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LA FEMME ET SON OMBRE Sylvia di Lorenzo

PRESENTATION :

. notre siècle manque surtout d'Éros.  .. dans le sens que nous ne pouvons pas aimer et supporter l'autre tel qu'il est : notre complexe de pouvoir veut toujours le changer. Les tensions sont devenues énormes, surtout entre la femme et l'homme. . M.L. von Franz

INTRODUCTION

. La femme tend à changer, à chercher de nouvelles formes d'expression et de réalisation, mettant ainsi en péril les anciens rôles et valeurs que la tradition lui imposait et qui permettaient de maintenir d'elle une image assez précise, claire et donc rassurante.

.

Quand Jung dit que, pour le fils adulte, la société des hommes prend la place du père, et la famille celle de la mère, il exprime là une vérité collective indéniable et conventionnellement acceptée : la société, la culture, la découverte du monde (« l'extérieur ») sont le domaine d'expérience et de réalisation de l'homme, tandis que la famille, avec ses valeurs de nutrition, de protection, de chaleur affective ( « l'intérieur ») est le royaume de la femme.

Mais aujourd'hui elle refuse de considérer « l'intérieur » comme son unique possibilité d'expression et de réalisation. Elle veut sortir de la «  prison familiale » et participer aux affaires des hommes.

. une composante féminine dans l'inconscient de l'homme et .. une composante masculine dans l'inconscient de la femme. Il (Jung) a appelé Anima et Animus ces manifestations psychiques de l'autre, du différent, visant à compenser et compléter le monde et les orientations de la conscience. Masculin et féminin coexistent dans

tout être humain.

Tout être humain naît de deux personnes de sexes opposés et a besoin d'avoir une relation avec l'un et l'autre pour pouvoir structurer et développer les deux pôles opposés de sa psyché : le principe masculin d'origine paternelle, le Logos, monde des valeurs et des intérêts objectifs, et le principe féminin d'origine maternelle, l' Eros, monde des valeurs et des intérêts subjectifs. 

L'Anima du fils correspond à l'Eros maternel, l'Animus de la fille correspond au Logos paternel. . L'Anima donne à la conscience de l'homme la possibilité d'établir des relations affectives et amoureuses, l' Animus donne à la conscience de la femme la capacité de réflexion, de décision, de connaissance de soi. . Les exigences et les orientations actuelles de la femme font apparaître le problème de l'Animus en tant que composante masculine de sa personnalité, qui tend à se donner des intérêts objectifs, fait des choix d'ordre intellectuel, scientifique, politique et social, bref cherche des possibilités de vie qui ne soient pas exclusivement basées sur le monde des relations et du sentiment.

. perspectives de développement de la femme, dans lequel son homme intérieur joue un rôle de premier plan, avec les risques que cela implique, notamment de dévaluation, voire de négation de sa féminité. ..

Le risque principal que court la femme aujourd'hui est de se flatter de proposer de nouveaux modèles sans se rendre compte qu'elle se perd elle-même de vue et tente de se réaliser dans une imitation inconsciente de la façon de penser et de voir les choses de l'homme. Ce danger correspond, psychologiquement, à un état d'identification avec l'Animus, où le moi féminin subit l'autorité de sa contrepartie masculine, inconsciente, qui se caractérise très souvent par nombre de valeurs absolues, indiscutables, jamais soumises à la critique ni à la réflexion de sa conscience. . P.13

La conséquence la plus immédiate de cet état de choses a été le séparatisme.. évité la confrontation avec les hommes.. phase de crise, qui serait en même temps une étape nécessaire à la femme pour se chercher sans être continuellement poussée à projeter sur l'extérieur son propre « interlocuteur-opposant » masculin. . la femme d'aujourd'hui se doit d'être surtout «  intéressante », avec toutefois cette réserve immédiate : «  peut-être pas vraiment un génie, mais intéressante ». Et que signifie « être intéressante » ? Satisfaire le besoin de l'homme de faire une conquête valorisante.

Naturellement, il ne faut jamais  « montrer » ses dons intellectuels, mais les maintenir un peu dans la brume, le mystère, l'imprécis, dans un climat qui suscite l'admiration sans jamais provoquer la rivalité. Si on a des problèmes, on ferait bien de les garder pour soi, car sinon l'homme risquerait de se sentir mal à l'aise, ou coupable, et de s'éloigner. « La femme qui a des problèmes est une antagoniste à qui l'homme ne réussit pas à tenir tête, tandis que la femme vulnérable conquiert son cour. Une femme ne devrait jamais être autosuffisante au point de sembler n'avoir pas besoin de lui. » Si elle a mal à la tête et n'a pas envie de faire l'amour avec son partenaire, elle doit le dire avec gentillesse et tact et ne pas manquer de lui sauter au cou dès qu'elle se sentira mieux. Il n'est peut-être pas inutile de réfléchir sur ces règles de séduction, au lieu de les rejeter a priori comme ridicules et absurdes. Malheureusement, il est vrai que l'homme peut vivre de façon conflictuelle les capacités intellectuelles et créatrices d'une femme : souvent, s'il estime trop une femme, il ne peut l'aimer, alors que pour la femme c'est justement le contraire. . Elle n'a aucune difficulté à apprendre quelque chose de l'homme qu'elle aime.  Pour l'homme, en revanche, cela Jeut être un obstacle assez grave ; . il doit faire un effort considérable pour accepter que sa femme lui apprenne quelque chose : il se sent comme « délogé » de son propre rôle, de sa position d'autorité dans le domaine des valeurs du Logos. Il  semble que la femme aujourd'hui puisse, doive même, être intéressante, mais pas « géniale », c'est-à-dire pas créatrice, sinon elle risque de perdre son charme et la possibilité d'être aimée. .

. à peine la femme cherche à se retrouver en tant que personne, qu'être « pensant », sa tentative doive être immédiatement récupérée à des fins masculines, devenant l'instrument qui lui permet de nouveau de plaire au lieu d'être. . Il semble que la femme soit condamnée à ne pas être aimée, et donc à renoncer à son principe le plus vital, le monde de l'Eros et des relations, si elle désire se réaliser et être elle-même. Il semble que même quand la femme refuse aujourd'hui de considérer le vieux modèle de la beauté physique et de la valorisation esthétique de son image comme le premier moyen, dont elle est obligée de tenir compte, de communication et de relation avec le sexe opposé, elle doive quand même adapter sa personnalité et ses capacités intellectuelles aux désirs et exigences de l'homme.

De tout temps l'homme a été estimé et admiré pour ce qu'il savait faire, ou penser, non pour sa beauté. Il pouvait aussi avoir un beau corps, mais alors son corps devait être capable de prouver sa force, son habileté, sa dextérité, il devait savoir faire quelque chose. P.15 .

Par contre la femme a toujours dû offrir une belle image, considérée comme une fin en soi : même maintenant ses valeurs intérieures, à peine redécouvertes, devraient être toujours seulement belles et plaisantes, perpétuant l'ancien modèle d'esthétisme qui, dans son unilatéralité, contredit la réalité et va à l'encontre de la nature et le dynamisme de la vie.

La vie est tout à la fois belle et laide, elle a des côtés agréables et rnerveilleux, mais aussi des aspects déplaisants, horribles, répugnants. .  aujourd'hui le conflit principal de la femme se trouve dans son besoin pressant de réaliser son homme intérieur, sans pour autant perdre ou dévaluer le côté féminin de sa vie consciente. Il est vrai que le principe vital de la conscience féminine est l'Eros qui, en tant que dimension de la relation et du sentiment, peut présenter le risque de dépendance de l'autre (ou des autres) et entrer ainsi en conflit avec l'exigence de la femme, éveillée par l'Animus de rester fidèle à elle-même et de sauvegarder son indépendance d'esprit et sa liberté de décision.

« Savoir ce que 1'on veut et faire le nécessaire pour atteindre le but », en d'autres termes intégrer les contenus de l'Animus, qui permettent le développement et la réalisation de la personnalité féminine, exige des qualités morales considérables de force, de courage et d'esprit d'initiative, en sus du sacrifice d'une partie de sa beauté physique et mentale en tant que modèle collectif de séduction.

Le masculin et le féminin ont toujours été les deux polarités dialectiques essentielles de la vie : à l'extérieur, dans le rapport entre l'homme et la femme, de la fécondité duquel dépend la conservation de l'espèce, et à l'intérieur, en tant que tension dynamique entre les opposés, le Logos et l'Eros, qui dé termine l'évolution transformatrice de la personnalité en donnant naissance à une nouvelle synthèse, laquelle n'est jamais le résultat de la thèse et de l'antithèse dont elle est issue, mais le fruit inconnu et insoupçonné de leur rencontre. P.17

1 . Le problème de l'autonomie de la femme dans la société occidentale : Animus et féminisme

2.Eros et Animus

Le conflit que provoque la volonté d'autonomie féminine vient de ce que, par nature, la femme agit par amour d'un homme, non par amour d'une chose ; comme dit Jung, « l'amour pour les choses est une prérogative masculine ».

. la course aux professions et aux activités qui étaient autrefois réservées aux hommes révèle .. le besoin de conquérir des postes de pouvoir. Dans la mesure où la femme force sa propre nature et sacrifie l'Éros, elle cède inconsciemment du terrain et du pouvoir à l'Animus, qui envahit la conscience. Cela donne un intellectualisme rigide et irritant par son argumentation dénuée de véritable logique, fanatiquement ancrée dans des présupposés collectifs de caractère dogmatique, et qui va de pair avec l'incapacité établir de vrais rapports érotiques et humains : la femme est ainsi écartée de la vie des sentiments et de sa véritable nature.

. dans la culture patriarcale l'homme - confinant la femme dans un rôle collectif et une position subalterne - a instrumentalisé et étouffé sa propre femme intérieure, l'Anima, ainsi que ses valeurs de sentiment et d'introspection, et s'est consacré au développement unilatéral de la raison.  si la femme veut se développer d'une façon qui ne soit pas unilatérale ni dénaturante pour elle, elle ne doit pas se priver - ni priver l'homme- du monde de 1'Eros.

L'intégration de l'Animus par la femme devrait correspondre à l'intégration de l'Anima par l'homme. Le développement de la femme exige l'acquisition d'une certaine virilité, c'est-à-dire de « savoir ce que l'on veut et faire le nécessaire pour atteindre le but. »

Mais en traitant avec l'Animus, la femme doit tenir compte du fait que tant de siècles de dépendance de l'autorité masculine ont implanté en elle la tendance inconsciente à prendre pour parole d'évangile tout ce que lui dit son homme intérieur, de même qu'elle est encline à prendre à la lettre ce que son partenaire lui dit, écartant tout sens critique. Dans cette relation, le Moi féminin court donc le risque de se mettre a priori dans une position de dépendance de l'Animus au lieu de garder la direction de la personnalité. Cela peut être très dangereux parce que toute figure de l'inconscient - même si au début elle se présente comme positive et serviable, si elle acquiert trop de pouvoir sur le Moi, devient une force qui agit négativement et de façon destructive pour la personnalité tout entière. Le complexe du Moi est alors possédé par un complexe autonome de l'inconscient. Cela se voit très clairement dans les expériences d'imagination active, dans lesquelles, si le Moi ne garde pas constamment une attitude active et critique face aux figures de l'inconscient, il en est affaibli au lieu d'en être renforcé, au détriment de l'équilibre psychique.

Les formes que revêt l'Animus dans les rêves ont souvent les traits caractéristiques de l'autorité : le père, le prêtre, le directeur, le chef de bureau, le professeur, etc. Il s'agit de figures masculines qui savent toujours ce que la femme doit ou ne doit pas faire et cherchent à lui imposer leur opinion sans tenir compte ni du sentiment, ni de l'instinct féminin. Si la femme se fie aveuglément à l'autorité masculine, elle peut tomber dans un état d'infériorité sans espoir, encore plus destructif que la pseudo-assurance et la pseudo-supéïiorité que crée l'identification avec 1'Anirnus (où la femme « a toujours raison »).

. même mécanisme psychologique qu'entre deux personnes réelles dont l'une est trop forte et l'autre trop faible et lâche : la plus forte tendra à devenir agressive et tyrannique et l'autre à devenir toujours plus dépendante et sans volonté, avec en général l'apparition d'une dynamique sadomasochiste. Le seul moyen pour le faible d'échapper à l'autodestruction est de s'identifier avec son oppresseur.

.  « Mais tout pouvoir fort exerce aussi un effet de fascination. Après tout, rien ne réussit comme le succès. »

« Plus la tyrannie est absolue, plus le sujet en est affaibli et plus il est tenté de reconquérir la force perdue en s'intégrant à la tyrannie afin de partager sa puissance . mais au prix d'une identification sans réserve à la tyrannie. Bref, il lui faut renoncer à toute autonomie . » (Bruno Bettelheim)

. dans la culture patriarcale, la femme ait vécu plus ou moins consciemment, dans sa relation avec l'homme, une situation analogue, où sa passivité naturelle et sa réceptivité au Logos masculin, son inclination pour le monde de l'Eros, et sa tendance à s'intéresser davantage aux rapports humains, lui ont fait accepter la réalisation de l'homme au lieu de se réaliser elle-même, pour vivre satisfaite du  « reflet de la lumière » du pouvoir et de la réussite de l'homme. Dans sa relation avec l'homme intérieur, c'est-à-dire l'Animus, nous voyons que le Moi féminin court constamment le risque de reproduire le même schéma, se déchargeant ainsi de tout engagement et de toute responsabilité. C'est là, dans l'identification avec l'Animus et sa masse d'opinions acceptées sans discussion, la loi du moindre effort, la voie facile et commode pour sentir forte et puissante et avoir toujours raison, sans avoir conquis ni le pouvoir ni les raisons. P.31

. cette attitude se heurte à une réalité qui se révèle hostile : les femmes perdent leurs contacts humains, les hommes s'énervent et s'éloignent, personne ne les comprend et ne les apprécie à leur juste valeur. Alors, elles veulent imposer par la force ce qu'elles considèrent comme leurs droits sacro-saints. dans une impasse parce qu'elles croient être libérées d'un oppresseur extérieur sans voir qu'elles se sont asservies à un tyran intérieur.

. la femme «  n'a guère envie d'abandonner la fausse assurance qui caractérise un état de possession lnconsciente » (B. Hannah). Car renoncer à cette pseudo-assurance signifie ouvrir la porte au doute, et le doute est toujours la condition de la découverte du nouveau, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de soi.

. (ne pas tenir compte de la réalité qui lui est étrangère est typique de l' Animus). Ex. des féministes : la violence était et devait rester un phénomène purement masculin.

.exemple extrême d'Animus qui possède le Moi féminin, imposant ses opinions . « ses suppositions aprioristes qui prétendent s'imposer comme des vérités absolues » (Jung). Il n'y a aucune capacité de réflexion et de pensée critique. La discussion devient alors une espèce de lutte verbale, dans laquelle il ne s'agit jamais d'écouter, mais de s'opposer parce qu'on veut avoir raison à tout prix.

L'état d'identification avec l'Animus révèle un profond refus de sa nature féminine : la femme souffre de l'envie du pénis, selon la vision freudienne..

La femme masculine et castratrice que Freud décrit comme le résultat d'une envie de pénis non élaborée correspond à la femme-Animus décrite par Jung, qui trouve une pseudo-assurance et un pseudo-pouvoir dans l'identification avec le masculin. « Quand la femme est dominée par son Animus, il n'y a pas de logique au monde qui l'ébranle. Souvent, l'homme a l'impression (et pas tout à fait à tort) que ce n'est qu'en la séduisant, en la battant ou en la violant qu'il pourrait exercer sur elle la force de persuasion nécessaire. »  Il s'agit d'une secrète volonté de puissance qui parle au nom de la Vérité et de la Justice. P.33

Jung appelle « extraversion de l'Animus » la distorsion due au fait qu'une fonction destinée au monde intérieur, à faire passer les contenus de l'inconscient, est utilisée dans la relation avec l'extérieur, s'insinue dans la conscience et prétend donner des jugements sur la réalité extérieure. La femme possédée par l'Animus risque de perdre sa Persona féminine adéquate - soit une attitude et un comportement féminin adaptés au monde extérieur, qui dérivent d'une bonne adaptation à la réalité - en adoptant des caractéristiques masculines. « Naturellement, le motif de ce renversement réside dans une reconnaissance insuffisante [.] voire dans la non-reconnaissance du monde intérieur qui fait contrepoids de façon autonome au monde extérieur et qui pose, pour ce qui est de l'adaptation, des exigences aussi considérables que ce dernier » (Jung).

Quand on ne donne pas une valeur suffisante à sa réalité psychique et qu'on néglige une partie vitale de son intériorité, tôt ou tard celle-ci prend sa revanche sur le Moi, envahit l'espace de la conscience et se conquiert par la violence une place de pouvoir, faisant valoir ainsi, même de façon erronée, son droit à la vie. Dans la femme, une masculinité mise en évidence indique que l'Anirnus veut se faire remarquer parce qu'il est négligé par le Moi féminin. Souvent, il s'agit de femmes intelligentes, qui n'ont pas assez confiance dans leurs propres valeurs spirituelles et ne tiennent pas compte de leurs besoins de réalisation intellectuelle et créatrice.

3. Le Moi féminin dans la culture patriarcale

Pour.. éclairer les dynamiques entre le Moi et l'Animus.. parler du moi féminin et de sa formation.

. le petit garçon « à partir d'un certain moment décisif de son développement, ressent sa mère comme un Toi étranger et différent, alors que la petite fille la vit comme un Toi même et non différent ». (Neumann) 

« Le petit garçon fait l'expérience de 1'opposition du masculin et du féminin dans cette relation primaire avec sa mère, qu'il doit refuser s'il veut atteindre son individualité et son identité masculine. »

La naissance de la conscience et son évolution sont le surgissement et le développement de ce qui se différencie de l'inconscient (conçu comme maternel, protecteur et enveloppant) et qui s'y oppose : d'une situation de non encore divisé de l'inconscient, d'un état de promiscuité indifférenciée et de participation mystique, on va vers l'objectivité de la conscience, qui est de signe opposé. L'opposition du masculin et du féminin dans la symbolique archétypique remonte à l'apparition de la conscience, perçue comme masculine, née d'un inconscient perçu comme féminin-maternel.

L'expérience originelle du petit garçon est que l'identification avec le Toi dans son rapport avec la mère se révèle « erronée » : à partir de cette expérience il a tendance à l'objectivation, à se confronter aux choses, à ne pas s'identifier inconsciemment à un Toi, mais à prendre ses distances d'une façon caractéristique du Logos masculin. Tout cela entraîne une formation du Moi plus nette et une plus nette séparation de la conscience et de l'inconscient.

La petite fille, en revanche, n'éprouve aucune opposition entre masculin et féminin dans son rapport initial avec la mère. L'expérience de soi-même en tant que femme, qui correspond à la naissance de son Moi, ne lui impose pas le renoncement complet et définitif à son état d'identité avec le féminin maternel. Son auto-identification est primaire car elle peut se réaliser dans le rapport primaire : la petite fille peut se trouver elle-même sans avoir besoin de prendre nettement les distances par rapport à la situation originelle d'unité psychique avec sa mère, caractérisée par le symbole de l'Ouroboros.

Si elle reste dans cette situation, la fille restera infantile, mais elle ne sera pas aliénée de sa propre nature, comme cela se produirait pour le garçon (qui en serait « castré » c'est-à-dire frustré de sa réalité masculine).

La femme peut expérimenter sa « totalité naturelle » de façon précoce, infantile, sans un développement correspondant de sa conscience, ce qui comporte un aspect négatif : le danger d'une fixation à cette phase d'inconscience et d'immaturité infantile, dans un état de relatif bien-être et de relative adaptation aux devoirs de la vie et aux exigences sociales, puisqu'il n'en résulte pas nécessairement des problèmes d'échec et de névrose comme pour l'homme. En outre, l'expérience originelle du rapport d'identification avec la mère comme «  non erroné » du point de vue de l'auto-identification, c'est-à-dire de l'expérience de soi comme féminin, détermine la tendance de la femme à s'identifier à un Toi, contrairement à l'homme, qui conçoit les rapports essentiellement comme des confrontations.

Cette phase, que Neumann a appelée « phase d'auto- conservation » dans laquelle le Moi féminin reste lié à l'inconscient et au Soi maternels, est représentée par le mythe de Démeter et Coré, et correspond à la psychologie du matriarcat, dans laquelle le féminin vit le masculin comme quelque chose d'étranger, écrasant, hostile et voleur. C'est une psychologie unilatérale, dans laquelle la relation avec l'homme n'est actualisée ni à l'extérieur ni à l'intérieur de soi.

Dans ce cas, l'homme, en tant que partenaire ou en tant qu'Animus, n'est rien d'autre qu'une image donnée a priori, impersonnelle, collective et totalement prévisible : que ce soit dans le partenaire ou dans l'Animus il n'y a rien à découvrir, tout semble naturel et prévu. I1 y manque complètement l'expéïience individuelle avec l'autre que soi. A cette situation de stérilité psychologique de coniunctio manqué comme rencontre féconde des opposés, correspondent des troubles typiques comme la frigidité, ou des rapports purement sexuels avec l'homme, sans relation, ou la réduction du rapport à la rencontre entre la composante passive-masochiste et la composante sadique.

. ces observations illustrent assez bien un aspect d'Ombre du féminisme. Le  besoin de la femme de se libérer de sa dépendance de ce qui est masculin comporte le risque de tendre à s'en isoler et à régresser à un stade de psychologie matriarcale où l'homme est vécu comme menaçant ou hostile.

. le Moi féminin et la conscience de soi de la femme : celle-ci est souvent désorientée à propos d'elle-même, elle a plus de mal que l'homme à devenir consciente de soi, et, plus que l'homme, elle court le risque de s'identifier avec les personnes et les idées qui l'intéressent. La femme moderne .. est désorientée en ce qui la concerne : .. la femme n'a pas pu .. trouver symbolisé dans l'image divine son principe féminin dans toute sa complexité. (Toni Wolff)

L'image féminine dans notre culture occidentale n'est pas adorée comme une divinité. P.37 La Vierge Marie n'est vénérée qu'en tant que mère de Dieu, elle est sainte, et non déesse.

Au début du gnosticisme, le Saint-Esprit était féminin, il s'appelait Sophia (Sagesse). . La nature féminine du Saint-Esprit n'a survécu que dans son symbole, la colombe, qui est l'oiseau de la déesse de l'amour.

Dans le christianisme médiéval les deux formes de vie socialement acceptées pour la femme étaient celles de mère et de sour (ou de tante-vieille fille du clan familial) qui correspondent aux deux aspects de Marie, mère et vierge. Marie représente pour la femme un modèle de vie qui consiste en un comportement obéissant et dévoué, essentiellement passif, sans initiative ni créativité spirituelle. . la femme a toujours manqué d'un principe directeur spirituel, incarné dans une image divine, qui manifeste le féminin dans toute la variété de ses aspects et la richesse de ses possibilités de réalisation. .

. en l'absence d'un principe directeur, cet excès de possibilités devient avec le temps un facteur négatif . les femmes ont peur de la multiplicité des possibilités qui sont à leur disposition et elles se forgent, dans un but défensif, une image d'elles-mêmes trop rigide et très difficile à défaire, d'autant plus précise et déterminée qu'elles sont plus inconscientes d'elles-mêmes et que leur Moi a des contours plus vagues et indistincts. . le besoin de stabilité et de sécurité en ce qui concerne leur propre identité féminine, qui fonctionne comme une protection et une garantie contre l'inconscient, devient finalement un obstacle à la prise de conscience.

.dans la perte générale de signification des symboles religieux, l'image divine masculine a toujours réussi, d'une certaine façon, à être remplacée par des figures humaines idéalisées de leaders politiques ou idéologiques (Marx, Lénine, Mao, Che Guevara, etc.) alors que pour la femme il n'existe aucune incarnation correspondante du principe féminin.

. les attitudes apparemment trop sûres, rigides, effrontées et agressives, de tant de femmes tiennent d'un profond sentiment d'insécurité et de désorientation en ce qui concerne leur propre nature. à voir avec cette absence de points de référence et d'orientation, c'est-à-dire de principes directeurs.  Ce besoin que manifeste la femme d'avoir une image précise, claire et surtout unitaire d'elle-même, de se voir pour ainsi dire « comme une seule chose » est probablement une forme de défense contre sa difficulté à prendre conscience de la complexité et de la richesse de sa propre nature et aussi contre le risque de dispersion qui lui est inhérent. Etant donné.. que la femme peut trouver son identité dès son rapport primaire avec la mère, elle peut aussi tendre régressivement à se réfugier dans la sécurité d'une image d'elle-même simpliste et collective, qui ne correspond pas du tout à son essence. L'image n'a rien à voir avec la substance. On peut donc voir le problème de la femme comme le risque de ne pas vivre suffisamment le conflit intérieur, qui est le facteur essentiel du développement de la personnalité. P.39

. la condition de la femme-enfant, traitée par le mari comme une irresponsable, presque incapable de penser par elle-même ; mais il doit aussi y avoir une secrète complicité entre l'oppression masculine et l'acquiescement féminin. Il doit y avoir chez la femme une sorte de nostalgie du « paradis de l'enfance » où tout est encore un et entier, avant les conflits et avant le heurt avec les difficultés de la vie. C'est le monde de l'unité infantile, antérieur à tout déchirement et à toute scission.

. la femme a plus de peine que l'homme, que ce soit sur le plan psychologique ou moral, à reconnaître son Ombre. (T. Wolff) . on remarque souvent chez la femme, lorsqu'elle n'est pas possédée par son Animus, une indulgence toute particulière pour les côtés défectueux ou moralement « trop élastiques » de sa personnalité. (La même chose peut arriver à 1'homme quand il s'est identifié avec son  Anima. ) Une femme peut dire avec un sourire qui sollicite la compréhension et assez fréquemment suggère une intime complaisance : « Je suis très égoïste », sans être le moins du monde effleurée par la pensée qu'une telle conscience implique une responsabilité morale ; ou bien : « Je suis faible », avec l'intention d'émouvoir et d'obtenir de l'aide, prête à nourrir des ressentiments contre celui qui ne se montre pas suffisamment attentif et à se venger en médisant, avec la joie secrète de lui faire perdre l'affection et l'estime des autres ; ou même : « Si quelqu'un m'attaque, je suis capable de le détruire », avec presque un air de triomphe. On pourrait multiplier les exemples : on y retrouve chaque fois cette carence essentielle de jugement moral touchant un aspect de 1'Ombre de la personnalité. On dirait que le fait de devoir reconnaître une dualité de sa propre nature rencontre chez la femme une forte résistance.

. l'homme.., dès la puberté, expérimente une duplicité dans sa nature : sa nature sexuelle et sa nature spirituelle. En outre, depuis les temps les plus reculés, il fait l'expérience une double vie, la vie privée des affections familiales et la vie publique et sociale des activités dans le monde extérieur ; la chasse et la guerre de l'homme primitif correspondent, dans la civilisation moderne, à la lutte .. pour conquérir sa place dans le monde et s'affirmer.

Par contre, la femme, dans la condition primitive, s'occupe de la maison, élève ses enfants et cultive les champs, autrement dit elle a un monde unique, qui englobe aussi bien sa famille que ses occupations. La sexualité aussi tend à être circonscrite dans son monde familier. Le facteur unificateur est représenté par le sentiment qui inspire toutes les activités et les initiatives féminines, tant que la femme reste dans cette condition.

Mais quand elle ressent le besoin de faire des expériences et de se réaliser aussi hors du cadre familial . l'unité originelle, dénuée des contrastes, des divers aspects de sa nature, finit inévitablement par cesser. . si cette nouvelle situation permet souvent d'atteindre des objectifs satisfaisants, elle semble particulièrement chargée de tensions et déchirante, comme si la femme ne supportait pas, à un niveau émotif inconscient, la séparation de sa vie affective et de sa vie professionnelle, productive et sociale. Il s'installe souvent en elle un état d'inquiétude, d'anxiété et d'agitation, comme si quelque chose allait contre sa nature féminine ou comme si elle perdait ses racines.

Avec sa tendance à l'identification, la femme court toujours le risque de ne vivre qu'un pôle de sa dualité conflictuelle, scotomisant l'autre : ou elle s'identifie à sa vie privée de mère et d'épouse, ou elle s'identifie à sa profession, ou à une idéologie quelconque (politique, sociale, etc.). P.41 Ou encore, s'efforçant d'être toujours à la hauteur des divers devoirs de la vie, elle s'identifie tour à tour à l'un ou l'autre de ceux-ci, en retirant un sentiment de grand malaise, de dispersion, de fragmentation, sans réussir à saisir le sens constructif d'une différenciation qui s'opère en elle, en tant que développement des diverses composantes de sa personnalité liées entre elles par une relation de tension dynamique. Dans son désir d'unité, la femme s'agrippe tenacement à la situation originelle infantile du tout-est-possible, où tout peut encore arriver et où les germes de développement restent des potentialités indéfinies, jamais réalisées, comme des promesses que la vie devra garder.

. la femme manque tellement d'assurance.. en ce qui concerne ce qu'elle pourrait réaliser concrètement .. qu'elle évite de se soumettre à l'épreuve des faits .préfère s'attacher à une image d'elle-même, ou à un homme,  à un devoir, ou à une conviction. . souvent le début du processus d'individuation est marqué de rêves de prison et d'emprisonnement : on ne peut plus s'échapper, on est obligé de faire face à soi-même, à ce qu'on est véritablement, et d'assumer la responsabilité de son Ombre. Je crois que la reconnaissance de l'Ombre peut être précieuse pour la femme, parce que 1'Ombre contient aussi les valeurs individuelles, refusées par le Moi car elles ont gênantes et potentiellement conflictuelles, mais cela  signifie se poser le problème moral de l'Ombre  et .. s'accepter tel qu'on est, au lieu de rêver mille possibilités.

L'attitude protectrice-paternaliste du patriarcat envers le féminin ..1'a conduit à la paresse et à la paralysie de la conscience. « La symbiose culturelle du mariage patriarcal a sur le féminin un effet beaucoup plus négatif que sur le masculin : étant confiné dans un aspect unilatéral de sa nature féminine alors que les valeurs conscientes de la culture patriarcale sont masculines, il ne peut se développer dans cette direction et s'en remet toujours à l'aide de l'homme, qui se juge alors supérieur et considère la femme comme inférieure. .  Il est inévitable que cette situation ait des effets catastrophiques sur une fillette qui doit grandir dans une conception patriarcale qui la dévalue de la sorte. La prière matinale du juif.. la psychologie féminine freudienne.. sont des manifestations extrêmes et le danger que court le féminin dans la symbiose patriarcale.

« Lorsque cette symbiose fonctionne et que le féminin réprime ou renonce à son originalité propre, on constate que le féminin est emprisonné dans le patriarcat et le mariage ; du point de vue psychologique cela signifie que, dans un tel mariage, non seulement la conscience patriarcale de la femme ne se développe pas, mais que celle-ci renonce même à son essence, sa conscience matriarcale, car cette dernière ne correspond pas aux valeurs patriarcales ou est même en contradiction directe avec elles. L'identification avec les valeurs patriarcales, résultant non d'une conquête personnelle mais d'une persuasion extérieure, engendre une paralysie et une paresse de la conscience dangereuses pour le développement psychique du féminin, qui reste lié à l'aspect protecteur du patriarcat et à une forme de psychologie filiale dans laquelle l'homme porte la projection du père et la femme lui reste infantilement soumise, comme sa fille. » (Neumann) P. 43

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Il est probable qu'actuellement la femme revive dans le féminisme une phase matriarcale, une forme de régression à « l'exclusivement féminin ».

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La femme d'aujourd'hui se rend compte qu'elle a une conscience patriarcale qui met l'accent sur le Moi, sur l'activité volontaire et dirigée, sur l'objectivité rationnelle et sur la domination des Forces de la nature ; c'est pourquoi elle se sent en conflit avec sa nature féminine, avec « l'expérience féminine. de l'inconscient, du destin et du lien de l'être avec le non-Moi et avec le Toi »( Neumann). Mais le refus de l'attitude patriarcale comporte le risque de la régression à la phase précédente..  la phase de l'irruption de l'Ouroboros patriarcal », dans laquelle le féminin est saisi par quelque chose de numineux, de transpersonnel et de puissamment pénétrant. C'est le dieu qui violente la femme sous forme de nuage, vent, pluie, éclair, etc. C'est l'inconscient masculin, violent et pénétrant, qui emporte et transforme la femme.

.. il arrive souvent à la femme d'aujourd'hui, lorsqu'elle ne parvient pas à établir une relation féconde avec l'Animus et avec l'homme, de faire l'expérience angoissante des « noces avec la mort » qui reflètent le mythe du rapt de Coré par Hadès. Ex. patiente « Non, je ne veux pas mourir. » Elle a fait là l'expérience d'un masculin écrasant et destructeur dans son indétermination numineuse, en face duquel le féminin ,se sent comme insuffisant, inférieur et inadapté : « Le féminin se sent trop petit face au masculin ; il ressent évidemment avec angoisse son incapacité à recevoir en soi la totalité du phallus divin. » 

4. Maternité et avortement

Le caractère conflictuel du rapport avec le masculin et la peur de la transformation qui en dérive peuvent devenir extrêmes et aboutir au refus de la fécondation, soit conscient (phobie de la grossesse, impossibilité d'accepter la «  contagion » du sperme), soit inconscient (stérilité psychogène, vaginisme). Ex. patiente, qui n'avait jamais pu avoir de rapports sexuels avec son mari.. rêvait continuellement de scènes de violence, de sang et de mort . elle était poursuivie et devait être tuée, ou bien une jeune fille était violentée, ou son mari était en danger, et parfois même assassiné.

Le rapport sexuel était un acte de violence et de mort, à cause d'un complexe de mère négatif qui avait paralysé tous les domaines de sa vie instinctive et toute possibilité de rapport fécond avec l'homme, vécu inconsciemment comme l'ennemi persécuteur, violeur et assassin. (elle) était une Coré qui contenait en elle la mère terrifiante et vengeresse. .. Kerényi décrit très bien cet état de colère et de douleur causé par la persécution, le rapt et la violence subis sans accepter et sans comprendre.

Au cours de son analyse, ma patiente fit un rêve dans lequel quelqu'un voulait tuer son mari, mais celui-ci lui demandait de faire l'amour avant de mourir. P.47 Après avoir longtemps hésité, elle acceptait ; puis, après l'assassinat du mari, elle entrait dans la maison de son enfance en criant hystériquement. Ici, pour la première fois, la patiente osait défier la force hostile de la mère négative qui voulait empêcher sa fille d'avoir une vie sexuelle, de se transformer, et de quitter l'état virginal de jeune fille, puis elle réagissait en criant furieusement contre la vengeance maternelle (la maison de l'enfance.. représentait le monde de la mère). Au bout de quelques mois, son vaginisme disparut et des rapports sexuels normaux commencèrent à devenir possibles, mais pendant encore assez longtemps sa peur de la conception subsista sous la forme de la peur de mourir pendant l'accouchement.

Une autre de mes patientes, qui avait pourtant toujours fait l'amour avec des hommes différents sans prendre aucune précaution, n'était jamais tombée enceinte. Lorsqu'elle eut une liaison plus profonde et plus durable avec un homme et décida de vivre avec lui, elle fit avec lui une sorte de pacte : lui ne voulait absolument pas d'enfant, .. elle ne voulait pas d' enfant « pour le moment » mais elle voulait, si possible, se rassurer sur sa capacité de devenir mère ; ils se mirent donc d'accord pour continuer à faire l'amour sans précautions, et, si elle tombait enceinte, elle avorterait. .elle avait subi des stimulations sexuelles précoces dans son enfance.

D'après Neumann la figure de l'Ouroboros patriarcal constitue l'un des motifs essentiels de la problématique que la psychanalyse décrit - au niveau personnel - comme l' expérience féminine du complexe d'Oedipe. Dans !e cas de ma patiente, il s'était produit une fixation à la phase oedipienne, avec la domination de l'Ouroboros patriarcal qui - à partir du modèle déterminé par les expériences personnelles infantiles - tenait le Moi féminin en son pouvoir : la patiente était, pour ainsi dire, victime de l'esprit et comme rendue étrangère à la terre et à elle-même en tant que femme et en tant que corps féminin. La scission de l'archétype de la Grande Mère se manifestait non seulement dans sa stérilité, mais aussi dans son hostilité envers la mère personnelle et les femmes en général, et dans l'impossibilité de se distinguer du masculin. Dans ce cas .. « La femme devient victime de sa tendance à un rapport d'identité, elle devient étrangère à sa propre nature en développant à outrance son Animus masculin, elle se prive de sa propre nature terrestre et devient une victime sans défense des forces masculines».

J'avais averti ma patiente que, si l'analyse l'amenait à se réconcilier avec sa féminité, l'évolution qui s' ensuivrait pourrait aboutir à une grossesse et que le désir de maternité et l'instinct maternel ne se laisseraient pas éliminer avec un avortement lorsqu'elle saurait qu'elle est capable de procréer. Mais, avec beaucoup de légèreté et d'inconscience, elle ne tint pas compte de ce que je lui dis et, très exactement lorsqu'elle commença à se sentir mieux, à se retrouver en tant que femme et à découvrir son corps féminin et la pleine jouissance de la sexualité - presque comme une étape nécessaire de son évolution -, elle tomba enceinte.

Elle me l'apprit, au début de la séance, satisfaite plutôt que préoccupée, comme si elle avait obtenu ce qu'elle voulait, et décidée à avorter comme elle s'y était engagée. Mais peu après émergèrent la joie que lui donnait ce bébé et le désir de le garder, ce qui provoqua un conflit déchirant, dans lequel la patiente oscillait entre l'agressivité envers le bébé, qui arrivait juste maintenant - lorsqu'elle avait des projets concrets de vie avec son partenaire et de réalisation dans le travail - et qui faisait obstacle à tout, et l'agressivité envers cet homme, qui ne la comprenait pas, ne l'aidait pas, était égoïste et ne pensait qu'à lui-même (bref, qui ne voulait pas l'enfant). P.49

Un moment où elle penchait en faveur de l'arrêt du processus, écartant son instinct maternel, elle fit le rêve suivant : « Un homme, qui n'est pas mon amant, mais lui ressemble assez, m'enseigne, ainsi qu'à d'autres, un vers de rappel pour les canards. J'apprends à le faire très bien. Il faut le faire pour que les canards, qui sont sous l'eau dans une espèce de piscine, viennent à la surface et s'offrent comme cibles aux chasseurs. .. mais les canards se transforment en renards lorsqu'ils sortent de l'eau et vont vers la rive. J'entends des coups de feu. Tout de suite après, arrive un loup qui agresse les renards pour son propre compte et en dévore un. Je ne désire pas ce massacre, mai je ne fais rien pour 1'empêcher. »

Le canard, comme l'oie et le cygne (qui sont eux aussi des oiseaux aquatiques), représente une féminité primordiale à partir de laquelle, à l'époque archaïque, se forma le mythe de Déméter et Coré et ce qu'il exprime : le destin de la femme, de l'âme, de l'hommes. Le  canard, de même que les autres oiseaux aquatiques, est un animal qui dépasse les limites humaines parce qu'il peut se mouvoir dans tous les règnes de la nature : terre, eau, air. .. il représente la fonction transcendante  « cette faculté qu'a la psyché inconsciente de guider l'être humain arrêté dans une certaine situation vers une situation nouvelle en le transformant. Chaque fois qu'un individu est bloqué par des circonstances ou par une attitude dont il ne parvient pas à se sortir, la fonction transcendante produit des rêves et des phantasmes qui l'aident à construire, sur un plan symbolique et imaginaire, une nouvelle façon de vivre qui soudain prend forme et conduit à une attitude nouvelle. » (M.L. von Franz)

Arrivant à terre, après avoir émergé des profondeurs de l'inconscient, les canards se transforment en renards, c'est-à-dire que le féminin passe d'un stade primordial encore indéfini et totalement inconscient à une forme beaucoup plus évoluée et plus proche du monde conscient

Mais la patiente se rend compte que les canards sont devenus des renards au moment où le loup en happe un. Il s'agit d'une opposition archétypique entre principe masculin et principe féminin, au niveau archaïque, subhumain ; le loup représente en général un principe masculin négatif (dans la femme un Animus) agressif, dévorant, insatiable, qui en veut toujours plus dans le sens de l'avidité de pouvoir ; le renard, par contre, est la nature féminine instinctive, en tant qu'ingéniosité et intelligence de l'instinct (astuce, ruse, prudence, sagesse) ; il est l'aspect primitif de l'intelligence, qui fonctionne au niveau instinctif, non rationnel et se manifeste sous formes d'astuces, de capacité d'utiliser ses intuitions et ses ressources, d'imaginer mille expédients, de flairer le danger et de savoir s'en défendre, d'être prudent et circonspect et de tromper l'ennemi.

Quand les canards arrivent à terre, c'est-à-dire quand le principe directeur féminin entre en contact avec la situation réelle de la patiente et doit engendrer le processus de transformation de sa personnalité, les canards se transforment en renards. Mais aussitôt le loup agresse les renards et en déchire un. La patiente assiste et subit : de même que son Moi a été écrasé par l'homme et le pouvoir de l'Animus négatif (l'homme du rêve), le renard ne sait pas se défendre contre le loup. (notes perso : l'homme du rêve est positif, l'animus négatif est représenté par les chasseurs et le loup)

Ici le conflit entre masculin et féminin, entre nature et esprit, devient destructeur et tend à provoquer une dissociation : l'Animus négatif place cette femme dans un conflit insoutenable entre ses exigences féminines naturelles et les énergies masculines de sa personnalité. Le risque est la perte des valeurs féminines à peine récupérées. Ce n'est pas encore un Animus en rapport positif avec le Moi féminin, qui défend le fils de la relation féconde entre le Moi et l'inconscient ; au contraire, l'Animus.. cherche à détruire le féminin en tant que nature qui crée et garde la nouvelle vie. Dans cette situation, la seule chose que la patiente pouvait faire était de chercher à retrouver son instinct, c'est-à-dire à redonner vie et vigueur au renard. Mais les renards du songe sont incapables d'utiliser leurs dons d'astuce, ils sont « à peine nés », ils ne sont pas encore capables de flairer le danger. P.51

. Le rêve l'impressionna beaucoup, il la toucha au niveau émotif : elle sentit que renoncer au bébé signifiait     « étouffer » son processus d'individuation dans l'ouf. Mais le rêve par lui-même ne laissait rien augurer de bon : de fait, l'avortement, que la patiente voulut faire à mon insu par peur d'être influencée par mes interprétations, produisit un état de possession par l'Animus négatif très pénible et apparemment sans issue.

. L'avortement dans un certain sens est devenu le symbole de la libération de la femme, affiché presque comme un défi contre le pouvoir masculin. Mais .. même les femmes qui ont fermement décidé de ne pas avoir d'enfants, pour préserver leur liberté professionnelle et humaine dans un monde de valeurs masculines, 

« tombent souvent enceintes quand même. car leur corps, qui ne veut pas être privé de sa richesse, se révolte ».

Quand on oublie son propre corps, celui-ci tend à s'imposer au Moi avec la force persuasive et irrésistible de ses besoins, en contradiction avec les désirs et les intentions conscientes. La violence de l'avortement, qui vide brutalement le corps de sa richesse vitale et créative, en est d'autant plus grave. La dissociation entre le Moi et l'inconscient peut devenir dramatique. Ex. d'une femme qui se soumit tranquillement à l'anesthésie pour interrompre sa grossesse. Mais, une fois endormie, elle commença à crier aux médecins : «  Assassins, assassins, ne touchez pas à mon enfant ! » Evidemment, personne n'osa intervenir. Quand la femme se réveilla, elle était de nouveau tranquille et convaincue que l'intervention avait eu lieu. Mais lorsqu'elle apprit ce qui s'était passé, elle décida de garder l'enfant.

Aussitôt après un avortement, la femme montre souvent un comportement incroyablement inconscient et irresponsable en ce qui concerne le contrôle de sa fécondité : il m'est arrivé de devoir aider certaines patientes à prendre conscience de leur désir nié de maternité pour leur éviter ne deuxième grossesse immédiatement après l'avortement.

Les femmes qui ont avorté éprouvent un sentiment de  « perte de soi » et de mutilation physique lié à l'interruption soudaine du processus de transformation de leur corps commencé avec la grossesse. Elles ont alors souvent des dépressions et vivent des moments d'impuissance, d'incapacité, de renoncement et d'inefficacité. La femme semble littéralement  « vidée » de tout intérêt et de tout projet d'avenir.

. Dans toutes les sociétés, l'avortement a toujours été considéré comme un phénomène anormal. Comme l'enfant représente pour les parents leur survie et la continuité de la vie, prenant la signification de  « victoire sur la mort » l'avortement, ou la naissance d'un enfant mort ou difforme, met la mère dans un état « impur » qui constitue un danger non seulement pour le mari, mais aussi pour la communauté. P.53

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Cette signification irrationnelle de déviation dangereuse par rapport à l'ordre naturel semble confirmée L la femme ne considère que rarement l'avortement comme  « un événement bénin ou insignifiant ». Le plus souvent elle le sent comme « un événement important », voire « capital » de sa vie.

. le sentiment de culpabilité que donne un avortement est plus grand lorsque la femme déjà des enfants, c'est-à-dire justement quand elle est dans une situation où elle devrait, d'un point de vue exclusivement rationnel, se sentir plus autorisée à avorter.

. le sentiment de culpabilité que procure l'avortement et l'angoissante ambivalence qui s'ensuit ont des causes non objectives et rationnelles mais profondément instinctives et émotives : la femme qui a déjà été mère, c'est-à-dire qui a pris conscience de son instinct maternel dans son rapport avec son enfant, vit l'avortement de façon plus conflictuelle et dramatique. .

Le problème moral de l'avortement se pose donc au niveau individuel et subjectif, il n'est pas d'ordre social ou religieux. L'anamnèse des femmes qui se sont fait avorter plusieurs fois fait apparaître des situations traumatisantes et des carences affectives dans l'enfance (mort d'un des parents, abandon, divorce, conflits familiaux : en particulier une mauvaise relation avec la mère, souvent refusée en tat que modèle d'identification..) 

Paradoxalement, le recours répété à l'avortement ne semble pas dériver d'une absence de désir de maternité, mais au contraire d'un besoin viscéral irrépressible, et par conséquent incontrôlable, de devenir mère. Evidemment les « récidivistes » sont des femmes ayant une personnalité très infantile, caractérisée par des tendances dépressives, par leur dépendance et leur passivité. Ce qui peut expliquer leur incapacité de contrôler leur fécondité. Le désir inconscient de grossesse constitue une résistance psychologique, difficilement surmontable, à l'emploi de contraceptifs efficaces. ..la fréquence du recours à l'avortement est totalement indépendante du jugement moral émis sur l'avortement.

Pour comprendre plus parfaitement ces vécus féminins .. tenir compte de certaines expériences psychologiques de la mère au cours de l'accouchement et après la naissance de l'enfant. .. plusieurs femmes se sont senties portées par le courant de la vie qui se répandait en elles et ont ,écu une expérience indicible de plénitude sacrée, qui semble avoir le caractère numineux de la perception du Soi. La naissance représente une transformation de la femme, qui meurt à son état précédent et renaît comme mère chaque fois qu'elle met au monde un enfant. Dans ce contexte, le moment de la « reconnaissance » de 1'enfant est particulièrement significatif.

A travers la reconnaissance du bébé en tant que cette réalité d'une vie neuve et unique, la mère fait l'expérience d'une transformation et d'un renouvellement de sa propre personnalité : l'archétype de la Grande Mère, qui crée une nouvelle mère, est activé en elle, au moment de l'acte créateur qu'est la naissance. . évidence dramatique de cette expérience de mort et de renaissance, dans le matériel conscient et inconscient (des) femmes.. P.55

Ex. femme qui consacrait toutes ses énergies à son activité professionnelle de médecin. ..l'amour et la maternité ne trouvaient pas de place dans sa vie et étaient projetés dans l'avenir sous forme d'espérances et de désirs assez vagues. Elle rêva d'avoir accouché et de regarder son bébé avec un sentiment de bonheur indescriptible. Mais quand le bébé ouvrit les yeux, la rêveuse vit avec terreur le regard d'un fils de Dieu dans la Passion ou d'un animal souffrant. « C'était comme si je regardais dans une profondeur sombre, abyssale d'où me contemplait la souffrance du monde. » 

La naissance de l'enfant-animal divin indiquait l'imminence de la transformation de la personnalité : la féminité et la vie instinctive, réprimées et non développées à cause de l'activité professionnelle, demandaient maintenant - avec la force et la violence d'une douleur absolue, totale, dans laquelle se révélait l'exigence du Soi - que mourût l'état de jeune fille libre et ignorant de l'Eros afin qu'advint l'initiation à la maturité de femme et de mère. En effet, peu de temps après, la rêveuse rencontra l'homme qui devint son mari et dont elle eut un fils.

Une autre femme.. avait eu une grossesse très difficile, risqua de mourir au cours de l'accouchement. Quand elle se sentit mieux et put voir sa petite fille, elle eut l'impression qu'elle assistait à un véritable miracle, que c'était « le miracle de toute la vie » et qu'elle « participait au grand processus de la création ». Il semble que dans ce cas le fait d'avoir été effleurée par la mort ait contribué à intensifier l'expérience numineuse d'initiation à une nouvelle phase de la vie, qui correspondait à des exigences instinctives très profondes, archétypiques. Cette femme dit que les trois semaines qui ont suivi l'accouchement ont sans doute été le moment le plus plein, le plus heureux et le plus intense de toute sa vie.

Le dernier cas . une femme.. exerçait la profession d'avocat, comme son mari. Elle était satisfaite de ses rapports avec lui, bien qu'elle fût frigide. Mais elle était malheureuse car elle n'arrivait pas à avoir d'enfants, et c'est ce qui la décida à faire une analyse. Elle rêva qu'elle se trouvait dans un château médiéval à la recherche d'un fuseau et qu'elle réussit à 1'arracher à une vieille qui ressemblait à une sorcière. Après avoir rencontré une autre vieille, bienveillante et souriante, qui semblait approuver le vol du fuseau, la rêveuse qui se trouvait dans un passage souterrain en vit l'issue : dehors il y avait un champ de blé, dans le soleil de l'été. Elle se dirigea vers la sortie, mais se rendit compte qu'une femme inconnue venait à sa rencontre et que la galerie rétrécissait de plus en plus, au point qu'il devenait impossible d'aller plus avant. Lorsqu'elle se trouva face à face avec l'inconnue, celle-ci ouvrit son manteau vec une rapidité foudroyante, et elle vit avec une horreur indicible que c'était la Mort ; elle tomba dans les bras du squelette couvert d'un vêtement de laine rouge et se réveilla dans un bain de sueur.

Le fuseau est un symbole de la vie et du destin, en tant qu'instrument avec lequel la Grande Mère file la vie des hommes. . Il fut un temps où la coutume voulait que la jeune fille, lorsqu'elle avait appris à filer, devait recevoir de sa mère un fuseau : elle prenait ainsi en main son propre destin, le devoir d'accomplir sa vie de femme, transmis de mère en fille.

La réalisation de la maturité féminine est représentée dans le rêve par le champ de blé : de même que le printemps représente la jeunesse, l'été représente l'état de femme adulte et mère. Mais ce passage d'une étape à la suivante ne peut se réaliser sans la rencontre avec la Mort. P.57 Après avoir obtenu la protection et l'accord de la Grande Mère (la vieille bienveillante), la rêveuse doit faire l'expérience de sa mort en tant que jeune fille, avant de renaître comme femme adulte et mère. Le rétrécissement des murs de la galerie ressemble beaucoup au moment de l'accouchement. L'expérience de la mort et celle de la naissance ont une affinité profonde qui les réunit constamment dans leurs manifestations. Quelques mois plus tard, cette femme était enceinte.

Autrefois ..  les femmes risquaient de mourir au moment de l'accouchement. Mais de nos jours aussi les femmes qui doivent accoucher peuvent avoir peur et avoir des idées de mort, dont la signification psychologique est de les préparer à mourir à l'ancienne façon d'être pour renaître à un état nouveau. Toutefois.. la  femme semble être toujours de nouveau confinée dans cette sorte de fatalité biologique, dont dérive sa différence par rapport à l'homme, qui ne peut signifier qu'infériorité sans espoir.

Toutes les théorisations sur la psychologie féminine insistent trop sur la différence entre  « masculin » et

« féminin », suivant le modèle du comportement sexuel.

.soulignent trop la différence entre masculin et féminin, en tant que Logos et Eros, actif et passif, pénétrant et récepteur, esprit et matière : ainsi le schéma sexuel et biologique réaffleure en tant que différence discriminante. ..Jung lui-même parle de l'Animus de façon passablement dénigrante et méprisante, il devient difficile de concevoir, dans notre civilisation occidentale, une égalité de la femme qui se réalise moyennant l'évolution et l'intégration de l'Animus : l'Animus au fond est un pseudo-Logos, ou plutôt un Logos paradoxal, parce qu'il est un principe de conscience qui est placé dans l'inconscient. Il « donne à la femme des opinions fondées sur des assertions de l'inconscient, et non sur une pensée consciente et précise ».

Ainsi, entre un Animus qui ne pourra jamais atteindre à la différenciation et au développement du Logos conscient masculin, et un principe d'Eros qui contient le risque de dépendance, la femme semble être de nouveau poussée dans ses sentiments traditionnels d'infériorité et d'insécurité face au monde masculin qu'elle devrait au contraire .. avoir déjà surmontés. En outre, alors que pour l'homme son développement spirituel et cognitif est parfaitement cohérent et en harmonie avec son identité masculine, avec son Moi masculin et avec le développement de la conscience, chez la femme il peut y avoir conflit entre le développement de l'esprit et du Logos, et son identité féminine.

. de nos Jours, la femme veut avant tout se libérer de tout ce que l'on a dit sur elle, secouer toutes les idées et les images préconçues sur son compte et fuit toute classification différenciatrice entre masculin et féminin, parce qu'elle veut se sentir  « égale », puisque « différente » ne pourrait vouloir dire qu' «inférieure ». Mais cette attitude ne doit pas étouffer sa féminité en tant que besoin naturel et profond de gestation et de transformation, en tant que tendance à veiller amoureusement, dans son rapport avec l'inconscient, sur les germes invisibles de nouvelle vie. La féminité sait aimer et laisser croître ce qui est secret, ce qui ne se voit pas et ne se sent pas : elle aime d'instinct ce qui n'est pas encore né, l'invisible, sans y opposer de préjugés et sans émettre de critiques a priori. Ce besoin naturel est si fort et « total » chez la femme. il n'a pu être concrétisé que dans la maternité biologique. P.59

Neumann fait l'hypothèse que la capacité de satisfaire de façon concrète l'impulsion créatrice dans la procréation et les soins maternels à l'enfant s'est toujours réalisée au détriment d'un accomplissement créateur d'ordre spirituel.

La maternité permettrait donc à la femme de satisfaire concrètement ses exigences créatrices sans avoir à craindre la confrontation avec le monde spirituel masculin. Cela a toujours été la  « solution de facilité » qui éliminait le conflit entre l'intérieur et l'extérieur, et jouissait du soutien et du « réconfort » de l'approbation de la société patriarcale : dans notre culture c'est à l'homme que l'on a toujours attribué la capacité de créer, tandis que la femme qui écrit, peint, ou se consacre d'une manière ou d'une autre à une activité créatrice, n'est rien d'autre qu'une personne velléitaire, qui se cherche des distractions et des passe-temps futiles, ou bien une frustrée qui doit trouver une compensation à ses propres carences et incapacités dans les domaines familial et affectif.

5. L'Animus individuel, ami du féminin, et l'Animus collectif de sceau patriarcal

.Pour la société patriarcale, la femme ne se réalise et n'acquiert du respect et de la dignité que si elle est créatrice en tant que mère. Mais à présent la femme se rebelle justement contre la maternité en tant que destin et rôle imposé. Réaction qui ne serait que trop fondée si elle n'aboutissait.. à une dévaluation et à une négation des valeurs féminines. L'Animus à l'ouvre risque de se conformer, au fond, au jugement collectif qui surévalue le masculin : il importe de se débarrasser des attitudes féminines traditionnelles et d'être capables de déployer les mêmes activités et d'accomplir les mêmes tâches que les hommes, dans tous les domaines. . lorsque l'Animus est en rapport négatif avec les qualités féminines de la femme, le féminin ne devient « rien d'autre que » P.61 féminin, et est au fond méprisé en tant que tel. Alors la femme prend une Persona, c'est-à-dire une attitude envers le monde extérieur, une façon d'apparaître aux autres, qui fait écran à sa féminité réprimée. Ex. honte d'avoir une vie sentimentale .., le cacher. . pour soutenir la féminité de la femme, il faut un Animus fort, en relation positive avec le principe féminin, puisque les qualités féminines sont encore très sous-évaluées par la conscience collective. Il faut un Animus doté d'une force et d'une individualité suffisantes pour s'opposer à la conscience collective dominante. Lorsque la Persona qu'assume la femme est marquée de l'empreinte d'un Animus préoccupé de prestige, elle l'assujettit au schéma des valeurs collectives masculines qui  « empoisonnent la femme dans sa féminité ». 

L'Animus tendu vers le prestige et vers la Persona est en relation négative avec les valeurs féminines : au lieu de les soutenir il les domine et les détruit, isolant la femme des rapports humains, la contraignant à une activité frénétique ou encore à une efficacité rigide et obsessionnelle, l'emprisonnant dans un monde de pouvoir qui exclut l'amour.

La femme possédée par ce type d'Animus est compétitive ou esclave d'une quantité de devoirs, dominée par le Sur-moi ou par la volonté de pouvoir, et elle est trop préoccupée de paraître, pour se laisser être ce qu'elle est vraiment, avec ses valeurs de spontanéité, d'humanité, de tendresse et de sentiment. . la récupération de 

« l'Animus fort », capable de s'opposer aux valeurs culturelles collectives et de revaloriser le féminin en tant que pôle dialectique du masculin, commence à porter ses fruits..  « nouveau type de communication » féminin ..la possibilité et la capacité de reconquérir  « l'unité entre le vécu et la communication du vécu lui-même dans lequel sont présents les éléments de l'affectivité et de l'Eros », contrairement au langage dominant, qui porte l'empreinte des modèles culturels masculins qui ont ratifié la séparation du sentir et du communiquer.

La valeur .. nouvelle que la femme peut prendre .. dépend de la mesure dans laquelle elle « n'est plus la dépositaire inconsciente, mais au contraire le sujet conscient » de ses propres valeurs .. comme l'intuition en relation dialectique avec le rationnel, la vie en relation dialectique avec la pensée. La similitude de cette conception avec la notion jungienne de polarité dynamique entre le masculin et le féminin, entre les valeurs du Logos et les valeurs de l'Eros, nécessaire pour récupérer 1'intégrité de la personnalité, tant individuelle que sociale et culturelle, est surprenante. « . dans ce sens le « féminin » est l'élément qui permet l'intégrité de l'être, homme ou femme. L'histoire de la pensée se réfère au féminin chaque fois qu'elle essaye d'explorer les zones les plus obscures de l'action humaine. Le féminin signifie donc le lieu aussi où vit le produit des refoulements de l'humanité, et dans ce sens il est encore l'aspect le plus inconnu et le plus méconnu de la personne. » (Manuela Fraire)

« L'avènement du pôle féminin dans l'histoire garantit cette intégrité de la personne qui est indispensable pour passer à une étape supérieure de la civilisation humaine. » 

. Jvoir un Animus positif, assez fort pour s'opposer à la conscience collective dominante : « Se débarrasser de tout sentiment de culpabilité pour avoir  « déçu » les attentes et espoirs que l'on avait fondés sur nous, signifie ne plus demander de confirmer notre identité à ceux qui ne nous en avaient jamais donné aucune. » P.63

.prise de conscience de l'Animus négatif : « En partant de la situation personnelle on arrive, par la confrontation avec les autres, à reconstituer l'identité de l'oppresseur, on apprend à en connaître l'idéologie que chacune de nous a introjectée, on découvre que l'on est de connivence avec lui. »

Ex. patiente dont le problème central était de s'être laissé dominer par la vision du monde paternelle et patriarcale, selon laquelle la femme doit se laisser conduire par son père ou par son mari et n'est pas capable de faire des choix autonomes ni de prendre des initiatives, qui n'aboutiraient de toute façon qu'à des échecs ; toute initiative individuelle et tout projet indépendant de vie ou de profession sont soupçonnés de velléités, dépouillés de leur signification, et sont donc destinés à échouer. Les deux rêves ont été faits la même nuit.

« Mon père est gravement malade. Je veux appeler le médecin, mais je ne me rappelle pas son nom, et même en regardant dans l'annuaire je n'arrive pas à le retrouver. Mon père est en danger de mort, mais je ne suis pas très angoissée, comme je devrais l'être dans une telle situation.»

 «  Je rencontre, sur une place de Milan, une commerçante, forte et robuste, que je reconnais dans le rêve. Puis une de mes camarades de lycée arrive. Les deux femmes parlent entre elles et disent qu'elles vont à un « collectif » féministe, qui se trouve sur cette place. Je suis très peinée parce qu'elles ne me demandent pas d'y participer aussi, Je me sens exclue. »

Le père - auquel la patiente était encore très liée - était un représentant des opinions traditionnelles et collectives sur la femme. Il avait toujours découragé chez la patiente toute réalisation autonome et tout projet et espérance dans le domaine individuel. .

A la base de ce jugement négatif, il y avait une profonde déception : il aurait souhaité que sa fille devînt architecte comme lui, et donc plus ou moins inconsciemment il tendait à boycotter tout autre type de réalisation qu'elle aurait choisi. Il en résulta que la patiente, qui s'intéressait pourtant beaucoup à la médecine, la ressentit toujours comme « rien d'autre qu'un passe-temps » et ne réussit jamais à se croire capable d'exercer en tant que médecin .  « entrer pour passer l'examen » était un acte qui impliquait un choix bien précis contre le père et contre son monde de valeurs. Elle se sentait coupable parce que son autoréalisation 1'éloignait du monde de son père et décevait les espoirs et les ambitions qu'il avait placés en elle : elle s'était sentie coupable aussi de devenir femme, parce qu'elle avait cessé d'être « la petite fille de papa ». Ainsi, en n'affrontant pas l'examen  - étape nécessaire de son évolution vers sa réalisation personnelle - elle expiait le péché d'avoir trahi l'image de la fille fidèle et dévouée à son père, qui n'aimait en elle que  « sa créature », dépendante et grégaire.

Le premier rêve présente une possibilité de «  laisser mourir » l'image paternelle, sans que le Moi puisse concrètement l'éviter . sans qu'il réussisse à vivre cette mort comme une catastrophe : elle me dit qu'il « eût été de son devoir d'être bien plus angoissée dans une telle circonstance ».

La possibilité d'évolution née de la rupture de son lien avec son père est présentée, dans le deuxième rêve, sous la forme d'une rencontre avec deux figures d'Ombres positives P.65 : .. la commerçante « forte et robuste »..  une femme simple, pratique, concrète, qui  « sait mener sa barque » dans la vie de tous les jours et ne se laisse pas détourner des objectifs qu'elle s'est fixés ; l'autre est une camarade de lycée, qui avait une personnalité très forte et décidée, savait toujours ce qu'elle voulait et réussissait à le réaliser, contrairement à la rêveuse.

XXX

6. L'archétype de la femme « vierge » et la résistance à l'Eros en tant que réaction de la Grande-Mère méditerranéenne à la culture patriarcale

La femme psychologiquement vierge est ce qu'elle est parce qu'elle l'est. De ce point de vue on peut retrouver l'image guide de la femme dans l'antique déesse Artémis et dans le personnage mythique de l'Amazone. .. Toni Wolff décrivit dans un essai sur la typologie féminine le type de l' « Amazone » : la femme qui est indépendante de l'homme parce que son développement n'est pas fondé sur une relation psychologique avec lui. Elle cultive des intérêts objectifs et vise des réalisations objectives. T. Wolff dit que notre époque, avec la multiplicité d'objectifs et de possibilités qui s'ouvrent à la femme, est favorable à l'évolution de ce type psychologique. La culture patriarcale judéo-chrétienne manque totalement d'une image divine féminine qui correspond à la déesse vierge de l'antiquité païenne. Elle souligne aussi l'importance du symbole religieux en tant qu'expression de l'homme entier et attribue le manque d'assurance et la désorientation de la femme, en ce qui la concerne elle-même, au fait qu'elle il n'a pas eu, devant elle, symbolisé dans une image divine, son principe féminin dans toute sa complexité. La Vierge Marie est vénérée, mais elle n'est pas adorée comme une divinité, et dans le protestantisrne elle a été abolie. Nous pouvons donc définir la Vierge Mère de Dieu comme une image divine de deuxième ordre et dépendante, un instrument de la Trinité masculine : elle est le « sein immaculé », p.77 vénéré à cause du dieu qu'elle a été appelée à porter. Elle est une forme destinée à contenir plutôt qu'une substance ayant en soi sa propre valeur, elle est plus objet que personne, elle ne s'éloigne pas du vieux modèle de la femme vue toujours et seulement comme mère qui trouve dans la procréation le seul objectif de sa vie et sa seule raison de vivre.

Les figures mythiques et divines, qui exprimaient toute la complexité du principe féminin dans le monde païen, semblent avoir définitivement disparu, sans laisser de traces dans les époques successives. Les Amazones étaient un peuple mythique féminin qui, d'après les légendes les plus anciennes, vivait hors de la Grèce, et était donc un peuple « barbare » : on a déjà là un signe de l'étrangeté, de la non appartenance des Amazones au monde des valeurs culturelles que les Grecs reconnaissaient comme leurs.

Dans l'organisation sociale des Amazones, toutes les activités supérieures - traditionnellement masculines étaient réservées aux femmes : le gouvernement de l'Etat, l'utilisation des armes, les guerres, les expéditions, la fondation de villes. Les hommes étaient ou totalement absents ou gardés comme esclaves pour faire le ménage, estropiés aux bras et aux jambes pour qu'ils ne puissent se servir d'armes. Les Amazones ne rencontraient les hommes du peuple voisin qu'une fois par an, et uniquement à des fins de procréation : la rencontre se déroulait dans l'obscurité de la nuit, de façon à ce que le père restât anonyme, Nous voyons ici un renversement des rôles : ce n'est pas la femme mais l'homme qui sert d'instrument pour la conservation de l'espèce.

Le nom grec Amazon signifie « privé de mamelle » (amazos) et fait allusion au fait que les Amazones brûlaient le sein droit de toutes leurs filles dès l'enfance, pour avoir une plus grande liberté de mouvement dans l'utilisation du bras droit, qui devait jeter les lances et tirer les flèches. Les épithètes les qualifiant sont éloquentes : « égales aux hommes » (antianeirai), « qui haïssent les hommes » ( stuganores), « qui tuent leur époux » (androct6noi).  Cette dernière épithète fait probablement allusion à une version du mythe selon laquelle les Amazones étaient à l'origine un groupe de femmes qui avaient tué leurs maris parce qu'ils les maltraitaient. Dans les régions qui, d'après le mythe, étaient les lieux d'origine des Amazones, il y avait une structure religieuse matriarcale : les Amazones sont « les filles de la Grande Mère » de l'Asie Mineure. .. René Malamud  établit un rapport entre les Amazones et les Ménades de Dionysos : tant Arès (père des Amazones) que Dionysos ( dieu des Ménades)  « révèlent une tendance extatique, Arès dans sa furie agressive, Dionysos dans la mania  d'un esprit enivré par la nature ». En effet, Dionysos est la seule divinité masculine qui soit en relation avec les Amazones, en dehors de leur père Arès.

Dionysos est un dieu des femmes, c'est-à-dire une image d'esprit qui appartient à la nature féminine. Dans le culte orgiastique de Dionysos, pendant les fêtes bachiques, Ménades entraient dans un état de fureur sacrée : elles couraient sur les montagnes, au son assourdissant des cymbales et des flûtes, traînant chacune un faon, incarnation du dieu. Au paroxysme de l'excitation elles mordaient dans l'animal et le mangeaient, absorbant ainsi la vie du dieu. Dans cet état de possession divine, les Ménades pouvaient prophétiser et accomplir des prodiges : la signification agraire de Dionysos associe les Ménades aux pouvoirs actifs de la végétation et de la nature.

Arès et Dionysos représentent un type de spiritualité qui appartient à la nature féminine. C'est ainsi q\ vons dans le mythe grec un fondement archétypique à ce que soutient M.-L. von Franz : « l'Animus est principalement une sorte d'esprit divin archaïque, mais il est aussi lié à notre nature instinctive animale. Dans l'inconscient, esprit et instinct ne sont pas opposés. Bien au contraire, de nouveaux germes spirituels se manifestent souvent, pour commencer, par une poussée de libido sexuelle ou d'autres pulsions instinctives qui ne développeront que plus tard leur autre aspect. Cela vient de ce que tous deux sont P.79 engendrés par l'esprit de nature, par le sens intérieur à notre structure instinctive. Chez certaines femmes, l'esprit n'est pas encore différencié et conserve des caractères émotifs archaïques et instinctifs : c'est pourquoi elles ont tendance à s'exciter lorsqu'elles s'adonnent à une activité intellectuelle véritable. »

Le modèle de représentation que nous offre Dionysos ( et aussi, en partie, Arès) peut être très utile pour comprendre d'une façon plus objective, non obscurcie par les préjugés, la nature fondamentale de la personnalité féminine ; le modèle de la personnalité féminine consciente, qui est en relation avec cet Animus archétypique, est représenté par l'Amazone en tant que personne capable d'une complète autonomie : l'Amazone est celle qui se suffit à elle-même, et elle est essentiellement androgyne.

A travers cette analogie avec les Ménades, nous découvrons dans ce type de personnalité féminine l'existence et la signification positive des émotions suscitées par l'esprit et le Soi. En effet, ce type de femme n'est rien moins que dénué d'émotions et de sentiments. Le mythe décrit toujours l'attitude d'hostilité des Amazones envers les hommes comme une réaction justifiée : ou il s'agit d'épouses maltraitées par leur mari ou l'Amazone découvre - après avoir accueilli amicalement le héros et s'être montrée généreuse avec lui - que celui-ci l'a trompée et trahie.

La caractéristique des Amazones est de ne pas accepter d'être écrasées par l'homme, ni de lui être soumises. Leurs sentiments sont toujours nobles et généreux - d'après, évidemment, le modèle de l'héroïsme dans la culture grecque antique : il suffit de penser à Achille dans l'Iliade ou à Etéocle et Polynice qui s'entretuent, dans Les Sept contre Thèbes d'Eschyle. D'après le mythe, les Amazones sont des filles d'Arès et de la nymphe Harmonie, elle-même fille d'Arès et d'Aphrodite : nous pouvons donc voir les Amazones comme des filles de la déesse de l'amour, sous une forme rénovée et rajeunie. De l'union des principes opposés, la guerre et l'amour, une véritable coniunctio oppositorum, naît une créature hermaphrodite ayant des caractéristiques féminines.

 Arès n'est pas seulement destructeur et agresseur, il est aussi le principe masculin, actif et fécondant, le « père de Niké » (la Victoire), le « soutien de Thémis » (la Loi, la Justice), « dispensateur de la jeunesse pleine de courage). »

Aphrodite est la déesse de l'amour, du désir sexuel et de l'attraction réciproque, de la fécondation et de la génération, de la vie qui renaît, de tout ce qui fleurit et donne des fruits. En tant que femme, elle est la déesse de la beauté, de la grâce et de la séduction féminines. Elle affirme la loi cosmique de l'amour, une des lois suprêmes qui gouvernent le monde. Tous les dieux, jusqu'à Zeus, sont assujettis au pouvoir d'Aphrodite, sauf Artémis, Athéna et Hestia (Vesta) : les seules divinités à se soustraient à la loi cosmique de l'amour sont donc féminines.

Ce qui suggère une sorte d'incompatibilité archétypique entre certaines formes de vie et de réalisation féminine et certains modes d'expression du monde de l'Éros (contrairement à ce qui arrive dans l'univers masculin).

Hestia est l'âtre en tant que centre de la maison et siège de la chaleur et de la préparation de la nourriture. Elle représente l'aspect statique et immuable du féminin, à l'exclusion de l'aspect dynamique : c'est pourquoi elle est vierge, et reste toujours immobile sur son trône. Son affranchissement de la loi d'Aphrodite revêt le sens d'une préservation de cet aspect archétypique du féminin, qui reste immuable et immobile au-delà de toute transformation.

L'apparition du culte du foyer, présent dans tous les peuples indo-européens, marque probablement le passage de la vie nomade des pasteurs à la vie sédentaire des agriculteurs, qui avaient une maison et un lieu de résidence fixes. L'âtre, au centre de la maison, était aussi l'autel originel autour duquel les membres de la famille se réunissaient pour offrir des sacrifices aux dieux. La garde du feu devint ainsi le symbole de la sécurité et de la solidité des liens les P.81 plus sacrés, d'abord familiaux, puis sociaux, étatiques et patriotiques. A Rome, le temple rond de Vesta a la forme de l'antique maison ronde au centre de laquelle se trouvait l'âtre. Ce dernier indique que la féminité est le centre de la vie de la maison et représente cette aire de domination féminine qui s'est maintenue intacte depuis la fin de l'organisation religieuse matriarcale. Depuis les temps les plus reculés, c'est le lieu sacré qui offre protection et sécurité même à l'étranger.

Seule parmi les dieux de l'Olympe, Hestia ne participe jamais aux guerres et aux querelles. C'est la plus douce et la plus charitable des déesses, la protectrice des suppliants. Elle représente la sécurité des affections, la concorde familiale : d'après le mythe, elle inventa l'art de construire les maisons, c'est-à-dire de créer le lieu où une stabilité et une continuité des affections deviennent possibles, symbolisées par le feu de l'âtre, centre émotif de la vie relationnelle. Autour du feu tout le monde se réunit, on mange ensemble et on parle, on invoque ensemble les dieux. Hestia, la déesse vierge étrangère aux guerres et aux querelles, est le principe non conflictuel du féminin, toujours égal à lui-même, fixe et immuable, qui a une fonction nécessaire au sens compensatoire, compte tenu de l'extrême variété des aspects apparemment contradictoires et inconciliables qui coexistent dans la psyché féminine, et les étapes de transformation psychophysiques auxquelles la femme doit accéder dans le processus de maturation de sa personnalité, qui renversent et bouleversent tout son être.

Rien de tel n'arrive au garçon : son être reste toujours univoque, à tout moment de son évolution physique et psychique. Il peut ne pas dépendre de la rencontre avec la femme et du rapport sexuel, ne pas appartenir à  l'événement de la fécondation, et y rester extérieur ; et même lorsqu'il y participe, parce qu'il aime sa femme et son fils, son identité et sa vie restent libres d'un engagement et d'une transformation totaux. La femme, en revanche .. si elle est fécondée reste dépendante de cet événement certainement pendant neuf mois, presque toujours de nombreuses années, et elle se trouve engagée dans une expérience qui la transforme radicalement, ainsi que sa vie.

. «  La vie de la femme est entièrement différente de cel1e de l'homme. Celui-ci est toujours le même, du jour  de sa circoncision jusqu'à  sa vieillesse. Il est le même avant sa première rencontre avec une femme et après. Par contre, le jour, où une femme connaît l'amour pour la première fois, scinde sa vie en deux. Ce jour-là, elle devient une autre. Après son premier amour l'homme est pareil à ce qu'il était auparavant. Après le jour de son premier amour, la femme est une autre. Il en est ainsi toute sa vie durant. L'homme passe une nuit avec une femme, puis il s'en va. Sa vie et son corps restent toujours pareils. La femme conçoit. En tant que mère, elle est différente de la femme sans enfants. Et surtout, elle porte dans son corps durant neuf mois les suites de cette nuit. Dans sa vie quelque chose croît qui ne disparaîtra jamais plus. Elle est mère. Elle est et restera mère même si son enfant, même si tous ses enfants devaient mourir, parce qu'elle a porté son enfant sous son cour. Mais ensuite, l'enfant né, c'est dans son cour qu'elle le porte - et il n'en sortira plus, même s'il meurt. L'homme ne connaît pas tout cela, il n'en sait rien. Il ignore la différence entre « avant l'amour » et « après l'amour », entre avant la maternité et après la maternité. » (Frobénius citant une noble abyssine)

C'est pourquoi la présence rassurante d'Hestia est nécessaire, Hestia qui représente tout ce qui demeure archétypiquement chez la femme solide et immuable, égal à soi-même, au-delà de tout changement. Elle est la sécurité, le point ferme, le centre inaltérable de l'être, le feu permanent en tant que continuité de la vie des sentiments, dont toute femme a besoin, pour se retrouver elle-même chaque fois qu'elle se sent bouleversée par des situations qui la désorientent ou l'aliènent trop gravement. Cette solidité et cette stabilité fondamentales de la femme trouvent leurs P.83 racines et leur justification dans la constance de son engagement affectif au sein de la famille.

Dans ses moments de préoccupation, d'anxiété, voire de désespoir, la femme reste d'ordinaire fidèle à ses devoirs essentiels dans la maison : mettre de l'ordre, prendre soin de ses enfants, préparer les repas, tous ces actes deviennent alors les points fermes et fixes de sa vie qui confèrent stabilité et fermeté à son caractère, et dans lesquels elle cherche refuge et protection contre des changements brusques et cruels qui la bouleversent (une maladie, un malheur, une mort.) C'est la signification d'Hestia : une sécurité de la vie affective et un principe de stabilité qui survit à tout devenir et à toute transformation.

Par contre Athéna et Artémis présentent une intégration de la composante masculine, qui implique le renoncement au « purement féminin ». Je  crois qu'il s'agit du sacrifice de ce charme féminin avec lequel la femme séduit l'homme de façon « mystérieuse » - presque magique- aux yeux de ce dernier, et exerce sur lui son propre pouvoir.

A ce propos, il convient de tenir compte du fait que la femme est profondément conditionnée par l'esthétisme de l'Anima de l'homme. Comme le remarque M.-L. von Franz, un des problèmes les plus graves de l'homme est son incapacité de tomber amoureux d'une femme laide. Parce qu'il ne réussit pas séparer son sentiment des valeurs esthétiques. L'Anima, la femme idéale en lui, qui porte les valeurs les plus hautes, a toujours la beauté surnaturelle, éclatante, splendide et éternelle d'une déesse. Ce qui a profondément influé sur les canons culturels et collectifs. Jusqu' il y a peu, une mère qui avait une fille belle et séduisante lui disait que ce n'était pas la peine de faire des études trop sérieuses, ni de chercher un travail, parce qu'elle trouverait certainement un mari.

L'homme inconscient de son Anima, qui n'a pas établi avec elle une relation féconde ( c'est pourquoi l'Anima est restée à un stade primitif et indifférencié), n'arrive pas à établir un contact avec le féminin en tant qu'autre que soi, c'est-à-dire à se sentir lui-même comme homme et l'autre en tant que femme, que lorsqu'elle déclenche en lui un sentiment d'attirance physique, qui dépend généralement de facteurs esthétiques assez fixes et typiques. Or, la coniunctio oppositorum entre l'homme et la femme, qui permet à cette dernière (et à l'Anima) d'engendrer l'enfant qui sera la synthèse nouvelle et créative de sa personnalité, et d'être pour l'homme la compagne inspiratrice de sa réalisation dans la vie et dans ses ouvres, est très difficile à réaliser sans une attraction physique et une expression vécue de la sexualité : on comprend donc sans peine pourquoi la femme a toujours cherché à s'adapter aux canons collectifs masculins de beauté et de séduction, presque toujours au détriment de la réalisation de sa propre personnalité.

Comme l'observe Emma Jung, l'augmentation de sa conscience signifie pour la femme la perte d'une bonne dose de son pouvoir sur l'homme. Elle doit sacrifier sa tendance instinctive et naturelle à attirer la projection de l'Anima de l'homme. Si elle vit uniquement en tant qu'Anima de l'homme, les mobiles de son Moi et de ses actions restent inconscients. Par contre, si elle prend conscience d'elle-même et des valeurs spirituelles de l'Animus, alors elle devra sacrifier cet état d'inconscience et la secrète volonté de prestige et de pouvoir qui est à la base de sa séduction : vivre comme incarnation de la projection de l'homme signifie rester dépendante et inconsciente, ne pas assumer la responsabilité d'elle-même, ne pas développer sa propre conscience morale ni son autonomie. Mais pour pouvoir être, il faut renoncer à plaire toujours et à tout prix. C'est là un sacrifice grave, une sorte de mutilation sanglante, une blessure volontaire au narcissisme féminin : le mythologème du sein brûlé des Amazones l'exprime clairement.

Actuellement les très jeunes féministes ne veulent pas se distinguer beaucoup de leurs compagnons : elles ne se maquillent pas, portent des chandails informes, de larges vestes et des jeans usés, des tennis ou des sabots. Elles P.85 contestent l'attitude des garçons qui « les jugent tous les matins à l'école comme on juge un tableau, une sculpture, en soupesant chaque défaut et qualité physiques », Dans leur extrême jeunesse, dans la vitalité et la solidarité de leur colère, elles trouvent ce courage quand beaucoup d'autres, plus mûres et plus réfléchies, déjà marquées par les années et la solitude, n'y parviennent pas encore, justement parce qu'elles sont plus conscientes, plus capables d'évaluer la gravité et la portée d'un sacrifice très douloureux et amer. Mais ce n'est peut-être qu'à travers ce sacrifice, qui met en danger l'exigence la plus vitale pour la femme, nommément l'Eros en tant que principe de relation et d'union avec l'homme, que celle-ci pourra progressivement modifier l'attitude de l'homme envers la femme, 1'amenant à pouvoir être attiré aussi, sinon surtout, par ses valeurs intérieures.

Une fois une femme s'adressa à Jung pour commencer une analyse ; elle avait tant de charme que, lorsqu'elle entrait dans un lieu public, tous les hommes se retournaient pour la regarder. Jung l'avertit que si elle faisait une analyse elle perdrait son pouvoir. La femme ne put accepter ce sacrifice et renonça à l'analyse. Mais de nombreuses années plus tard, au seuil de la vieillesse, elle se suicida.

Pour approfondir ce thème, il convient d'examiner de plus près les personnages d'Athéna et d'Artémis.

Athéna, née de la tête de Zeus, appartient à son  père Zeus, comme les Amazones appartiennent à leur père Arès. Elle est la déesse vierge qui a l'esprit d'action, et s'associe avec les hommes (le père, les héros) : elle représente le type de femme qui est capable d'établir avec les hommes des rapports d'amitié et de collaboration créatives, sans implications érotiques. Selon l'hymne homérique, elle est celle « dont l'intelligence est vaste et le cour indomptable ». Sa capacité de réflexion transforme l'impulsion agressive en esprit d'initiative, en énergie constructive et dirigée vers une fin. Elle représente l'intégration de l'Animus en tant que Volonté et Action ( d'après la classification d'Emma Jung).

Artémis est la déesse lunaire, et donc aussi la déesse de ces phénomènes naturels et de ces aspects de la vie végétative, animale et humaine sur lesquels on croyait que la Lune avait une influence : c'est la reine de la Nature vierge, libre et sauvage, que l'ouvre de l'homme n'a pas touchée. C'est la déesse des bois et des montagnes, de la chasse et des bêtes sauvages. Réservée, elle esquive l'amour et les hommes, elle est la déesse de la chasteté, protectrice des jeunes filles. Comme le dit Malamud, elle « est la gardienne de tous les devenirs, de tout développement futur », mais cette attitude maternelle est plus différenciée que celle qui se manifeste comme simple protection de la progéniture. Elle éduque les enfants et veille sur leur croissance.

En outre .. « l'abstinence sexuelle, représentée par Artémis, met l'homme en garde contre une méprise naturelle, mais fatale : trop souvent sa conception d'une relation avec une femme est limitée à son aspect sexuel. C'est là le domaine de la contrepartie d'Artémis à Aphrodite : les rapports sexuels, la procréation, la naissance. Pour l'homme Aphrodite est l'Anima « à l'extérieur », celle qui l'attire et le séduit vers le monde extérieur [...]. Cette Anima agit par le charme. Artémis, au contraire, agit par l'inspiration et l'enthousiasme. La raison d'être d'Aphrodite est la présence d'un partenaire ; sans lui elle est superflue. Artémis, en revanche, est une vierge, indépendante et autosuffisante [.]. Elle représente l'Anima « à l'intérieur », dont la réalisation est principalement psychologique, et non biologique. Homère l'appelle « celle qui lance des flèches » et « celle qui atteint au loin », ce qui implique regarder et toucher le centre essentiel du Soi, et inclut la direction vers le but, la conscience du but, l'aptitude à viser le centre et à tendre vers des possibilités lointaines ».

Malamud parle d'Artémis comme nouvelle image-guide dans le processus de prise de conscience de la femme. Le fait que les femmes modernes de ce type soient souvent dans un état de possession par l'Animus peut être « une phase, transitoire, qui a pour objectif de stimuler la conscience en créant une disharmonie nécessaire dans une P.87 une attitude passive. » C'est une condition pour le développement de la relation de l'homme avec son Anima, parce qu' « une condition trop inconsciente-passive de la femme le pousse par compensation à un excès d'activisme extroverti, où il néglige et oublie sa vie intérieure. »

A ce propos, je  trouve très instructive la description que donne Malamud de l'Amazone en tant qu'Anima de l'homme : « Du point de vue de la psychologie masculine, l'Amazone représente une image d'Anima compensatoire qui n'est pas disposée à se jeter aux pieds d'un homme ; cette image d'Anima est autosuffisante et indépendante de lui. Elle profane l'image conventionnelle de la douce colombe, tendre, effrayée et sans défense, qui confirme sans aucun doute l'homme dans sa conviction qu'il est la clé de voûte de toute la création. Dans sa rencontre avec elle, le modèle érotique habituellement privé d'imagination de l'homme atteint rapidement les limites de ses ressources. »

Si l'on tient compte aussi de l'hypothèse de Malamud, selon laquelle le mythe des Amazones représenterait la « riposte » de l'archétype méditerranéen de la Grande Mère à l'arrivée de la religion olympico-patriarcale des envahisseurs indo-européens, il semble qu'une période transitoire de relatifs détachement et distance du féminin par rapport au masculin (une sorte de retour au monde matriarcal) soit justifiée et nécessaire pour que l'archétype de la déesse vierge une puisse se consteller et remplacer la simple contrepartie féminine de la divinité masculine. Dans ce sens la « peur de la confrontation » avec les hommes, si critiquée, que les féministes manifestent actuellement, serait une défense nécessaire qui correspondrait à la sauvagerie d'Artémis devant les figures masculines.

. « Le séparatisme doit être interprété comme notre capacité de nous racheter de notre dépendance psychologique vis-à-vis de 1'homme, que nous portons en nous. C'est pourquoi il est important que nous nous rencontrions : en parlant nous pourrons découvrir notre identité et relever nos niveaux d'identification. » « Le séparatisme est aussi une attitude mentale, il faut que nous commencions à penser à ce dont nous avons besoin. Par exemple, le séparatisme dans la famille est notre capacité à nous sentir détachées des liens affectifs que la famille nous impose. »

Dans notre société occidentale la femme se voit traditionnellement assigner par la conscience collective des caractéristiques comme la subjectivité, la passivité, la réceptivité et la sensibilité, tandis que l'homme doit être actif, objectif, agressif, courageux. Ainsi certains traits déterminés deviennent constitutifs d'un sexe et sont strictement niés à l'autre, sous peine d'un jugement très négatif, de mépris, voire d'anormalité. 

Aujourd'hui, dit Malamud, on éprouve un sentiment diffus de désorientation et de confusion en ce qui concerne ce qui est masculin et ce qui est féminin. La solution ne peut être que celle de l'intégration des exigences intérieures du sexe opposé (Anima et Animus) moyennant un élargissement de la conscience. En effet, nous pouvons constater que les individus « typiquement masculins » ou « typiquement féminins » sont moins fréquents qu'autrefois et l'identification de la féminité à la maternité est également moins fréquente. L'archétype d'Artémis montre à la femme qu'une de ses possibilités de réalisation est d'élever des créatures nouvelles et en cours de développement, et non de « mettre au monde » - ce qui trop souvent se concrétise uniquement dans la maternité physique.

L'incompatibilité des deux principes féminins opposés, Aphrodite et Artémis, se manifeste de façon dramatique dans le mythe d'Hippolyte. Hippolyte, fils de Thésée et d'une Amazone, est un vir Amazonius que son nom associe aussi aux chevaux, amoureux de la nature sauvage, de la chasse et des sports, chaste et dévot d'Artémis, hostile à Aphrodite. Dans l'Hippolyte d'Euripide, Aphrodite, indignée par l'offense que lui fait Hippolyte, qui refuse l'amour et le mariage, veut se venger et n'hésite pas à sacrifier P.89 Phèdre, belle-mère d'Hippolyte, qui tombe anourel1se de lui et devient - selon le jugement de la déesse elle-même - la victime innocente de son projet de vengeance. Phèdre, repoussée par son beau-fils, se pend, laissant un mot l'accusant d'avoir tenté de la séduire : il s'agit du motif très répandu de la calomnie utilisée pour venger un amour repoussé. Alors Thésée invoque contre son fils la punition de Poséidon, qui le fait mourir sous les sabots de ses chevaux. Artémis, déesse protectrice d'Hippolyte, n'intervient en aucune façon pour le sauver, et justifie la catastrophe en disant : « Or, telle est la loi des dieux : aux désirs qu'a formés la volonté d'un autre, nul ne consent à faire obstacle ; toujours nous lui laissons le champ libre. » Ainsi Aphrodite et Artémis, qui représentent les deux principales dominantes de la féminité, évitent systématiquement toute confrontation entre elles et préfèrent ignorer l'existence de l'autre pôle féminin, comme si elles craignaient de rencontrer leur propre aspect obscur et refoulé, leur Ombre. Nous verrons (p.99-100) que chacune des déesses contient à l'état latent, l'autre comme antagoniste, comme sour obscure.

« Dans Euripide, le conflit entre les divinités reste irrésolu et Hippolyte, le puer aeternus, ne trouve pas non plus de solution à son dilemme. Ce qui explique probablement pourquoi l'incarnation de l'image divine féminine, et donc de l'Anima, est restée plus ou moins bloquée depuis l'Antiquité. » Le processus de réalisation et d'humanisation du féminin a été interrompu par le christianisme : le Christ est le Logos divin  incarné qui tolère la présence de l'humain à côté du divin.

I1 semble donc extrêmement difficile pour la femme de maintenir conscients les deux aspects à la fois et de vivre les deux pôles de sa nature : et je crois que cela a contribué de façon non négligeable au fait que la femme a cédé aux pressions culturelles du patriarcat, adoptant ainsi la « solution de facilité », se ménageant une situation confortable moyennant la scotomisation de l'un des pôles du conflit. Que l'on se rappelle dans ce sens que l'Amazone dans la Grèce classique représentait un modèle de renversement des rôles sexuels alors en vigueur et pouvait avoir la signification de mettre au jour l'autre dominante- refusée de la féminité, même si c'était de façon excessive et unilatérale. Aujourd'hui, que ce soit dans les mouvements de libération de la femme ou dans de nombreux cas individuels, nous assistons à un processus qui tend à récupérer la dominante féminine Artémis, moyennant la scotomisation, au moins relative et temporaire, de la dominante Aphrodite. Mais il ne faut pas perdre de vue le fait que cela ne peut être qu'un premier pas, une erreur nécessaire et transitoire, et non un point d'arrivée ou une solution. Tout est encore extrêmement confus et contradictoire.

Il me semble qu'il serait utile ici de tenter d'analyser, depuis ses origines, le processus de différenciation de l'archétype féminin tel qu'il est représenté dans les divinités féminines depuis les religions matriarcales situées avant les mythes théogéniques se rapportant à l'Olympe. Dans les formes de religions matriarcales nous trouvons une Grande Déesse Mère qui exprime la plénitude de l'être originel dans lequel se déploie l'esprit multiforme de la nature. Comme le dit Walter Otto, « ce qui caractérise la manière archaïque de penser,  c'est qu'elle n'est pas déterminée. On peut se convaincre, auprès des peuples primitifs qui se rencontrent aujourd'hui, du contresens qu'il y a à prêter à la pensée de l'homme archaïque ce que nous nommons des concepts « simples », quand précisément ce qui est primitif est ce qu'il y a de moins simple. »

Dans la Grande Déesse des religions matriarcales se manifeste la totalité libre et indéterminée de l'être féminin élémentaire, dispensateur de toute forme de vie et de mort, avant que la culture patriarcale n'intervienne, voulant dominer la complexité de la nature à travers une façon de penser et d'imaginer claire et distincte dans laquelle l'exigence de détermination et de non-contradiction montre déjà les traits caractéristiques de cet idéal de perfection masculine qui sera le principe dominant de toute la culture de l'Occident. C'est pourquoi il est tellement difficile de P.91 décrire Ishtar ou Astarté, Isis, Cybèle, Rhéa, Gaia, et plus tard Déméter, au-delà des étiquettes conventionnelles de la tradition, sans en trahir le sens et l'esprit originels. Toutes ces Déesses Mères ont des traits semblables, mais leur être « protéiforme » et ambigu échappe à toute définition claire et à toute formulation précise.

La Grande Déesse est la force primordiale de la nature qui se manifeste en donnant ou en enlevant la vie, la Terre Mère d'où tout commence et où tout finit : les morts retournent dans le sein de la terre. Mais au-delà de la naissance, de la vie et de la mort, conçues comme un cycle saisonnier de la nature, la Déesse est l'unité toute-puissante de l'Être, qui embrasse tout, et c'est pourquoi on peut dire d'elle qu'elle est aussi ceci et aussi cela sans jamais  arriver à épuiser la multiplicité de ses significations. Pour l'approcher nous devons penser à tout ce qu'elle est, dont rien n'est exclu, plutôt qu'essayer d'identifier ce qu'elle n'est pas ou qui ne lui appartient pas. Même le masculin lui appartient, en tant que fils-amant qui naît d'elle pour la féconder, et ensuite mourir et se renouveler en elle. Il lui appartient aussi comme attribut, si on tient compte du caractère androgyne de sa totalité élémentaire.

Comme le dit E. Neumann, les contraires ne sont pas encore séparés dans la forme indifférenciée du Grand Féminin archétypique : la Grande Mère Terrible contient en soi féminin et masculin dans une unité indivisible. Elle :>eut même avoir comme attribut la barbe et les organes génitaux mâles, elle peut aller à la chasse, faire la guerre, tuer comme les hommes. La gorgone Méduse, pourvue d'attributs évidemment masculins (les serpents au lieu de cheveux, les dents très longues, la langue tirée), terrifiante au point de pétrifier quiconque la regarde, est pourtant aussi la jeune fille délicate et désirable, violentée par Poséidon sur un tendre pré, parmi les fleurs du printemps, comme Coré enlevée par Hadès, qui, comme elle, va vers un destin de violence et de mort : quand Persée tranchera la tête de Méduse, de son cou sanglant jailliront  les enfants conçus de Poséidon, le cheval ailé Pégase et le héros Chrysaor.

Nous pouvons peut-être reconnaître la signification la plus profonde de la Grande Déesse dans sa « fidélité à son obscurité essentielle, éternelle et mystérieuse, dans laquelle elle est le centre du mystère de l'existence. »  Tout le reste en elle est une unité d'aspects qui nous semblent contradictoires du point de vue de notre pensée patriarcale. Elle est à la fois Mère et Fille-Vierge (Déméter-Coré) où la virginité est indépendance « amazonique » par rapport au masculin. Déméter est « l'abeille mère pure », parce que parmi les abeilles, seule la reine est fécondée par le mâle, et une seule fois. L'abeille est le symbole de la puissance féminine de la nature, où le mâle n'a pas d'autre espace ni d'autre durée que le moment fugitif de la fécondation, et où le féminin a le caractère du terrible matriarcat : après l'accouplement les abeilles tuent tous les faux bourdons, êtres étrangers, désormais inutiles.

Cybèle était adorée sous l'aspect de la reine des abeilles, et ses prêtres s'émasculaient, en mémoire d'Attis, dans le culte orgiastique de la reine. De même, Aphrodite-Uranie tuait son partenaire divin après l'accouplement, comme la reine des abeilles tue le mâle en lui arrachant ses organes génitaux. Le sacrifice de la virilité est nécessaire pour que la toute puissance de la Grande Déesse puisse chaque fois ressusciter, virginité intacte, que personne ne possède et qui n'appartient à personne : les prêtresses de la Grande Mère devaient être vierges, pour exprimer l'aspect virginal de la déesse.

La déesse babylonienne Ishtar est à la fois la déesse de l'amour et de la fécondité des armes et de la guerre. Elle est la reine de la terre, ainsi que du ciel. Sous des noms divers la Grande Déesse est la maîtresse des animaux et des plantes, mais aussi la déesse des morts et des Enfers. Elle est la matrice et la tombe, la truie qui dévore sa portée. Nous la retrouvons intacte de nos jours en Inde, sous l'aspect de la Mère Cosmique, exprimant la totalité de l'univers et la réunion de tous les couples d'opposés, alliant P.93 parfaitement « la terreur de la destruction absolue à l'impersonnelle, quoique maternelle, consolation. Comme le cours du temps, comme la fluidité de la vie, la déesse change : elle crée, protège et détruit. Son nom est Kali, la Noire ; son titre : le Radeau qui traverse l'Océan de l'existence. »

Ida Magli n'entend pas autrement l'Etre suprême féminin des structures religieuses matriarcales, « signe et symbole du monde, de la nature, d'un autre que soi, puissant et dangereux, créateur de vie mais aussi de mort. » Il s'agit de l'image primordiale de la nature comme principe créateur féminin dans toutes ses facettes et son ambiguïté. Lorsqu'on passe plus tard de l'unité indifférenciée de la déesse universelle à un niveau de différenciation accrue des divers aspects féminins contenus dans l'archétype,  nous trouvons d'une part Aphrodite, de l'autre Artémis et Athéna, polarités divines apparemment opposées dans un conflit insurmontable : d'une part la totalité de l'amour, la volupté en tant que loi suprême de la vie, de l'autre la résistance à l'Éros, en tant qu'aspect virginal archétypique du féminin.

La virginité psychologique dont parle Esther Harding est l'aspect archétypique du féminin qui constitue une défense contre le risque de dépendance à l'homme et de participation mystique avec lui. La femme primitive, totalement inconsciente d'elle-même, tend constamment à entrer dans un état de participation mystique avec l'homme qui - en tant que partie essentielle de sa psyché - obtient ainsi d'elle un dévouement et une obéissance inconditionnels. Il faut une résistance à cette façon féminine de vivre l'Éros comme un état édénique d'identité avec l'autre, dans lequel toute distance est annulée et où la femme risque de perdre sa conscience d'elle-même et la capacité de se distinguer de l'autre en tant qu'individu indépendant. Nous pouvons voir que la résistance à l'Eros en tant qu'élément essentiel de l'archétype féminin apparaît nettement dès que l'on parvient au premier niveau de développement du féminin, où l'on passe de l'unité indifférenciée de la Grande Déesse à la coexistence des diverses divinités féminines ayant des attributs plus différenciés et spécifiques.

Dans les religions matriarcales, l'homme n'existe que sous une forme diminuée, soumis à la Grande Mère en tant que partie d'elle et utilisé par elle comme un instrument de fécondation impossible à éliminer. C'est le jeune homme tendre et très beau, mais éphémère, sans histoire et sans futur. Tout développement et toute conquête lui sont refusés, il ne sait pas lutter ni mener à bien aucune entreprise : le mythe du héros, en tant que naissance développement du Logos masculin dans l'initiative, le courage, la force propulsive vers l'action dangereuse et l'abandon de la mère pour aller à la conquête du monde, ne le regarde pas. Mais dans le mythe de Coré et Déméter, la situation est profondément modifiée : Déméter n'est plus seulement la déesse omnipotente, elle doit aussi pactiser avec les divinités masculines de l'Olympe grec. Dans cette phase finale de l'ordre religieux matriarcal, l'homme devient le facteur qui, bien qu'impossible à éliminer, se soustrait néanmoins à la domination de la Grande Déesse et bouleverse son règne : il utilise sa force, il ravit et violente. Ainsi, dans le monde encore exclusivement féminin des événements et des expériences de la mère et de la fille, s'introduit de force l'élément masculin pénétrant et écrasant, auquel le féminin doit se plier : c'est l'étranger, l'inconnu, l'ennemi cruel et impitoyable, le terrible dieu des morts. Il me semble que l'on peut distinguer, dans cette expérience de violence mortelle, de terreur et de colère, de haine et de deuil, l'origine première d'un noyau archétypique de résistance à l'Eros dans le féminin.

Le désespoir qu'a causé à Déméter le rapt de Coré exprime - sous la forme extrême de l'expérience primaire, inattendue et imprévisible - le risque d'anéantissement psychique pour le féminin ignorant qui est soudainement arraché à soi-même et entraîné hors de son  monde. Coré cueillait des fleurs et jouait avec les nymphes, dans la félicité inconsciente de son adolescence, lorsque la terre s'ouvrit et qu'Hadès apparut hors du gouffre sur son P.95 char d'or tiré par des chevaux immortels et l'entraîna, atterrée et en larmes, dans son royaume souterrain. L'hymne homérique raconte que Coré ne perdit pas l'espoir de revoir sa mère bien-aimée aussi longtemps qu'elle put apercevoir la terre, le ciel et les rayons du soleil, avant que le royaume d'Hadès ne se refermât sur elle.

C'est ainsi qu'est décrite la domination du Moi féminin par l'élément masculin chthonien, inconscient, porteur d'une sexualité violente à laquelle il n'est pas possible d'échapper. Déméter devient alors la déesse furieuse et vindicative, la Déméter Érinye, qui revit dans sa chair la violence subie par la fille : d'après le mythe arcadien elle est violentée par Poséidon alors qu'elle erre, désespérée, à la recherche de Coré. Dans son deuil chargé de  haine la déesse rend la terre stérile ; il ne reste plus aucune forme de vie, aucun fruit ou fleur. Elle est inconsolable, et maintient sa vengeance impitoyable, qui menace de faire périr la race humaine, à moins que sa fille ne lui soit restituée pendant une partie de l'année. Coré participe donc des deux natures et des deux existences : l'existence avec la mère a l'aspect de la vie gaie et lumineuse sur la terre l'existence avec l'homme a le caractère ténébreux de l'Hadès, la stérilité et la mort. La connexion entre les noces et la mort est ici clairement mise en évidence.

Pour le féminin archaïque, les noces prennent le caractère d'un assassinat, dans lequel l'épouse subit, d'une façon totalement passive, comme victime désignée, son destin de mort : Coré est violée par le dieu des morts et disparaît dans le monde des Enfers ; Déméter vit un deuil qui signifie la stérilité de la terre et la disparition des feuilles, des fleurs et des fruits. L'attribut d' « Erinye » de Déméter, qui fait allusion à la colère et à la vengeance contre le masculin écrasant, indique une expérience analogue à celle de Némésis, la déesse enlevée par Zeus qui « ne se laissa pas fléchir par l'amour ; elle succomba à la violence. Et fut donc, ce qu'elle resta toujours, la vengeresse  irritée : Némésis.» 

Dans ce contexte, la maternité n'est pas acceptée, ni comprise, mais arrachée, conséquence inévitable d'une violence subie. L'amour de la mère pour sa fille semble le résultat du sympatheîn, c'est-à-dire qu'il naît dans le cadre d'un état d'identité, favorisé par la nécessité d'endurer le même destin : un destin de persécution, d'enlèvement, de viol, d'où s'ensuit une naissance (de la fille) et une renaissance (de la mère en elle), qui ne sont pas vécues comme quelque chose de désiré, de choisi, mais sont découvertes douloureusement à travers la colère, la haine et le deuil. La victoire de Déméter consiste à obtenir que sa fille, désormais épouse d'Hadès et reine des Enfers, lui soit rendue une partie de l'année. Ce qui signifie psychologiquement la sauvegarde de l'identité féminine, grâce au refus de vivre la vie matrimoniale dans sa totalité. II s'agit de la forme la plus archaïque d'adaptation défensive du féminin à un masculin hyperpuissant et violeur. L'angoisse mortelle est dominée en prenant ses distances et en retournant au monde des vivants, ce qui signifie la récupération de sa propre identité et de son propre monde en faisant une nette distinction, en se séparant du monde masculin.

On peut faire ici une remarque qui ne manque pas d'intérêt : on constate l'apparition d'une résistance à l'Eros  dans l'archétype féminin précisément lorsque la religion olympico-patriarcale commence à mettre en lumière le risque auquel la femme est exposée lorsqu'elle ne peut plus exercer sur le masculin cette domination incontestée que nous avons vue dans les religions matriarcales : les trois déesses qui se soustraient à la loi d'Aphrodite appartiennent à l'Olympe gouverné par Zeus.

L'homme a une distance naturelle par rapport à l'Éros : sa conscience, centrée sur le Logos, a sa propre vie d' « intérêts objectifs » qui le protège naturellement du risque de dépendance et d'assujettissement à la personne aimée.

La femme en revanche, de par sa nature même, est beaucoup plus exposée au danger de tomber dans un état de participation mystique avec l'être aimé parce qu'en elle la vie de la conscience est centrée sur l'Eros, qui unit et lie. Mais P.97 lorsque la participation mystique devient un état permanent et insoluble, elle est incompatible avec l'amour.

Comme le dit Jung, « le rapport [.] n'est possible qu'avec une certaine distance spirituelle. » En effet, s'il n'y a aucune distance, c'est-à-dire aucune distinction entre le Moi et le Toi, il ne peut y avoir aucune relation, ni échange : il ne peut y avoir relation ou échange lorsque les deux êtres sont devenus une seule chose. Une femme, qui faisait depuis longtemps partie d'un groupe féministe, me dit une fois que la majeure partie des femmes, au lieu de se mettre au centre de leur propre vie et de chercher une réalisation et un équilibre à la première personne, mettent au premier plan le couple, parlent toujours de l'équilibre du couple, sans se rendre compte que cela va à l'encontre de leur équilibre personnel, qu'elles n'existent plus en tant que personnes.

C'est la forme d'être représentée par Héra, la déesse du mariage. Héra et Zeus constituent le couple, dans lequel se réalise une forme totale de l'existence féminine, qui comprend la lumière et les ténèbres, le bien et le mal, les joies et les douleurs, et qui ne nie jamais que le mariage est une prémisse nécessaire, et ne permet jamais à la femme de découvrir son être entier en tant qu'individu. En effet, dans le cas de la femme dont je parle, son mariage était entré en crise quand elle avait commencé à se distinguer du couple en tant qu'individu, et à sentir que  le couple est formé de deux personnes, dont chacune a besoin de trouver sa propre réalisation et son propre équilibre. Ce n'est que par la suite, dans une autre relation amoureuse, plus libre, qu'elle redécouvrit la complémentarité de l'homme et de la femme, qu'elle avait perdue immédiatement après son mariage.

C'est du reste là un phénomène assez fréquent dans le développement de la conscience féminine : la femme d'aujourd'hui cherche un rapport de complémentarité avec l'homme, elle en pressent la possibilité ; mais lorsqu'elle arrive au mariage ou à la vie commune, elle tombe souvent dans la condition primitive de la participation mystique. Ce n'est qu'ultérieurement, à travers un douloureux processus de prise de conscience, qu'elle peut réaliser ce que Jung appelle « relation psychologique entre l'homme et la femme », conçue comme fécondité de la coniunctio oppositorum. 

On peut remarquer ici un phénomène intéressant : cette femme ainsi que les autres présentes à la discussion ont souligné le fait que la complémentarité ne peut être récupérée que lorsqu'il y a de l'amour. Il semblait évident pour elles que l'amour présuppose toujours une distance, une distinction de l'un et de l'autre, alors que dans l'état d'identité il ne peut y avoir de véritable amour parce que l'individu n'a plus aucune signification. Nous découvrons ainsi le lien secret qui unit les deux aspects apparemment contradictoires et inconciliables du féminin, Aphrodite et Artémis (ou Athéna). Pour que l'Éros d'Aphrodite puisse aspirer à la dimension de l'amour comme relation avec l'autre, il faut maintenir et respecter l'aspect virginal de la déesse une. En effet, chacune de ces déesses possède aussi - bien que sous une forme moins visible - l'autre aspect.

Au stade de différenciation supérieure de la féminité, dans lequel plusieurs déesses aux attributs divers et aux caractéristiques spécifiques prennent la place de la totalité qui embrasse tout, de l'Etre féminin originel, nous constatons que chacune d'elles contient, de façon moins évidente, en tant qu'Ombre, l'aspect de l'autre. On peut en conclure que la contradiction, ou plutôt la coexistence d'aspects apparemment inconciliables existe dès l'origine à l'intérieur de la divinité féminine en tant que noyau archétypique fondamental, même s'il n'est pas reconnu ni accepté.

La Grèce antique célébrait aussi le culte d'Aphrodite-Uranie, différent et séparé des autres formes de culte de la déesse : Aphrodite-Uranie était une déesse armée, dénommée Areia et vénérée à côté d'Arès. Comment ne pas penser à Athéna ? Athéna était toujours armée, avait la même épithète Areia, et était invoquée en même temps qu'Arès dans les batailles. L'aspect virginal d'Aphrodite-Uranie est encore plus évident lorsque, comme à Sicyone, nous P.99 voyons son culte confié à des prêtresses vierges. Il est clair que les prêtresses représentent un état ou un aspect de leur déesse. Parfois, il s'agit d'un aspect latent qui dans la déesse n'est plus manifeste, comme si les prêtresses devaient, par compensation, manifester l'Ombre de la divinité devenue désormais, dans l'excessive détermination de ses traits, trop rigide et trop unilatérale. De la même façon les jeunes filles au service d'Artémis à Athènes portaient le surnom rituel d'« ourses » (arctoi) : il ressort des traditions plus anciennes qu'Artémis elle-même avait dans le passé l'aspect d'une ourse, c'est-à-dire était une « déesse de la maternité et de la fécondité. »

Aphrodite-Uranie a aussi des affinités avec les Amazones. Elle tuait son partenaire divin après l'accouchement. Dans la version la plus ancienne du mythe, Anchise lui-même mourait après son rapport sexuel avec Aphrodite. Une épithète d'Aphrodite est androphonos (homicide, tueuse d'hommes ou de son époux), qui rappelle beaucoup celle d'androctonoi utilisée pour les Amazones. Nous voyons ici le motif de la résistance à l'Éros dans  sa forme la plus grossière et la plus archaïque : la relation est coupée immédiatement après l'accouchement. L'homme est conçu uniquement comme pénis fécondateur au service de la procréation. Il ne doit subsister aucune possibilité de prolongation de la relation après qu'il a accompli son devoir biologique. Nous voyons là l'aspect « Amazone » caché d'Aphrodite, une secrète virginité de la déesse de l'amour.

De la même façon Lou Andreas-Salomé « coupait » ou « tuait » sa relation avec un homme en partant à l' improviste, comme mue par un instinct irrésistible, lorsqu'elle sentait que cette liaison devenait obscurément menaçante pour sa vie et la réalisation d'elle-même. .

Dans la déesse Athéna, l'autre aspect semble inconciliable avec ses caractères les plus connus de déesse toujours vierge, guerrière, amie des hommes, paraissant complètement étrangère au monde de la sexualité et de l'Eros.  Mais Athéna est aussi protectrice des femmes, elle leur accorde la fécondité, les assiste dans leurs accouchements, veille sur la fécondité, les assiste dans leurs accouchements, veille sur invoquée comme méter, « la Mère » ; on l'appelle Kurotr6phos, « nourrice des enfants », comme Aphrodite, comme Déméter et comme Gaia, la Terre Mère de tous les êtres. D'après des traditions secrètes, Athéna donna un fils à Héphaïstos qui avait demandé sa main pour prix de l'aide qu'il accorda à Zeus pour la faire naître de sa tête. Mais la version du mythe la plus connue raconte qu'Athéna disparut du lit nuptial et que, du sperme d'Héphaïstos tombé à terre, Gaia conçut Erichtonios. Mais Athéna semble aussi P.101 d'une certaine façon directement impliquée dans cette naissance, car Gaïa lui remit le nouveau-né immédiatement après l'accouchement. Eric Neumann a reconnu chez Athéna un aspect de Déesse Mère pré-hellénique, crétoise.

De même, Artémis n'aide pas seulement les femmes en couches, et on l'appelle Kurotr6phos comme n'importe quelle Déesse Mère, car elle enseigne à soigner et à éduquer les enfants, mais elle est aussi elle-même déesse de la fécondité, une Grande Mère : l'Asie Mineure célébrait le culte d'Artémis-Ephesia, nettement différent des formes grecques du culte de la déesse. Artémis-Ephesia est une Grande Mère, dont la fécondité est représentée par une grande quantité de mamelles gonflées de lait. D'après le mythe, le culte d'Artémis-Ephesia fut fondé par les Amazones : ce qui confirme que les deux aspects du féminin, le maternel et le virginal, coexistent dans le même archétype au point de pouvoir dériver l'un de l'autre. En Grèce aussi, comme nous l'avons déjà vu, le surnom rituel d' » ourse » (arctai) donné aux jeunes filles consacrées au culte d'Artémis se réfère à une forme maternelle animale de la déesse. C'est probablement là l'origine de l'épithète « maîtresse des animaux » (P6tnia théron) qu'Artémis partage avec Aphrodite et qui fait allusion au fait qu'elle préside à la fécondité du règne animal.

Il semble donc que la résistance à l'Éros soit un caractère archétypique du féminin, complémentaire et compensateur de la tendance des femmes à mettre dans l'amour la totalité du sens de leur vie et les fondements de leur destin. Du reste, la fatalité tragique de l'amour pour les femmes est plusieurs fois mise en évidence dans la mythologie clasique. Comme l'observe Walter Otto, Aphrodite porte chance aux hommes, alors qu'aux femmes elle est souvent funeste. Le mythe nous présente une série de femmes qui deviennent victimes de la séduction irrésistible et aveuglante d'Aphrodite. Malheur à celles qui, pour avoir répondu à l'appel de la déesse, sont emportées par une folle passion qui les conduit à la ruine.

Dans la Médée d'Euripide le chour des femmes prie Aphrodite de la façon suivante : « Puisses-tu ne jamais, ô maîtresse, contre moi, de ton arc d'or, diriger le trait inévitable qu'enduit le philtre du désir! » Par amour Médée commet le délit le plus abject contre son propre sang, tuant d'abord son frère, puis ses enfants.

Hélène dans l'Iliade est toujours une femme malheureuse qui « se consume dans les pleurs », se révolte contre Aphrodite qui l'a trompée sans aucun scrupule, se méprise atrocement, se traitant de « chienne maligne, dégoûtante  », disant que « tous n'ont pour moi que de l'horreur », et souhaitant être morte le jour même où sa mère l'a mise au monde au lieu d'être emportée par la passion aveugle qui l'a entraînée en terre étrangère, loin de sa patrie, de son mari, de sa fille et de tous ses proches et lui a attiré les malédictions des Grecs et des Troyens.

Phèdre se suicide à cause de son amour impossible pour son beau-fils Hippolyte. Pasiphae conçoit le Minotaure à la suite de sa monstrueuse passion pour un taureau. Didon ne supporte pas l'abandon d'Enée et se tue.

Dans l'Hippolyte d'Euripide, la nourrice dit à Phèdre en proie à son chagrin d'amour : « Cypris est irrésistible, quand elle assaille avec violence. Lui cède-t-on ? Doux se fait son abord ; mais celui qu'elle trouve excessif et  hautain, Jieu sait, quand elle l'a saisi, les outrages qu'elle lui inflige. » Toutefois cela n'est vrai que pour les hommes. Aphrodite punit les hommes qui l'offensent en méprisant l'amour, comme Hippolyte, mais elle ne fait preuve d'aucune douceur à l'égard de Phèdre, qui a pourtant obéi à son appel. La déesse accorde toutes ses faveurs aux hommes qui, comme Pâris, Phaéton, Anchise, Énée, reçoivent d'elle beauté, jeunesse, séduction, joie  et fortune, alors que ses dons d'amour semblent destinés à détruire la vie des femmes. Dans Hippolyte, Aphrodite reconnaît s'être servie de Phèdre, victime innocente, pour ses desseins.

On peut dire la même chose de Didon, qu'Aphrodite rend amoureuse d'Enée pour que le héros en terre étrangère soit à l'abri de tout danger. Aphrodite n'a cependant aucune pitié pour les hommes qui refusent l'amour, alors P.103 qu'elle tolère et semble respecter les femmes, divines ou humaines, qui choisissent une vie sans Éros : outre les trois déesses Athéna, Artémis et Hestia, il y a les Amazones et les prêtresses vierges, comme les Vestales, les jeunes filles d'Artémis, etc. Il semble donc que si la déesse de l'amour n'a aucune raison de faire une exception pour les hommes dont le refus de l'amour ne peut signifier rien d'autre qu'une fuite coupable (ou pathologique) de la vie, elle doive se montrer plus indulgente pour les femmes qui refusent d'aller vers un destin de souffrances ou de malheurs, en se privant de l'Eros. Ce qui veut dire que la résistance à l'Eros n'a pas la même valeur pour l'homme que pour la femme.

Heureux l'homme qui suit la loi d'Aphrodite, car ainsi il se réalise de la façon la plus complète, puisque pour lui l'essentiel reste sauf, avant et au-delà de l'amour, dans les intérêts objectifs, dans les ouvres de l'esprit et de la science. Pour lui rencontrer l'amour est comme trouver la beauté et la joie de la vie, comme se mettre en vacances après les charges et les devoirs les plus graves, comme jouir d'un printemps de l'esprit qui fleurit et se renouvelle ; mais au-delà de l'amour la vie continue et le sens de la vie n'est pas perdu. Pour la femme en revanche, à l'origine l'amour est tout, il est la vie, le sens, le destin.

Même les personnages féminins de nombreux romans manifestent cet intérêt exclusif et fatal pour le monde de l'Éros, terriblement loin du monde du Logos masculin, tragiquement étranger à ce dernier. ..

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Nous avons vu qu'Aphrodite tolère la résistance des  femmes à l'Éros : cette résistance existe dans l'archétype féminin comme mécanisme instinctif de défense. Mais il est nécessaire que la femme en soit consciente et sache, P.107 comme Aphrodite, tolérer et respecter cet aspect de sa nature. Sinon elle risque de s'évaluer elle-même avec l'étalon de l'Animus collectif patriarcal  qui condamne son « immaturité émotive », ou son « inhibition sexuelle » ou ses « peurs infantiles », et d'affaiblir ainsi sans le savoir ses propres défenses naturelles et elle peut aller, ignorante et impréparée, à la rencontre de l'Eros comme d'une expérience totale et fatale.

Récemment, en parlant avec quelques femmes qui avaient participé à des groupes féministes, j'ai entendu une remarque très amère : « En regardant les couples qui ont traversé une crise dans leur relation, je me suis aperçue que les hommes sortaient de ces crises plus forts, mais pas les femmes : les hommes ont tiré beaucoup plus de leur désespoir que les femmes, parce qu'ils savent construire aussi quelque chose avec leur souffrance et réussissent à l'élaborer, à la transformer. C'est là une réaction très positive que je n'ai pas et que je ne vois pas chez d'autres femmes. » Il est évident que ces femmes, quoique féministes, n'étaient pas parvenues à sauvegarder en elles la résistance à l'Éros et à mettre entre elles et l'autre la distance qui leur permet de ne pas se sentir détruites et perdues après l'échec de leur relation. Ce qui ne peut évidemment qu'aiguiser les sentiments de frustration et d'infériorité des femmes qui doivent constater, une fois de plus, la traditionnelle supériorité masculine.

Mais si la femme s'accepte elle-même pour ce qu'elle est, sans feintes et sans rationalisations de l'Animus, elle peut reconnaître en elle la peur de l'Éros non comme un symptôme névrotique, mais comme un sain signal d'alarme face à une situation qui menace sa personnalité. Une autre femme m'a raconté qu'elle avait ressenti, lors du retour imminent de l'homme qu'elle aimait, une tension érotique tellement forte qu'elle eut peur, elle eut un moment de panique. Alors elle essaya de réfléchir : « Allons, du calme ! Pas de panique. Essaye de comprendre ce qui se passe ! Il ne peut pas y avoir que cela : tu as aussi besoin d'autre chose, de ta propre réalisation, de ton travail, de ta propre dimension. » Elle réussit ainsi à se calmer, à se retrouver, en prenant ses distances.

Une autre femme a dit : « Moi, cet engagement total me fait terriblement peur, car il signifie être totalement à la merci de [.] je ne sais pas très bien quoi. » Sur ce point, les femmes étaient toutes d'accord et étaient même disposées à reconnaître qu'il y a là au moins une différence entre l'homme et la femme : dans le cas de la femme l'abandon total à l'Éros représente un grave danger pour son équilibre. L'équilibre de la femme consiste aussi dans sa capacité de se défendre, de mettre une distance dans sa relation amoureuse. Ce qui ne signifie pas sacrifier son sentiment, mais devenir plus consciente d'elle-même et de sa propre valeur. Sans distinction entre soi et l'autre il ne peut y avoir ni conscience de soi, ni développement de la personnalité, ni véritable relation.

Mais les femmes qui ont atteint ce degré de conscience sont encore trop rares. Beaucoup d'entre elles vivent malheureusement leur couple dans le traditionnel état de participation mystique ou bien veulent s'émanciper d'une façon radicale et purement rationnelle de leur rôle biologique, sans se rendre compte que l'inconscient peut réagir à cette attitude par une vengeance de l'instinct et du corps féminin nié.

C'est justement des féministes et de leurs sympat,hisants qu'est partie la campagne pour l'avortement, menée avec une violence verbale et une insistance fanatique sur le sang, sur le corps violenté, sur l'orgasme féminin, qui donnent à réfléchir - surtout lorsqu'on se rend compte que le langage féministe ressemble beaucoup au langage antiféministe. On retrouve dans les slogans pour l'avortement la même violence provocatrice, confinant souvent  à l'obscénité, que dans les slogans contre l'avortement.

Consciemment la femme veut affirmer son droit à l'autogestion de son corps, mais, en réalité, elle est encore  obsédée par son vieux rôle physiologique, elle ne réussit pas à s'occuper d'autre chose, à penser à autre chose. Pour ne P.109 citer qu'un exemple, à Genève les féministes ont lancé sur des hommes politiques des oufs pourris et des serviettes hygiéniques couvertes d'excréments, d'urine et de sang. Alors justement que la femme tente désespérément de se réaffirmer en tant que personne, elle se définit et s'affirme encore et uniquement en tant que corps.

Comme l'observe Ida Magli, de la sorte la femme reste  « un être naturel qui  n'a pas droit à devenir un être culturel et elle est liée à sa physiologie comme à un destin. » La menstruation, la grossesse, l'accouchement sont toujours et encore les fondations sur lesquelles on construit l'image et le rôle de la femme. C'est justement  lorsque les féministes arrivent à réagir contre tout ce qu'elles ne veulent pas être en tant que femmes qu'elles semblent le moins réussir à être quelque chose de plus et d'autre : toute leur libido se concentre régressivement sur les fonctions physiologiques et sur la vieille image et le vieux rôle de mère - mère de mort et non mère de vie - mais toujours et uniquement de mère. Parallèlement l'Animus à l'ouvre fonctionne de façon plus réactive qu'active, davantage sous forme de protestation et d'agressivité contre que d'initiative vers, et de devoirs à accomplir : il subsiste encore dans la femme trop peu de confiance en elle et dans ses capacités spirituelles.