Quelques notions clés de la pensée de Kohut
Kohut était d'abord un clinicien, un praticien de la psychanalyse essentiellement soucieux de ramener ses patients à la santé, il se définissait comme tel avant de se considérer comme un théoricien. C'est à partir de son travail clinique que Kohut a progressivement dégagé des notions qui ont fini par faire corps et par constituer une nouvelle théorie s'appliquant à l'ensemble de la théorie psychanalytique.
On s'accorde généralement pour considérer deux temps dans le mouvement de la pensée de Kohut : un premier temps où il considère ses perspectives comme des apports à la psychanalyse traditionnelle - la « psychologie du self » se donne alors comme dimension de la psychanalyse, s'appliquant à des formes particulières de pathologies - puis un second temps où la perspective est inversée et où Kohut considère que la « psychologie du self » qu'il a créé constitue une théorie générale du fonctionnement du psychisme dont la théorie psychanalytique traditionnelle n'est qu'un cas particulier, valable seulement dans des formes particulières de pathologie.
Très sensible aux effets néfastes du dogmatisme et ayant constaté que des points de vue théoriques arbitrairement appliqués pouvaient conduire à de résultats thérapeutiques désastreux, Kohut va toute sa vie insister sur la nécessité de se mettre à la place du patient et souligner que la méthode psychanalytique elle-même a une valeur plus fondamentale que toutes les théories qui ont pu en découler. La rigueur de la pratique clinique est pour lui la condition première sans laquelle il n'est pas possible de constituer une théorie qui ait quelque valeur. La théorie doit pour lui émaner de la clinique et ne pas être une machinerie à laquelle devrait se plier le psychisme des patients. Allen Siegel dit que pour Kohut « la théorie doit être « a guide not a god », paraphrase de l'une de ses formules selon laquelle « les idéaux doivent être des guides et non des dieux. » Son intérêt pour la notion d'empathie découle de cette conviction.
L'empathie
L'empathie occupe une place fondamentale dans la pensée de Kohut . Pour lui l'empathie est le destin de l'analyse.
Le terme anglais d'empathy désigne « le pouvoir de comprendre et de pénétrer par l'imagination les sentiments d'une autre personne » ; . « voir aussi identification », et.. « Attribution à un objet, tel qu'une ouvre d'art, de ses propres impressions intellectuelles ou émotionnelles à son égard. » Vue de cette manière l'empathie pourrait être considérée comme bien proche de l'identification projective.
C'est Freud qui a introduit en psychanalyse la notion d'empathie sous le terme d'Einfühlung qui apparaît à de nombreuses reprises dans son ouvre, en particulier dans Psychologie des foules et analyse du Moi où elle est invoquée comme le moyen qui joue le plus grand rôle pour nous permettre d'accéder à la vie d'un autre esprit. Ferenczi fera une place très importante à l'empathie. Conscient, avec P.27 Freud, des risques liés à l'abus de cette notion qui pourrait tout justifier, il espérait avoir « débarrassé [l'empathie] de son caractère mystique. »
Mais, pour Kohut, l'essentiel est que cette notion d'empathie, d'identification à autrui, au sens quotidien de « se mettre à la place de.. « est incontournable en matière de psychanalyse. Qu'on le veuille ou non la clinique psychanalytique passe par l'empathie du psychanalyste, il ne peut y avoir de recueil « objectif » de données psychanalytiques sans passage par le psychisme et la subjectivité de l'analyste ; toute donnée clinique comme toute interprétation implique empathie. L'appréciation de l'effet positif ou négatif d'une interprétation met tout autant en jeu l'empathie de l'analyste qui sera l'épreuve clé à tout moment. Kohut n'a pas employé l'expression « épreuve de l'empathie » mais il aurait pu le faire pour désigner cette sorte d'épreuve de la réalité psychique que constitue pour lui l'empathie. Pour Kohut, donc, la situation analytique repose entièrement sur ce phénomène, sur cette méthode qui, finalement, définit la place, le champ de la psychanalyse sur le plan épistémologique. Pour Kohut, il n'y a pas d'observation objective en matière de psychanalyse, de plus les arguments tirés de sciences connexes, qu'il s'agisse de la neurologie, de la biologie, des études développementales par observation directe des enfants ou autres, sont des corps étrangers à la psychanalyse. Il faut, pour lui, récuser tout biologisme, tout appel à quelque Deus ex machina extérieur à l'étude des phénomènes psychologiques : la psychanalyse est limitée par sa méthode même, l'empathie, et son objet ne peut donc être que l'homo psychologicus.
Il n'y a pas pour Kohut de démarche objectivante possible en matière de psychanalyse. L'empathie, seul moyen véritable d'appréhension d'autrui, est l'instrument qui rassemble les données psychologiques ayant trait au monde intérieur ; « introspection vicariante », elle s'oppose à l'extrospection qui s'applique à connaître le monde extérieur. L'empathie est ce qui permet d'aller au-delà de l'expérience vécue pour permettre de saisir les processus inconscients.
L'observateur, le psychanalyste, non seulement modifie mais fait partie de la situation qu'il doit étudier, ce que Kohut rapproche des conditions d'observations de la physique moderne. Comme pour Ferenczi, qu'il ne cite pas, le psychanalyste n'est pas pour lui un simple écran mais un participant actif. La situation analytique est à l'opposé de la neutralité classiquement invoquée puisqu'elle a un impact psychologique considérable et nous plonge dans l'expérience émotionnelle la plus cruciale pour la survie et le développement de l'esprit. L'empathie, comme le tribunal de la Raison pure imaginé par Kant, va définir le champ où elle s'exerce et en reconnaître les limites. Son usage, en négatif, permet de se décentrer des théories existantes et d'éviter d'allonger le patient sur quelque divan de Procuste où il s'agirait de l'ajuster aux conceptions préétablies. Kohut est cependant conscient des difficultés inhérentes à l'exercice de l'empathie, aux paradoxes auquels elle peut conduire et du caractère asymptotique de la méthode qu'il propose. Il distingue dans la théorie deux versants ; la théorie « proche de l'expérience », élaborée à partir des données de l'empathie, et la théorie « à distance de l'expérience » qui dérive plus de spéculations abstraites que de la clinique. Cependant objectivité et subjectivité restent étroitement liées et il est intéressant de constater que la psychologie du self a donné ensuite naissance aux écoles de l'intersubjectivité.
Kohut donnera de nombreux exemples cliniques du rôle de l'empathie et en proposera une théorie du développement.
Du point de vue thérapeutique, l'empathie de l'analyste, telle que la vit le patient, est d'abord la condition de l'action spécifique de l'analyse, laquelle reste l'interprétation. P.29
Le fait que pour Kohut l'empathie n'est pas un acte thérapeutique en soi tout en ayant des effets thérapeutiques a été à l'origine de malentendus. Il s'oppose en fait à toute conception attribuant à l'empathie l'essentiel de l'effet thérapeutique. Il affirmera vigoureusement avoir voulu fournir un antidote aux diverses dérives sentimentalistes de la psychothérapie qui prétendent « soigner par l'amour, par la compassion, en se contentant d'être présent et gentil.»
Le narcissisme redéployé
Le narcissisme, dans les années quarante aux États-Unis, était envisagé dans le cadre de l'ego psychology qui constituait alors la forme dominante « classique » qu'avait prise la théorie psychanalytique. Le narcissisme dans ce contexte, en continuité avec certaines formulations freudiennes, était conçu comme un palier évolutif destiné à être dépassé pour céder la place à l'amour objectal.
L'ego psychology décrivait le fonctionnement du psychisme en fonction des structures décrites par Freud en 1923, constituant la seconde topique freudienne : le « moi » - ego dans la terminologie anglo-américaine -, le « surmoi » et le « ça. » Le conf1it entre ces instances, par exemple entre le « surmoi » interdicteur et les pulsions du « ça », est à l'origine de l'angoisse, des sentiments de culpabilité et de la symptomatologie névrotique. Mais sous l'influence de Hartmann et Lowenstein, le « moi », l'ego, avait pris un sens très particulier, plus restreint que chez Freud et était censé comporter d'emblée une « zone libre de conflit. » Il fallait donc distinguer le «moi », en tant qu'organisation psychique, d'un ensemble plus large capable de rendre compte d'aspects du fonctionnement psychique souvent rapportés par Freud au « moi » mais qui dépassent le moi-instance, c'est le terme de « self » - « soi » - qui a été introduit. Hartmann en particulier (en 1950) avait « souligné qu'il fallait reformuler la théorie du narcissisme avec plus de soin, puisque l'investissement du « soi » n'était aucunement identique ou limité à l'investissement du système du « moi ». » Édith Jacobson avait ensuite développé une théorisation du développement du self à partir des premières relations de l'enfant, évoqué le rôle de l'idéalisation des premiers objets et de la fusion initiale entre le self et l'objet.
Kohut va, d'une part, s'inscrire dans la direction indiquée par Hartmann et rapporter le narcissisme non au « moi » mais a une entité plus large et moins étroitement limitée : le « self » ; d'autre part il va considérer, pour l'avoir constaté cliniquement, que le narcissisme ne disparaît pas pour céder la place à quoi que ce soit d'autre mais qu'il persiste et évolue la vie durant sans forcément constituer une régression pathologique ; ainsi apparaît l'idée fondamentale d'un narcissisme normal et d'une ligne de développement du narcissisme parallèle au développement des investissements d'objet et en interaction avec celui-ci. Narcissisme et amour d'objet ne sont plus contradictoires mais complémentaires. Il existe chez Freud de nombreuses indications allant en ce sens mais il ne les a pas développées lui-même et c'est le mérite de Kohut d'avoir décrit de façon cohérente le développement du courant narcissique et d'en avoir souligné le rôle organisateur pour le psychisme dans son ensemble.
Le self - Le terme « self » ne sera jamais étroitement défini par Kohut pour qui la notion n'est pas définissable en dehors des manifestations qui en font apparaître la P.31 nécessité. Il n'est pas conceptualisable comme instance ou organisation psychique précisément caractérisée mais plutôt comme le siège de manifestations identifiables. La notion renvoie à la personnalité entière, à l'ensemble du fonctionnement psychique, au soi corporel, comme à des éléments mieux définis comme la représentation de soi-même. Elle est utilisée pour rendre compte de l'expérience de continuité, de cohésion du psychisme et de son développement.
Kohut considère qu'il existe sans doute un self rudimentaire dès les tous premiers stades de la vie de l'enfant. Il l'assimile au « moi plaisir purifié » de Freud. Il décrira le développement du self et ses modalités et en arrivera à faire du self l'entité essentielle du fonctionnement du psychisme régi finalement par « le principe de primauté de la conservation du self » selon lequel la conservation psychologique est le moteur fondamental des conduites de chacun et la menace la plus profonde celle de la destruction du self.
Le self bipolaire. - Apparue chez Kohut en 1977, la description du self comme « bipolaire » signe la nouvelle métapsychologie qu'est la psychologie du self généralisée et assigne au self la place prépondérante dans son système élargi.
Les deux pôles constituants du self sont d'une part le pôle des ambitions et d'autre part le pôle des idéaux. Comme nous le verrons plus loin le pôle des idéaux dérive de « l'imago parentale idéalisée » tandis que les ambitions dérive du «self grandiose ».Il s'établit entre eux un « arc de tension » comme entre deux pôles électriques positif et négatif, les relations entre les constituants du self sont ainsi animées par une « différence de potentiel » qui module les mouvements du self dans son ensemble, poussé par ses ambitions et guidé par ses idéaux. Celui-ci s'appuie, dans son développement, sur les deux secteurs focalisés par les deux pôles et sur l'élément intermédiaire que constitue pour Kohut le registre des compétences et des talents où pourront s'élaborer des structures compensatoires si le self est déficient. Le développement du self peut s'appuyer davantage sur un pôle que sur l'autre si celui-ci n'est pas assez nourri de selfobjets adéquats ; le self ne sera très fragile que si les deux pôles ont été lésés. Il faut constater que dans ce modèle, la sexualité n'a pas de place comme force animatrice du self.
A. Siegel fait remarquer que l'introduction du self bipolaire est une forme de conceptualisation concrète inhabituelle chez Kohut qui avait toujours refusé de cerner le self par une définition trop précise ; elle ouvre la porte à les réifications analogues à celles contre lesquelles il avait lutté.
Le self nucléaire. - L'idée d'un noyau du self apparaît assez tôt dans la pensée de Kohut. Il s'agirait d'abord d'un « self rudimentaire » « déjà présent très tôt dans la vie » et qui a besoin pour se développer des apports des soins parentaux ; c'est la reconnaissance du self potentiel qui est à l'origine de la constitution du self. Il s'agit donc d'une structure qui émerge lors de l'interaction de l'enfant et des réponses sélectives de l'environnement. Mais si Kohut insiste sur « l'importance cruciale de la tâche qui consiste à construire et à entretenir un self nucléaire cohérent », il évoque aussi le self nucléaire comme ayant un « programme » à remplir, ce que Allen M. Siegel résume ainsi : « ... la cohésion du self évolue des premières relations selfobjectales à leurs formes plus tardives et culmine dans l'expression saine du programme inné du self nucléaire. » Le cours de la vie dans son ensemble est impliqué dans l'idée de programme du self nucléaire. Kohut en arrive P.33 ainsi à l'idée d'un self qui serait authentique, conception qui se rapprocherait de la notion winnicottienne de « vrai » self. Bien que Kohut affirme que le self soit une donnée repérable par l'expérience, il paraît lui garder les caractéristiques d'un postulat ou d'un axiome apte à rendre compte de la morale et de la liberté ou du libre arbitre,
La fragmentation du self - La fragmentation - le terme anglais est parfois traduit par morcellement -définit l'état du self dont la cohésion est durablement ou temporairement compromise. Elle correspond, lorsqu'elle est très intense à une forme de régression vers un stade très archaïque où le self est réduit aux fragments du self corporel et mental du début et à l'éclatement et à la perte d'objets archaïques narcissiquement investis. Kohut se réfère aux noyaux du soi de Glover et à ce que Freud décrivait comme stade de l'auto-érotisme, au sens du fonctionnement sur elles-mêmes de parties du corps, sans objet ni moi unifié. La fragmentation du self déclenche une angoisse de désintégration extrêmement intense. Nous pouvons noter ici la parenté avec des notions voisines comme la crainte d l'effondrement de Winnicott, les angoisses de morcellement de Mélanie Klein, les « angoisses sans nom » d'auteurs postkleiniens ou la dépersonnalisation chez Maurice Jouvet.
La désorganisation d'un self objet ou sa disparition a pour effet une fragmentation totale ou partielle du self. Les selfobjets « peuvent être insuffisamment investis et par conséquent exposés à une fragmentation temporaire. » On peut ainsi observer des moments de fragmentation transitoire au cours de la cure et à certaines périodes de vulnérabilité du self comme l'adolescence. Alors que dans les névroses l'angoisse est liée à la « menace de castration », « dans les troubles narcissiques l'angoisse du moi est avant tout relié à la conscience qu'il a de la vulnérabilité du self parvenu à maturité ; les dangers auxquels il a à faire face se rapportent ou à la fragmentation temporaire du soi ou aux intrusions dans son domaine de formes archaïques de toute-puissance ou de selfobjets archaïques. »
La fragmentation est à son comble dans les états psychotiques contrairement à ce que l'on observe dans les troubles narcissiques où le self conserve une certaine cohésion.
La perspective de Kohut, qui distingue donc le self du moi, permet de décrire les réactions du moi à la fragmentation du self : « La part de la personnalité qui n'a pas participé à la régression va réagir à la fragmentation. (.) Cependant le noyau même de la régression - les fragments du self grandiose archaïque idéalisé - se trouve par son essence même lIors de portée de la partie saine du psychisme. » Le moi perçoit les effets de la fragmentation mais n'a pas prise sur eux.
La menace essentielle est donc la fragmentation du self, et c'est la rupture de sa cohésion et de sa continuité qui s'accompagne de l'angoisse la plus profonde ; « Pour Kohut, le « roc psychologique » (le point au-delà duquel l'analyse ne peut pénétrer) n'est pas la menace de castration. Ce n'est pas une menace touchant la survie psychique. Au lieu de cela c'est la menace de destruction du self. »
In fine Kohut attribuera à la fragmentation du self les manifestations des pulsions qui seront redéfinies comme produits de désintégration du self au service de la restauration de celui-ci.
Le narcissisme. - Le narcissisme, pour Kohut, est donc l'investissement libidinal du self, de tout ce qui constitue ou contribue à constituer le self, y compris les éprouvés P.35 correspondants. La libido va s'investir suivant deux composantes : le narcissisme et l'amour d'objet. Comme les relations aux objets dans la théorie psychanalytique classique, le narcissisme va évoluer d'un état archaïque à un état mature. Il ne s'agit donc en rien pour Kohut d'un « stade » narcissique dans l'évolution de la libido vers l'amour d'objet, mais bien d'une ligne de développement à part entière comparable à la ligne objectale.
La satisfaction correspondant au narcissisme est la joie, alors que dans le registre de la relation objectale et pulsionnelle la satisfaction recherchée est le plaisir.
Lorsque Kohut met en avant l'idée que le narcissisme évolue, il n'est pas en contradiction avec Freud, il approfondit en quelque sorte des thèmes incomplètement développés chez lui. Déjà Ferenczi, en 1913, évoquait un narcissisme qui perdure même si la réalité le refoule et Lou Andreas-Salomé, dès 1921, notait que le narcissisme, complément libidinal de l'égoïsme, ne se limite pas à un stade particulier de la libido mais accompagne tous les stades, nourrissant l'amour de soi.
Au début narcissisme et amour d'objet forment une unité qui se scindera pour faire place aux deux développements parallèles que nous venons d'évoquer, narcissique et objectal, qui interagissent l'un sur l'autre. Il y a des « besoins narcissiques » qui demandent à être sa satisfaits.
L'évolution du narcissisme se présente de la façon suivante : Kohut postule un vécu premier de félicité narcissique, analogue au narcissisme primaire de Freud et conçu comme un état, une expérience dont l'équilibre est perturbé ou troublé par les lacunes inévitables des soins maternels nécessairement imparfaits. Kohut ne se prononce pas sur l'origine de cette perfection narcissique primaire initiale, fotale ou postnatale, question qui se situe pour lui en dehors du champ de la connaissance psychanalytique. L'enfant va tenter de restaurer l'état de béatitude narcissique en recourant à l'établissement de deux configurations particulières :
- La première s'efforce de recréer un self parfait : ce qui est mauvais sera attribué à l'extérieur et ce qui est bon sera réputé appartenir à ce « self narcissique » dont la première version se confond ainsi avec le « moi plaisir purifié» de Freud. Ultérieurement, conscient que l'expression « self narcissique » tient du pléonasme, Kohut le désignera sous le terme de « self grandiose ».
- La seconde s'efforce de rétablir la perfection des soins maternels en créant une image, parfaite et omnipotente par projection, de cet « autre » qui s'occupe de lui : « l'imago parentale idéalisée ». Hartmann et Lowenstein avaient déjà noté que l'enfant, pour amoindrir perte, blessure et frustration liées à la réalité, devait projeter sur ses objets parentaux idéalisés, auxquels il s'identifiait, une part de son omnipotence originelle.
Chacune de ces deux configurations, le self grandiose et l'imago parentale idéalisée, va être le point de départ d'une ligne de développement, subdivisant en deux le courant narcissique. Du self grandiose, occupé de rêveries de grandeur, dérivera le registre des « ambitions », qui nous font avancer. De l'imago parentale idéalisée dérivera le registre de l'idéal du moi, des « idéaux » qui nous guident. Ultérieurement Kohut fera de ces deux registres les deux pôles du self qui sera décrit alors comme « self bipolaire ».
Sur le plan des contenus appartenant à chacune de ces deux configurations Kohut insiste sur l'admiration réciproque passant par le regard, l'imago parentale idéalisée sera aussi admirée que le soi grandiose cherche à être admiré, au point qu'il est désigné comme « self grandiose P.37 et exhibitionniste ». « L'enfant, dit Kohut, a besoin du reflet des yeux de sa mère. »
Lorsqu'il développe ce qui découle de la maturation naturelle, ou thérapeutique, du narcissisme Kohut en décrit les formes les plus achevées que sont pour lui la créativité, l'empathie, l'acquisition de la conscience du caractère éphémère de la vie humaine, l'humour et la sagesse.
A l'inverse, la non-satisfaction des besoins en « selfobjets », va entraîner des distorsions du développement à l'origine de déficiences du self. Toute la clinique des pathologies du self est fondée sur les différents types de carences laissées par les traumatismes successifs et les vicissitudes du développement.
Peut-on parler de besoins narcissiques inconscients ? Oui, mais peut-on parler de refoulement à leur propos ? Il est important de garder présent à l'esprit que Kohut aborde un état du psychisme qu'il appelle « préstructural », c'est-à-dire antérieur au développement de la structure psychique formée par l'ensemble moi, ça et surmoi. Le refoulement est le fait du surmoi, héritier du complexe d'Odipe et, à rigoureusement parler, ne peut donc pas être invoqué à propos des besoins narcissiques. La notion de « clivage horizontal », introduite par Kohut pour désigner le destin inconscient des besoins narcissiques non satisfaits, a donc son mérite. Le self est en effet clivé : les besoins narcissiques précocement frustrés ne sont pas seulement devenus inconscients mais ils configurent toute une part du self coupée de son ensemble et sont maintenus hors de la conscience par cet équivalent, pour le registre narcissique, de la barrière du refoulement : le clivage horizontal
L'autre mécanisme invoqué par Kohut est le « clivage vertical », qui s'apparente au clivage tel que Freud l'a décrit : la différence est qu'il s'agit d'une sorte d'extension au registre du self, de la notion freudienne de clivage laquelle se rapportait au moi. Le clivage vertical maintient séparés deux registres conscients du fonctionnement du self, l'un désavoué par l'autre, par exemple un sentiment de grandeur infantile mégalomaniaque clivé d'un moi affligé d'une faible estime de soi et d'une propension à la honte et à l'hypocondrie.
La notion de selfobjet. - Il s'agit de l'une des notions centrales de la pensée de Kohut à laquelle, avec le temps, il va donner de plus en plus de place.
Le concept de « selfobjet » est inséparable de la façon dont Kohut comprend le narcissisme et apporte un élément de réponse originale à la question des rapports entre les objets internes et les objets d'amour, ainsi qu'à la question des rapports entre le narcissisme et l'amour d'objet. La théorie analytique oscille, de ce point de vue, entre deux pôles extrêmes : l'un est représenté par le point de vue de Fairbairn pour qui le besoin fondamental du psychisme est la rencontre d'un objet à investir et à aimer dans le monde réel, l'autre par ceux qui considèrent que l'objet est psychique, qu'il s'agit d'une construction interne et qu'à la limite la notion d'objet externe n'a pas de sens.
Kohut part de l'idée que, lors des premières relations avec son environnement, l'enfant ne conçoit pas l'autre, l'objet, comme séparé mais comme faisant partie intégrante de son psychisme. L'objet remplit pour le psychisme de l'enfant une fonction qui est d'assurer la continuité du self. La première relation de l'enfant avec quelqu'un d'autre est donc une relation « narcissique » à une fonction qui le fait exister plus qu'à un objet ; dans cette relation l'objet fait donc partie du self de l'enfant : nous sommes ainsi en présence d'un « selfobjet » et d'une « relation de selfobjet. » Le rapport self/selfobjet est la matrice du développement psychique.
Si l'environnement de l'enfant échoue à remplir de façon adéquate sa fonction de selfobjet, les besoins du self en selfobjets ne seront pas satisfaits et le cours du développement des diverses configurations narcissiques s'en trouvera altéré. Pour Kohut, au fur et à mesure que le self se développe P.39, les selfobjets se modifient, perdent leur caractère archaïque mais, la vie durant, le besoin du self en relations selfobjectales persistera. Ce qui caractérise la relation avec un « objet » qui a le rôle d'un selfohjet c'est qu'il n'est pas reconnu dans ses qualités spécifiques d'objet distinct, il n'est pas psychologiquement distinct du self mais connu seulement à travers la fonction qu'il remplit. Les relations objectales proprement dites impliquent au contraire une reconnaissance d'autrui, comme psychologiquement séparé du self d'abord, et ensuite dans ses qualités, défauts et besoins propres. Un selfobjet n'est pas aimé au sens habituel du mot, comme l'air que nous respirons il n'est perceptible que lorsqu'il manque ; à l'inverse un « objet » peut être aimé ou haï, et les relations avec lui sont marquées par des échanges mutuels. On désire un objet mais on a besoin de selfobjets, parfois sans s'en rendre compte. Le selfobjet est toujours entendu comme expérience positive, cependant l'absence de réponse engendre la constitution d'un mouvement hostile contre le personnage qui devrait remplir la fonction de selfobjet.
L'un des intérêts de la perspective de Kohut aura été de souligner l'importance et la permanence des besoins narcissiques et de donner une théorie du lien narcissique à autrui.
Les besoins en selfobjets, une fois passé le temps des toutes premières relations à des selfobjets archaïques, sont marqués par exemple par la permanence du besoin d'avoir quelqu'un à idéaliser, ou de se sentir soi-même idéalisé, valorisé, ou confirmé dans sa valeur par quelqu'un d'autre qui joue de ce fait une fonction analogue à celle assurée par les selfobjets d'autrefois, et par rapport à qui existe une forme de dépendance. L'idéal d'autonomie véhiculé par une idéologie psychanalytique assez courante devrait donc, selon Kohut, être grandement relativisé.
Kohut écrit d'abord « self-objet » avec un trait d'union, il abandonnera celui-ci en 1977 lorsqu'il étendra la notion au-delà des configurations archaïques du narcissisme pour en faire une dimension de l'expérience à tous les âges de la vie. Dans la relation self/selfobjet mature, les selfobjets archaïques continuent à exister en profondeur et à résonner comme un leitmotiv à différents moments. Le selfobjet devient dimension de l'expérience vécue avec une autre personne qui remplit pour le psychisme des fonctions dans la continuité de celles des premiers selfobjets. Le selfobjet sera donc archaïque ou mature, anachronique ou approprié. Pour se maintenir, le self, toujours vulnérable, a besoin de relations selfobjectales ; le milieu adéquat du self sain doit comporter des personnes capables de remplir ce rôle de selfobjets, comme il faut de l'oxygène pour maintenir la vie. Le self gardera son sentiment d'unité, de force et d'harmonie si, à chaque étape de la vie, il reçoit de l'environnement, jouant alors un rôle de selfobjet, des réponses appropriées, essentiellement disponibilité et réceptivité, conditions de toute vie psychique. Dans des moments de vulnérabilité temporaire, le sujet sera d'autant plus sain qu'il sera capable de trouver les selfobjets dont il a besoin. Le selfobjet, chez l'adulte, devient donc surtout une forme nécessaire de l'expérience intrapsychique et n'est pas forcément liée à une personne : la musique, la culture ou le contact avec la nature peuvent jouer le rôle de selfobjet. Nous pouvons noter ici le parallélisme des conceptions de Kohut avec la pensée de Winnicott mettant en continuité l'objet transitionnel et l'expérience culturelle.
Le selfobjet conservera l'ambiguïté d'être à la fois relation et expérience. Si, nous éloignant de Kohut, nous cherchions un moyen de situer cette notion par rapport à la dynamique pulsionnelle, qui met en jeu les représentations, nous pourrions définir le selfobjet comme un objet qui tient lieu de sa représentation manquante.
L'internalisation transmutative. - Sous ce terme d'internalisation transmutative Kohut décrit le mécanisme qui assure la construction du psychisme. Le point de départ de P.41 Kohut est celui de la théorie freudienne classique. Dans son cours sur la théorie freudienne, publié en collaboration avec Seitz, Kohut explique la formation de l'idéal du moi en ces termes : « Cependant la puissance de l'idéal, sa « perfection » morale est une expression du narcissisme projeté et réintrojecté. On peut dire que l'idéal du moi est notre propre narcissisme qui a été modifié de façon spécifique par son ''passage à travers les parents'' ». » et encore : « Après la réintrojection du parent moralement parfait les mêmes tensions se poursuivent entre le moi et l'idéal du moi. » Kohut parle alors en termes d'introjection, de moi et de pulsions. Ultérieurement, lorsqu'il développe sa propre théorie il abandonne la référence au « passage par l'objet » : il introduit le terme : transmuting internalization -internalisation transmutative- et n'emploie plus le terme d'introjection. Les références sont en effet décalées : l'introjection concerne le moi, l'internalsation se rapporte au self, et il ne s'agit plus d'objet mais de selfobjet. L'idée de la modification liée au passage par l'objet est conservée dans l'idée de transmutation lors de l'internalisation de la fonction du selfobjet, Kohut utilise la métaphore de la protéine animale qui devient protéine humaine après sa digestion.
L'organisation du psychisme se fait donc par l'internalisation, par l'assimilation au self, des fonctions initialement remplies par les selfobjets et qui s'autonomisent par rapport à ceux-ci : les fonctions deviennent indépendantes de la présence des selfobjets. Ce mouvement d'internalisation est déclenché par l'écart creusé par la frustration, par l'imperfection inévitable dans l'adéquation des soins parentaux qui sépare l'objet du selfobjet. Le mécanisme est analogue à ce que décrit Winnicott en tant que désillusionnement de l'enfant lorsque se creuse l'écart avec les soins maternels. Pour Kollut, si la déception de l'enfant est modérée, progressive, et qu'il peut s'en accommoder, l'internalisation transmutative permettra la mise en place des fonctions psychiques en cause. Il faut donc que les conditions soient celles de la « frustration optimale » dit Kohut. Dans le cas contraire, si la frustration est massive, la déception soudaine, les capacités d'adaptation de l'enfant seront débordées et le mécanisme de l'internalisation transmutative ne sera pas mis en jeu : il en résultera des distorsions dans la construction du self liées au fait que le self grandiose et l'imago parentale idéalisée ne seront pas progressivement intégrés au fonctionnement du moi mais garderont leur caractère archaïque et seront maintenus clivés du moi-réalité.
La rage narcissique. - La rage narcissique est une réaction particulière à la blessure narcissique. Ainsi le besoin de vengeance face au ridicule, au dédain ou au mépris, est-il une expression de la rage narcissique. Kohut en fait le pendant agressif de la honte.
Sur le plan phénoménologique, elle peut se distinguer des autres formes d'agressivité ou de colère dirigées contre des objets, par sa ténacité, sa disproportion, le manque de toute compassion pour qui en supporte la décharge, le refus inflexible de prendre en compte le point de vue d'autrui. Quel que soit le degré de la rage, rancune paranoïaque ou rage apparemment fugitive de l'individu narcissiquement vulnérable après un affront mineur, c'est l'absence d'empathie pour l'autre et l'absence de tout but mesuré qui sont caractéristiques, à l'inverse donc de ce qui se produit lors d'une agression dirigée contre un objet reconnu comme tel. La simple conduite d'agression cesse lorsqu'un but extérieur au sujet est atteint tandis que la rage narcissique P.43 ne s'apaise que beaucoup plus difficilement car c'est le self qui doit être restauré.
La théorie qu'en donne Kohut est que si l'agression ordinaire s'adresse à un objet, la rage narcissique s'adresse à un selfobjet défaillant qui a supprimé son soutien au self : elle vise à rétablir le pouvoir absolu du self grandiose. Alors que la réaction de honte mobilise l'exhibitionnisme du self grandiose, la rage narcissique met en jeu l'omnipotence de cette même structure narcissique.
C'est à partir de la mise en jeu de la rage narcissique que Kohut traite la question de la destructivité ; pour lui elle n'est en rien une pulsion primaire mais un ensemble de conduites qui dérivent d'une atteinte faite au narcissisme compromettant gravement la survie du self.
Kohut a même décrit une forme de « rage narcissique chronique » qu'il considère comme « l'une des affections les plus pernicieuses du psychisme humain », dans laquelle les processus secondaires se mettent au service des agressions archaïques destinées à rétablir le pouvoir absolu du self grandiose, le moi, de plus en plus subordonné à la rage envahissante, « substitue sa capacité de raisonner à l'effort de rationalisation » rendu nécessaire pour légitimer les ambitions sans limites du self.
La clinique du narcissisme
Les transferts narcissiques
Kohut va identifier une relation à l'analyste, spécifique de certains patients inanalysables par la technique classique laquelle vise d'abord à interpréter le conflit entre les instances de la personnalité (moi, ça, surmoi). Dans les transferts névrotiques l'analyste est l'objet de la reviviscence de désirs refoulés contre lesquels lutte le patient : le désir pulsionnel est au premier plan. Pour certains patients - personnalités narcissiques -, l'analyste ne peut pas être seulement un écran de projection, réincarnant tour à tour divers objets de désir. Un autre type de transfert s'établit dans lequel le self blessé du patient éprouve le besoin d'être restauré : le besoin narcissique est au premier plan. Le patient attend de l'analyste, transférentiellement, qu'il assume une « fonction impersonnelle », qu'il accepte que se trouve établi un lien archaïque au service de son intégrité. Il s'agit d'un lien établi par le patient pour sauvegarder la survie de son self, et qui fait de l'analyste un « selfobjet » ; l'analyste, dans cette fonction particulière, fait donc partie du self du patient et permet à celui-ci d'éprouver une expérience narcissique qui restaure le self menacé de désintégration, ainsi s'établit une situation matricielle qui conditionne la suite de l'analyse. Ce type de transfert est à l'origine de difficultés contre-transférentielles profondes qui peuvent en gêner même la reconnaissance. Comme l'écrit Kohut : le genre de contrôle qu'il s'agit d'exercer sur la personne « investie narcissiquement et sur son fonctionnement se rapproche davantage du contrôle qu'un (.) adulte peut exercer sur son corps et son esprit, que [de ce que peut concevoir un adulte] des autres et de son contrôle sur eux ; on imagine à quel point l'objet d'un pareil P.45 « amour » narcissique peut se sentir opprimé et réduit en esclavage par les exigences du sujet. » C'est partir des effets de contre-transfert que Kohut a découvert les transferts narcissiques quand il a pris conscience qu'il empêchait les mouvements d'idéalisation du patient ou ses rêveries de grandeur de se développer, en confrontant à la réalité les fantasmes grandioses irréalistes qui lui étaient communiqués.
Renouvelant la clinique de la cure psychanalytique, Kohut va distinguer différentes formes de transfert narcissiques dérivant de deux cas de figure principaux : le transfert idéalisant et le transfert en miroir.
Le transfert idéalisant. - Le transfert idéalisant apparaît lorsque l'imago parentale idéalisée se trouve mobilisée dans la situation analytique et que l'analyste se trouve assigné à en assumer la fonction. Il se trouve ainsi, nolens volens, en situation d'objet tout-puissant. L'attitude profonde du patient peut se résumer ainsi : « Tu es parfait et je fais partie de toi. » Comme toute la perfection et la puissance résident maintenant dans l'analyste le patient se sent vide et incapable lorsqu'il en est séparé, et tente de maintenir avec lui une union continue, répétition du besoin de fusion avec l'imago parentale idéalisée « pré-structurale », c'est-à-dire antérieure à la constitution des instances de l'appareil psychique. Cette mobilisation dans l'analyse peut apparaître d'emblée, se manifester de façon spontanée au cours de la cure ou se produire de façon réactionnelle à une perte de l'équilibre narcissique déclenchée par un manquement quelconque de l'analyste qui apparaît comme objet tout-Puissant du fait même de son manquement. L'équilibre narcissique du patient - sécurité, bien-être, estime de soi - se met à dépendre de la relation à l'analyste. Les séparations par exemple sont vécues comme des ruptures et prennent la valeur de blessure narcissique menaçant le self de fragmentation, ce qui va entraîner dépression, régressions, apparition de symptômes, rage narcissique, mépris, etc. Le transfert idéalisant, s'il est au centre de la cure, est stable même s'il comporte différents degrés allant de la fusion archaïque à un idéal plus évolué. Une rupture de ce transfert conduit, soit à un transfert idéalisant plus archaïque soit à un transfert en miroir quand la libido est retirée de l'imago parentale idéalisée pour investir le self grandiose.
L'intensité des réactions du patient aux vicissitudes du comportement de l'analyste sera mieux comprise si on mesure que les transferts narcissiques sont en fait des tentatives de reprise du développement. Kohut cependant a été accusé, en particulier par des auteurs kleiniens, de laisser les patients développer une idéalisation qui ne serait pas un facteur de développement mais une défense.
Le transfert idéalisant est à distinguer de l'idéalisation dans les cures de névrosés ; en effet les éléments narcissiques ne sont pas absents au cours de l'analyse d'une névrose « structurale », mais ils se manifestent par des réactions narcissiques labiles - aux séparations, par exemple - ou qui ne caractérisent pas l'ensemble du processus ; il s'agit en quelque sorte de mouvements tactiques par rapport à un objet qui est vécu comme entité distincte du self. Dans les pathologies narcissiques au contraire les résistances narcissiques sont spécifiques et prédominantes, elles organisent l'ensemble du processus ; on pourrait dire qu'elles ont une valeur stratégique.
Les transferts en miroirs. - Le transfert en miroir est la remobilisation, dans la cure, du soi grandiose. L'attitude profonde du patient peut se résumer ainsi : « Je suis parfait et j'ai besoin de toi pour le confirmer. » Assigné à un rôle de témoin de la grandeur du patient, l'analyste, dont l'altérité n'est pas reconnue peut éprouver facilement des sentiments d'ennui, de tension ou d'irritation, surtout lorsque le transfert P.47 en miroir est très archaïque. Le contre-transfert en est donc un signe. Il peut revêtir trois formes selon le degré de régression et la nature du point de fixation.
- Le transfert fusionnel en est la forme la plus archaïque qui renvoie à une relation d'identité primaire où l'autre fait entièrement partie de soi. Le self grandiose englobe l'analyste qui n'est que le reflet de la grandeur dont le self a besoin. Il se traduit par un contrôle omnipotent et tyrannique exercé sur un analyste qui se sent comme esclave de son patient.
- Dans le transfert en jumelage ou en alter ego, qui correspond à un meilleur niveau d'évolution, il existe un certain écart entre le self grandiose et l'autre qui est vécu comme semblable à soi. C'est souvent par rapport à l'analyste vécu comme identique ou semblable que des mouvements narcissiques se repèrent.
Dans ses derniers écrits, Kohut fait du transfert à l'alter ego une forme de transfert à part entière, distincte dutransfert en miroir, ce qui correspond à l'affirmation de l'existence d'un besoin narcissique autonome : l'alter ego. Celui-ci est alors considéré comme une forme de selfobjet qui renvoie au besoin narcissique d'un autre semblable à soi, facteur du développement du self s'il trouve satisfaction. La création par l'enfant d'un compagnon imaginaire correspondrait à ce type de besoins narcissiques. Les échanges avec autrui sous le signe de l'alter ego participent à la construction d'échanges sociaux marqués par la reconnaissance des autres comme semblables à soi ; l'univers de Kafka décrirait le monde privé de cette expérience humanisante.
- Enfin, dans le transfert en miroir proprement dit, forme la plus évoluée du transfert en miroir, l'analyste est vécu comme personne séparée mais dont la fonction est limitée au service des besoins du self grandiose. « Comme l'a été la mère (.) l'analyste est maintenant un objet qui n'a d'importance que dans la mesure où il est invité à participer au plaisir narcissique de l'enfant et ainsi à le renforcer. »
S'il se sent reconnu dans ce type de besoins narcissiques, le patient ressent un bien-être lié à la restauration de son narcissisme : tel patient comparera par exemple la séance à un bain chaud. L'écoute, le regard de l'analyste, dans sa fonction de selfobjet assure une cohésion que le sujet ne pouvait se procurer par lui-même et retrouve l'estime de lui-même.
Le transfert en miroir peut être primaire et s'installer dès le début de la cure mais il peut être réactionnel à un transfert idéalisant rompu, auquel cas les réactions de froideur, d'hostilité et d'arrogance dominent. La mobilisation de fantasmes grandioses apparaît dans la cure sous la forme de rêves, rêveries ou souvenirs dont Kohut donne quelques exemples : tel patient, dans un rêve avant une séparation avec l'analyste, se voyait comme le successeur de Dieu. Tel autre, lorsqu'il était enfant, pensait qu'il contrôlait tous les tramways de la ville et que sa tête surplombait les nuages.
Ces fantasmes refoulés ont du mal à surgir et à être verbalisés en raison de la honte et de la peur qu'ils suscitent. Les fantasmes inconscients de grandeur ont un effet inhibiteur sur la réussite de projets réels ; pour Kohut, une situation de réussite risquerait de provoquer un débordement du moi par un excès de libido narcissique non neutralisée, ce qui menacerait la cohésion du self. L'angoisse liée au succès ne proviendrait donc pas de la culpabilité, comme chez les névrosés, mais d'une menace sur l'économie du self.
Un transfert idéalisant peut se transformer en un transfert en miroir et inversement ; la régression conduit à des idéalisations archaïques, transes, sentiment religieux ou à des manifestations grandioses de froideur, d'affectation ou autres. P.49
Finalement Kohut abandonnera la dénomination de « transfert narcissique » pour lui préférer le terme de « transfert de selfobjet » - « transfert selfobjectal » -, plus spécifique de ce qu'il décrit et qui répond mieux au fait que les selfobjets ne se limitent plus aux deux configurations initiales qui leur donnent naissance. Il insistera sur un aspect spécifique de ces formes selfobjectales de transfert : leur rapport à la répétition. Alors qu'il avait jadis souligné, à propos du transfert en général, que « si tout transfert est répétition, toute répétition n'est pas transfert », il en arrive à considérer que ce qui est vécu dans le transfert selfobjectal n'est pas la répétition d'une relation de la première enfance mais constitue une nouvelle expérience. Ces expériences transférentielles « expriment la reviviscence des besoins développementaux frustrés. Le nouvel éveil de leur présence rend possible la restauration d'un self arrêté dans son mouvement et affaibli. »
Les pathologies du self
A partir de sa description des transferts narcissiques Kohut va développer, non seulement sa théorie du self et des selfobjets mais toute une psychopathologie des atteintes narcissiques de la personnalité.
C'est sur la clinique de la cure psychanalytique et de ses limites que Kohut s'est fondé pour distinguer des organisations spécifiques, irréductibles au modèle de la névrose « structurale » fondé sur le conflit entre les instances de la personnalité. Ce qu'il appelle « la théorie pulsion-défense » ne lui paraît pas pouvoir expliquer le fonctionnement de la personnalité de nombre de patients, et les principes techniques qui en découlent lui sont apparus, pour ces cas, inopérants ou nuisibles.
Il passe donc du modèle du conflit névrotique au modèle de la déficience dans l'organisation du self ; la causalité les troubles sera essentiellement le fait du traumatisme, de la blessure narcissique, de l'inadéquation des soins parentaux, du défaut de réponse des self objets ou de l'arrêt partiel du développement. C'est la logique des besoins du self, et non celle des pulsions, qui organise les diverses configurations psychiques ; ainsi il sera question de « clivage horizontal », qui maintient inconscients les besoins narcissiques insatisfaits, et de « clivage vertical », plus que de refoulement proprement dit. La forme des troubles dépendra du moment auquel est survenu le traumatisme inducteur et de son impact sur la construction de la structure psychique de base. Les traumatismes plus tardifs ne donneront pas les mêmes atteintes que les traumatismes précoces. Un point de vue génétique particulier préside donc à la perspective psychopathologique de Kohut.
Déficiences narcissiques primaires liées aux défaillances de l'objet idéalisé. - Les structures psychiques se développent donc par internalisation des diverses fonctions de régulation assurées jusque-là par les selfobjets. Dans les conditions de l'optimum de frustration, l'internalisation peut se produire de la meilleure façon, progressivement, grain à grain, au fur et à mesure du désinvestissement de l'objet initial. Lorsqu'un traumatisme intervient ou si 1'adulte qui est investi comme selfobjet ne peut assurer le rôle de parent idéal qu'il doit jouer, et qui varie suivant les P.51 moments de l'évolution de l'enfant, ce mécanisme d'intégration au psychisme ne peut se dérouler.
Différents troubles pourront en résulter. Kohut indique bien le caractère polyfactoriel des circonstances inductrices et le fait que toutes les situations intermédiaires sont possibles ; il insiste par ailleurs sur la fragilité particulière des structures nouvellement acquises. Pour lui les troubles qui touchent la constitution même du self sont considérés comme les déficiences primaires de celui-ci ; il les évoque ainsi :
« Les conséquences des perturbations qui se produisent dans la relation à l'objet idéalisé peuvent être réparties en trois groupes suivant la phase de développement au cours de laquelle a été ressenti le plus grand impact du trauma qui a occasionné ces troubles.
« 1/ Des perturbations très précoces dans la relation à l'objet idéalisé semblent conduire à une faiblesse générale des structures - par exemple une déficience quant au seuil de tolérance des stimuli -, qui nuit profondément à la capacité que possède le psychisme de maintenir [son] équilibre narcissique fondamental. Une personnalité affectée de la sorte souffre d'une vulnérabilité narcissique diffuse. (.)
« 2/ Des perturbations traumatiques plus tardives - bien qu'encore préodipiennes - dans la relation à l'objet idéalisé ou une déception traumatique par cet objet, peuvent gêner la formation (préodipienne) de la structure fondamentale de l'appareil psychique, structure destinée au contrôle des pulsions, à leur canalisation et à leur neutralisation. Un penchant à resexualiser les dérivatifs des pulsions, de même que les conflits internes et externes (souvent sous la forme de fantasmes ou d'actes pervers), peut être la manifestation symptomatologique d'un vice structural [de ce type].
« 3/ Enfin, si la perturbation se rapporte à la période odipienne ( si la déception traumatique porte sur l'objet idéalisé préodipien et odipien) ou même, à un moment aussi avancé que le début de la période de latence, si la contrepartie extérieure encore partiellement idéalisée de l'objet nouvellement intériorisé est traumatiquement détruite, l'idéalisation du surmoi sera alors incomplète de sorte que la personne (bien qu'elle puisse posséder un système de valeurs) demeurera éternellement à la recherche de figures idéales du monde extérieur qui lui offrent l'approbation et le leadership que son surmoi insuffisamment idéalisé est incapable de lui donner. »
La « vulnérabilité narcissique diffuse » s'exprime par une sensibilité particulière à toutes formes d'incidents qui sont vécus comme autant d'injures personnelles, par la tendance à recourir à des addictions pour la régulation des excitations afin de compenser l'insuffisance du pare-excitations, mais surtout elle prédispose aux traumas ultérieurs, comme l'indique ainsi Kohut à propos d'un cas : « a) Les fixations narcissiques de la petite enfance ayant nui à la capacité de l'enfant de réagir avec souplesse aux perturbations narcissiques, il répondit aux traumas narcissiques des périodes plus tardives en développant de nouvelles fixations plutôt qu'en édifiant des structures psychologiques régulatrices de tension ; et b) La déception précoce et persistante concernant la perfection de la mère fit que l'enfant fut incapable de l'investir suffisamment de charges narcissiques idéalisantes ; par conséquent, l'imago paternelle fut, elle, idéalisée à l'excès avec le résultat que les vicissitudes de cette imago eurent un beaucoup plus grand impact traumatique sur le psychisme de l'enfant. »
Les déficiences du self sont donc fondamentalement liées à l'absence d'internalisation transmutative de l'imago parentale idéalisée. C'est le versant transmutation qui n'a pas lieu et les configurations narcissiques initiales, imago parentale idéalisée et self grandiose, gardent alors un statut P.53 de corps étranger dans la structure psychique, protégés par les deux types de clivage, horizontal et vertical. Kohut en évoque le fonctionnement ainsi :
« Du point de vue métapsychologique, on peut diviser en deux groupes les patients souffrant de perturbations narcissiques et chez qui l'intégration défectueuse du soi grandiose constitue un problème fondamental. Dans le premier groupe, qui comprend un nombre assez restreint de cas, on trouve des personnes chez qui le self grandiose archaïque est surtout présent sous une forme refoulée et/ou niée. Dans ces cas nous sommes en présence d'un clivage horizontal dans le psychisme, clivage qui a pour effet d'empêcher le moi-réalité de s'alimenter aux sources profondes de l'énergie narcissique ; la symptomatologie en sera donc une déficience narcissique ( confiance en soi amoindrie, dépressions vagues, manque d'entrain dans le travail, absence d'initiative, etc.).
« Le second groupe, plus nombreux que le premier, comprend les cas où le soi grandiose plus ou moins modifié se trouve exclu par un clivage vertical du domaine du secteur réaliste du psychisme. La symptomatologie diffère alors sensiblement de celle que l'on rencontre dans le premier groupe, puisque le soi grandiose s'y trouve en quelque sorte présent à la conscience et que, de toute manière, il influence l'activité de ces personnalités. Les attitudes manifestées par les patients sont cependant contradictoires. D'un côté, ils font preuve de vanité, se vantent sans retenue et expriment sur un ton péremptoire toutes les exigences de leur soi grandiose. De l'autre, comme ils possèdent, en plus de leur sentiment de grandeur conscient mais scindé, un soi grandiose silencieusement refoulé enfoui dans les profondeurs inaccessibles de la personnalité ( clivage horizontal), ils manifestent des symptômes et des attitudes se rapprochant de ceux des patients du premier groupe mais qui sont en totale contradiction avec le sentiment de grandeur ouvertement manifesté du secteur scindé.»
Les conséquences des défaillances du selfobjet diffèrent aussi suivant les procédés mis en ouvre pour les pallier et qui constituent les « structures secondaires.»
Les structures secondaires : structures défensives et compensatoires. - Les structures défensives ou défenses récurrentes ont pour fonction de couvrir un défaut du self et préserver celui-ci du risque d'être atteint ou submergé par un événement quelconque. «. s'efforçant de se protéger lui-même dans un environnement toxique, le self se cache derrière une façade protectrice. De la soumission à l'agression, du désintérêt à la compétence, il revêt n'importe quelle forme pour rester caché et en sûreté. » Les défenses de cet ordre se manifestent naturellement dans la cure où Kohut considère qu'elles ne peuvent être traitées en termes de « résistances » et n'ont donc pas à être vaincues : elles doivent selon lui être respectées, comprises et élaborées.
Les structures compensatoires, à l'inverse des défenses, compensent réellement une déficience du self ; ces configurations psychiques se développent grâce à l'appui de personnages substitutifs élus par l'enfant qui a pu se dégager de selfobjets primaires perturbés et perturbants. Si ces personnes répondent aux besoins narcissiques de l'enfant elles deviennent des « selfobjets secondaires » dont le rôle est salvateur. L'un des moyens thérapeutiques de l'analyste sera de stabiliser ces structures compensatoires.
Perspectives psychopathologiques d'ensemble
L'ensemble de la psychopathologie va être revu, en 1977, en fonction de la profondeur et de la forme des distorsions du self. P.55
Les atteintes narcissiques de la personnalité. Kohut distingue, dans le registre des atteintes marquant la constitution du self, cinq grandes catégories psychopathologiques, avec le souci de bien distinguer les troubles narcissiques qu'il a décrits des états psychotiques et des états limites, les trois premières catégories sont du registre psychotique, les deux autres appartiennent aux « troubles narcissiques » :
- Les psychoses correspondent à un dommage profond, étendu et permanent du self dont le premier noyau même n'est pas assuré.
- Les états limites se caractérisent par les mêmes troubles fondamentaux que les psychoses mais un ensemble de structures défensives recouvre la déficience du self.
- Les personnalités schizoïdes et paranoïdes « qui devraient être incluses parmi les cas limites » ont pour particularité des modalités particulières de défense basées sur la mise à distance émotionnelle.
Les deux catégories suivantes décrivent les deux catégories principales de troubles narcissiques :
- Les « troubles narcissiques de la personnalité » sont caractérisés par la déficience de l'un des pôles du self mais par la compensation relative de ce trouble primaire par le développement de l'autre pôle du self. Les troubles se manifestent par une recherche essentiellement psychique de revitaliser le self ; les symptôme en sont « autoplastiques » - Kohut se réfère à Ferenczi - touchant donc la personne elle-même et le registre psychique (hypocondrie ou dépression par exemple.)
- - Les « troubles narcissiques du comportement » quant à eux sont d'un degré de gravité plus grand. Il n'a pas été possible de compenser une déficience de l'un des pôles du self par le développement de l'autre et les efforts pour ranimer le self ne peuvent se limiter à l'espace psychique. Les manifestations symptomatiques sont essentiellement « alloplastiques » faisant supporter aux autres leur poids, et incluant la dimension du passage à l'acte ; c'est le cas des conduites délinquantes ou perverses.
Les trois premières catégories, selon Kohut, ne sont pas du ressort d'un abord psychanalytique à proprement parler, même si elles peuvent bénéficier de relations psychothérapeutiques, car le self nucléaire n'y est pas suffisamment établi. En revanche les troubles narcissiques de la personnalité et les troubles narcissiques du comportement peuvent organiser des transferts narcissiques dans le cadre analytique. Cependant, sur le plan thérapeutique, les notions psychopathologiques n'ont qu'une valeur relative et les indications dépendent de l'empathie de l'analyste autant que des limites du patient.
Une caractérologie fondée sur les besoins du self -Kohut propose une classification de différents types de self et de personnalités. Trois principaux types de personnalités peuvent ainsi être définis en fonction de la configuration dominante en jeu dans la construction du self : miroir, idéal ou alter ego :
a)Les « personnes en quête de miroir » ont besoin d'admiration, leur self en est comme affamé. Elles demandent de l'attention pour lutter contre le manque d'estime de soi. Parfois l'arrogance clivée coexiste avec l'aspect dépressif. L'intensité de la demande et son caractère archaïque témoignent de la crainte du patient que ses besoins ne soient pas entendus comme par le passé. Ce qui explique ses réactions de honte, retrait, rage et dépression.
b) Les « personnes en quête d'idéal » peuvent changer constamment d'avis et de partenaires ; le défaut du self les rend vulnérables à toute déception, et les oblige à soutenir une quête constante de nouveaux héros. P.57
c) Ceux qui sont en « quête d'alter ego » recherchent leur semblable pour renforcer la cohésion de leur self, mais aucune rencontre ne peut compenser durablement la déficience en cause.
Il est important de souligner l'idée centrale de Kohut à propos des personnalités dépendantes de certains objets « dans ce qui semble être une forme intense de faim d'objet » : « L'intensité de la recherche de ces objets et la dépendance ressentie à leur égard sont dues au fait qu'ils sont recherchés en tant que substituts des fragments absents de la structure psychique.
Kohut étudie aussi les conséquences de défaillances particulières des selfobjets, en voici seulement quelques exemples :
En l'absence de réponses suffisantes en miroir, un self sera « sous-stimulé », sans vitalité, en proie à l'ennui et en quête de stimuli : masturbation compulsive chez l'enfant, addictions ou perversions qui remplissent un vide dépressif chez l'adulte.
S'il n'est pas reconnu dans sa totalité, le self est « fragmenté » ; l'absence d'estime de soi s'accompagne d'angoisses et de craintes hypocondriaques qui disparaissent lorsque le self objet devient réceptif.
Le rejet par les parents des besoins du self grandiose de l'enfant et l'utilisation de celui-ci pour conforter le narcissisme et la « grandeur » des parents conduisent à une forme de clivage vertical que l'on peut rapprocher du « faux self » de Winnicott ; le sujet ne connaît que des succès sans joie car ils ne lui appartiennent pas, et reste en proie à des tensions et un exhibitionnisme refoulé et angoissant.
La pathologie en fonction du self et de ses besoins. - Ce qui détermine la forme de la pathologie chez d'autres personnalités c'est la réaction à l'intensité même du besoin : les « personnes affamées de fusion », par exemple, sensibles au risque d'un manque de frontières entre soi et l'autre tenteront de contrôler le selfobjet. Les « personnalités évitant le contact » s'isolent en raison d'un besoin intense d'autrui et d'une susceptibilité extrême au rejet. La peur que ce qui leur reste de self nucléaire ne soit englouti et détruit par l'union recherchée les empêche de s'engager dans toute relation.
Le sadisme peut apparaître comme la sexualisation du besoin de fusion dirigé contre les fragments du selfobjet idéalisé qui n'a pas répondu aux aspirations initiales ; dans le masochisme, c'est la fusion avec une figure omnipotente qui est sexualisée. Le sexuel peut donc constituer une façon de traiter les tensions narcissiques. Les troubles ne sont pas alors l'expression d'un conflit pulsionnel mais d'une déficience structurelle du self.
Le besoin d'autrui pour combler les besoins en selfobjets archaïques, associés aux craintes dues aux déceptions répétées provoque des addictions à des substances diverses. Dans la boulimie, par exemple, le besoin fondamental est celui de la personne qui nourrit et non de la nourriture elle-même.
La psychopathologie s'explique ainsi essentiellement par la pathologie du self. Les délinquances, addictions et perversions apparaissent comme des tentatives d'autoguérison - par stimulation ou apaisement - mais qui empêchent la réorganisation de la structure du self. Quant à la névrose, elle conserve sa spécificité tout en s'inscrivant dans l'horizon du self : le self y est complet mais en proie aux conflits odipiens.
Comment l'analyse agit-elle ?
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L'Institut de psychanalyse de Chicago, sous l'influence d'Alexander, avait développé des façons de procéder qui s'éloignaient considérablement de la psychanalyse telle que Freud avait pu la pratiquer ; d'autre part, une sorte d'idéal et d'illusion d'objectivité dans l'observation des mouvements de l'analyse entraînait, une attitude particulière de l'analyste qui devenait plus distant que neutre et plus froid que bienveillant. Ce type d'attitude analytique découlait d'une sorte de logique de la frustration, censé favoriser le développement de l'autonomie et de la proscription de tout ce qui pouvait faire penser à la « technique active » de Ferenczi ou entraîner des risques de séduction de la part de l'analyste. Le fait que Winnicott en Angleterre ou Grunenberger en France aient, à la même époque, proposé des attitudes techniques similaires à celles de Kohut semble bien indiquer l'existence d'un certain malaise dans la culture analytique du moment. L'accent mis par Kohut sur l'empathie se comprend donc d'abord dans ce contexte. Mais il se comprend aussi par le constat que les conceptions théoriques appliquées sans le filtre de l'empathie imposent au patient une sorte de carcan ou de modèle implicite dans lequel il ne peut se retrouver.
La neutralité empathique
Kohu t fait donc le procès de la soi-disant neutralité de l'analyste dans ses excès : « Le manque de participation émotionnelle, le silence, l'affectation de n'être qu'une machine inhumaine, semblable à un ordinateur, qui réunit les données et émet des interprétations, ne peut pas plus fournir le milieu psychologique adéquat pour distinguer, avec le moins de distorsion possible, les éléments normaux et anormaux de la constitution psychologique de quelqu'un, qu'une atmosphère sans oxygène, à une température proche de zéro degré, ne peut fournir le milieu physique pour les mesures précises de ses réponses physiologiques. »
Parallèlement il montre à quel point la neutralité de l'analyste constitue un don fait au patient : « Si nous nous trouvons dans une situation où une personne humaine nous écoute a fin de nous comprendre et de nous faire nous comprendre nous-mêmes, et que nous sachions que cette écoute et cette compréhension vont se prolonger, un temps qui semble d'abord illimité, nous ne sommes pas dans une situation qui peut être définie comme neutre, à rigoureusement parler. C'est au contraire une situation qui dans son effet psychologique sur nous est à l'extrême opposé de la neutralité ; c'est en vérité une situation dont on peut dire qu'elle nous fournit l'expérience émotionnelle la plus importante pour la croissance et la survie psychologique humaine ; l'attention d'un milieu selfobjectal. » P.61
Cependant Kohut reste convaincu de la nécessité pour l'analyste de rester dans son rôle qui est de comprendre et d'interpréter, mais défend vigoureusement l'idée que la neutralité sans bienveillance n'est plus la neutralité.
Le processus analytique
Miller, qui présenta un cas d'analyse supervisée à Kohut entre 1978 et 1981, dit que ce dernier était attentif à l'ensemble du matériel, qu'il préconisait de privilégier les interprétations de transfert et d'éviter les interventions générales et qu'il analysait le matériel odipien et névrotique quand celui-ci se présentait, même si ce n'était pas pour lui le fond du problème. Il est frappant de voir, à la lecture de ce compte rendu, l'importance que Kohut attache au fait de ne pas risquer de heurter la sensibilité du patient. Il conseille de formuler les interventions et interprétations d'une manière qui ne risque pas d'être vécue comme critique. Il recommande aussi d'éviter de faire porter les interprétations sur des éléments isolés, ce qui aurait pour inconvénient de venir redoubler des expériences traumatiques lors desquelles le patient s'est senti fragmenté ; dans le même souci de respect du patient l'analyste doit avant tout éviter de plaquer de l'extérieur une compréhension du matériel et attendre que celle-ci apparaisse, ce que Freud préconisait déjà. Kohut dans sa pratique de superviseur apparaît donc, même à la fin de sa vie, comme plus « classique » que ce à quoi on aurait pu s'attendre. Son attention au narcissisrne entraîne cependant des conséquences pratiques importantes.
L'attitude de l'analyste doit permettre le déploiement des aspects narcissiques du transfert et l'investissement de l'analyste comme selfobjet. L'effet de l'établissement d'un transfert selfobjectal sera de rétablir la matrice self/selfobjet qui permet l'élaboration de structures psychiques. Nous sommes donc dans un espace transférentiel particulier qui dépasse la simple répétition de relations d'objet d'autrefois mais constitue une expérience nouvelle qui permettra la restauration du self. L'analyse du transfert, à partir de ce qui se produit dans le hic et nunc de la séance, va permettre de maintenir cette matrice self/selfobjet malgré les vicissitudes inévitables que lui inflige l'inévitable inadéquation de l'analyste à son rôle.
La séquence interprétative dans le transfert est la suivante :
- les besoins narcissiques primitifs se trouvent réactivés dans le transfert selfobjectal sur l'analyste ;
- une rupture de cette sorte d'état de grâce se trouve occasionnée du fait de l'analyste qui a failli - et cela se produit inévitablement - dans son rôle de selfobjet par rapport aux besoins narcissiques du patient ;
- la réparation, le rétablissement du lien empathique entre le self du patient et son selfobjet analyste, est effectuée par l'interprétation de l'analyste. C'est cette interprétation qui donnera à la frustration vécue par le patient son caractère de « frustration optimale » qui permettra au patient l'internalisation d'un élément de structure psychique.
Kohut insiste sur la valeur de cette séquence besoin-rupture-réparation et sur sa valeur universelle dans le déroulement du processus analytique, quelles que soient les théories qui animent la pensée de l'analyste.
Au fur et à mesure du déroulement de l'analyse, les foncions de l'analyste, par intériorisation transmutative, sont transformées en structures internes de la même manière que les premiers selfobjets sont transformés et internalisés en structures psychiques. Dans ce modèle l'analyse apparaît comme une seconde chance, comme la reprise du processus P.63 constructeur du self. L'analyste joue en somme un rôle analogue à celui des « self objets secondaires » qui ont permis l'élaboration de structures compensatoires lorsqu'ils ont pris le relais des premiers selfobjets défaillants.
Ainsi le but de l'analyse n'est plus de rendre l'inconscient conscient ou de rendre le patient autonome, ce qui, pour Kohut, n'est jamais que très relatif, les besoins en self objets se maintenant la vie durant ; pour Konut c'est une illusion que de considérer qu'une analyse puisse être complète ; il s'agit de développer, de restaure un fonctionnement du self, une continuité de fonctionnement, qui lui permette d'établir le contact, dans son environnement, avec des personnes (ou des activités) qu'il pourra investir comme des « self objets matures ».
L'interprétation
Pour Kohut, même s'il insiste sur l'importance du climat des séances, l'interprétation reste le moyen même de l'action de la psychanalyse. Il insiste à différentes reprises sur le fait que l'analyste n'est pas là pour apporter de l'amour et de la tendresse à ses patients, mais une aide spécifique par ses compétences et ses connaissances. L'effet thérapeutique de l'empathie, même s'il est précieux, n'est que secondaire, c'est l'interprétation qui reste le levier du changement, spécifique de l'analyse.
La grande différence entre la technique de Kohut et celle des analystes réputés « classiques » a trait au but des interprétations et à ce sur quoi elles portent.
L'interprétation doit respecter le narcissisme du patient et éviter tout ce qui pourrait constituer une blessure narcissique. Kohut, par exemple, se démarque tout à fait de la technique classique de l'analyse des résistances. Dans le modèle du conflit l'un des moyens de l'analyste est de « vaincre les résistances », de façon à ouvrir une issue à l'inconscient refoulé. Kohut constate que ce modèle entraîne souvent une sorte de climat de lutte entre l'analyste et son patient et est l'occasion de blessures narcissiques pour celui-ci. D'autre part, dans la mesure où il considère la pathologie comme un arrêt du développement, la notion de « résistance » perd son sens au profit de celle de « défense » mise en place, dans un but de protection, par le self affaibli par l'arrêt de son évolution ; « Toutes ces soi-disant résistances sont au service des buts profonds du self et n'ont pas à être vaincues. »
L'interprétation doit en effet viser d'abord à permettre l'élaboration par le patient des manquements traumatiques des premiers selfobjets, c'est dans les différentes formes selfobjectales de transferts, que nous avons déjà évoquées, qu'ils se manifestent et qu'il faut les reconnaître et les interpréter.
L'empathie, la compréhension, au sens affectif du terme, est pour Kohut la condition de l'interprétation, Il reprend la formule de Hartmann selon laquelle l'interprétation, en analyse, comprend deux phases : la compréhension et l'explication ; il lui donne cependant un contenu personnel, « la compréhension », au sens empathique du terme (et non dans son sens intellectuel), correspond au rôle de selfobjet : que l'analyste se trouve amené à jouer, « l'explication», correspondra à l'approche interprétative et reconstructive proprement dite. Comprendre, reprendre et confirmer ce que ressent et dit le patient n'est que le premier pas après lequel l'analyste doit en faire un autre pour donner une interprétation. « En analyse une interprétation signifie une explication de ce qui se passe en termes génétiques, dynamiques et psychoéconomiques. » Isolément la première phase ne peut pas suffire et ne donne que des effets labiles, la seconde phase est nécessaire pour fournir au patient une véritable connaissance sur lui-même et lui donner prise sur ce qui se passe en lui. P.65
Les conceptions de Kolut ont eu un impact considérable et l'attention portée au narcissisme des patients a permis l'abord de cas considérés jusque-là comme des contre-indications d'analyse. Elles sont aussi très fécondes pour la pratique psychanalytique de tous les jours, le narcissisme et ses avatars n'étant pas réservés aux seuls patients porteurs de « troubles narcissiques. » Toute une clinique psychanalytique nouvelle a été ouverte par les travaux de Kohut. Cependant l'attention presque exclusive sur les aspects narcissiques. Comme si ceux-ci étaient indépendants ou prépondérants par rapport à la sexualité, peut conduire à des « cures » au cours desquelles tout un aspect de la problématique sexuelle des patients serait évité d'un commun accord entre patient et analyste.
Dans le seul but d'illustrer ce que nous voulons dire nous proposerons, sur un exemple clinique rapporté par Kohut, un commentaire dont nous avons bien conscience qu'il n'est pas une démonstration mais un artifice d'exposé :
M. B. est un patient vulnérable, en analyse avec une femme, qui fait état de progrès dans sa capacité à supporter les séparations et, à cette occasion, évoque ses « besoins de petit garçon » comme étant au cour de ses difficultés. Lorsqu'il évoque sa mère comme ayant semblé ne pas aimer son propre corps et se défendre de toute intimité physique, l'analyste lui dit que, étant donnée l'attitude de sa mère, il n'avait jamais appris à se voir comme « aimant, aimable et bon à toucher. » Le patient réagit par un : « Bon sang, vous avez touché juste! », que suit une brève évocation de sa vie amoureuse puis de sa mère et de son ex-femme qui lui avaient donné le sentiment d'être « sale comme de la vermine ». Il entre alors durant quelques semaines dans un état traumatique où il vient à ses séances échevelé et habillé de façon négligée et rapportant des fantasmes sexuels grossiers ou sadiques comme « des seins dans des douilles de lampes électriques ».
Kohut considère que l'intervention a libéré une énergie massive que le psychisme du patient ne pouvait contrôler, ce à quoi tout analyste peut aquiècer ; mais pour lui c'est la stimulation soudaine d'un besoin d'autrefois, besoin « d'une réaction physique empathique de la part de sa mère » par les paroles de l'analyste qui a déclenché l'épisode d'excitation. Il considère que « les tensions libidinales narcissiques intensément et soudainement stimulées » ont été responsables de cette excitation et de la « sexualisation assez fruste du transfert narcissique. » Même si l'on est d'accord avec l'idée d'une fragilité narcissique importante de ce patient, comportant des difficultés d'élaboration psychique de l'excitation, il est surprenant que l'hypothèse d'un transfert érotique très vif, antérieur à l'interprétation de l'analyste -resssentie alors comme un rapprochement séducteur et incestueux -, ne soit à aucun moment soulevée, et que les fantasmes de rapprochement sexuel avec l'analyste ne soient pas entendus aussi comme l'expression des désirs de cet homme pour son analyste. La non-reconnaissance des désirs en question, ramenés à des besoins infantiles « d'empathie physique », pourrait à juste titre être considérée comme narcissiquement blessante, et l'absence de référence aux images paternelles de ce patient comme susceptible d'entretenir l'excitation. L'absence de référence au complexe d'Odipe aurait ainsi ses inconvénients, y compris du point de vue du narcissisme.
Une psychanalyse sans sexualité?
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En effet, au fur et à mesure du développement de son ouvre, Kohut s'est fait de plus en plus critique par rapport aux conceptions freudiennes qui forment la base même de l'ensemble de l'édifice psychanalytique. D s rois critères essentiels donnés par Freud pour définir ce qui spécifie la psychanalyse : l'inconscient, la sexualité infantile et le complexe d'Odipe, on peut dire qu'à la fin de sa vie Kohut n'en conservait plus qu'un : l'inconscient. En effet s'il se réfère à la libido, il n'évoque plus guère la sexualité infantile qu'à l'occasion de conduites pathologiques ; de surcroît il finit par ne plus considérer, à aucun moment, le caractère constructeur de la fantasmatique sexuelle de l'enfant, et s'il reconnaît une phase oedipienne du développement de l'enfant c'est pour en faire une période aimable et en écarter le caractère conflictuel : le « complexe d'Odipe » dans toutes ses contradictions, est quant à lui l'apanage des évolutions pathologiques. L'absence de prise en considération véritable et profonde du rôle de la sexualité normale et de la vie amoureuse s'inscrit dans ce mouvement.
Les pulsions, produits de la dégradation du self
Au terme de son parcours, la perspective freudienne sera inversée par Kohut. Les pulsions, loin d'être les unités de la construction du moi, deviennent les sous-produits de la fragmentation du self. Il est curieux de constater que la conception de Kohut, par rapport aux pulsions, s'appuie sur un malentendu initial, partagé par bon nombre de psychanalystes aux Etats-Unis, mais sans doute symptomatique car Kohut n'était pas si mauvais lecteur de Freud : il considère la pulsion comme un aspect du biologisme de Freud, biologisme dont il veut - et pourquoi pas - purger la psychanalyse. Mais le thème de la pulsion n'est pas le meilleur car il est très clair, chez Freud, que la pulsion désigne un élément psychique. Même s'il s'agit de l'articulation entre phénomènes corporels et psychiques. Kohut assimile « les pulsions » à un principe biologique étranger, par définition, à la psychologie. Dans son dernier article Kohut persiste et signe : « Mais entrons maintenant in media res et abordons les questions concrètes qui m'ont poussé il y a vingt-cinq ans sur la route scientifique que j'ai suivie depuis. Pour aujourd'hui, je me centrerai sur une seule question : le concept de pulsion en psychanalyse et ses conséquences. Et je soulignerai immédiatement une fois de plus que ce n'est pas le concept de pulsion per se, ni l'inconsistance isolée de l'intrusion d'un concept biologique vague et insipide dans le système merveilleux de la psychologie, qui m'aura stimulé vers l'action scientifique (.) mais seulement ma conviction que le concept de pulsion (.) a eu d'importants effets nocifs sur la psychanalyse. P.69 Dans des circonstances normales, on ne rencontre pas les pulsions par introspection ou par empathie. On éprouve toujours l'unité psychologique irréductible self aimant, du self désirant, du self s'affirmant, ou du self hostile-destructif. Quand les pulsions prennent la première place dans l'expérience, on a affaire qu'à des produits de désintégration.(.) . le concept de pulsion n'appartient pas au système de la psychologie. » Kohut parle de mésalliance » lorsqu'il s'agit de toute forme de psychobiologie ou de biopsychologie, amalgames qui ont pourtant été tentés et dont le résultat a produit « la pire des aberrations dans la perception de l'homme dont la psychanalyse se soit rendue coupable : l'introduction de la pulsion »
On constate ainsi chez Kohut un mouvement qui vise à la désexualisation du narcissisme ; d'une certaine manière il est en bonne compagnie car Freud désexualise la pulsion lorsqu'il la nomme Eros. Mais cette désexualisation kohutienne dépasse le domaine du narcissisme pour s'étendre à toute la vie psychique. La sexualité n'a plus d'autre place que celle d'un plaisir secondaire, approprié à certaines phases de la vie ou d'artefact lors une désorganisation du self. Une contradiction implicite est pourtant présente dans sa pensée. Il reconnaît en effet aux pulsions sexuelles qui se manifestent en face d'une fragmentation du self une valeur restauratrice pour celui-ci. C'est dans un effort de reconstitution de son unité perdue que le self mettrait en jeu la sexualité. Si les pulsions ont une valeur restauratrice pourquoi leur refuser tout rôle constructeur pour le psychisme ? C'est pourtant l'aboutissement de la pensée de Kohut : au stade ultime de sa théorisation toute notion de psychosexualité a disparu.
Le complexe d'Odipe contourné
Pour Kohut, le complexe d'Odipe est d'abord celui d'un enfant à qui ses parents ont failli, que ses géniteurs ont délibérément abandonné et voué à la mort ; son nom même reflète sa destinée et le désir de mort de ses parents. Kohut ne nie pas l'existence d'une phase odipienne, mais il n'y voit pas que le conflit y soit nécessairement attaché. Sauf si les parents ont été pathogènes comme Laïos et Jocaste. Freud, selon lui, n'a pris en compte qu'une partie du mythe, les désirs incestueux et parricides pour faire de cette tragédie du destin l'accomplissement de désirs universels qui régissent le rapport des générations. Or. Le conflit des générations n'est pas toujours aussi mortifère, en témoigne l'exemple d'Ulysse. Quand il feignit la folie pour éviter d'aller à la guerre, on mit son fils devant sa charrue pour mettre sa supposée folie à l'épreuve ; il fit alors « le détour » qui démontrait sa santé psychique, préservant la vie de son fils à tout prix. Le fait d'être un maillon dans la chaîne des générations peut être vécu avec joie, comme un aspect essentiel de soi-même. Pour Kohut, les relations entre les générations ne sont pas normalement marquées par le conflit et les désirs de mort. Il est frappant de voir que Kohut assimile conflit et pathologie : le complexe d'Odipe, conflictuel, est pathologique par opposition à la phase odipienne aconflictuelle et normale. La fantasmatique sexuelle entre parents et enfants se trouve escamotée dans la transmutation. L'Odipe perd ainsi son caractère d'organisateur central du psychisme, son statut de « complexe nucléaire. » Nous devons à Kohut de nous avoir montré combien les fantasmes mégalomaniaques peuvent être chargés de honte et objets de résistance. Mais cette honte n'aurait-elle rien à voir avec la sexualité ni avec le complexe d'Odipe ? L'homosexualité psychique ne tient apparemment aucune place dans la pensée de Kohut P.71 et l'idée du versant correspondant de l'Odipe semble ne pas l'avoir effleuré.
Alors que Freud en fait un coupable, pour Kohut Odipe est innocent, victime tragique du destin. Il est un « effet » au sens où la prédiction crée le destin. Kohut va ainsi opposer « l'homme coupable » de la psychanalyse de Freud à « l'homme tragique » qui surgit de ses conceptions. II oppose ces deux visions de l'homme qui corresponde à deux visions du monde et à deux types de psychopathologies : l'une est régie par la triade conflit-plaisir-culpabilité de Freud, et l'autre par la triade déficience-joie-tragique. Les valeurs sont convoquées dans ce procès livré à Freud ou plutôt à ceux qui conserveraient une vision dite freudienne inadaptée à notre monde nouveau. Malgré une adhésion au « principe de complémentarité » qui dit l'impossibilité de décrire la réalité de manière univoque, Kohut va progressivement substituer sa perspective à celle de Freud pour des raisons d'unité épistémologique mais par idéologie.
Le narcissisme fondateur de l'homme
L'ampleur que donne Kohut au narcissisme, dans une conception générale de l'homme et de la société, fait apparaître le narcissisme comme une force prévalente. Il considérait que, comme pour la sexualité, la société s'efforçait à la fois de nier le narcissisme et d'en réprimer les émergences et les expressions. Il écrit ainsi : « Les structures narcissiques réprimées, mais toutefois inchangées, se renforcent cependant que leur expression est bloquée ; elles (.) donneront lieu soudainement, non seulement dans les individus, mais dans des groupes entiers, à la poursuite effrénée de buts mégalomanes (.). Il me suffit de mentionner les ambitions impitoyables de l'Allemagne nazie et l'abdication totale du peuple à la volonté du Führer, pour illustrer ma pensée. Pendant des périodes historiques calmes, l'attitude de certaines couches de la société envers le narcissisme ressemble à l'hypocrisie victorienne envers la sexualité. Officiellement, l'existence des manifestations sociales émanant du Soi grandiose et du Soi-objet omnipotent est niée ; mais, quoique désavouée, sa prédominance est visible partout. Je pense qu'aujourd'hui il est aussi nécessaire de vaincre notre attitude d'hypocrisie envers le narcissisme, qu'il l'a été de surmoner l'hypocrisie sexuelle au siècle passé. Nous ne devons pas nier nos ambitions, notre désir de dominer, de briller, et notre envie de nous confondre avec des personnages omnipotents, mais nous devons au contraire apprendre à reconnaître la légitimité de ces forces narcissiques, comme nous avons appris à admettre le caractère légitime de notre désir pulsionnel d'objet. Nous serons alors à même, comme on peut l'observer dans l'analyse thérapeutique systématique des troubles de la personne narcissique, de transformer notre mégalomanie archaïque et notre exhibitionisme en estime de Soi réaliste et capacité de jouir de nous-mêmes, et notre désir de faire un avec le Soi-objet omnipotent, en une capacité, socialement utile, d'adaptation, pleine de joie, d'enthousiasme et d'admiration pour les grands, dont la vie, les actes et la personnalité peuvent servir de modèles aux nôtres.»
Le narcissisme apparaît ainsi à la place que Freud avait assignée à la sexualité.
Choix de textes
De l'empathie, « Formes et transformation du narcissisme », 1966, traduit de l'anglais par Pierre Sullivan, in Dix ans de psychanalyse en Amérique, Paris, PUF, 1981 (extrait).