l'homme. Au fond elle se dissimule derrière les passions plus profondes qui se manifestent au cours du transfert. A la fin de sa vie, Jung confessa ne pas savoir exprimer les paradoxes de l'éros, ni oser le faire : « Éros est un kosmogonos, un créateur, père et mère de toute conscience [.] Il y va ici de ce qu'il y a de plus grand et de plus petit, de ce qu'il y a de dus éloigné et de plus proche, de ce qu'il y a de plus élevé et de plus bas, et jamais l'un de ces termes ne peut être prononcé sans celui qui est son opposé. S'il (l'homme) possède un grain de sagesse, il déposera les armes et appellera ignotum per ignotius - une chose ignorée par une chose encore plus ignorée - c'est-à-dire du nom de Dieu. »
.. « Le problème de l'amour est difficile au point que vous pouvez vous estimer heureux si, à la fin de votre vie, vous pouvez affirmer que personne n'a fait naufrage à cause de vous. » P.227
LIVRE VIII À PROPOS DE LA PROJECTION Ses rapports avec la maladie et la maturation psychiques
Définition de la projection
La psychanalyse de S. Freud et la psychologie des profondeurs de C.G. Jung utilisent toutes deux le terme de projection, mais dans des acceptions différentes. Dans la perspective freudienne, .. une personne névrotique se débarrasse d'un conflit affectif en le déplaçant sur un objet autre que celui qui est en cause, de sorte que, par exemple, une fille ressentant le désir incestueux de coucher avec son père, reportera ce désir vers une autre figure paternelle telle que le médecin ou le pasteur. Selon la manière de voir de Jung, ce n'est cependant là qu'une possibiIité parmi beaucoup d'autres. D'après lui, tout phénomène psychique dont nous n'avons pas encore conscience se manifeste sous forme de propriétés supposées appartenir à des objets extérieurs, donc projetées. La projection est, selon cette façon d'envisager les choses, le transfert non intentionnel, intervenant de façon inconsciente, c'est-à-dire à l'insu du sujet qui le pratique, d'une donnée psychique subjective vers un objet extérieur. Pour ce faire, l'inconscient de la personne qui projette ne « choisit » pas, le plus souvent, n'importe quel objet, mais au contraire un support doté, de façon plus ou moins marquée, de la propriété à projeter. A ce sujet, Jung parle d'un « crochet » propre à l'objet, permettant à P.229 la personne qui projette d'y accrocher sa projection comme on suspend un vêtement à une patère.
Les projections comportent très souvent des attitudes défectueuses contractées dans la petite enfance et non rajustées ultérieurement - Freud et Jung sont d'accord sur ce point. Un fils ou une fille qui ont ressenti leur père comme autoritaire (qu'il l'ait été ou non en réalité) ont tendance à projeter sur toute autorité de type paternel, qu'il s'agisse du professeur, du pasteur ou du curé, du médecin, d'un supérieur hiérarchique, de l'État ou même de l'image de Dieu, la propriété négative d' « autoritarisme », et ils réagissent par conséquent de façon défensive. Or, à y regarder de près, on constate que ce qui est projeté n'est nullement une réminiscence de l'image paternelle, mais une tendance à l'autoritarisme inhérente au fils ou à la fille en question. Ce sont eux-mêmes qui ont, sans s'en rendre compte, un comportement tyrannique inconscient alors qu'ils ont la conviction « intime » d'être sans cesse confrontés à des despotes dans le monde extérieur aussitôt qu'ils se trouvent au contact d'un vis-à-vis leur offrant comme « crochet » ne fût-ce que des traces d'affirmation de soi ou de domination. Ces projections qui ont leur source dans les expériences du père et de la mère remontant à la prime enfance, se révèlent particulièrement tenaces. . Bien entendu, ce ne sont pas seulement nos propriétés négatives qui se projettent ( quoique cela soit plus fréquent dans la mesure où nous éprouvons davantage de difficultés à prendre en compte nos mauvais penchants que nos qualités). Mais nos côtés positifs demeurés inconscients sont également projetés. C'est ce qui suscite des états enamourés, sous forme de fascinations exaltées et illusoires, passant à côté de la réalité du vis-à-vis porté aux nues.
La projection comme facteur de perturbation dans l'adaptation à la réalité
Il est impossible de déterminer, ne fût-ce qu'aproximarivement, parmi tout ce que nous sentons, éprouvons, pensons ou ressentons par rapport aux objets extérieurs et aux êtres humains qui nous entourent, ce qui est « objectivement » réel ou non. Auxyeux de l'Orient, le monde extérieur est .. maya, à savoir un monde de projection, érigé pour nous par notre énergie vitale inconsciente (la Shakti). De son côté, la science occidentale commence à se rendre compte qu'elle ne peut pas saisir la réalité « telle quelle est », mais qu'elle doit se contenter d'en développer des modèles mentaux ou théoriques. Considéré sous cet angle, le monde serait une projection au sens propre.
Dans la pratique quotidienne il est toutefois préférable de ne parler de projection qu'à partir du moment où l'image représentée d'un objet du monde extérieur ou le jugement porté sur lui par quelqu'un perturbe son adaptation de façon frappante et incontestable. Cela indique que la personne devrait réfléchir ou se rendre compte que ce qui la fascine ou dérange de façon positive ou négative à l'extérieur, se trouve réellement en elle. Dans la vie de tous les jours la perturbation se manifeste le plus souvent comme un affect exagéré ou une émotion trop intense (exaltation amoureuse, haine, emballement, fanatisme, etc.) ou encore comme une illusion ou affirmation fallacieuse récurrente, discernée par les gens alentour, mais qui ne se lalsse pas corriger comme cela se ferait dans le cas d'une erreur ordinalre. Mais que signifie l'indice de l'affect « exagéré » ? Les Italiens, par exemple, cultivent à plaisir l'émotion dramatique alors que les Anglais et les bouddhistes vont jusqu'à refouler une affectivité qui nous paraît normale. Qui déterminera ce qui est exagéré et ce qui ne l'est pas ? Dans notre vie de tous les jours, la décision revient normalement au « bon sens ». En dernière analyse, cela sera une question d' évaluation qui ne saurait se fonder sur des critères objectifs ou scientifiques .. C'est pourquoi il convient de manier le terme de projection avec réserve et précaution. P.231
L'identité archaïque
. Dans le passé reculé des origines, il y avait un état dans lequel les mondes extérieur et intérieur étaient indistincts ; en d'autres termes, le sujet et l'objet étaient largement identiques. C'est ce que Jung appelle l'identité archaïque. Le primitif, tout comme l'enfant chez nous, vit immergé dans un flux événementiel dans lequel le monde environnant et les expériences du monde intérieur ne sont pas distingués du tout ou ne le sont que de façon imprécise. C'est là notre état habituel, interrompu de temps à autre par notre moi conscient dans la mesure où il se met à réfléchir. En effet, pour nous aussi, la continuité de la conscience du moi est assez relative. Qui d'entre nous se met à réfléchir pour savoir si l'image qu'il ou elle se fait de sa ou de son partenaire matrimonial est « exacte » tant qu'aucune perturbation dans le contact avec l'intéressé(e) ne vient l'y obliger ? De nos jours, nous restons toujours encore reliés à notre environnement par tout un système de projections. Qui plus est, les projections font office de pont reliant l'individu au monde extérieur et à son prochain.
Elles sont à l'origine du jeu des sympathies et des antipathies inconscientes, de la compassion ou du rejet qui façonnent toute notre vie et lui donnent du relief : Ce n'est qu'au moment où, pour une raison ou une autre, l'énergie psychique se retire de ces projections - c'est-à-dire quand notre amour se change en refus ou que notre haine finit par nous sembler ridicule - que la possibilité de réfléchir nous est donnée et que nous pouvons nous rendre compte qu'il y avait là une projection inconsciente. Tout dépend alors du fait de ne pas se contenter d'avoir trouvé l'erreur, mais de cherher en soi-même cet élément qui nous avait fasciné jusque-là dans le monde extérieur afin de le débusquer et d'en retracer de manière concrète les effets pratiques. Mettons, par exemple, que nous détestions cordialement quelqu'un en raison de son manque de sincérité, de sa tendance au mensonge. Il ne suffit pas, en pareil cas, de penser : « Mais il m'arrive aussi de mentir » ; il faut s'en rendre compte de manière plus tangible : « Mais bien sûr, j'ai menti dans le même style exécrable qui est celui de M. X que je ne peux souffrir ! » Si, au lieu de se contenter d'une connaissance « académique ou platonique » de l'élément en question, on en prend réellement conscience, le choc qui s'ensuit engendre normalement une transformation positive de la personnalité dans le sens de sa maturation. La prise en compte de projections négatives du genre cité a pour corollaire une différenciation sur le plan moral puisque le sujet doit affronter le problème de son penchant à recourir au mensonge. Et la prise de conscience par rapport à une projection positive entraîne dans la plupart des cas de nouveaux devoirs à assumer : au lieu de béer d'admiration devant l'intelligence supérieure de Monsieur Y, il va dorénavant falloir me servir un peu mieux de la cervelle dont je dispose personnellement ! Ou encore : arrêtant d' espérer en vain que la « chaleur affective » me vienne du dehors, apportée par une autre personne, je dois apprendre à exprimer davantage ma propre émotion chaleureuse. On comprend sans peine que la plupart des gens rechignent à prendre conscience de leurs projections.
Les projections les plus marquantes sont celles qui portent sur de « sacro-saintes » convictions politiques, sur des « -ismes » ou sur des théories passionnément controversées, c'est-à-dire sur les préjugés scientifiques. Dès que l'humour et la tolérance disparaissent, on peut supposer à bon droit que des projections se sont mises de la partie. Et quand, au cours d'une discussion, nous nous rendons compte que nous avons des réactions affectives disproportionnées par rapport à un thème donné et que nous sommes enclins à vilipender l'adversaire, nous pouvons supposer qu'il y a, de notre part, projection de quelque chose sur lui ou sur la théorie qu'il défend. Si nous nous astreignons à l'utile habitude d'observer nos rêves, nous constaterons que ce type d'adversaire figure souvent dans nos songes. Dès lors le signal retentit : « Quelque chose de cet adversaire habite en toi-même. » Même quand la projeccion est le fait d'autrui, il est fort difficile de ne pas en être contaminé. En effet, les affects et les émotions ayant un pouvoir de contamination important, il faut souvent faire preuve de courage si l'on veut résister et ne pas se laisser entraîner dans une P.233 situation de groupe .
Les relations entre la projection et le malade
a. L'émetteur
Dans tout processus de projection il y a un émetteur, .. la personne qui projette quelque chose sur une autre, .. et un récepteur ou destinataire, celui sur qui la chose est projetée .. ces deux données apparaissent comme deux facteurs d'une importance capitale dans l'histoire de la médecine : l'acte d'émission est représenté chez la plupart des peuples dits primitifs par un projectile porteur de maladie, une flèche magique ou tout autre projectile, de forme pointue de préférence, qui rend l'être humain malade. Un dieu, un démon ou un homme mauvais envoie de telles « pointes» magiques aux gens ; l'extraction du projectile assure la guérison de la victime. Dans l'Ancien Testament, c'est Dieu lui-même qui décoche de pareilles flèches . la parenté du mot allemand Krankheit, la maladie, avec le verbe kranken, blesser, vexer [ comme ce parallèle analogue qui existe en français entre le mot blessure et le verbe blesser en tant qu'effet psychologique]. Nous parlons encore de nos jours d'« envoyer des pointes » ou des « piques ». . L'épine ( ou l'aiguillon) est de toute évidence quelque chose de l'ordre de l'affect mauvais qui aurait provoqué une incertitude quant au bon droit. . les formes pointues et abruptes dans les dessins et les peintures des patients représentent des impulsions destructrices.
La projection positive est, elle aussi, une sorte de « flèche », .. le dieu Amour ainsi que la divinité indienne de l'amour, Kama, ont l'arc et la flèche pour attributs. Bouddha qualifiait le désir amoureux de « flèche qui lacère les chairs ».
Le fait que les émetteurs de flèches inculquant la maladie soient plus rarement des hommes mauvais que des divinités ou des démons, concorde avec l'observation psychologique moderne qui a montré que les projections ne sont pas de notre fait, mais se font de manière inconsciente, c'est-à-dire qu'elles procèdent à partir de complexes et d'archétypes de l'inconscient. (Les démons = complexes ; les dieux = images archétypiques.) . « Seul un esprit subtil est capable de les distinguer ; les hommes ordinaires les confondent avec les objets du monde extérieur. » (HermannDiels)
La projection de contenus psychiques propres, non accueillis sur le plan conscient par le sujet, entraîne une « perte d'âme » chez l'émetteur. C'est une des maladies les plus redoutées des peuples primitifs. En effet, la perte d'âme vous rend apathique, dépressif P.235 ou encore dépendant, assujetti sans recours à telle ou telle personne du monde extérieur.
b. Le destinataire
La personne sur laquelle une autre projette quelque chose en est également affectée. Selon la manière de voir des primitifs, elle est frappée par une flèche. Si le récepteur possède une conscience du moi faible (comme c'est le cas, par exemple, des enfants), il sera facilement amené à endosser ce qui a été projeté sur lui et à agir en conséquence. Exprimé à la manière de l'homme primitif, cela signifie qu'il est possédé. II se sent obligé de répondre à l'engouement amoureux de l'autre, ou il commet sans le vouloir la mauvaise action sous les yeux de l'ennemi qui, en raison de sa projection, ne s'attend à rien d'autre de sa part. Les enfants produisent souvent en acte l'aspect ombre inconscient de leurs parents, c'est-à-dire ce que ceux-ci abritent en eux-mêmes sans en avoir conscience. .
Le retrait de la projection
A propos du retrait de la projection, Jung distingue cinq stades :
I. La situation de départ est celle de l'identité archaïque. On fait l'expérience de ce qui se passe dans l'âme comme comportement extérieur de l'objet. On pense, par exemple, qu'une pierre nous a ensorcelé.
II. On distingue la pierre de l'élément ensorceleur et l'on qualifie ce dernier d' « esprit » néfaste dans la pierre.
III. On procède à un jugement permettant de déterminer si cet esprit est bon ou mauvais.
IV. On déclare que cet « esprit » n'est rien qu'une illlusion.
V. On se pose la question de savoir ce qui a bien pu être à l'origine de cette illusion que l'on accepte désormais non plus en tant que réalité extérieure, mais comme donnée psychique intéieure que l'on s'efforce d'intégrer.
L'homme semble ressentir de fortes résistances par rapport à toute évolution à travers ces cinq stades, mais il paraît hésiter plus particulièrement à progresser jusqu'au cinquième et dernier degré. Cela tient au fait que le retrait des projections devient une charge pour celui qui réfléchit, car il accepte alors d'assumer la responsabilité d'une part d'âme qu'il avait auparavant considérée sans s'en soucier le moins du monde puisqu'elle semblait ne pas lui appartenir en propre. C'est pourquoi le psychothérapeute doit apprécier avec soin le degré de lucidité qu'il peut raisonnablement exiger de la part du patient ou du partenaire. La conscience du moi est comme un pêcheur assis dans sa barque plus ou moins grande : ne pourront être embarqués qu'autant de poissons (c'est-à-dire de contenus inconscients) que la barque est capable d'en porter sans sombrer. C'est pourquoi l'on se voit parfois contraint de laisser certains analysés croire en de mauvais esprits ou en des hommes persécuteurs car ils seraient littéralement « assommés» par le fait de comprendre qu'ils abritent de tels diables en eux-mêmes.
Et puis il ya des limites même pour les hommes les plus lucides : ne peuvent pas être intégrés les complexes dits archéty)iques (sous la forme d'images de Dieu ou de divinités) parce que, .., ils auraient un effet d'élargissement P.237 trop vaste sur la personnalité qui tomberait dès lors dans l'inflation (surestimation des capacités propres et folie des grandeurs ou mégalomanie). Il est plus sage d'appréhender de pareils contenus archétypiques comme des puissances psychiques réelles, actives et collectives, auxquelles il ne s'agit pas de s'identifier, mais qu'on devrait s'efforcer de rendre favorables grâce à un commerce prudent et empreint de respect avec elles (crainte, sacrifices, explication = prière). Dans une telle perspective toutes les différentes religions du monde étaient et sont toujours des systèmes de psychothérapie permettant à l'homme d'entretenir des contacts pas trop dangereux, parce que tissés sous forme de projections, avec ce type de puissances archétypiques agissantes. C'est sans doute ce qui constitue en dernière analyse le lien entre la religion et la médecine.
Les conséquences
Malgré les résistances .., il semble qu'une évolution s'amorce allant dans le sens d'un développement toujours plus vaste de la conscience de l'homme, ce qui, grâce au retrait des projections, a pour corollaire un élargissement de son domaine psychique. On comprend sans peine le sens et les conséquences positives de cette tendance : meilleure est la connaissance de lui-même d'un homme et moins il projette ce qui lui est propre sur autrui. Il aura une attitude plus objective, exempte d'illusions, mais empreinte d'authenticité face à autrui et à la réalité concrète que celui-ci incarne. C'est ce qui distingue finalement la sympathie ou l'exaltation amoureuse du véritable amour, ou encore la haine et le rejet d'une prise de distance ou d'un détachement objectifs. Tout progrès dans la compréhension mutuelle et dans la capacité de s'entendre avec son prochain dépend du retrait des projections. . le problème de la surpopulation et le rapprochement obligé des hommes les uns des autres, .. créé une situation tellement critique qu'il paraît inéluctable que nous prenions conscience de notre nature véritable au lieu de continuer de façon infantile à charger autrui de nos projections. P.239
LIVRE IX PROFESSION ET VOCATION
Une des questions les plus épineuses dans la formation des candidats analystes est celle de leur aptitude à exercer cette profession. Toute formation, . ne saurait pourvoir le candidat de ce « quelque chose » qui confère à la personnalité le rayonnement favorable à la guérison. S'il est vrai que l'intégrité morale et la volonté d'aider autrui sont indispensables, elles ne sont pas suffisantes à elles seules. Selon mon expérience toute personne qui s'est efforcée de prendre conscience de ses propres problèmes au cours d'une analyse, exerce un attrait irrésistible sur son prochain. .
En dehors de tout cadre professionnel, elles (les personnes) commencent à lui soumettre leurs rêves ou leurs problèmes. Il me semble pourtant que cela ne constitue pas une indication suffisante. Il se peut que la personne concernée soit appelée à se consacrer à d'autres tâches personnelles plutôt que la transmission à autrui de la conscience relativement supérieure qu'elle a pu acquérir. .. ex. d'une femme .. bien qu'elle remplît les conditions requises, les rêves ne semblaient pas favoriser une activité d'analyste. Ce n'est qu'une fois ses deux enfants partis de la maison qu'elle eut ce rêve :
Une voix me dit qu'à présent jai le droit d'installer une piscine sur la place devant la maison et que je pourrai y travailler comme maître nageur. P.239
.. maintenant elle pouvait aider autrui à descendre dans les eaux de l'inconscient .. sa tâche était de veiller à ce que ces gens apprennent à nager sans s'y noyer. Auparavant, sa famille avait de toute évidence trop besoin d'elle pour qu'elle eût le droit d'utiliser ses énergies ailleurs, à l'extérieur.
Un problème particulièrement délicat est posé par le candidat à la formation d'analyste possédé par l'archétype du guérisseur. L'image archétypique du guérisseur est apparentée à celle du puer aeternus, de l'adolescent éternel, le fils créateur de la Grande Mère. Or, de nombreux jeunes gens ayant un complexe mère sont enclins à s'identifier avec cet archétype. Ils ont eux-mêmes une tendance « maternelle » face à tout ce qui est impuissant et soufrant. Souvent ils possèdent un talent pédagogique indéniable - .. un atout pour la profession analytique. Toutefois, en raison de leur identification avec l'archétype, ces jeunes gens souffrent d'inflation. . Conjointement avec l'élucidation analytique nécessaire, le dur labeur d'études ardues contribuera à vaincre cet état d'inflation. Il importe que de telles personnes comprennent qu'en dernière analyse l'agent responsable de la guérison est l'inconscient ; c'est lui qui la mène à bien alors que le rôle dévolu à l'analyste au cours du processus est celui d'aide et d'accoucheur, mais pas celui de thaumaturge. .. rêve de vocation d'un jeune collègue. Le songe lui échut la veille de la première séance en tant qu'analyste .
Je suis assis sur une place carrée à ciel ouvert dans une ville ancienne. Un jeune homme portant pour unique vêtement un pantalon s'approche de moi ; il s'assied face à moi, les jambes croisées. Son torse nu est musclé ; il émane de lui une forte vitalité. Le soleil qui brille se reflète dans sa chevelure blonde. Il me raconte ses rêves en exprimant le désir que je les lui interprète. Ses rêves sont comme une sorte d'étoffe qu'il étale devant moi en me les racontant. À chaque songe quïl me conte une pierre tombée du ciel vient frapper d'un coup le tissu. Des morceaux s'envolent, et lorsque j'en prends un en main, je me rends compte que c'est du pain. Ces morceaux enlevés par les chutes de pierre révèlent une structure interne ressemblant à une sculpture moderne. À chaque nouveau rêve une pierre frappe ce tissu onirique de sorte que le squelette de la sculpture, faite de tiges et d'écrous, apparaît. Je dis à l'adolescent que cela montre comment s'y prendre pour dépouiller un songe jusqu'à ce que l'on arrive aux vis et aux écrous. En outre, on évoque le fait que l'interprétation des songes est l'art de savoir que jeter et que garder; tout comme dans la vie.
Puis la scène onirique change : Le jeune homme et moi, nous sommes assis face à face sur la rive d'un large fleuve majestueux. L'adolescent continue de me raconter ses rêves, mais la structure érigée par les songes a changé de forme. A présent la pyramide n'est plus faite de vis et d'écrous, mais de milliers de petits carrés et triangles. Elle évoque une peinture cubiste de Braque, mais elle est à trois dimensions et elle est vivante. Les couleurs et nuances des petits carrés et triangles qui la composent se modifient sans cesse. J'explique qu'il est essentiel pour une personne de maintenir l'équilibre de l'ensemble de la composition en veillant à ce qu'un changement de couleur d'un côté soit aussitôt compensé du côté opposé par un changement correspondant. Cet équilibre des couleurs est incroyablement complexe parce que non seulement l'objet est à trois dimensions, mais il est aussi sans cesse en mouvement. Puis je lève le regard vers le sommet de la pyramide ; or là, il n'y a rien. Il est vrai que c'est le point vers lequel toute la structure converge, où elle est maintenue assemblée, mais on n'y voit que de l'espace vide. Lorsque je fixe cette pointe, elle se met à rayonner d'une lumière blanche. P.243
La scène du songe change à nouveau : La pyramide est toujours là, mais à présent elle est constituée de matières fécales solides. La pointe émet toujours un doux rayonnement. Je comprends soudain que la pointe invisible est en quelque sorte rendue visible par les excréments solides et qu'à l'inverse la m.. est rendue visible par la pointe rayonnante. Je plonge le regard au plus profond des matières fécales et me rends compte que j'y décèle la main de Dieu. Une illuminaion simultanée me révèle pourquoi la pointe est invisible : elle est la face de Dieu.
Le rêve change encore de décor : Mademoiselle von Franz et moi sommes en train de déambuler au bord du fleuve. Elle dit en riant : j'ai soixante et un ans, pas seize, mais si l'on additionne les deux chiffres, on obtient sept.
Je me réveille avec la sensation aiguë que quelqu'un a frappé à ma porte. À mon grand étonnement, l'appartement est silencieux et parfaitement vide.
.. insistance de l'inconscIent sur le fait que le point cardinal du traitement consiste à voir « la main de Dieu » dans ce qui est humain et trop humain, et qu'il importe qu'on continue de travailler à sa propre évolution. C'est cela qui semble être le message décisif.
Ce grand songe va bien plus loin que l'angoisse du rêveur ; il répond à ses interrogations par toute une philosophie de la vie, au centre de laquelle figure le problème de la réalisation du Soi. Le tout est représenté comme un processus qui illumine le rêveur. Il ne faut cependant pas en conclure que le travail analytique ne demande pas d'efforts au niveau du moi. Nous savons d'expérience que c'est un dur labeur exigeant de vastes connaissances. Le rêve qui représente ce travail sous forme purement événementielle est une compensation répondant aux réflexions du rêveur qui avait attribué trop d'importance au moi et au rôle du thérapeute. Les deux patientes réelles, qu'on avait dirigées vers lui, ne figurent même pas dans le songe. A leur place il y a le patient, celui « qui souffre », un personnage intérieur propre au rêveur, un élément du Soi en lui.
Le rêve montre que la part la plus importante du développement intérieur de l'analyste se déroule principalement entre le moi et le Soi ou, en termes passés de mode, l'image de Dieu dans sa propre intériorité. Il indique en outre avec toute la clarté voulue qu'il s'agit pour notre rêveur de voir « la main de Dieu » qui agence les destins humains et non pas de vouloir « faire» quelque chose.
Toute vérité psychologique peut - et doit - être retournée en son contraire : il n'y a pas d'analyste sans connaissances solides aussi étendues que possible, et il ne doit pas y en avoir. On a souligné maintes fois, à juste titre, que le psychologue dépourvu d'une formatlon médicale peut facilement négliger ou ignorer des données psychosomatiques. . Mais il est d'autres domaines où des connaissances approfondies me paraissent indispensables. Je me souviens d'un élève mexicain qui suivait une analyse didactique. J'avais l'impression de ne pas vraiment le comprendre ; quant à lui, il ne semblait pas trop savoir quoi faire de ce que je lui disais. Mais je ne voyais pas du tout à quoi ce manque de communication pouvait être dû, car j'avais de la sympathie pour lui. Il m'apporta enfin le songe que voici :
Il voyait une grande pierre d'obsidienne reposer dans la fourche de la branche d'un arbre. Dès qu'il s'approcha, la pierre sauta de l'arbre et se mit à lui courir après. Il sentait qu'un danger pressant le menaçait. Fuyant la pierre il passait auprès d'ouvriers en train de creuser un trou carré dans le sol. Ils lui signifièrent de descendre dans cette fosse et de se tenir tranquille en son centre. Il obéit, et la grosse pierre d'obsidienne qui l'avait persécuté se mit aussitôt à rapetisser et vint, pour finir se coucher à ses pieds en petite pierre « apprivoisée ».
Entendant ce songe je m'écriai : « Pour l'amour du ciel, qu'avez-vous à faire avec le dieu Tezcatlipoca ? » Il avoua enfin qu'il était P.245 aztèque pour trois quarts. . A partir de là je compris cet homme. Sans en avoir pris conscience, il vivait intérieurement dans la tradition spirituelle aztèque, mais jusqu'ici il ne l'avait jamais admis, pas même dans son for intérieur. À partir de ce songe son individuation se mit en route et sa créativité spirituelle prit son essor sous la houlette de Tezcatlipoca, une divinité suprême du panthéon aztèque, qui devint son gourou intérieur. Que serait devenue son analyse si je n'avais pas été au courant du symbolisme de la pierre d'obsidienne et du dieu Tezcatlipoca ?
. il est important d'éduquer le futur analyste à ne pas interpréter arbitrairement les songes, mais à fournir l'effort de consulter des ouvrages spécialisés sur la symbolique et à se documenter à l'instar du médecin qui a également ses traités sous la main, . Les connaissances mythologiques ont ne importance bien plus grande dans une analyse jungienne que pour d'autres écoles. . dans la conception de Jung, chaque rêve soumet à la discussion quelque chose qui est par principe inconnu et nouveau pour le patient. Tant qu'il s'agit d'images oniriques issues de l'inconscient personnel, il suffira souvent de recueillir avec soin les associations du rêveur. En revanche, en présence de thèmes archétypiques, les gens ont d'habitude peu de choses à dire à leur sujet. Il s'agit alors de déceler le thème grâce à une connaissance objective et comparative des matériaux mythologiques.
Si ce problème concerne plus particulièrement la formation intelectuelle du candidat analyste et les connaissances à acquérir par lui, il ne faut pas négliger, par ailleurs, l'aspect sentiment, c'est-à-dire surtout ne pas oublier le côté cour. . il n'est pas possible d'« implanter »des qualités de cour là où il n'y en a pas. A mon avis celui qui n'a pas de cour n'est vraiment pas apte à cette profession. D'un autre côté il en est certains qui n'osent pas exprimer leurs sentiments ou leur empathie, mais qui en possèdent bel et bien. .
Au fond l'analyste devrait avoir développé et formé chacune des quatre fonctions de la conscience .. II a besoin de la fonction sensation parce qu'il lui faut être réaliste, capable de percevoir aussi bien les faits extérieurs qu'intérieurs afin de pouvoir fonctionner. En effet, il ne faut pas que l'analyste ignore tout de la situation financière de son patient ou qu'il néglige de voir que celui-ci ne mange pas à sa faim .. Par ailleurs, l'intuition est tout aussi indispensable parce que, si elle manque, on ne sera pas en mesure de saisir la fonction prospective et pronostique des rêves et l'on ne saura pas davantage deviner quelle est la part que le patient a choisi de taire, souvent la plus importante.
I! n'est naturellement pas possible que tout analyste soit devenu assez complet et entier pour avoir réussi à intégrer l'ensemble des quatre fonctions conscientes. .. se satisfaire le plus souvent d'enseigner à l'analyste en herbe quelles sont ses fonctions non développées afin qu'il connaisse ses faiblesses, s'en méfie et consulte, au besoin, un collègue lorsqu'il se doute que quelque chose ne marche pas comme il faut dans une de ses analyses.
Le problème des connaissances et du développement des fonctions de la conscience concerne la normalité du candidat thérapeute, son adaptation au monde extérieur et à la société. Mais le terme de « profession » contient aussi l'allusion à celui de « vocation » qui indique quelque chose de plus profond et de bien plus essentiel qu'est la relation à Dieu et aux divinités, c'est-à-dire aux puissances qui se manifestent à l'intérieur de l'âme. Dans le .. Moyen Âge, on ne voyait pas l'homme « normal » comme particulièrement indiqué pour offrir une aide psychique, mais plutôt le prêtre .. P.247 .. on s'attendait à ce qu'une action surnaturelle post mortem émane des tombeaux des martyrs ou des saints dont la personnalité pouvait avoir un effet de guérison sur le malade psychique. En remontant plus Ioin dans le passé, on voit s'estomper la distinction typiquement chrétienne entre la religion et la médecine, et nous retrouvons la personnalité du prêtre-médecin . le sens du terme « vocation » à cette époque, par exemple avec Apulée qui, suivant l'appel de la divinité, était entré comme katochos- c'est-à-dire interné volontaire - au service de la déesse Isis.
Le personnage du prêtre-guérisseur .. est une variante du personnage archétypique de l'homme-médecine ou chaman répandu dans le monde entier. Dans ce contexte la « profession » correspond toujours à une « vocation », à savoir à un appel émanant des divinités ou des esprits incitant à devenir guérisseur. Les chamans .. sont appelés par les esprits tutélaires de leur tribu ou par d'autres génies, et ce souvent à leur corps défendant. . Les âmes du candidat chaman sont déposées dans des nids .. elles y sont couvées et éduquées par un « animal-mère » .. Cet animal-mère est l'alter ego de l'initié, son double, son génie tutélaire et son principe de vie. Parfois cette bête tutélaire dévore le caman pour ensuIte lui rendre la vie lors d'une nouvelle naissance, à moins qu'elle ne le couve à l'intérieur d'un ouf pour l'amener à maturité.
.. l'initiation chamanique consiste en outre dans le démembrement de l'initié ainsi que dans son dépouillement jusqu'au squelette. .. substance fondamentaIe immuable à partir de laquelle le chaman est reconstruit et renouvelé. Le nouveau chaman n'est pas toujours capable de maîtriser sa nouvelle forme ; il la rencontre cependant dans les instants décisifs tels que la consécration lors de l'initiation chamanique ou la mort. Or, c'est cet alter ego intérieur qui lui permet de pratiquer des guérisons.
Du point de vue moderne de la psychologie des profondeurs, l'expérience chamanique correspond à l'irruption de l'inconscient collectif et à l'assimilation de cette épreuve. Si l'analyse didactique .. se borne à la discussion de ses problèmes personnels, il ne sera pas, d'après mon expérience, une aide vraiment efficace pour autrui. .. c'est seulement si l'infini a été approché dans sa vie et que celle-ci y a puisé son sens, que cette vie ne sera pas gaspillée dans des agitations futiles. Dans le cas contraire, .. une telle personne ne saurait offrir que des futilités à son vis-à-vis : bons conseils, interprétations intellectuelles, bienveillantes suggestions orientées vers la normalisation. « Libère ton esprit de ses penchants querelleurs et de sa hargne, mélèze, car tu dois devenir tambour », dit un chaman .
Les symboles de l'esprit animal maternel, du tambour, de l'arbre et de nombreux autres que je ne saurais énumérer ici, sont tous des symboles du Soi en langage jungien. Dans la tradition chamanique, le futur guérisseur n'est pas seulement censé avoir fait l'expérience de l'irruption de l'inconscient collectif, mais il doit aussi le traverser et en atteindre le centre que Jung a nommé le Soi. Etrangement celui-ci se confronte souvent à l'homme sous des formes hostiles, telles que, par exemple, l'explosion ou l'éclaternent qui peut même entraîner la folie. Les Toungouses .. P.249 .. allaient jusqu'à affirmer qu'avant de devenir chaman, une personne pouvait souffrir de troubles mentaux pendant plusieurs années. . Il est strictement interdit à tout candidat chaman d'exercer ses dons chamaniques avant d'avoir passé l'initiation et avant d'être guéri de sa maladie initiatique.
Tout ce que nous venons de dire au sujet du chamanisme .. peut aisément s'appliquer à la question de la vocation des thérapeutes modernes. Celui qui n'a jamais sombré dans les profondeurs de l'inconscient où il a contemplé « les sentiers de tous les esprits de la maladie » ne possédera jamais une réelle empathie pour les graves souffrances psychiques de son prochain. Il les connaîtra et les traitera .. sans pouvoir éprouver la compassion qui est pourtant décisive pour le patient. Celui qui commence trop tôt à faire office de chaman, souvent avant d'être remis de sa propre maladie initiatique .avant même d'avoir réussi à s'arranger avec leurs propres problèmes et les contenus de l'inconscient en eux. Entraînés par la « participation mystique », ils atterrissent la plupart du temps dans le point aveugle du malade. Il en résultera une folie à deux, mais sûrement pas de guérison, à moins que le patient soit assez intelligent pour se rendre compte que son soi-disant « médecin » n'est pas plus solide que lui-même. .
On a prétendu que les chamans et les hommes-médecine étaient les membres psychiquement malades ou tout au moins instables d'une communauté, mais Eliade a souligné que les Esquimaux, .., savaient parfaitement distinguer une maladie « chamanique » d'un dérangement mental ordinaire : c'est que l'initié arrive à trouver le moyen de se guérir au cours de sa maladie chamanique initiatique alors que le malade simplement dérangé en est incapable. Les chamans sont, en outre, les individus créatifs, poètes et artistes de leur communauté. .. question qui a son importance pour le thérapeute moderne, car la sagesse populaire connaît fort bien le personnage du psychiatre fou. (Sagesse qui se reflète, .., dans la plaisanterie suivante : « Quelle est la différence entre le malade mental et celui qui le soigne ? Celui qui a la clé de la cellule, c'est le psychiatre. ») .. celui qui est capable de se guérir lui-même n'est pas malade, mais en mesure d'aider autrui à guérir. Un tel homme est intact au plus profond du noyau intime de son être - et il possède une grande force sur le plan du moi, deux conditions indispensables à la profession de thérapeute. Il subit sa maladie initiatique non par faiblesse, mais afIn de connaître l'ensemble des voies de la maladie » et faire ainsi l'expérience, à travers ce qu'il vit, de ce que signifient l'obsession, la possession, la dépression, la dissociation schizoïde, etc. Le démembrement initiatique qu'il subit n'est pas de la schizophrénie. Conformément à la prescription mythologique, il s'agit de sa réduction à l'état de squelette. Or, aux yeux de ces peuples, le squelette représente l'indestructible, l'éternel au sein de l'homme ainsi P.251 que ce qui subsiste à travers la continuité des générations. Traduit en langage moderne, cela signifie que le candidat à l'initiation se soumet à une « analyse » - au sens de la dissolution de toutes ses propriétés inessentielles, par exemple ses attitudes conventionnelles ou infantiles - afin d'atteindre à ce qu'il est au plus profond de lui-même ou, en termes jungiens, afin de devenir individué, c'est-à-dire une personnalité affermie qui fonctionne de manière indépendante, au lieu d'être ballottée au gré des affects et des projections intérieures ou des tendances extérieures imposées par la mode du moment de la société dans laquelle il vit.
Du point de vue ethnologique on constate que le guérisseur possède aussi une ombre caractéristique qui lui est propre ; en d'autres termes, sa vocation connaît aussi son côté opposé d'ombre. C'est le personnage du chaman ou homme-médecine démoniaque. Sous sa forme la plus superficielle on aura affaire au thérapeute dominé par un complexe de puissance. Il est bien clair, dans cette profession où vous êtes votre propre seigneur et maître et où autrui a souvent tendance à s'accrocher à vous de manière naïve et infanfile, que la tentation d'exercer un pouvoir est grande, par exemple en endossant le rôle de parent ou de « celui qui sait » ou encore de celui qui connaît « ce qui est juste », etc. . de tels thérapeutes se font le plus souvent malmener par des clients assoiffés de puissance autant qu'eux ou bien ils se retrouvent à la tête d'un exaspérant jardin d'enfants qui les importunera de ses intarissables exigences. Le guérisseur « démoniaque » est un personnage autrement plus complexe et dangereux ; les Yakoutes, par exemple, croient qu'à l'occasion de son initiation un chaman dispose du libre choix d'être consacré soit par les esprits « de la source de la perdition et de la mort », soit par ceux « de la guérison et du salut ». Cela a de quoi nous désarçonner car l'initié voué aux esprits mauvais est tout comme l'autre considéré comme un grand chaman. Toutefois, il faut qu'un certain nombre de personnes .. meurent avant qu'un pareil initié devienne chaman, alors que le groupe clanique d'un chaman voué aux esprits lumineux prospère. C'est pourquoi les chamans du premier type sont appelés les « assoiffés de sang ». Considérés d'un point de vue psychologique, ces chamans des ténèbres sont des individus qui ont acquis la familiarité indispensable avec les puissances de l'inconscient et qui se sont, en outre, montrés suffisamment forts pour ne pas leur succomber, mais qui s'abandonnent pour ainsi dire volontairement aux impulsions sombres de l'inconscient. Jung a donné la description suivante du « démoniaque » que l'on peut qualifier de « magie noire » : Alors que « la « magie blanche »... s'efforce de conjurer les forces destructrices de l'inordonné dans l'inconscient, la « magie noire » [...] érige [.] les impulsions destructrices en vérité seule et unique, en opposition à l'ordre établi, et [.] en outre, contraint ces impulsions à se mettre au service de l'individu en opposition à la collectivité. Les moyens utilisés à cette fin sont de nature primitive : des représentations fascinantes ou angoissantes, des images, des discours incompréhensibles pour l'entendement habituel, des mots et des formes étranges », etc. « Le démoniaque [.} repose sur le fait qu'il existe des forces inconscientes de négation et de destruction, et que le mal a une réalité. » Un homme qui exerce de telles influences de magie noire est le plus souvent lui-même possédé par un contenu inconscient. .. Jung cite Hitler comme exemple d'un tel anti-sauveur négatif et destructeur. La tradition chamanique connaît fort bien ce type de chaman dangereux et craint de tout le monde. Eliade présente de nombreux exemples de la « morgue des chamans » .. vue comme la cause profonde du mal et considérée comme étant à la fois à l'origine du déclin actuel du chamanisme et son explication. A mon avis, ce même type de « magicien noir » existe aussi parmi les thérapeutes modernes. Or, P.253 ces chamans-là me paraissent bien plus dangereux que des personnes ayant une formation professionnelle insuffisante. Sans doute n'existe-t -il aucun moyen permettant d'écarter de telles personnes de la profession d'analyste. On peut simplement espérer que le public en général possède un instinct suffisamment sûr pour éviter ce genre de thérapeute.
.. la profession d'analyste exige un ensemble de qualifications inouï, auxquelles personne ne peut vraiment satisfaire en tout point. .. les grands chamans sont rares, mais .. les chamans de moindre envergure ou même les petits sont néanmoins capables d'apporter une aide efficace. La grandeur et la stature du chaman dépendent du nombre d'incursions dans l'inconscient qu'il a faites, de la profondeur qu'il a atteinte ainsi que du fardeau de souffrances qu'il a accepté de prendre sur lui. C'est pourquoi j'estime qu'il importe moins de devenir un grand guérisseur que de connaître ses propres limites. Car il arrive - bien plus souvent qu'on ne pourrait le penser - qu'un patient nous dépasse, c'est-à-dire qu'il progresse plus vite que nous-mêmes sur la voie intérieure. La tendance instinctive de l'analyste sera de ramener le patient à son propre niveau de conscience par des interprétations réductrices. Seul celui qui a pris conscience de ses limites pourra éviter cet écueil et renoncer à dévaluer la chose significative en train de naître chez l'autre par une interprétation réductrice .. Tant qu'on est conscient de ses propres limitations, on sera à même d'assister un patient plus avancé, à condition de se borner à l'aide qu'on est en mesure de lui fournir et de lui faire confiance pour le reste ; et aussi, .., de parler clairement, admettant sa faiblesse face au patient, quitte à lui demander de la compréhension en retour. Dès lors le processus ne se conformera plus au modèle du « traitement », mais deviendra un échange, une relation faite de dons réciproques, dont il faudra, bien entendu, tenir compte au niveau des arrangements financiers.
Un problème particulier de la profession d'analyste est posé par la créativité. Car il ne fait pas de doute que les meilleurs analystes sont ceux qui ont une activité créatrice à côté de leur profession. . La créativité et le don de guérisseur sont très proches parents. « Le chaos, dit C.G. Jung, qui s'élève des profondeurs nécessite, pour que ses contenus puissent être saisis, de nouvelles structures symboliques qui seraient capables d'exprimer non seulement l'ordre qui a eu cours jusqu'à présent, mais également les contenus essentiels de ce qui n'est pas encore ordonné. De telles structures seraient investies d'une sorte de pouvoir magique, puisqu'elles seraient capables de conjurer les forces destructrices de l'inordonné, comme c'était le cas, par exemple, dans le christianisme et dans toutes les religions. » Ce que C.G.]ung formule ici au sujet du collectif, est aussi vrai pour les petits groupes ou pour l'individu. II s'agit toujours de découvrir dans ses propres profondeurs l'action ordonnatrice du Soi et de l'exprimer au moyen des idées, de l'art et des actes. Si l'analyste ne se consacre pas à cette tâche en dehors de ses consultations, il tombera dans la routine, comme l'a souligné Jung, et avec le temps il deviendra un mauvais analyste. J'ai souvent remarqué que, dans ce travail difficile, une mauvaise humeur rampante ou même un certain mépris des hommes peut se faire sentir. Seul le travail sans cesse renouvelé sur ses propres tâches créatrices intérieures peut pallier ces effets négatifs d'usure. Il ne suffit donc pas d'avoir ressenti « la vocation» à un certain moment. La légitimité de l'exercice de cette profession doit continuellement se reconquérir dans le for intérieur de celui qui prétend s'y consacrer. P.255
LIVRE X LA PSYCHOLOGIE DE GROUPE
Les problèmes du groupe à la lumière de la psychologje jungienne
. trois formes de relations collectives entre les hommes :
1° Le groupe, dans lequel un nombre, la plupart du temps réduit, d'individus sont en relations réciproques, et qui se compose de membres reliés entre eux par la compréhension et le sentiment. Chacun de ces membres joue dans la collectivité une fonction ou un rôle déterminé.
2° La masse, agglomérat sommairement organisé d'un nombre indéfini d'individus reliés entre eux d'une façon plutôt instinctive et émotionnelle. Ils agissent de façon uniforme et se placent le plus souvent sous la direction d'un chef.
3° La foule, juxtaposition fortuite et inorganisée d'individus sans lien entre eux.
Selon Gustave Le Bon et Sigmund Freud, la masse constitue l'état originel (« la horde primitive » de Freud) et toute dégénéscence du groupe en masse constitue une régression historique.
.. inexactitude de cette vue. En effet, les relations primitives connues de nous révèlent, elles aussi, des arrangements de groupe auprès de la dégénérescence en masse. . P.257
.. La plupart des chercheurs estiment en outre que la famille au sens restreint et, au sens large, la tribu et le clan représentent la plus ancienne forme de groupe et que la différenciation de l'individu est plus tardive que celle de la famille.
. Il n'est guère douteux que le collectif, sous sa forme originelle de grande famille, de tribu et clan, se trouve au principe de notre évolution, de même qu'un intérêt collectif, celui du « nous », paraît, d'une façon générale, avoir existé avant l'intérêt individuel, celui du « je ». .. même au sein du groupe des animaux, des changements de comportements créateurs ne sont introduits que par des individus. Ainsi un oiseau appartenant à un groupe qui d'ordinaire ne passe pas l'hiver en Europe se met soudain à rester en place durant la mauvaise saison. S'il ne réussit pas à survivre, il disparaît sans être regretté et tombe dans l'oubli, mais s'il traverse bien l'épreuve, on verra l'année suivante quelques membres du groupe la tenter à leur tour, d'autant plus que la migration comporte également de grands risques. Et si la nouvelle tentative réussit, cela peut entraîner progressivement un changement dans le groupe tout entier. Un champ de tension entre le groupe et l'individu apparaît donc déjà chez les animaux supérieurs à sang chaud et le fait que l'être humain soit indiscutablement un zoon politikon ( un animal politique) n'exclut pas chez lui un pareil conflit. La tension entre le groupe et l'individu se révèle également, .. comme n'étant pas identique à celle existant entre le moi et le nous, car si l'oiseau qui ne se conduit pas comme les autres est un individu, il n'est probablement pas un moi. .. il existe donc deux polarités : 1° groupe - individu isolé, 2° conscience du moi - « nous » (dans l'individu isolé et dans le groupe). .. Battegay combat l'opinion suivant laquelle c'est seulement dans un groupe que l'individu isolé percevrait progressivement son moi. Si cela est vrai en partie, il est illégitime de lui donner une valeur générale. Le moi se forme non seulement dans les relations avec le nonde et avec les autres hommes, mais aussi par une confrontation avec notre propre monde intérieur.
Masse et groupe
II ne me paraît pas possible non plus d'admettre l'opinion .. selon laquelle le groupe et la masse auraient été plus proches l'un de l'autre dans l'état primitif. .. les deux phénomènes, groupe ordonné et masse en mouvement, sont des états facilement interchangeables. .. des groupes primitifs sortent facilement et vite de toutes limites pour se déchaîner, et il en est de même des groupes de jeunes et des individus socialement instables. Ils sont par contre bien distincts en tant que phénomène. Au stade primitif l'ordre social est .. d'une façon générale plus rigide, plus ferme et plus absolu qu'à un degré supérieur d'évolution, tandis que la masse désorganisée est au contraire particulièrement chaotique et tend vers l'hystérie de masse. Il s'agit donc, à mon avis, d'une polarisation blanc-noir et d'une relation de bascule d'un état à l'autre plus accentuée plutôt que d'une identité plus grande. . plus l'on descend dans l'échelle de l'évolution, plus les modèles de comportement deviennent rigides et, par voie de conséquence, plus leur non-fonctionnement a un effet catastrophique. A un degré supérieur, .. on voit apparaître la capacité P.259 individuelle d'apprendre et cela entraîne une grande souplesse dans les modes de comportement. .. même dans les civilisations de type traditionnel, comme par exemple dans les mours des samouraïs japonais ou dans notre chevalerie médiévale, on discerne encore une forte tendance à la rigidité formelle derrière laquelle de violents affects primitifs de dissolution sont aux aguets. Cependant, plus un être est réellement éduqué et cultivé, plus sa « forme » devient flexible, car il subit moins la pression d'affects primitifs violents. Au lieu d'un comportement « noir-blanc », on voit apparaître alors plutôt un « jeu » finement nuancé d'aspects lumineux et obscurs.
Jung ..traduit .. une nouvelle idée de base .. : l'hypothèse des archétypes qui modifie le tableau de fond en comble. D'après Jung, nous possédons, comme les animaux, des types de comportement innés qui déterminent non seulement nos actions extérieures instinctives, mais aussi, dans l'espace intérieur, des sentiments, des émotions, des phantasmes et des idées susceptibles d'être perçus. L'aspect intérieur des types de comportement est ce que Jung désigne du nom d'archétypes. Ceux-ci constituent des dispositions structurelles innées qui s'actualisent dans le champ de vision intérieur de l'individu sous forme de sentiments, d'idées, de représentations symboliques, de jugements, etc., communs à l'humanité et, par suite, identiques ou semblables chez tous les hommes. La preuve en est clairement donnée par l'existence de représentations ou de règles semblables dans le domaine mythologique, religieux ou moral, chez des peuples qui n'ont entre eux aucun contact culturel.
. il s'agit là d'images et d'idées collectives appartenant en queIque manière au patrimoine de l'humanité. Tout comme les instincts, leur aspect interne constitué par les archétypes s'éveille chaque fois que la situation l'exige. Ainsi l'image du héros ou du sauveur apparaît surtout dans des situations critiques, l'image positive de la mère, lorsque manque la protection génératrice de confiance ; la même image devient négative lorsque l'inertie ou le matérialisme prédominent, etc. On voit encore le mythe de l'enfant merveilleux se présenter lorsqu'un renouvellement de la conscience est devenu nécessaire.
. Pierre Janet distinguait déjà dans toutes les fonctions psychiques une partie inférieure et une partie supérieure . La première a un caractère d'émotion et d'instinct : elle est contraignante ; la seconde contient des éléments susceptibles de conscience : elle est par suite pour la plus grande part modelable. Jung a également distingué ces deux aspects dans les contenus archétypiques constellés et il va même jusqu'à définir la psyché elle-même comme un domaine de réalité qui, à la manière d'un spectre, s'étend entre l'extrémité « infrarouge » des impulsions émotionnelles, instinctives qui débouchent sur le monde corporel, et l'extrémité « ultraviolette » des réalisations symboliques porteuses de sens. Si l'excitation porte sur le pôle infrarouge, l'événement se change en processus et en actions physiques : si elle se tourne au contraire vers le pôle ultraviolet, le sujet éprouve la commotion de situations porteuses de sens, d'inspiration et d'idées-forces qui le poussent à la création de normes et de représentations religieuses collectives. Du point de vue de Jung, la masse se meut donc principalement plus près du pôle infrarouge de la psyché, et le groupe plus près de l'ultraviolet.
.. une critique fondamentale portant sur les concepts sociologiques de masse et de groupe. Elle provient de ce qu'ils contiennent implicitement un jugement de valeur. Dans la littérature récente, « masse » reçoit presque toujours une valeur négative et « groupe » une valeur positive. Cette manière de voir est, à mon avis, trop indifférenciée. Il existe des P.261 « phénomènes de masse » qui peuvent être regardés positivement, par exemple la résistance héroïque d'un petit peuple à l'agression d'une puissance supérieure, sans organisation stratégique rationnelle, mais dirigée par un chef et coordonnée par l'émotion que suscite la défense d'un territoire. .
.. à l'inverse .. de petits groupes rationnellement organisés, représentant par exemple une idéologie politique, exercent une domination rigide sur un peuple de telle sorte que tous les chauds courants de vie psychique y soient arrêtés, car, quand le pole infra rouge, quand l'affectivité spontannée s'exprime, elle confère à la vie humaine son charme, sa chaleur et sa vitalité. .
Du point de vue de la psychologie jungienne il serait par suite plus juste de considérer à la fois les concepts sociologiques de masse et de groupe comme positifs et négatifs et de se contenter plutôt de les rapporter aux deux pôles de l'activité psychique mentionnés plus haut.
L'appréciation positive ou négative serait à rechercher dans un tout autre aspect du phénomène. Nous pouvons observer dans l'individu que le point optimum de sa vie psychique se situe aux environs du milieu entre les deux pôles mentionnés. Un glissement trop accentué vers le pôle infrarouge provoque un raz-de marée d'émotions, d'affects et d'impulsions, tandis qu'un glissement vers le pôle ultraviolet entraîne la possession par une idéologIe et un formalisme rigide. Comme toujours les extrêmes se touchent : le dénominateur commun de ces deux extrêmes est l'état de possession par opposition à la liberté de la conscience.
. la masse, telle qu'on la définit aujourd'hui, représente, à mon sens, quelque chose comme l'ombre du groupe, par analogie avec la relation entre le moi et l'ombre dans l'individu.
Collectivité et individu
L'individu dans son opposition au groupe n'est pas historiquement plus jeune que ce dernier, car, dès le stade animal, il y a l'isolé, celui qui fait cavalier seul, soit positivement, d'une façon créatrice, soit négativement, d'une façon anormale. Il s'agit là d'une authentique paire d'opposés qui remonte très loin dans l'histoire de la nature. Il est bien exact, à cet égard, que des groupes qui, malgré un contact interne étroit, sont capables de mieux supporter et de mieux assimiler les outsiders, vivent mieux et gagnent en réalité intense, par comparaison avec ceux qui les rejettent. Il est également exact que les anomalies fâcheuses des outsiders sont la plupart du temps corrigées avec plus de facilité sous la pression de la loi d'un groupe que dans la rencontre individuelle avec un thérapeute. (.. Mais c'est le cas seulement lorsque le thérapeute possède peu de « mana ». Un « grand » thérapeute peut avoir encore plus d'effet qu'un grupe.) Le groupe et l'individu sont dans ce sens une paire de données égales en droit et conditionnées façon opposée.
Jung ne se lassait pas de souligner que les groupes et les sociétés ne peuvent finalement vivre qu'autant que l'individu lui-même peut le faire. L'individu est le porteur de vie, la réalité en soi. Mais l'individu isolé est toujours altéré dans le cadre d'un groupe, il P.263 n'y est pas contenu totalement. Pourtant c'est bel et bien de sa totalité que dépendent la santé et la vie du groupe.
.. on parle encore, en sociologie, du groupe et de l'individu comme de « l'intérêt du nous » et de « l'intérêt du moi ». Cela me paraît inexact. Le « nous » d'un groupe exprime en effet seulement la conscience du groupe, auprès de laquelle il y a encore un inconscient de groupe. De même le terme de « moi » n'exprime pas l'individu total, mais seulement la conscience de son moi, à laquelle s'ajoute encore son inconscient. Ainsi un petit enfant peut déjà montrer une nette individualité sans avoir développé une conscience du moi bien marquée. « L'intérêt du nous » contre « l'intérêt du moi » signifie seulement par suite un petit secteur de la paire d'opposés groupe-individu et l'appréciation de l'un ou de l'autre peut en conséquence subir des variations considérables. Or les sociologues actuels valorisent en général « l'intérêt du nous» par rapport à « l'intérêt du moi ». On pourrait objecter à cela que les phénomènes de conscience en eux-mêmes, qu'on les observe dans une pluralité ou dans un individu, ne sont pas positifs ipso facto. Le conscient de l'être humain peut s'écarter du fondement instinctif et montrer une déviation, si on la mesure par rapport à l'équilibre psychique dans son ensemble. Dans une telle situation « l'intérêt du nous » peut également s'être développé de façon déviée et se trouver en opposition avec un « intérêt du moi » sain de l'individu. .. cas où toute une famille défendait un « intérêt du nous » névrotique contre « l'intérêt du moi» d'un de ses membres isolés, qui était sain. . Par conséquent, avant de comparer la valeur de l'un ou de l'autre, il faudrait toujours, et avant tout, poser la question de la « santé » psychique des deux. Mais où trouve-t-on le critère indispensable pour cela, sans prendre à nouveau pour base l'inrérêr du moi ou du nous ? .
.. les modèles de pensée des sociologues modernes contiennent encore de terribles simplifications incapables de rendre compte de la complexité et de la profondeur de notre problème humain.
.. dans la discussion de problèmes thérapeutiques, les auteurs partent toujours de la supposition tacite que le meneur du groupe est le plus normal et que le groupe est la plupart du temps plus normal qu'un contestataire isolé. Mais en sommes-nous vraiment toujours certains ? . des groupes montraient clairement des unilatéralités psychologiques. Dans les sociétés extraverties, comme par exemple en Amérique, l'introverti est ipso facto rejeté comme « anormal ». .
La thérapie de groupe favorise à coup sûr la faculté d'adaptation d'un être, mais il n'est pas certain qu'elle améliore sa santé psychique. Trop d'opinions sociologiques sont nées, en dehors de toute critique, des hypothèses affectives et inconscientes de leur créateur . les jugements de valeur plus ou moins inconscients .. s'insinuent de toutes parts.
Mais quels sont les archétypes les plus propres à opérer et à favoriser la cohérence des groupes ? (Battegay).. les groupes exprimaient volontiers le souhait d'avoir leur « propre espace » correspondant au territoire des animaux, et que, chez les peuples menant une vie naturelle, on rencontrait des groupes reliés à un territoire. Cette situation se réfère à l'archétype P.265 de la mère. D'où le sentiment de protection que confère le groupe, d'où aussi le danger de régression infantile que l'on observe lorsque des patients entrent dans un groupe. Mais ce n'est pas là l'unique possibilité. Chez les Juifs exilés, la Loi (Thora) en tant que remplaçante du sol absent fut assez puissante pour rasembler les groupes. Dans les ligues d'hommes, les troupes militaires, etc. les symptômes évoquent plutôt une dominante de ['archétype paternel. Dans ces cas, ce qui prédomine est le contrat social ou l'idée spirituelle du sentiment du territoire. .. de tels aspects pouvaient peu à peu s'effacer réciproquement. .. la Constitution suisse s'est édifIée à l'origine d'après l'image patriarcale du contrat social de la ligue d'hommes et de l'idée de la démocratie, mais à l'époque récente l'État a été de plus en plus considéré sous l'image primitive d'une mère nourricière qui a pris possession à la fois de la terre, de l'eau et des forêts, qui sont autant de symboles maternels. Cependant le groupe, de même qu'une société, ne peut pas seulement posséder des traits paternels ou maternels ; il y a ici encore d'autres aspects à considérer.
Le centre du groupe
.. un groupe se constitue toujours autour d'un « centre ». Celui-ci consiste toujours en « l'orientation sentimentale ou rationnelle des membres vers le contenu du groupe, son objectif et son but ». La stabilité du groupe dépend de l'existence d'un tel centre. Celui-ci est souvent un simple objectif, comme dans le cas des associations sportives, politiques ou commerciales, ou bien il relève d'un ordre supérieur, comme le totem chez les primitifs ou une représentation de Dieu dans une société religieuse. Son existence est, (Battegay) « fondée sur le besoin d'une expérience transcendante ». Il manque à cette définition un aspect essentiel, une distinction entre le conscient et l'inconscient. Les premiers exemples cités possèdent avant tout un objectif conscient, le sport, les affaires ou les buts politiques, où toutefois des motivations émotionnelles inconscientes peuvent jouer ( en particulier dans le cas des associations politiques), mais n'existent pas forcément.
Dans les groupes d'expériences spontanées et les groupes créés à des fins thérapeutiques, le centre est constitué par le but « intérieur » qui est l'encouragement des tendances à la guérison ou des « tendances à la réalisation de la conscience », face aux « actions» réciproques de l'individu sur le groupe et inversement.
Les contacts internes naissent à un stade secondaire grâce à la fréquence des rencontres. Dans les groupes politiques il existe souvent un facteur important jouant un rôle discret ou prédominant. Il s'agit de quelque chose de plus que la fixation froide et raisonnable d'un but : c'est une conviction « passionnée » touchant à la vision du monde. Si l'on y regarde de plus près, elle se révèle être indiscutablement la possession par une représentation archétypique, qu'elle soit consciente ou non chez les membres du groupe. Plus une telle représentation archétypique exerce la fonction de « centre » du groupe, plus on peut s'attendre à une forte cohérence.
Le national-socialisme et le communisme en sont des exemples. La cohérence supérieure ou le contact interne entraîne, en même temps, .., une plus grande agressivité vers l'extérieur à l'égard des « hétérodoxes ». De telles associations politiques se rapprochent de l'image du groupe doté de la plus grande cohérence, de la communauté religieuse rassemblée autour d'un centre « transcendant ». .
Considérée du point de vue de la psychologie de Jung, la raison de ce phénomène est la suivante : parmi les archétypes de P.267 l'inconscient collectif il en est un qui occupe une place tout à fait prédominante, l'archétype du Soi, qui se traduit dans des représentations monothéistes de Dieu, dans des figures monistes du fondement ultime de l'Être (par exemple le Tao) ou, réunissant ces deux aspects, dans l'image d'un homme cosmique ou d'un homme-dieu, ou encore dans un symbole abstrait unissant les ultimes opposés de l'univers, un mandala ..
Jusqu'au moment où l'Inde est entrée en contact avec la culture grecque lors de la conquête d'Alexandre, le Bouddha n'était présenté dans les temples que par une roue de pierre (mandala), jamais sous les figures humaines que nous connaissons aujour'hui. Dans une certaine mesure les symboles totémiques primitifs anticipent également les images cosmiques d'homme-dieu des civilisations évoluées. Par conséquent, bien que différents contenus archétypiques puissent devenir le « centre » religieux d'une communauté humaine - ainsi le cuIte d'une « Grande Mère », ou des ancêtres divinisés, des morts puissants, .. -, les thèmes de « l'homme cosmique » ou de l'homme-dieu se révèlent capables d'acquérir une signification universelle, conformément à la charge supérieure d'émotion contenue dans l'archétype du Soi. En Orient cette image archétypique s'est le plus souvent superposée au culte d'autres figures archétypiques distinctes, sans le détruire ..
Chez nous le christianisme primitif a, .., manifesté une tendance à extirper le polythéisme (le culte d'archétypes multiples), mais cette tendance a été compensée .. par le culte des anges et des saints. Ainsi l'archange Michel a largement assimilé Thot-Hermès dans le sud et Wotan dans le nord, le culte de Cosme et Damien a remplacé la dévotion à Castor et Pollux, les frères divins invoqués par les navigaurs en détresse, Marie a naturellement intégré les différentes déesses-mères et, parmi elles, Isis. Il est savoureux de constater que la liste catholique des saints contient même un saint Priape, dont on a fait une pieuse figure. La doctrine des génies (du daïmonion) de la basse antiquité est passée dans l'image de l'ange gardien personnel. Ainsi les dieux ont changé de forme, mais l'archétype sous-jacent est demeuré vivant et la conscience collective en tient compte. Le symbole du Soi récapitule en effet en lui, sur une forme paradoxale, dans une unité-pluralité, tous les autres archétypes de l'inconscient collectif. Il représente en outre une unité-pluralité à un autre point de vue, en ce sens que le Soi est cbez tous les humains le noyau de leur âme et en même temps un unique Soi, qui est le même pour tous. Ce point est illustré notamment dans la philosophie de l'Inde par l'identité paradoxale du Soi individuel (Atman-Purusha) et du Soi cosmique (Atman-Purushottam). . Dans le christianisme, cet aspect du Soi se réalise dans l'idée du « Christ en nous » et de la filiation par la descente de l'Esprit Saint, .. la doctrine du corps mystique .. Le Christ représente dans ce sens un « centre » dynamique du groupe, .. « frères et sours in Christo ». .. dans le christianisme primitif .. ce centre était d'une part une représentation consciente collective diffusée par une propagande : la « mission (apostolique) », et célébrée dans des manifestations de culte, mais d'autre part .. il repose également .. sur des symbolisations archétypiques montant spontanément de l'inconscient et comprises comme étant « le Christ ». .
Des tensions apparaissent souvent entre la représentation consciente et collective du Soi et sa manifestation spontanée à partir de l'inconscient. Seule l'une ou l'autre est reconnue comme « réelle ». C'est ainsi qu'un grand nombre de maîtres zen renversent les statues du Bouddha ou se moquent de l'idée de Bouddha en vue de favoriser l'expérience intérieure ; inversement l'inquisition médiévale a entrepris de censurer sévèrement les visions individuelles spontanées et les rêves où apparaissait le Christ en s'en tenant aux normes établies de la représentation consciente collective. Une telle tension ne fait que traduire un symptôme du P.269 danger que courent les représentations collectives de ne pas coïncider avec la vie du fondement psychique collectif. .. XX
. la représentation centrale consciente ( dans notre cas « le Christ» ) ne coïncide plus avec la vie spontanée de la psyché collective inconsciente, ce qui favorisera la ruine des groupes et la formation d'autres « centres archétypiques ».
situation mondiale actuelle sur le plan de la psychologie de la religion :
Le symbole du Soi dans le christianisme souffre du manque de contact avec le mal, avec le féminin, avec la matière, et de l'importance excessive donnée à la norme collective au détriment de la formation des symboles chez l'individu. Le symbole du Soi dans le bouddhisme est trop placé dans l'au-delà, insuffisamment relié à la réalité ; la fonction individuelle de la psyché qui crée les symboles est résolument niée comme « relevant de l'illusion » ; le bien et le mal sont, il est vrai, reconnus comme des puissances réelles de force égale, mais seulement pour qu'on puisse mieux les transcender dans un état de libération des opposés. Le marxisme contient, même si c'est sous une forme camouflée, le mythe de « l' anthropos parfait » ; sans doute celui-ci n'est pas honoré comme une figure individuelle, mais projeté sur la classe des travailleurs prise dans son ensemble. La tendance à produire à partir de là une figure individuelle se manifeste dans le cuIte de la personnalité, dont la menace ne cesse de réapparaître. La classe des travailleurs représente selon Marx les seuls êtres parfaitement sains, c'est-à-dire exempts de dégénérescence névrotique ou morale, les seuls humains authentiques vivant en pleine harmonie avec la nature. D'après Mao, le travailleur est en outre le seul à être inteIligent, désintéressé, créateur. Si les symboles religieux du Soi mentionnés plus haut sont trop unilatéraux ou trop transcendants, l'anthropos mythique du marxisme est, à cet égard, trop collectif et terrestre, trop complètement matériel et, en outre, il constitue une construction intellectuelle sans ouverture sur le fondement éternel et ultime. Pourtant il capte l'émotion et l'imagination des masses parce qu'il constelle ce qui faisait jusqu'ici défaut dans l'image de l'anthropos.
Il est un second aspect du symbole du Soi qui est dissocié de la même manière : l'image du mandala. Celle-ci apparaît dans le christianisme officiel .. sous la vision d'Ezéchiel, du paradis et de la Jérusalem céleste ; . le Bouddha lui-même était figuré sous la forme d'une roue, de même que dans le plan circulaire des stupas .. Dans le marxisme au contraire « la Jérusalem céleste » est ramenée sur terre et matérialisée dans la promesse d'un état harmonieux qui succédera à la destruction du capitalisme. .
La déchéance du centre religieux
.. nous efforcer de voir ce vers quoi tendent l'inconscient et sa fonction créatrice de symboles religieux. Il ne sera pas ici question de ce qui nous est indiqué à ce sujet dans le silence de l'individu. Mais dans le domaine extérieur et visible, nous sommes avant tout les témoins d'une déchéance progressive de tout « centre» religieux, d'une atomisation correspondante de la communauté et de l'isolement de l'individu. La faim d'une communion humaine P.271 authentique éprouvée par la société a, par suite, fait apparaître la mode de la dynamique de groupe, de l'expérience de groupe, etc. Ce n'est .. qu'un raccommodage superficiel. Plutôt que de vouloir cimenter les failles de l'édifice prêt à s'écrouler, ne serait-il pas plus sage de rechercher ce qui ébranle les fondements : peut-être est-ce le Dieu vivant lui-même ? .
.. rêve d'un religieux catholique. La veille je m'étais laissée aller à lui proposer de former dans son ordre un groupe réformé et à susciter dans ce cadre une méditation authentique au sens psychologique. Là-dessus il fit le rêve suivant :
Il va vers un monastère avec une pelle et une truelle ; auprès de lui un ouvrier pousse une brouette pleine de ciment tout frais. Ils veulent cimenter l'édifice lézardé du monastère. Mais il entend une voix d'en-haut qui lui dit : « Arrête ! tu ne peux pas garder l'édifice ! tu peux seulement chercher à sauver des individus en les faisant sortir de là. »
.. rêve d'un prêtre cathojque qui méditait sur ce que pouvait être sa fonction dans le cadre de l'Église. Il rêva qu'il devait continuer à bâtir l'Église dans l'Église, et cela avec des pierres vivantes. .. l'alchimisre Gérard Dorn .. : « Transformez-vous en pierres philosophales vivantes » .. Dorn croyait à une « Église spirituelle » . A partir de pareilles expériences on en arrive à la conclusion que Dieu lui-même ou, pour prendre une expression plus neutre, l'archétype du Soi montre à chacun sa place et son rôle dans la société, et cela à l'endroit où il peut vivre et agir au mieux de sa propre nature individuelle et du bienêtre de la société.
.. cohésion de l'édifice (cf. système religieux) .. si relâchée .. un état de « misère spirituelle » est atteint, qui rend absolument nécessaire l'accès à une expérience intérieure originelle.
Le mot de Nietzsche : « Dieu est mort » .. ne fait qu'exprimer cet appauvrissement. Car, naturellement, Dieu n'est jamais mort comme archétype à l'ouvre dans l'âme humaine, queI que soit ce que nous affirmons à ce propos ; la formule signifie seulement que la représentation consciente collective véhiculée par notre tradition est morte. Mais l'expérience de la mort de Dieu est, comme Jung l'a souligné, un événement qui se nouvelle par intervalles ; il est même prédit et contenu à une place centrale dans le symbole et le dogme chrétiens. Ce qui survient la plupart du temps dans ce cas est un interrègne d'obscurcissement spirituel et de possession par les différents « -ismes », Le « corps » du dieu mort repose pendant ce temps dans le tombeau, mais un jour on ne l'y retrouvera plus. Le « corps » signifie la forme extérieure visible ou la formulation antérieure de la valeur suprême. Toutefois le mythe chrétien nous a encore appris que la valeur suprême ressuscite sous une forme miraculeuse. « Le fait que seul un petit nombre ait vu le Ressuscité signifie que la difficulté n'est pas mince de retrouver et de reconaître la valeur transformée. » Jung a reconnu le symbole du Christ dans l'image alchimique de la Pierre-Christ comme nouvelle image du Soi. Nous sommes au tournant de l'époque où c'est cet événement souterrain qui domine dans l'inconscient collectif et suscite les crises sociales dont nous souffrons tous, étant donné que l'orientation vers un « centre de la société » n'existe plus ou s'est affaiblie.
Dès 1923, .. Jung a prophétisé qu'une décadence croissante des représentations collectives supérieures du christianisme serait suivie d'une régression conduisant à la formation de groupes totémistes ; beaucoup ressembleraient aux associations mithraïques et l'on entendrait P.273 « résonner bien des mugissements de taureaux » ; d'autres manifesteraient plutôt un « caractère d'agneau » et joueraient le role de victimes innocente. .. réalisation de cette prédiction dans les groupes de hippies qui vont en masse à leur perte, et les gangs « mugissants » des groupes de jeunes violents. Si l'on observe la situation d'un point de vue extraverti, il est compréhensible que le pasteur et le théologien cherchent à combattre ces tendances en s'efforçant d'introduire eux-mêmes des thérapies et des expériences de groupe .. pour le salut de la communauté qui s'écroule. La légitimité d'une pareille attitude me paraît douteuse .
Le groupe et l'individuation
Si nous remontons aux racines historiques de la nature du sacerdoce et de la psychothérapie, nous rencontrons, à un stade primitif, dans le chamanisme et la fonction de l'homme-médecine .., une situation dans laquelle le prêtre, le médecin et le psychothérapeute étaient réunis en une seule figure. Une légère tendance à la séparation se laisse toutefois discerner dès ce moment en ce sens que beaucoup de prêtres ont pour tâche principale de garder et de mettre en ouvre le rituel traditionnel, tandis que les prêtres « chamans » veillent davantage à la guérison et au salut de l'âme. En particulier la bonne mort et le cheminement de l'âme individuelle dans l'au-delà sont de leur compétence, de même que la guérison des états de possession individuels et collectifs. Le chaman se distingue en effet du possédé par les traits suivants : quand un homme ordinaire rencontre un démon ou un esprit - en termes modernes : un contenu psychique archétypique -, il devient possédé par lui et, en conséquence, tombe dans la maladie. Cela arrive souvent d'abord au chaman lui-même pendant la durée de son initiation, mais il peut s'en libérer et se guérir par une attitude juste. Cela le rend capable de venir en aide aux malades ordinaires qui ne peuvent pas se guérir eux-mêmes. Les expériences intérieures symboliques que le chaman et beaucoup hommes-médecine traversent durant le temps de leur initiation, .. sont, en gros et en détail, identiques aux expériences symboliques que l'homme d'aujourd'hui est amené à vivre au cours du processus d'individuation au sens de Jung, c'est-à-dire pendant le processus de transformation par lequel il devient progressivement conscient du Soi ou de sa totalité intérieure. Nous pouvons par suite dire rétrospectivement que le chaman et l'homme-médecine, étaient chaque fois ni plus ni moins que les êtres les plus individués, c'est-à-dire les plus conscients de leur groupe.
Dès le début toutefois on voit apparaître l'ombre de cette figure, à savoir l'image psychopathologique du mage noir. Ce dernier peut être défini comme quelqu'un qui fait mauvais usage de son expérience intérieure (c'est-à-dire à ce stade : de son expérience du monde des esprits) à des fins personnelles de puissance. Le chaman et l'homme-médecine ont une position de puissance involontaire qui repose sur l'autorité naturelle de l'homme ayant atteint un certain degré de conscience, ou sur le fait que les esprits, ou Dieu, leur sont bienveillants - en termes modernes : sur le fait qu'ils sont en accord avec le Soi. Le mage, par contre, revendique l'autorité avec son moi conscient. Les mages noirs doivent être .. regarder comme psychiquement malades. Raspoutine, Hitler .. Le processus d'individuation est, en effet, finalement incompatible avec une revendication de puissance sociale, de quelque nature que ce soit, fût-elle aussi discrètement camouflée que, par exemple, dans la direction de groupes, bien intentionnée, libérale, modeste, se contentant de modérer les affects ici et là. Le Soi peut seulement conférer une autorité qui ne soit pas altérée par l'instinct de puissance. Il agit alors d'un événement spontané, mais non du choix de la part d'un ego ou d'un groupe.
La thérapie de groupe possède indiscutablement des aspects positifs, en particulier chez les jeunes et les patients hospitalisés, P.275 car il est rare qu'on voie arriver dans une clinique un être dont la souffrance psychique n'a pas troublé également l'exercice de la fonction sociale, et les groupes d' expériences spontanées de gens dits « sains » aident sans aucun doute l'individu à devenir plus conscient, d'une part de ses agressions et de son angoisse, et d'autre part de sa persona, c'est-à-dire de sa reponse au rôle qu'on attend de lui dans un groupe. . Toutefois le pasteur aussi bien que le médecin sont spécialement menacés de s'identifier avec leur persona, c'est-à-dire leur rôle. C'est pourquoi un traitement individuel leur est particulièrement nécessaire, et la thérapie de groupe, des plus périlleuses.
Il me semble notamment douteux que les groupes d'expérience spontanées relèvent du domaine religieux. .. en Amérique .. l'on (les Eglises) offre tout aux gens : cours de danse, agences matrimoniales, groupes de vieux, groupes de jeunes, concerts de musique pop, etc. pour les faire venir à l'église. La vraie compétence des religions de la terre n'a jamais consisté en cela, mais elle s'adresse à « l'homme intérieur », elle met l'homme en relation avec l'éternel, le transcendant, et cela mène à considérer le plus fort et le plus opérant des « centres » d'une société : l'expérience du divin. Quand ce « centre » n'est plus vivant, un replâtrage extérieur ne sert à rien. Une transformation salutaire peut se produire que chez et dans l'individu. .
Quand on traite l'âme par l'analyse de groupe on fait indiscutablement « comme si elle était un phénomène collectif et elle est ainsi éliminée en tant qu'individuelle ». Jung écrit : « Même un petit groupe est régi par un esprit de groupe, source de suggeson. Quand il est bon, il peut avoir de très bons effets, mais au prix de l'autonomie spirituelle et morale de l'individu. Le groupe renforce le moi. Le Soi, au contraire, est diminué et repoussé à l'arrière-plan au profit de la moyenne. Mais en raison du penchant notoire des être humains à se cramponner aux autres et à des «-ismes » au lieu de trouver en eux-mêmes la sécurité et l'autonomie dont ils ont besoin avant tout, il existe le danger que l'individu fasse du groupe son père et sa mère et demeure alors aussi dépendant, aussi incertain et aussi infantile qu'avant. »
.. reproche que Jung a spécialement formulé à l'égard des confessions chrétiennes .. c'est ce qu'il appelle « le jeu du pasteur et de la brebis ».
L'institutionnalisation de l'expérience religieuse a entraîné une répression de plus en plus grande de l'exercice individuel de la fonction inconsciente créatrice de symboles en vue d'une normalisation simplificatrice, et cela a signifié en même temps que l'autorité des représentants de l'Église a été affirmée et soulignée quand elle ne trouvait pas crédit en tant qu'autorité « naturelle ». Le troupeau de moutons comme symbole de la multitude des croyants est un symbole éloquent d'une telle situation.
On a omis de voir l'inconvénient qu'une telle absence d'autonomie, une telle aptitude à la subordination contient également un danger important. . Le désir de se retrouver subordonné à des articles de foi collectifs et à une direction rigide qui pense pour tout le monde - la mentalité grégaire - apparaît ici sous son jour le plus funeste. C'est pourquoi Jung a reproché au protestantisme de ne pas être allé jusqu'au bout de son propre chemin, de sorte que chacun soit chargé de l'entière responsabilité de sa propre vie et qu'il soit ainsi mis fin, une fois pour toutes, au « jeu du pasteur et de la brebis ». C'est seulement grâce à ce pas que l'on peut parvenir à ce « véritable homme intérieur » qui est analogue à l'image du Christ, mais ne coïncide pas avec elle. C'est l'anthropos dans l'individu qui ne joue jamais « au jeu du pasteur et la brebis, car il a assez à faire, comme pasteur, à se garder lui-même » P.277 Il est et se révèle autonome face au dogme et, par suite, au collectif.
On n'a cessé de faire à la vision de Jung le reproche de mettre en honneur un individualisme asocial, .. de provoquer un éclatement de la communauté. Il ya là toutefois une erreur ou un malentendu qui repose sur la méconnaissance des faits ou l'incapacité à saisir le caractère paradoxal de l'archétype du Soi comme une unité-pluralité ou une « conglomerate soul » .. Jung n'a cessé de souligner qu'il est impossible à qui que ce soit de s'individuer au sommet du mont Everest, mais qu'une communauté de sentiment avec l'entourage immédiat et, d'une façon générale, avec l'humanité dans son ensemble représente une condition sine qua non du processus d'individuation. .. « Si en effet la consolidation intérieure de l'individu n'est pas réalisée consciemment, elle apparaît spontanément, et cela dans le fait déjà connu que l'homme de masse se raidit d'une façon inimaginable contre son semblable. Il devient un animal grégaire, gouverné seulement par la panique et la convoitise. Mais l'âme, qui vit seulement de la relation bumaine, se perd. Sans relation reconnue et acceptée avec le prochain, il n'y a aucune synthèse possible de la personnaIité. La consolidation intérieure de l'individu ne représente par suite en aucune manière le raidissement de l'homme de masse à un niveau plus élevé, sous forme, par exemple, d'isolement spirituel ou d'inaccessibilité, mais elle inclut le prochain. La relation avec le Soi est en même temps la relation avec les autres et nul ne peut avoir de lien avec ceux-ci s'il n'a pas d'abord de lien avec lui-même. » Le phénomène du transfert est en cela la prima materia qui est la plupart du temps à l'origine d'une telle différenciation des relations de sentiment. Par conséquent lorsque les thérapeures de groupe font remarquer que dans le groupe le problème du transfert perd en intensité, cela ne représente nullement un avantage. La chance de réaliser l'individuation et le passage à la conscience diminue de façon correspondante.
Jung ne s'est pas contenté de souligner l'importance du transfert comme principe de la relation individuelle, mais il l'a également vérifiée dans la vie. Tous ceux qui l'ont approché ont éprouvé avec quelle chaleur et quelle ouverture il se portait à la rencontre de tout être humain, quelles que fussent sa nationalité, sa race ou sa religion, à quelle profondeur il pouvait accueillir en lui le prochain et lui répondre à partir de sa propre profondeur. L'individuation n'a donc absolument rien à voir avec l'individualisme. Elle signifie toutefois que l'individu ne se dirigera plus d'après une norme de groupe, à moins que cette norme ne coïncide avec la « voix de Dieu» dans son propre intérieur. Et c'est cela dont notre époque a le plus besoin, car nous savons trop souvent la manière dont les groupes peuvent dévier de leur direcrion initiale ou « chuter » sous une pression. Plus des individus sont capables de suivre leur conscience, qui n'est autre que la voix de l'image de Dieu à l'intérieur d'eux-mêmes, moins le danger sera grand, mais c'est naturellement là une vérité qui ne convient pas à toutes les idéologies affamées de puissance, qu'elles se donnent pour « idéalistes » ou « matérialistes ». Jung écrit : « Je laisse ses droits à l'adaptation de l'individu à la société, mais je défends les droits inaliénables de l'individu, car lui seul est porteur de vie et il est aujourd'hui gravement menacé par le nivellement. Même dans le plus petit groupe, il ne peut être admis que s'il paraît acceptable à la majorité. Il doit s'accommoder de la tolérance. Mais la tolérance à elle seule ne favorisera rien. Au contraire, elle encourage le doute sur soi-même, dont un individu isolé qui a une cause à défendre souffre, à l'occasion, d'une façon toute particulière. Sans valeur propre, la relation sociale n'a même aucune signification. »
Les sociologues modernes prônent comme idéal le groupe qui, à l'intérieur de la société, est petit, relativement libre, flexible dans sa structure interne et toutefois cohérent. Dans le cas où il ne reconnaîtrait aucun chef et aurait comme « centre » commun Dieu tel qu'il parle en chacun, on pourrait l'admettre du point de vue P.279 de la psychologie de Jung, mais la psychothérapie de groupe paraît encore bien éloignée d'une telle conception. Dans un tel modèle idéaI, il faut tenir compte en outre de l'esprit de mensonge. .. que pourrait faire un groupe si l'un de ses membres affirmait mensongèrement avoir reçu de la « voix de Dieu » ou du Soi en lui un ordre dont on sent qu'il n'est pas authentique ? .
Le groupe et l'individu demeurent une opposition psychique sans cesse à la recherche d'une nouvelle unification, qui ne paraît effectivement être réalisée que dans le symbole du Soi. .. Jung .. : « On doit confesser en toute humilité que l'expérience religieuse extra ecclesiam est subjective et qu'elle est exposée à un danger d'erreur infini. L'aventure spirituelle de notre époque est l'exposition de la conscience humaine à l'indéterminé et l'indéterminable, même s'il nous semble être montré que, d'une certaine manière, cet illimité est régi, lui aussi, par les lois psychiques qu'aucun homme n'a jamais pensé, mais dont la connaissance lui est échue par l'intermédiaire de la gnose dans le symbolisme du dogme chrétien, symbolisme que seuls ébranlent les imprudents et les insensés, mais non les amants de l'âme. »
Alors que j'avais presque achevé d'écrire cet article, j'ai eu le rêve suivant :
Je voyais une pièce de terre, propriété de M X (M. X est dans la réalité un homme pour qui j'ai de la sympathie : il est jovial, indépendant, libre penseur, extraverti, à l'esprit peut-être légèrement borné. Il représente donc un aspect d'animus analogue en moi-même.) Sur cette pièce de terre se dressait une église protestante, plutôt ancienne, dont la maçonnerie n'était plus très solide. Tout à côté poussait un jeune chêne déjà grand. J'observais cette situation et pensais : « En grandissant, l'arbre va se heurter à l'église ; ou bien il mourra, ou bien il détruira le mur .» (On ne pouvait pas le transplanter, car il était déjà trop grand.) Le rêve se termina sur cette question.
Il éclaire d'abord un conflit personnel que l'exposition du thème a activé et montre que, chez moi tout au moins (dans le domaine de l'animus M. X), le phénomène de l'individuation, c'est-à-dire l'arbre, s'est trop rapproché de « l'église » et qu'il est entré en conflit avec elle. L'arbre et l'église sont incompatibles à ce point de vue ; ils menacent de se détruire.
Si l'on va, par la pensée, jusqu'au bout de la situation, il n'y a qu'une issue : élargir les murs de l' église de manière que l'arbre de vie y ait place, et aussi faire un trou dans le toit de manière que la pluie du Bon Dieu puisse y tomber librement. Le trou dans le toit signifie psychologiquement : ne pas avoir d'opinions arrêtés ou de système clos, mais laisser un trou ouvert à l'action de la transcendance. Si ouvertement que j'ai cru m'être exprimée, le rêve me reproche une attitude de conciliation qui demeure encore extravertie. Cela ne fait sans doute que montrer à quelle profondeur le problème atteint et comme il nous faudra encore de vastes transformations psychiques pour trouver une solution. La loi vitale de l'âme en croissance, « l'arbre philosophique » de l'alchimie, c'est-à-dire l'individuation, est un risque total qui ne laisse aucun choix à ceux qui doivent tenter l'entreprise.
Ce n'est pas nous, c'est Dieu seul qui, à n'en pas douter, peut réconcilier cette opposition entre la croissance intérieure vivante et les systèmes collectifs construits de main d'homme. P.281
LIVRE XI LA DROGUE. DANS L'OPINION DE. C.G. JUNG
. Jung .. était très inquiet face à la tendance moderne d'exploiter ce genre de découvertes aux fins puériles d'assouvir notre curiosité, dans l'inconscience la plus totale de la responsabilité morale qui en découle.
« C'est par excellence l'erreur de notre temps. Nous croyons qu'il suffit de découvrir du nouveau et nous ne voyons pas que tout accroissement du savoir exige un développement correspondant de nos responsabilités morales . j'ai la plus profonde méfiance à l'égard des « purs dons des dieux » car on les paie très cher. « Quidquid id est, timeo Danaos et dona ferentes » P.283 (Quoiqu'il puisse en être, je crains les Grecs, même lorsqu'ils apportent des présents).
Les hallucinogènes (hachisch, mescaline, L.S.D., opium et héroïne) ont globalement pour effet de dérégler la perception ; en d'autres termes, ils détériorent la synthèse et l'interprétation des « formes » ou ensembles comportant un sens (dans l'acception de la psychologie gestaltiste), telles que la conscience les fournit. A leur place se manifestent des variations dans la perception des sensations habituelles - visuelles, auditives ou tactiles -, apparaissant comme de multiples nuances de forme, de sens et de valorisation, c'est-à-dire des fragments perçus qui, en temps normal, demeurent en deçà du seuil de la conscience. Dans un premier temps, cela semble correspondre à un enrichissement de la perception consciente. On touche ici à « la sphère où se forme la couleur qui donne son relief au monde, où sont créés la lumière qui allume l'éclat de l'aube, les formes et contours de toutes les choses, le son qui remplit l'espace terrestre, et la pensée qui illumine les ténèbres du vide. » C'est l'expérience de l'inconscient collectif. Or, si cette expérience était un pur don du ciel sans contrepartie empoisonnée, elle constituerait un formidable épanouissement, une expansion de la conscience qui aurait de quoi nous fasciner à bon droit. Mais ce sont justement cette expansion et cet enrichissement de la conscience dûs à la drogue qui empêchent l'intégration et la digestion de ce qui a été vu ou vécu de se faire correctement. C'est pourquoi Jung ajoute : « Si l'on est par trop inconscient, alors un peu plus de savoir concernant l'inconscient collectif constitue un grand soulagement. Mais l'accroissement du savoir devient vite un danger si l'on n'apprend pas, en même temps, à lui opposer un équivalent sur le plan de la conscience. - Seules certaines personnes particulièrement démunies pourront éventuellement en faire l'expérience sans en subir les contrecoups. »
Le monde de l'inconscient collectif - dont Jung fut le premier à découvrir la nature originelle créatrice en tout être humain et dont il fit l'expérience sans l'adjuvant de la drogue -, est quelque chose de vivant qui ne se laisse pas conquérir ni ne tolère qu'on empiète sur son domaine sans opposer de la résistance à toute intrusion. C'est pourquoi je me posais la question, .. , de savoir quelle était la réaction de l'inconscient lui-même face à la prise de drogues ; je voulais voir, en d'autres termes, ce que les rêves de personnes consommant de la drogue avaient à dire à ce sujet.
Un jeune homme qui se livrait au trafic de l'héroïne tout en consommant de fréquentes doses de L.S.D., eut ce rêve :
Je suis à Tahiti sur un plage baignée de soleil. J'y ai construit ma paillote sous les palmiers et je me nourris de poissons que je pêche dans la mer. Tout d'un coup un formidable raz de marée déferle, emportant tout ce qui se trouve sur son trajet. Entraîné sous l'eau je me retrouve soudain au plus profond de la mer; debout en face d'un grand bureau derrière lequel est assis le « seigneur de la mer ». C'est une énorme méduse qui darde sur moi des regards furieux ; je comprends aussitôt que c'est elle qui m'a envoyé la lame de fond. M'adressant la parole, la méduse me dit : « Oui, je suis en colère contre toi et je finirai par te détruire pour de bon. » Je me réveille sous le choc de la menace.
Le songe révèle ce que le consommateur habituel de drogues recherche, à savoir la féerique contrée primitive au sein d'une nature généreuse d'une beauté paradisiaque où il vivrait une vie de bonheur, libre d'attaches et de responsabilités. Il y vit en solitaire, exempt d'obligations sociales et de liens affectifs avec son prochain. . Seulement, prendre ainsi la fuite suscite la colère du « seigneur de la mer ». En effet, la grande méduse circulaire est ce que Jung a appelé un mandala ou symbole du Soi, c'est-à-dire de l'ultime centre transpersonnel, du noyau régulateur le plus intime de notre âme. C'est ce noyau divin de la psyché qui est en colère contre le rêveur, à tel point qu'il veut le détruire. L'inconscient montre sans détour une réaction négarive sans partage face à cette intrusion irresponsable et gratuite dans son domaine. . P.285
Pour un deuxième cas, le tableau se présentait de manière différente : c'était un jeune homme aux antécédents familiaux lamentables, qui prenait régulièrement du L.S.D. .. à la rigueur qu'il était de ces personnes « démunies » pour lesquelles la drogue ne contient pas d'effets en retour puisqu'il ne faisait que d'« excellents voyages » sans jamais essuyer de conséquences fâcheuses. Mais comme il se rendit compte que ces expériences ne contribuaient pas à résoudre ses problèmes, il décida d'entreprendre une analyse ; il fut ainsi conduit pas à pas et de manière responsable dans le monde de l'au-delà. A un certain moment il reprit du L.S.D. .. non seulement il fit un « voyage exécrable » accompagné d'états d'anxiété et de panique de type psychotique, mais il fut affligé d'un tremblement nerveux de la tête qui dura plusieurs mois et lui inspira une grosse frayeur. C'est que le voyage au moyen de la drogue était devenu illicite puisqu'il avait appris à connaître de meilleures voies d'accès à l'inconscient. Pour son salut, l'inconscient s'était chargé de le repousser avec fermeté. Et le jeune homme renonça pour toujours, .., à toucher à la drogue et connut une évolution intérieure des plus fécondes, se tournant résolument vers la vie.
Le troisième cas apporte encore d'autres éclairages. .. une jeune femme très douée sur le plan artistique .. emmaillotée dans une éducation ayant favorisé des attitudes conventionnelles et les ayant imposées à sa psyché. Par curiosité elle fut amenée à prendre du L.S.D. Son acte accompli, on lui dit en rêve qu'elle avait fait un beau voyage, mais qu'à présent il lui fallait changer de perspective - après quoi elle vit, campé devant elle, son analyste hilare coiffé d'un bonnet de fou. L'inconscient soulignait ainsi qu'elle avait besoin de davantage de gaie « folie » créatrice qu'elle pouvait acquérir auprès de son analyste - qui porte le bonnet du fou du roi pour montrer que le chemin passe par lui -, mais à condition de renoncer à l'adjuvant qu'est la drogue. Si celle-ci lui avait ouvert les portes donnant accès au pays de l'expérience nouvelle, loin des conventions, il fallait maintenant en tirer les conséquences sur le plan moral conscient.
.. cas analogue avec ce médecin qui avait pris du L.S.D. dans un but expérimental et qui s'attela par la suite à une réflexion poussée sur son expérience, celle-ci l'ayant laissé stupéfait quant aux étranges modifications de la personnalité qu'il avait subies pendant l'état d'ivresse. Il eut le songe suivant :
Je me trouve au milieu d'une vaste et belle plaine. Dans le ciel au-dessus de moi j'aperçois d'étonnantes formes de nuages fantastiques. A mes pieds je vois s'ouvrir un puits circulaire très profond. Je plonge mon regard jusqu'au fond du gouffre et là je vois se dessiner à la surface de l'eau, des formes nuageuses analogues et tout aussi fantastiques que celles que j'avais aperçues auparavant dans le ciel Je me rends compte qu'il est de mon devoir d'accepter cette tâche, et je sais même qu'il en va de ma vie : il me faut chercher un seau afin de puiser ces formes au fond de la fontaine et de les ramener à la surface, car ce sont des choses réelles. Je me réveille à la recherche d'un seau.
.. l'humanité a toujours projeté les contenus de son intérieur psychique dans le ciel qui lui envoyait des « signes célestes ». À présent le rêveur découvre des choses semblables dans les profondeurs de son âme. .. ces contenus ne sont pas des mirages, mais des réalités ayant leur nature propre. Il faut les puiser, donc les intégrer par un travail créatif ; faute de quoi ils sont porteurs d'un aspect dangereux, semble-t-il. On voit mal comment égaler l'éloquence du songe .. Jung écrit à ce sujet .. « Je sais seulement qu'il est inutile de vouloir en savoir plus sur l'inconscient collectif que ce que communiquent les rêves et les intuitions. Plus on en sait là-dessus, plus grand et plus lourd devient le fardeau moral, car dès que les contenus de l'inconscient commencent à devenir conscients, on les voit se transformer en tâches et devoirs individuels. Pourquoi encore plus de solitude et d'incompréhension ? Pourquoi toujours davantage de complications et de responsabilité ? On en a déjà bien assez. Si je pouvais dire un jour que j'ai fait tout ce que je devais faire avec le savoir dont je dispose, je pourrais éventuellement envisager de céder à l'envie légitime de prendre de la mescaline. Mais si j'en prenais maintenant, je ne serais pas du tout sûr de ne pas le faire par pure curiosité. Il ne s'agit pas d'en savoir davantage sur l'inconscient ou à partir de P.287 lui, car l'histoire ne s'arrête pas là ; il s'agit bien au contraire de savoir comment et où commence notre quête véritable. »
Ainsi, dans le cas de notre médecin, il doit apprendre à se libérer des conventions familiales afin de développer de façon créative les contenus ramenés des profondeurs de l'âme par un dur labeur. Le « voyage » lui a montré le but, mais le songe insiste sur le travail et l'intégration créatrice à effectuer.
Voici, pour finir, le rêve d'un jeune homme consommateur de drogues dures :
Je me trouve seul dans un bateau à rames sur la mer. Il fait grand soleil et la surface de l'eau est toute recouverte de fleurs merveilleuses desquelles émane un parfum capiteux et entêtant. Je plonge mon bras dans l'onde et, lorsque je le retire, je vois qu'il a disparu sur toute la longueur qui avait été immergée, comme rongé par l'eau de mer. Il ne reste plus qu'un moignon. Alors que je contemple hébété ce bras mutilé, la barque chavire et je me réveille avec un cri d'angoisse.
Le rêveur est parti au large, en haute mer, c'est-à-dire dans l'inconscient collectif. Les fleurs splendides symbolisent la beauté et la douceur des expériences procurées par les hallucinogènes. .. le rêveur se complaisait à dire : « La morphine me procure de si beaux rêves. » Seulement, le songe lui montre ce qui le guette sous la surface lisse : c'est la dissolution fatale, l'anéantissement de sa personnalité et de sa vie.
Impossible de décrire la situation avec plus de tranchant que ne le fait ici l'inconscient lui-même . le songe ne comporte aucune intention moralisatrice ; il se contente de transmettre le message venu du fond de l'âme, naturel et objectif.
. l'expérience de la drogue représente un succédané de l'expérience dionysiaque de Dieu. L'image chrétienne de la divinité ayant perdu pour beaucoup d'entre nous sa force agissante, l'intensité ou l' énergie psychique objective qui était auparavant fixée à cette image est actuellement libérée. Il n'est plus possible de trouver « Dieu » à l'extérieur, car nous avons démystifié le monde au dehors avec notre intellect scientifique. Cela suscite d'inéluctables conséquences sur le plan psychique : « Tout d'abord l'erreur matérialiste était sans doute inévitable. Du fait que le trône de Dieu n'a pu être découvert au sein des systèmes galactiques, on en a conclu que Dieu n'a jamais existé. La seconde erreur inévitable est le psychologisme : si Dieu est quelque chose, il doit être une illusion qui a pour origine certaines motivations telles que, par exemple, la volonté de puissance ou la sexualité refoulée. »
Pour celui dont « le Dieu est mort » la conséquence est qu'il tombera le plus souvent en inflation, c'est-à-dire qu'il se trouvera dans un état boursouflé et dissocié dans lequel il se ressentira lui-même comme étant le « nouveau dieu » .. A moins qu'il ne soit emporté par quelque pulsion ou manie qui sera dotée de l'intensité même dont était chargée l'image de Dieu auparavant.
.. la toxicomanie n'est pas la seule manie dangereuse éclose et entretenue à notre époque : parmi d'autres formes il y a la possession idéologique dont l'effet sur l'individu est tout aussi enivrant que la drogue, le rendant de même gonflé et dissocié, mais l'incitant par surcroît à vouloir imposer de force ses idées à la société autour de lui. L'énergie jadis rattachée à la conception de Dieu se déverse à présent dans les doctries idéologiques, politiques et sociologiques ... l'extraverti préfère en général porter son choix sur cette forme d'ivresse alors que l'introverti s'oriente plus volontIers vers le ravissement procuré par les images intérieures au moyen de la drogue. L'écueil présenté par l'un et l'autre de ces choix est la perte de liberté spirituelle de l'individu, submergé par son fantasme inconscient. Jung dit à ce propos : « Le facteur le plus puissant et par conséquent le plus déterminant au sein d'une psyché individuelle s'assure cette foi ou cette frayeur, cette soumission ou ce dévouement qu'un dieu pourrait exiger de l'homme. P.289 Ce qui prédomine, ce qui est inéluctable est, dans ce sens, « Dieu» et l'est de façon absolue, à moins qu'il ne soit possible à la volonté éthique, issue du libre arbitre humain, d'ériger contre cette donnée de la nature un rempart d'une invincibilité analogue. »
Cette position opposée correspondrait au libre arbitre s'exprimant par la décision morale en faveur d'un dieu spirituel accessible à l'expérience au sein de notre propre profondeur de l'âme :
« II est proposé à la liberté humaine de choisir si « Dieu » est un « esprit» ou un fait de nature, comme le besoin impulsif d'un morphinomane ; c'est ce qui fera pencher la balance et attribuera à « Dieu » soit la signification d'une puissance bénéfique, soit celle d'une puissance destructrice. »
Ce Dieu serait donc l'ultime inconnu que Jung désigne comme étant le Soi. Le servir ne signifIe pas être égocentrique, mais constitue au contraire une limitation librement consentie qui permet d'éviter l'inflation et la dissociation. Être au service du Soi, cela veut dire que l'on accepte de fournir l'effort d'un long travail sur soi-même ; et cet effort vaut la peine car la richesse intérieure de l'âme qui se révèle au cours du processus est la seule possession qu'on ne peut pas nous retirer dans ce monde devenu incertain.
L'être humain traverse souvent erreurs et embûches avant d'atteindre de nouvelles connaissances et réalisations. C'est pourquoi il me paraît compréhensible .. que, .., bon nombre de jeunes gens soient incapables de supporter la sécheresse intellectuelle et l'absence d'âme de notre anticulture technologique et que, pour s'en consoler, ils touchent à la drogue. Mais dès le passage à l'acte le glas sonnera pour chacun d'entre eux, car ils devront décider soit de sombrer pour toujours dans ce non-sens, soit de passer à travers comme on franchit une porte pour avancer sur la voie vers le grand ouvre de la connaissance objective de Soi.
LIVRE XII LES FONDEMENTS RELIGIEUX DU PROBLÈME DE L'ENFANT ÉTERNEL OU PUER AETERNUS
Le terme de puer aeternus ou « enfant éternel » sert souvent, en psychologie, à décrire une certaine forme de névrose chez homme, dont la principale caractéristique est un blocage dans !'âge adolescent par suite d'une relation trop forte à la mère. .. les éléments marquants en sont l'homoxualité et le donjuanisme ainsi que, d'une manière générale, un lien affectif très ténu avec les femmes du même âge. On est, par ailleurs, en présence de tous les autres traits typiques de l'adolescence, à savoir la tendance à mener une vie provisoire tout en s'adonnant à des fantasmes qui dépeignent la vie créatrice sous sa couleur « véritable ». On ne fait cependant pas grand-chose pour essayer de traduire cette exigence en réalité. Les idées messianiques de salut jouent un rôle plus ou moins important dans la plupart des cas : soit que l'on se voit dans la peau d'un rédempteur et sauveur de l'humanité, soit que l'on se croit tout au moins amené à annoncer au monde ébahi les « dernières vérités » en matière de philosophie, d'art ou de politique. Telle qu'elle est, la réalité est ressentie comme inacceptable ; la vie quotidienne avec sa monotonie et la patience qu'il faut pour la mener, sont rejetées, l'effort soutenu que requiert une créativité réelle est esquivé. On préfère fuir tant sur le plan professionnel que par rapport à la femme avec qui l'on vit ainsi que devant les collègues, car on P.291 trouvera toujours « le cheveu dans la soupe » pouvant servir à justifier la rupture abrupte et soudaine des relations, consommée d'une manière froide et distante. .. se ne sont pas seulement les spéculations et les projets du puer aeternus qui se situeront à des hauteurs vertigineuses, mais lui-même choisira fréquemment l'aviation ou l'alpinisme comme activité de prédilection. Une tendance marquée au suicide, consciente ou inconsciente, existe chez lui ; elle est souvent pour quelque chose dans les nombreux accidents et chutes fatales qu'elle provoque. Il arrive aussi que « le jeune homme ailé » fasse une chute dans sa réalité psychique intérieure plutôt que sur le plan de la réalité concrète. Il vit alors une crise qui l'amène à renier d'un coup tous ses anciens idéaux et le précipite vers un cynisme petit-bourgeois dans lequel il finira par se dessécher et par sombrer, à moins qu'il ne tombe dans le piège de la criminalité en cédant à un réalisme jusque là refoulé pour soudain passer à l'acte comme sous l'effet d'un court-circuit.
Tout se passe comme si cette forme de névrose se répandait un peu partout dans nos civilisations occidentales. Les ouvres littréraires de .. Antoine de Saint-Exupéry traduit une version française du problème .
Tant qu'il s'agissait de cas isolés, on pouvait se contenteer de l'explication du lien personnel avec la mère et s'employe à traiter le problème dans ce cadre. Actuellement il convient d'aller plus loin et de poser la question de savoir quelles sont les raisons du grand nombre de cas où cette constellation névrotique se présente et quelles sont les causes de l'augmentation des cas observés sur le plan collectif.
.. la nécessaire séparation de la mère, avec toutes les difficultés qu'elle comporre, est un problème général fort répandu et pour ainsi dire « normal » puisqu'il est partout pris en compte au stade de l' organisation sociale primitive qui le ménage au moyen des rites d'initiation masculine. . dans certaInes villes italiennes, le prêtre officiant administre une gifle retentissante au candidat (geste remplaçanr l'imposition symbolique des mains). .. pâle reflet des épreuves physiques imposées aux jeunes gens lors des initiatlons prImItIves. A l'occasion de sa confirmation solennelle, le jeune homme suisse ou français reçoit le plus souvent ses premiers pantalons longs et une montre-bracelet, car il doit quitter ses rêves d'enfance et entrer dans la conscience du temps qui passe afin d'assumer sa virilité. . la tradition chrétienne, d'orientation spirituelle patriarcale, constituait une protection contre le monde de la mère et de la matière. .
Lorsque nous nous penchons sur les témoignages de la littérature moderne, laissés par des représentants typiques de ladite constellation psychique, nous voyons se détacher deux images archétypiques aux contours particulièrement marqués : c'est, d'une part, celle du dieu enfant ou enfant divin ou encore de l'adolescent lumineux et, d'autre part, celle du père, du tyran ou du patron sévère empreint d'une dureté cynique et assoiffé de volonté de puissance. Dans cette littérature, ce dernier personnage est tantôt célébré comme incarnation de l'idéal de l'homme supérieur, tantôt représenté sous des traits négatifs comme l'adversaire de « l'adolescent romantique ».
Sous une forme atténuée, limitée au seul plan personnel et, donc, située à un niveau moins archétypique, Goethe a décrit cette P.293 opposition.. En écrivant son Werther qui est le portrait de son propre problème de puer aeternus, Goethe s'en était ibéré. Par la suite il put créer Torquato Tasso .. dans laquelle il réconcilie le Tasse, jeune homme génial, avec Antoine, le personnage responsable et paternel, avec un penchant exagéré au réalisme et au bon sens prosaïque ... Chez Goethe la réconciliation est possible grâce à la médiation de la femme, c'est-à-dire de l'anima.
.. plus archétypiques. Le Petit Prince .. est la représentation la plus pure du ersonnage du dieu enfant .. : descendu de son étoile qu'il a quittée parce qu'il s'est brouillé avec sa rose bien-aimée, il a atterri sur notre planète, la Terre, où le renard l'initie aux premiers mystères conduisant vers une existence humaine. Au lieu de se familiariser avec la Terre, il se tourne vers le sage serpent dont la morsure venimeuse doit le délivrer de son existence corporelle afin qu'il puisse regagner son astre. .. la figure du personnage adverse est répartie parmi une multitude de figurants ; ceux-ci incarnent tous l' « adulte » dépourvu d'imagination .. Il y a .. l'homme d'affaires occupé à compter ses sous, le roi assoiffé de puissance, l'ivrogne à la fois cynique et découragé, le lampiste alIumeur de réverbères à l'allure d'un Don Quichotte, etc. Le petit prince stellaire ne s'arrête pas auprès d'eux. Il passe son chemin sans se laisser émouvoir. Dans un certain sens, le serpent jouera à son tour le rôle du grand adversaire du petit prince car le vieux reptile sage et hostile à la vie lui enseignera la doucereuse tentation de la mort volontaire. Dans d'autres ouvres .. un portrait plus net de l'adversaire du jeune enfant. .. indique .. la recherche d'une relation positives avec ces figures ennemies. .
Cet idéal du guide-dictateur ou l'image du « père de la patrie» que l'on peut distinguer dans de nombreuses constellations politiques .. procède .. de Ia projection de l'image du personnage de l' « adversaire » sur un support extérieur.
.. rêves provenant d'un puer aeternus très marqué, on voit .. le GuéPéOu (soviétique) incarner la puissance paternelle. Ressentie comme exclusivement négative puisqu'elle applique la torture au rêveur : Dans ce songe, les forces de l'ordre étaient représentées par une femme d'un certain âge qui frappait le rêveur surIes sinus. Il apparaît .. que le complexe de la mère non résolu favorise la formation d'un idéal dictatorial, car la relation étroite avec elle maintient le jeune homme dans un état d'infantilisme, d'irresponsabilité sociale et de désordre qui ne manque pas de susciter une position contraire tout aussi tranchée et brutale que celle représentée par le symbole du G.P.U. Sur le plan politique, les choses se passent sans doute d'une manière analogue.
L'arrière-plan archétypique du problème du puer aeternus fut .. représenté .. par Bruno Goetz dans .. Le Royaume sans Espace .. Jung .. y voyait une anticipation prophétique du national-socialisme ; il interprétait les bandes destructrices d'adolescents qui y figurent P.295 comme étant l'aspect néfaste du « puer » ou de l'« enfant divin». .. le héros.. Melchior von Lindenhuis (De la maison du tilleul) est pris entre deux feux : d'une part il est attiré par l'enfant divin Fo (=Bouddha) et d'autre part il est fasciné par le persécuteur du premier, un monsieur nommé Ulrich von Späth (de Tardif ). Fo est accompagné par une bande de garçons extatiques qui déclenchent chaos et rébellion et provoquent des éruptions « libératrices » de sauvagerie parmi la foule. Fo est un esprit lié à la lune et à l'eau, un fils de la déesse mère Terre qui le protège sous les traits de la petite vieille aux pommes. La vigne, le vin, l'amour, la flûte de Pan, les animaux, les roses et le feu sont ses éléments. Il annonce l' « éternel changement des formes », l'abandon à la vie et à la mort à travers de multiples réincarnations, la quête, l'errance, la danse et l'extase. Son persécuteur et ennemi, Ulrich von Späth, règne en revanche sur un royaume de l'au-delà clair comme le cristal, situé sous le ciel étoilé, en compagnie de ses « seigneurs vitreux ». L'ordre, l'éthique et la spirituaIité pure sont les objectifs qu'il propose à l'humanité. Le rôle imparti le plus souvent à Monsieur von Spath est celui du magicien ou sorcier avide de puissance, à l'exceptlon de rares occasions plus propices où se révèle en lui « la noble face de Dieu souffrant ». C'est en raison de cet aspect sublime que Melchior, le héros du livre, n'arrive pas à le quitter une fois pour toutes, bien que son cour l'attire du côté de Fo et de ses garçons. Ce n'est qu'à la fin du récit que l'ombre de Melchior contribue à mettre à mort le fantôme d'Ulrich von Spath, après quoi Melchior s'unit dans la mort à l'enfant divin Fo, ceint de guirlandes de vigne. Fo évoque par plusieurs traitts, l'Euphorion de Goethe et le conducteur adolescent .. Ulrich von Späth, en revanche, peut être comparé à des personnages tels que Klingsor dans le Parsifal de Richard Wagner. Il représente l'attrait puissant exercé par la tradition et le passé. C.G. Jung le caractérisa .. comme « celui qui ensevelit les dieux sous le marbre et l'or ». Selon lui, c'est le jeune Fo qui hante les coulisses des exactIons natIonal-socialistes. .. Rabelais .. dit que la vérité dans sa forme brute est plus fausse que le faux. À la différence de ce qui se passe dans Le Tasse de Goethe, il n'y a pas ici de figure d'anima assez forte pour assumer le rôle de médiatrice. C'est pourquoi, dans le roman de Bruno Goetz, il n'y aura ni transformation ni réconciliation des adversaires. Or, que signifie l'inimitié du père sévère à l'encontre du dieu enfant ailé - problème que Klages (.. l'activité « parasitaire » de l'esprit (intelligence, pouvoir technique) a rompu le rythme naturel de la vie de l'âme et rendu l'homme étranger au cosmos ; sa philosophie néo-romantique donne une vision pessimiste du destin de la civilisation occidentale. ) a interpété comme celui de l'« esprit comme adversaire de l'âme » ?
Les analogies mythologiques les plus frappantes de ces deux personnages adverses se trouvent dans le symbolisme alchimique : l'esprit du chef, du dictateur ou du père correspond, en alchimie, à la matière du « vieux roi » devant être transformée ; et le puer aeternus y figure comme mercurius infans (mercure enfant) ou filius regius (fils royal) qui apparaît parfois sous les traits du jeune homme ailé, le iuvenis alatus. Dans Mysterium Coniunctionis .. le personnage du vieux roi qui représente la substance de la transmutation décrite par la plupart des alchimistes comme étant d'abord défectueuse, enchaînée, endurcie, malade ou même mauvaise. Ces défauts correspondent à l' égoïsme hypertrophié et à la dureté du cour qui doivent être dissous dans le bain alchimique. La soif du pouvoir et la concupiscence sont d'autres caractéristiques peu reluisantes propres au vieux roi . P.297 .. Ulrich von Späth .. incarne une psychologie exclusivement orientée vers le pouvoir et qui se signale par une absence complète d'éros. Dans ce type de personnification, l'esprit qui, en tant que tel, n'est nullement « l'adversaire de l'âme », a dégénéré jusqu'à n'être plus qu'intellect. Sous cette forme étriquée et sclérosée, il s'oppose en effet à toutes les impulsions créatrices de l'âme car il se place en ennemi de l'émotivité et de l'instlnct. C'est pour cette même raison qu'il est par ailleurs secrètement influencé par des pulsions primitives qui se manifestent dès lors sous une forme négative.
Quant au puer aetenus, pris en tant qu'image alchimique, il est l'élément placé face au « vieux roi » dont il est appelé à prendre la succession. Il est donc un symbole du renouveau de la vie et de la réconciliation des contraires, ou encore du « nouvel homme intérieur » ou de la substance de transmutation ressuscitée, c'est-à-dire un symbole renouvelé et plus complet du Soi.
.. à la lumière du symbolisme alchimique .. l'image paternelle du roi vieillissant et celle du fils ailé ne forment pas une paire d'opposés véritables dans la mesure où ils participent tous deux d'une même essence. C'est pourquoi les alchimistes désigneront aussi leur substance par l'expression senex et puer ( « le vieillard et l'enfant » ). . Dans l'ouvre alchimique, le vieil homme est transformé en fils soit par la fusion réalisée dans le four (le feu) ou dans le bain (l'eau), soir par la dissolution dans le
chaos ou encore par le démembrement. Or, si les variantes modernes du mythe montrent les personnages du père et du fils figés dans un face-à-face d'inimitié irréductible, c'est que quelque chose a maI tourné sur le plan psychologique : cela indique que le processus de la transmutation s'est arrêté ou enlisé pour une raison quelconque.
:. Jung a démontré que le vieux roi ne représente pas seulement un principe de la conscience enraciné dans la tradition, associé de trop près à un moi rigide, mais qu'en dernière analyse il est aussi l'image collective de Dieu. Si, donc, il est question d'une transmutation nécessaire du roi, cela implique qu'au fond notre conception de Dieu a besoin d'une transformation. .. une telle refonte ne pourra prendre place qu'au sein de l'âme ; .. nous devons nous adresser à l'inconscient si nous voulons apprendre la nature du changement qui doit intervenir dans les éléments dominants de notre attitude consciente afin que notre image de Dieu, au lieu de prétendre à la totalité, puisse effectivement retrouver ce que Jung appelle sa véritable totalité opérante.
L'image archétypique du puer aeternus symbolise l'expérience de Dieu qui culmine dans le renouveau de l'image divine. Si le processus de la régénération du roi, tel qu'il a été décrit et commenté dans le détail par Jung dans Mysterium Coniunctionis, ne s'effectue pas dans la pleine conscience, il se déroule néanmoins, mais sous forme négative. .. dans Le Petit Prince .. l'enfant stellaire se fait volontairement piquer par le serpent, c'est-à-dire tuer par la vipère des sables, afin de pouvoir retourner à son astre et auprès de la rose qu'il y avait abandonnée. . Dans le symbolisme alchimique, le serpent est identifié avec le filius regis, le fils royal, donc avec le prince des étoilei. Il est, comme dit Jung, « la forme inférieure et initiale de vie » du vieux roi qui doit être régénéré. Il est « venimeux et mortel, (une) médecine qui est d'abord poison dangereux, mais ensuite le contrepoison (alexipharmakon) lui-même. » Le serpent représente l'aspect obscur de Mercure, .. Quand sa lumière de vie s'éteint, le héros revit sous forme de serpent. Dans la vie de SaintExupéry, le serpent a effectivement pris cette signification mortelle qu'il prend chaque fois que l'individu est identifié avec P.299 l'archétype du puer ; il est alors amené à participer à la transformation du puer sur le plan concret et se trouve lui-même entraîné dans le chaos, le démembrement et la mort. Le risque du suicide et de la mort chez les pueri aeterni humains vient de ce que, chez eux, la mortification alchimique de la substance de transmutation se mue en leur propre mort.
Vu sous cette angle, le complexe de la mère, qui prolifère dans routes les couches de la société moderne .. prend une signification nouvelle : le lien avec la mère est dû à l'attrait puissant et fascinant exercé par I'inconscient collectif en tant que lieu et matrice de la « régénération du roi ». Dès lors ce lieu devient le sein de la prima materia, de la substance initiale, appelée, à ce stade obscur, massa confusa, la masse confuse, dans laquelle le vieillard est transmué afin de renaître adolescent. Les femmes qui ne possèdent plus d'attitude religieuse face à la vie et dont l'existence n'a plus, par conséquent, de sens en elle-même, s'identifient malgré elles à la « Grande Mère » et à son rôle de magicienne. Puis elles projettent l'image archétypique du héros ou de l'enfant royal, du filius regius, sur leur fils, au point de préférer, dans certains cas, qu'il meure plutôt que de le laisser vivre une existence humaine normale. Ainsi une femme me montrant la photographie de son fils unique noyé, étendu sur son lit de mort, me fit-elle mot à mot la déclaration suivante : « Je préfère qu'il en soit ainsi plutôt que d'avoir à l'abandonner à la vie et le laisser à une autre femme.»
Quant au fils, il se laisse piéger par le cercle magique du monde maternel parce qu'il est identifié avec le filius regius, l'enfant royal, et que celui-ci est attiré d'amour puissant vers la matrice de l'inconscient dans laquelle il ne cesse de subir des transformations. Cette situation archétypique est constellée avec une intensité particulière dans les régions protestantes où l'image archétypique de la mère fait défaut sur le plan religieux, de sorte que tout le poids de la fascination qu'exerce cet archétype retombe sur la mère personnelle, à moins que naissent au contraire une peur et une aliénation face au féminin telles que la conscience masculine se refuse du coup à toute influence féminine et se ferme par conséquent aussi à tout ce qui vient de l'inconscient, allant jusqu'à se cantonner dans la seule rationalité et les rétrospectives historiques où elle se dessèche. D'où l'attitude consciente du type de « Monsieur von Späth », ce roi vieillissant qui se dérobe à la transmutation. .
.. Monsieur von Späth se présente comme ami de jeunesse de Sophie, le principal personnage féminin du roman ( elle est l'épouse du héros ..). Par conséquent, von Späth est aussi une personnification de l'animus chez la femme. J'ai souvent vu des mères s'opposer à un traitement psychologique de leur fils et des épouses faire obstruction à une analyse jungienne que voulait entreprendre leur époux, .. les ressorts cachés de leur refus étaient le pouvoir et la jalousie .. Autrement dit, on constate qu'aussi bien le personnage du chef ou père, du genre Monsieur von Späth, que celui du puer aeternus sont des archétypes qui peuvent tous deux apparaître comme personnifications de l'animus dans l'âme féminine. .
On m'a souvent posé la question de savoir ce qu'il en était de la psychologie de la.puella aeterna, de l' éternelle jeune fille, et si un tel personnage existait en réalité. Il existe bel et bien, .. , puisqu'il s'agit du genre de femme qui représente la « fille éternelle » en ce qu'elle s'identifie inconscIemment avec l' anima du père. Ellevit, elle aussi, dans un rôle archétypique, tout P.301 comme le puer aeternus. Elle est la Koré, la jeune fille, la numineuse anima mundi ou âme du monde, une déesse de lumière. Par analogie à Monsieur von Späth, on aura du côté féminin la femme d'un certain âge, intrigante et amère qui, en vieille sorcière incapable d'aimer, s'accroche à la tradition et aux valeurs matérielles : argent, meubles, immeubles et manteaux de fourrure. Entrent dans la même catégorie les femmes « vautours» qui hantent les soldes des grands magasin .
. le rôle de la puella qui comporte souvent une nuance hermaphrodite ou garçonne, car le filius regius et sa fiancée sont secrètement identiques en alchimie. La mode, le cinéma et la possession par l'anima que subissent de nombreux hommes accentuent, chez la femme, la tentation de céder aux charmes du rôle de la puella, tout comme la possession par l'animus chez les mères et les femmes transforme les jeunes hommes en « éternels adolescents ». Il y a, par ailleurs, beaucoup d'authentiques aspirations dans les domaines spirituel, religieux et romantique, investies dans cette identification, ainsi que d'importantes émotions créatrices. C'est pourquoi l'on comprend sans peine que les personnes de ce type n'entendent pas y renoncer, car tout ce qu'elles voient s'offrir à elles comme alternative, c'est la stérile tyrannie de Monsieur von Späth ou de la vieille dame désabusée ; ceci parce qu'elles sont dans l'ignorance du pourquoi et du comment d'une transmutation intérieure possible de ces personnages.
La révolution spirituelle du protestantisme constitua un premier pas en avant en ce qu'elle renonça à prendre les images religieuses sur le plan de la réalité extérieure et refusa de confondre la fonction religieuse de l'âme avec une Église extéreure. . si les Images ne sont plus « dehors », ni à trouver dan une « métaphysique dogmatique », elles se trouvent nécessairement en nous. Non pas, bien entendu, dans notre psychologie consciente de sujet, mais dans notre psyché objective. Or, le protestantisme n'a pas osé aller jusque-là. Et c'est en ce point précis que la régénération du « vieux roi » s'est arrêtée. . Grâce au principe de l'éros et à la reconnaissance de la fonction religieuse de l'inconscient le schisme aurait pu êre dépassé.
Par le passé, la « réalité du psychisme inconscient » fut, le plus souvent, exprimé par des moyens mythologiques : « l'esprit de la nature » dans la matière en est une personnification, de même que la mater ou mère, et l'anima mundi, l'âme du monde ou « l'éternel féminin ». Du fait que cette puissance féminine n'est pas reconnue dans nos civilisations occidentales, on est aujourd'hui en présence d'une augmentation du « maternisme » d'aspect fort régressif ainsi que d'une homosexualité croissante. 0n observe, en outre, une rigidité de la conscience sans cesse accrue dont l'expression la plus flagrante est la constitution d'états policiers et de dictatures un peu partout dans le monde. Sur le plan individuel, j'ai pu observer à maintes reprises l'image de l' « ancien dieu » (.. Wotan .. Yahvé) qui se présentait en alternance avec celle de la « puissance policière » ou du « dictateur », à moins qu'elles ne surgissent l'une et l'autre, dans les thèmes oniriques, pour se remplacer ou même se confondre. C'est que l'image divine, autrement dit, l'ancienne dominante consciente, après s'être soustraite à un développement continu, ne s'arrête pas simplement au moment où le processus s'essouffle, mais repart en arrière, selon toute évidence, vers une forme ancienne plus primitive. L'importance accordée dans le monde contemporain aux systèmes de police secrète et d'espionnage est tout à fait symptomatique. Dissimulés derrière l'écran du secret, ceux-ci incament d'une manière directe les effets mystérieux de l'inonscent, aussi bien dans ses aspects subversifs et révolutionnaires que dans l'élément régressif au service de P.303 « Monsieur von Spath ». Omettant d'inscrire le moindre idéal à défendre sur leurs bannières, ces organismes sont purement et simplement au service du principe régnant dont ils consolident le pouvoir, au besoin jusqu'à la sclérose. Chez la plupart des représentants et membres des services secrets, la participation à ce genre d'activités est motivée par des considérations de sécurité matérielle, c'est-à-dire par la tentation de l'archétype de la mère-matière ; à moins qu'ils n'agissent en fonction de la conviction qu'il faut garantir un « ordre rigoureux » face au chaos des masses populaires. Dans ce dernier cas, ils sont mûs par l'image du chef et du dictateur, c'est-à-dire par l'archétype du « vieux roi ».
Tout au contraire, ceux qui sont possédés par l'archétype du puer aeternus ne manifestent, dans la majorité des cas, aucun intérêt par rapport aux choses politiques, leur attitude allant souvent jusqu'à l'irresponsabilité sociale. Leur faveur est réservée aux seuls mouvements de masse procurant l'ivresse émotionnelle du bain de foule, quelles qu'en soient l'origine et les fins recherchées. Bien entendu, les deux types de possession se favorisent mutuellement : ils vont de pair puisque non seulement les extrêmes se touchent, mais ils sont souvent identiques.
. poème de John Magee .
Et « je touchai la face de Dieu » : Dieu n'a donc pas cessé d'être quelque part à l'extérieur, dans l'espace extraterrestre, à moins qu'on essaie .. de L'atteindre dans les seules activités extérieures des techniques et des acrobaties aériennes. Il est évident qu'on ne Le cherche nullement en se tournant vers son propre intérieur. Dans ces lignes l'inflation extatique associée à l'expérience du vol trouve une expression d'une naïveté et d'une transparence incroyables. Peu de temps après avoir couché son poème sur papier, John Magee eut un accident aérien qui lui coûta la vie. Lui aussi s'est fait mordre par l'esprit de la terre, l'aspect mortel du serpent mercuriel, comme cela était arrivé au prince stellaire. P.305
Le 1àsse de Goethe témoigne t :ès tôt de l'importance dtcisive tui revient à la femme et ; la différenciation de 1'anima chez l'homme quand il s'agit de mener à bien la transformation du senex, du vieillard, en puer, en enfant divin, ainsi que de réussir l'intégration du problème dans son ensemble.
Si nous abordons le versant féminin du problème, il me selIlble que, de ce côté, les principales difficultés sont l'indécision et la passivité des femmes. Lorsque 1'on fait un travail d'analyse avec des femmes qui s'identifient avec la « Grande Mère », el es appaais sent souvent comme une massa conjùsa, un ensemble fat ; de vagues et confuses impressions, composé ci' émotions, d'intrigues InconSCientes, d'opinions de 1'animus el d'lutres ingrédients encore, derrière lesquels se dissimule un tout petit moi infantile. Empêtré dans sa susceptibilité. Les femmes qui s'identifient au rôle de l' anima se présentent, en revanche, comme étant originales et décidées. Cela marche tant que la présence d'une projection masculine est là pour leur imprimer une forme. Mais dès qu'on leur fait face seules, de femme à femme, tout s'effondre dans un grand vide et une insécurité générale. Si une femme se montre néanmoins décidée, structurée et sachant apparemment ce qu'elle veut, c'est malheureusement, dans la plupart des cas, l'effet de son animus, au lieu de sa nature propre qui parle. La tendance des femmes à élaborer des tissus d'intrigues est en relation étroite avec leur nanque de confiance en elles : on ne se décide pas, mais on espère, souhaite et regarde dans quelle direction « le lièvre va courir », ; de « corriger un peu la fortune » sans avoir l'air d'y toucher. Une petite médisance par-ci, une petite preuve de sentiment, bien entendu inauthentlque, par-là, - ou un acte manqué, pas tout à fait inconscient qui s'insinue à l'endroit idoine -, tout contribue à orienter le développement des événements dans le sens désiré sans qu'on ait à endosser la moindre responsabilité de ce qui se passe. Une autre possibilité peut se pré sen ter dans l'identification avec des valeurs collectives anciennes, à savoir avec « Monsieur von Spath », le vieux roi. Il n'y a pas alors Igues, malS une attitude qui offre au regard de l'observateur un aspect de rigidité masculine quelque peu caricaturale. En pareil cas, la femme incertaine, indécise et intrigante, apparemment invi,ible, est à chercher dans son ombre. Il arrive que ces deux types de femmes s'attirent mutuellement dans un amour homoérotique, tomme c'est le cas chez les types masculins analogues, ce qui correspond en effet à la nécessité de ces deux types de s'unir l'un à l'autre, mais à l'intérieur du même individu, et non sur le plan concret, extérieur.
Seules une fermeté plus grande et une délimitation plus rigoureuse de la nature propre - les résultats de 1'intégration de l' animus - peuvent faire contrepoids à ces tendances, car dès lors un éros objectif devient possible, c'est-à-dire un amour qui se sounet aux impératifs du Soi et sait aimer l'autre tel qu'il doir être et non tel qu'on voudrait qu'il soit. Pour cela, il faut renoncer à vouloir jouer le rôle arc hé typique soir de la « Grande Mère », soit de la « déesse anima », Cela requiert un retour à l'humilité d'une condition humaine incarnée, que doit également retrouver de son côté le puer masculin.
Parmi ce que Jung nous a enseigné de plus important figure la voie qu'il nous a montrée vers une existence humaine concrète et terrestre sans pour autant tomber dans la banalité ou opérer un retour à « MonsIeur von Spath », ni subir la perte du mana créateur, de l'émotion et de la splendeur qui entourent les figures du puer et de la puella, les enfants divins. Tout au contraire, c'es1 lorsqu'on a compris leur qualité de Soi, de non-moi, que puer et pue lIa déplo ient leurs effets mystérieux de rédemption et de libération, dépouillés de leurs côtés vénéneux qui privent le moi de sa réalité. Mais à défaut de comprendre cela, l'archétype de l'enfant devient rien moins qu'un redoutable démon de mort. . P.307 .
Poème de Bruno Goetz.
« Hornmes et femmes .. dérivent vers la mort afin de te contempler encore » ! C'est là l'aspect le plus dangereux de cette image archétypique du renouvellement de Dieu. Si l'on n'y prend garde, l'image du puer exerce un puissant attrait vers la mort. A notre époque il pourrait même fournir le thème inspirateur d'un suicide collectif. Quant à la signification possible de l'aggravation patente du problème de l'enfant éternel chez nous, elle a de quoi inquiéter, compte tenu de la situation mondiale actuelle. Elle souligne, en outre, l'urgence qu'il y a, pour l'individu, de franchir le pas pour réaliser sa relation avec la divinité à l'intérieur, dans son âme.
Une fois acceptée l'hypothèse que Monsieur von Späth, le senex alchimique, et le puer ou infans mercurius sont des puissances archétypiques constellées à l'arrière-plan des événements marquants de notre époque, agissant comme sources et causes d'états de possession et de projections, .. nous .. devons scruter en nous afin de déceler quels sont les points dont ces puissances risquent de s'emparer, si ce n'est déjà fait. Il me semble distinguer deux tendances parmi nous .. : d'un côté, il ya l'attitude conventionnelle qui veut rendre Jung « académiquement » ou « médicalement » plus acceptable, ou qui tend à le rendre « plus adapté », ce qui nous amène aussitôt dans le giron néo- freudien de « Monsieur von Spath ». D'un autre côté, il y a ceux qui prétendent « avoir à dire le dernier mot parachevant ce que voulait dire Jung ». Ils se moquent de savoir si les thèses avancées sont scientifiquement correctes ou non. L'identité secrète des deux mouvements .
. Nous pouvons sortir de cette regrettable alternative sI nous acceptons de revenir à l'humanité plus grande et si nous comprenons que les deux images archétypiques exercent leur pouvoir négatif de possession sur nous dans la mesure exacte où notre propre expérience du Soi n'a encore progressé ni assez en avant ni assez en profondeur. P.309