REFLETS DE L'ÂME
AVANT-PROPOS
. le rôle que joue la projection dans la psychologie pratique . approchons .. de cette propriété mystérieuse de la conscience humaine, qui est de refléter le monde comme un miroir. . le phénomène de la projection est aussi un problème éminemment moral et pratique. attention particulière pour l'étude des démons de l'Antiquité. .
AVANT-PROPOS À LA DERNIÈRE ÉDITION
Le problème de la projection revêt un aspect pratique essentiel qui, dans les différents domaines de notre vie de tous les jours, prend de plus en plus de signification. . Dans tous les bavardages de concierge, toutes les disputes chargées d'émotion et, plus fréquemment dans toutes les scènes de ménage, il y a un élément de projection. Toutes les constructions d'images hostiles et les polémiques exacerbées de la Presse, par exemple à l'occasion de combats de groupes, de fanatismes idéologiques ou religieux, sont saturées de projections et peuvent basculer le cas échéant, dans des situations de guerre. On parle beaucoup aujourd'hui d'expliciter les structures de ces images hostiles ; mais les mécanismes qui les actionnent ne sont pas compris. . il vaudrait mieux que chacun essaie à son niveau, de prendre conscience de ses propres projections. En ce sens, ce livre se propose d'apporter sa contribution à l'ouvre de la paix.
Quand on a pris conscience de l'ampleur du problème de la projection, il est approprié, pour le traiter, d'avoir un esprit disposé à la plus profonde réflexion. Le retrait d'une projection provoque, au sens propre, un accablement psychique, mais en même temps un élargissement de la personnalité. Le retrait des projections n'est pas un plaisir, et l'homme naturel qui est en nous s'en défend avec véhémence ; mais il est, selon moi, P.11 la seule voie par laquelle nous pouvons sortir de la crise générale dans laquelle nous nous trouvons.
Quant au côté théorique des projections, il concerne les problèmes philosophiques les plus profonds . Finalement, tout repose sur la question : « Quelle est la réalité ? » . Je me suis contentée de traiter des aspects théoriques de la projection qui me paraissaient les plus importants, et avant tout de l'histoire des hypothèses scientifiques de la Physique et de la Science. A l'encontre de ce que pensent Thomas S. Kuhn et Paul Feyerabend, il me semble que la dominante d'un nouveau paradigme (une nouvelle projection) ne se produit pas de façon arbitraire, et ne reflète pas seulement un phénomène sociologique. Existent en amont des processus encore inexplorés, soumis à des lois en relation avec « l'inconscient collectif ». Cela voudrait dire que moralement, on ne peut pas, en agnostique, spéculer à l'infini à propos de différentes hypothèses, mais que dans le domaine des représentations théoriques de la Science, certains choix éthiques sont inaliénables.
1. QU'EST-CE QU'UNE PROJECTION ?
La Projection au Quotidien
C'est à Sigmund Freud que Carl Gustav Jung a emprunté le terme « projection » ( Totem et Tabou : Pour Freud, la projection est un processus de défense, à travers lequel le névrosé se libère d'un conflit émotionnel p. 79. Il va en même temps le déplacer sur un autre objet que celui concerné. Mais par ailleurs Freud souligne que la projection joue également un rôle dans toutes les perceptions que nous avons du monde extérieur parce que, notre attention est depuis les origines dirigée vers l'extérieur, et tend à occulter les processus endo-psychiques. La projection de ceux-ci vers l'extérieur se produirait, comme le souligne Freud, « dans des conditions encore insuffisamment établies » .), mais en raison de sa conception tout à fait différente de l'inconscient, ce concept a pris avec lui un sens complètement nouveau. Jung désigne, en tant que projection, une réalité psychologique que l'on peut observer partout et à tout moment dans la vie quotidienne des individus, notamment le fait que nous faisons fréquemment des erreurs de jugement sur les autres et sur des situations que nous devons ensuite corriger après un examen plus approfondi. La plupart des gens, dans un tel cas, se bornent à constater qu'ils se sont trompés et ne cherchent pas à savoir d'où proviennent leur jugement ou leur imagination erronée. Le psychologue par contre ne peut faire autrement que de se poser la question puisque dans une certaine mesure, c'est à ce problème de la rectification des fausses imaginations qu'il est en particulier confronté ; car c'est déjà chez les névroses ordinaires que souvent sa première tâche consiste à lutter contre de tels complexes imaginatifs « fous » qui empêchent les patients de s'adapter à la vie. Quand il a même à traiter des idées délirantes pathologiques ou tout un système de phantasmes, par P.13 exemple chez un paranoïaque, la question de l'origine de tels errements psychiques est particulièrement cruciale : Nul n'ignore en effet combien il est difficile de dissiper par la seule introspection les systèmes phantasmatiques. On a plutôt l'impression alors que le malade se cramponne à sa propre construction mentale par toutes les fibres de son être. Dans ce cas se pose inéluctablement la question de l'origine de l'ensemble des imaginations qui produisent la maladie.
Est tout d'abord apparu à Freud, que les empreintes, positives ou négatives, que laissent à l'enfant ses premières relations avec ses parents ou ses frères et sours, jouent un rôle dans ses projections futures. Par exemple un enfant ayant vécu un rapport avec son père ou avec sa mère particulièrement négatif, aura tendance plus tard à projeter la même image du père ou de la mère sur les hommes ou les femmes d'un certain âge qu'il sera amené à rencontrer dans la vie, si bien qu'il lui sera impossible d'avoir avec ceux-ci une relation sans préjugés. L'image négative est en quelque sorte « stockée » dans les profondeurs de la psyché et projetée dès que l'occasion s'en présente, sur des objets extérieurs.
Un examen plus précis montre qu'il ne s'agit pas là seulement, comme on pourrait d'abord le penser, d'une image mémorisée, mais bien d'un ensemble de caractéristiques qui constituent une partie de la personne en cause. Par exemple, un enfant qui perçoit son père comme autoritaire et tyrannique, ne va pas seulement avoir tendance, par la suite, à projeter sur des personnes investies d'une certaine autorité, faisant figure de « père » , tels le médecin, le supérieur hiérarchique ou l'Etat - les qualités et les défauts propres aux tyrans, mais il va aussi lui-même se comporter, inconsciemment toutefois, de façon tout aussi tyrannique. . Nous pouvons tous constater que ce sont en général justement les tyranniques et les autoritaires qui se posent en anti-autoritaires. L'aspect tyrannique n'est donc pas seulement la perception de la réalité faussée par l'image mémorisée du père, mais en même temps une image éminemment réelle du caractère de celui qui projette, et dont il n'est pas conscient.
C'est là que la projection se distingue de l'erreur ordinaire ; celle-ci peut être en effet facilement corrigée par une meilleure information et se dissiper « comme brume matinale au soleil ». Par contre s'il s'agit d'une projection, l'intéressé va la plupart du temps se défendre avec véhémence contre toute rectification ou bien s'il l'accepte, souffrira de dépression. Il en sera diminué et désillusionné parce que l'énergie psychique investie dans la projection ne lui sera pas restituée ; elle lui est au contraire, comme arrachée.
C'est pourquoi Jung définit la projection comme un transfert inconscient, c'est-à-dire non perçu et involontaire, d'éléments psychiques subjectifs sur un objet extérieur. On perçoit dans ce dernier quelque chose qui ne s'y trouve pas ou seulement très peu. Il est rare toutefois et même impossible, qu'il n'y ait dans l'objet investi absolument aucune trace de ce qui est projeté par le sujet. Jung a de ce fait parlé d'un « crochet » inhérent à l'objet, servant au « projetant » à « accrocher » sa projection, comme l'on ferait d'un vêtement sur un porte-manteau ! Reprenons notre exemple de la projection d'un sujet « antiautoritaire» ; son image du tyran ne pourra que difficilement se fixer sur un individu mou et parfaitement docile. Si, par contre, il rencontre quelqu'un qui présente, ne serait-ce qu'une parcelle de fermeté ou de pouvoir, l'image du tyran, en lui latente, sera immédiatement projetée. La projection est donc formée et le « projetant » est intimement convaincu qu'il a à faire à un tyran. Une telle erreur de jugement ne se laisse rectifier ensuite qu'avec le plus grand mal. .
Ce ne sont pas seulement les particularités négatives d'une personne mais tout aussi bien les positives qui peuvent se projeter de cette manière vers l'extérieur. Leur projection P.15 provoque alors une surestimation démesurée illusoire et une admiration disproportionnée du vis-à-vis.
Pour un observateur profane, il est clair et évident à première vue que dans ce cas comme dans l'autre, il s'agit d'une projection. Mais à la réflexion, l'affaire ne s'avère pas si simple non plus. Il pourrait aussi arriver que le jugement de l'observateur soit faussé et que le « projetant » ait donc « raison ». En général, dans la pratique, c'est le bon sens qui guide le jugement collectif raisonnable de l'entourage. Quand un individu qui souffre d'un complexe de persécution va dire à la police qu'il est poursuivi par telle ou telle personne, on procède à une enquête qui obéit à des méthodes dites objectives, puis on décide si la plainte est fondée ou non. . il y a des zones limites où l'on doit se demander si la jouissance des facultés mentales n'est pas en question et il devient bien difficile de discerner si le « projetant » calomnie délibérément son entourage, ou s'il est lui-même victime d'un délire de persécution. Il peut très bien arriver aussi qu'un individu transmette ses idées de persécution à son entourage et que tout un groupe adopte le même jugement erroné jusqu'à ce qu'un autre groupe vienne le rectifier. Les exemples de projections négatives lors de « chasses aux sorcières » ou de projections positives sur Hitler, vénéré comme un héros sauveur, témoignent de façon éloquente de l'existence de ce phénomène de contagion collective. Dans ce cas, rien ne peut a priori ramener à la raison ceux qui ont fait une projection ; leurs sentiments escamotent jusqu'aux preuves les plus évidentes de leur erreur.
Un jugement émanant d'une collectivité ne peut donc pas toujours empêcher le phénomène de projection ni les erreurs qui l'accompagnent, mauvaises appréciations et mensonges, car il peut très bien se faire que lorsque des groupes entiers font une projection collective, leur illusion semble officiellement correspondre à la réalité exacte. Ainsi. distinguer une psychose de masse d'un mouvement religieux ; ce dernier ressemble souvent, pour un observateur extérieur, à une psychose de masse, tandis qu'il sera vécu comme « mouvement rédempteur » par la personne impliquée.
Certains thérapeutes de tendance existentialiste, estimant que l'image intérieure que l'individu se fait du réel est pour lui une représentation absolue, tangible et objective, tentent de contester l'existence même de la projection.
Pour eux, chaque individu est, sans rémission possible, captif de sa propre image de la réalité. Ex. Camus « L'Etranger » . conclusions similaires ..psychiatrie orientée vers la recherche ethnologique. .. distinction entre « normal» et « anormal » dépendrait de l'ensemble des éléments structurels d'une société, sur un plan culturel et religieux, et ne serait par conséquent en aucun cas d'une appréciation générale facile.
. Pfeiffer a au contraire souligné .. que les cas de maladie mentale caractérisée, considérés à nos yeux comme pathologiques, sont également reconnus comme tels chez tous les peuples que nous connaissons ; . Les symptômes de maladie mentale dans une réaction seraient tout d'abord « l'aliénation du Moi » et un comportement inhérent à un système de lois, propres au sujet lui-même. L'extase religieuse .. se P.17 laisse discerner de l'obsession maladive par les chercheurs . « le trivial, l'absurde et les déraillements en dehors des comportements traditionnels » seraient les signes caractéristiques du pathologique.
Les conceptions existentialistes et sociologiques qui nient la dimension pathologique en soi, pâtissent de ne pas inclure dans leurs réflexions les manifestations de l'inconscient dans l'homme, et tout particulièrement les rêves. Par là même, on néglige de reconnaître un phénomène fondamental. A savoir que cet inconscient d'où émergent les projections, s'efforce en fait de les corriger au cours de certaines phases d'évolution intérieures ; il existe donc également, en dehors du jugement commun, un autre facteur intérieur à l'individu lui-même, qui tend à rectifier de temps en temps son image de la réalité. . une projection à travers le jugement d'un observateur extérieur ne peut pas être vérifiée avec certitude, ni dans tous les cas, être communiquée à l'intéressé lui-même.
L'un dira : « c'est ainsi », l'autre : « mais non, pas du tout ! » Ce qui coupe court à toute discussion.
Pour bien comprendre ceci, il nous faut encore revenir sur le concept de projection tel que Jung l'utilise. Il dit notamment que tout comme nous sommes portés à considérer que le monde est tel que nous le voyons, nous supposons avec encore plus de naïveté que les hommes sont comme nous nous les représentons. Malheureusement, il n'existe encore aucune Physique qui démontrerait la disproportion entre notre perception et la réalité. Quoique la possibilité d'une illusion y soit encore plus considérable que dans la perception des sens, nous n'en projetons pas moins, sans retenue et naïvement, notre propre psychologie sur autrui. Chacun se crée ainsi une série de relations plus ou moins imaginaires, provenant essentiellement de telles projections.
Dans ces relations imaginaires, le partenaire extérieur devient une image ou un support symbolique. Bien que tous les contenus de notre inconscient soient projetés de cette façon sur notre entourage, nous ne les reconnaîtrons comme projections que lorsque nous aurons reconnu également qu'ils sont nos propres traits de caractère ; sinon, nous restons simplement et naïvement convaincus que ces traits sont ceux de l'objet lui-même.
Qui ne possède pas un degré extraordinaire d'autoperception ne surmontera pas ses projections ; au contraire, c'est généralement l'état naturel de notre esprit qui conditionne l'existence de ces projections .
Cela crée chez des individus relativement primitifs, cette relation caractéristique avec l'objet, que Lévy-Bruhl a appelée « identité mystique » ou « participation mystique »
Jung l'appelle identité archaïque du sujet à l'objet. La nécessité de la rompre apparaît chaque fois que l'identité est gênée, c'est-à-dire que lorsque l'absence du contenu projeté cause un préjudice à l'adaptation du sujet, il est souhaitable que le contenu projeté soit réintégré par le sujet.
L'identité archaïque du sujet à l'objet est dominante dans sa forme spécifique, entre autres chez l'enfant et le primitif. Partout où elle domine l'inconscient se fond dans le monde extérieur. Dans un certain sens, on ne peut encore nullement parler d'une relation du Moi avec le monde environnant puisque le Moi n'existe encore quasiment pas au sens où nous l'entendons. Le monde conscient de l'enfant, tout comme celui du primitif, est d'avantage une sorte d'immersion dans un courant d'évènements, où monde extérieur et monde intérieur ne sont pas différenciés, sinon très indistinctement. L'inconscient tel que nous le connaissons aujourd'hui, ne nous a été rendu perceptible que par sa différenciation de notre conscience. Chez le primitif, c'est P.19 à un degré infiniment plus élevé que l'intérieur est perçu comme extérieur, et vice-versa. Cette « immersion dans un courant d'évènements où monde extérieur et monde intérieur sont peu différenciés », est cependant ce qui, encore dans une large mesure, constitue notre état psychique normal ; et cet état n'est interrompu de temps à autre qu'à condition que la réflexion de la conscience et une certaine continuité du moi s'interposent.
C'est sans doute quand l'enfant joue à la poupée que l'on peut le mieux observer chez lui la différenciation, minime mais déjà tout à fait présente, entre monde intérieur et monde extérieur. D'un côté, l'enfant traite la poupée, objet extérieur, comme si elle était vivante, suivant la représentation intérieure qu'il a de la relation mère-enfant ; d'un autre côté, il montre par son comportement, de façon toute aussi claire, qu'il « sait » aussi quelque part que la poupée n'est pas vivante. Des enfants plus grands, par contre, ne sont plus du tout capables de se joindre à ce genre de jeux ; leur conviction que la poupée est sans vie, que le jeu mère-enfant n'est que fantaisie (donc seulement intérieur), les gêne pour jouer le jeu. Il nous faudrait probablement remonter assez loin, jusqu'à nos ancêtres animaux, avant de trouver le point où intérieur et extérieur étaient complètement indifférenciés. L'identité archaïque du sujet à l'objet repose cependant aussi chez nous tout au fond de notre psyché et c'est à cause de cela que s'édifie à des degrés multiples la discrimination relativement plus nette et plus claire entre sujet et objet. En aucun cas, cette couche la plus enfouie ou la plus primitive, ne doit être considérée comme de moindre valeur ; au contraire, si nous voulons absolument formuler une appréciation, ce serait là à mon avis le secret véritable de toute intensité de vie et de toute créativité de l'esprit. De plus, elle représente simplement l'état normal qui engendre tous nos liens affectifs, « magiques », avec les personnes et les objets. Jung affirme que tout contemporain normal, qui n'a pas plus que de coutume pris conscience de lui-même, est lié à son entourage par tout un système de projections inconscientes. Le caractère de contrainte qui marque ces relations, leur aspect « magique » ou «mystique-impératif » demeure inconscient tant que « tout va bien » . . Ainsi tant que l'élan vital. peut utiliser ces projections comme des passerelles agréables et utiles, reliant l'individu et le monde, ces projections représentent des facilités positives pour la vie.
Mais dès que l'énergie psychique essaie d'emprunter une autre voie, et qu'elle commence de ce fait à faire marche arrière sur les anciens ponts de la projection, les projections constituent alors les entraves les plus graves que l'on puisse imaginer, car elles empêchent efficacement toute libération réelle de l'objet antérieur. Il se passe alors un phénomène caractéristique : l'on s'efforce de dévaloriser l'objet antérieur pour pouvoir en libérer la libido. (Par exemple dans la haine envers une personne que l'on a aimée) Mais l'identité antérieure provient de la projection de contenus subjectifs, une délivrance pleine et entière ne peut donc avoir lieu que si l'imago qui se représentait elle-même dans l'objet est restituée au sujet en même temps que sa signification. Cette restitution se produit par la prise de conscience du contenu projeté, c'est-à-dire par la reconnaissance de la « valeur symbolique » de l'objet en question.
Bien que l'identité primitive du sujet et de l'objet représente un état normal, de toute évidence certaines perturbations dans l'adaptation au monde extérieur et au monde intérieur ont poussé la nature à développer dans l'homme une constante conscience du moi qui le conduit à une différenciation plus nette entre sujet et objet et de là vers la compréhension de certaines projections. De prime abord, cela signifierait donc tout simplement que ce que l'on avait jusque là perçu comme appartenant au monde extérieur, sera désormais reconnu comme faisant partie du monde intérieur personnel. Mais notre mentalité est encore de nos jours à ce point primitive, comme le souligne Jung, qu'elle n'a encore réussi à s'affranchir de son identité mystique primaire avec l'objet que dans certains domaines et pour certaines fonctions. Le primitif a une connaissance de soi minimale en même temps qu'un rapport maximal avec l'objet, lequel est même susceptible d'exercer P.21 directement sur lui une contrainte magique . C'est à partir de cette première identification que s'est développée peu à peu la connaissance de soi, ce qui va de pair avec la différenciation sujet-objet . Mais, comme chacun le sait, notre connaissance de soi est encore loin derrière notre savoir réel.
Pour être précis, on ne peut, dans la pratique, parler de projections qu'à partir du moment où apparaît la nécessité de dissocier l'identité à l'objet ; en d'autres termes, lorsque l'identité devient gênante, c'est-à-dire quand l'absence du contenu projeté exerce une contrainte et rend désirable son retour au sujet. A partir de ce moment, l'identité de l'image intérieure à l'objet extérieur devient perceptible et par conséquent accessible à la critique du sujet lui-même ou d'autrui.
Les cinq niveaux du retrait des projections
. le processus de la prise de conscience d'une projection se fait sur plusieurs niveaux. Jung cite le cas d'un soldat nigérien qui entendit un jour, venant d'un arbre, une voix qui l'appelait ; il essaya alors de s'enfuir de la caserne pour se rendre jusqu'à l'arbre. Quand on l'interrogea, il déclara que tous ceux qui portaient le nom de cet arbre entendaient cette voix de temps à autre. Pour nous, il s'agit ici, comme déjà mentionné, d'une situation d'identité archaïque, car pour ce soldat, l'arbre et la voix étaient de toute évidence identiques. Une distinction entre l'idée que l'on se fait de l'arbre et de la voix ou d'un arbre-démon (comme le ferait éventuellement un ethnologue dans le même cas) est déjà un phénomène qui traduit un degré de conscience plus avancé, car il s'agit déjà d'une différenciation. Au troisième niveau se manifeste la nécessité de donner une valeur morale au phénomène de la voix qui s'expliquerait comme la manifestation d'un bon ou d'un mauvais esprit. Le quatrième niveau consiste dans le fait de pousser la compréhension encore un pas de plus. À ce niveau là, l'existence d'esprits sera complètement niée et l'expérience rejetée en tant qu'illusion. Au niveau suivant, on doit se demander à nouveau comment se fait-il qu'une expérience aussi forte, si merveilleuse et des plus réelle, doit, tout à coup, n'être rien d'autre qu'une illusion. S'il faut peut-être aussi sans doute présumer que les arbres ne parlent pas un langage humain et que dans l'arbre lui-même aucun esprit n'habite, ou bien même, objectivement que ce ne serait pas un esprit que le soldat aurait entendu, cette perception d'un esprit ne peut donc être qu'un phénomène impulsif venu de son inconscient auquel il n'est pas possible de contester une existence psychique ; car ce serait finalement nier la réalité de la psyché. Dans le cas où on ne le fait pas, l'esprit dans l'arbre doit être qualifié aujourd'hui par nous de projection ; de ce fait il n'a rien d'une illusion mais possède une nature spirituelle de la plus haute authenticité. La question de savoir si cet esprit est bon ou mauvais se pose à nouveau et elle est particulièrement significative. Dans l'exemple cité, une sanction à l'encontre du soldat nigérien dépendrait de ce que, inconsciemment il aurait voulu déserter, comme nous le dirions dans notre langage ; ou bien il aurait vécu un appel spirituel. C'est en fait au même problème « mutatis mutandis » que se voient confrontés les tribunaux quand il s'agit de juger des cas d'objecteurs de conscience.
Si l'on admet la réalité psychique de la voix entendue par le soldat, il faut aussi chercher à savoir où et comment ce contenu inconscient lui appartient. Au cas où l'on ne parviendrait pas à déceler les manifestations de ce contenu dans l'environnement du sujet - par exemple, le soldat aurait-il entendu exprimer par cette voix son propre désir de désertion -, alors il faudrait voir si d'autres objets pourraient expliquer la manifestation de la voix - et le cycle recommencerait depuis le début ! Si par contre on découvrait que l'esprit fait subjectivement partie du soldat, alors se présenterait la tâche d'une intégration morale de cet esprit dont on pourrait, grâce à P.23 cela, comprendre l'aspect bon ou mauvais en tant que tendance inconsciente propre au sujet, et l'incorporer à sa vie. Dans le cas présent, la tentative inconsciente d'évasion ne serait en fin de compte pas du tout « mauvaise ». Et si l'intégration d'un tel contenu réussit, alors ainsi que l'on peut observer aujourd'hui, cesse l'aventure de l'esprit de l'arbre ; si elle ne réussit pas, d'autres phénomènes identiques ou similaires vont se manifester à nouveau, ailleurs.
Ce que l'on désigne en psychologie moderne par intégration est aussi un processus à bien des égards complexe et remarquable, au cours duquel un contenu psychique, jusque là resté inconscient, est sans cesse ramené au Moi conscient et connu comme appartenant en propre à la personnalité. En même temps, se trouvent considérablement modifiés les effets produits par ces contenus. Ce que signifie intégration dans la pratique sera mieux illustré par cette histoire chinoise sur les esprits.
Un jeune homme appelé au service militaire était en route pour s'y présenter. Un soir, ne trouvant pas d'auberge, il fit halte dans les ruines d'un vieux temple. Alors que la nuit tombait, il vit soudain l'étrange et pâle silhouette d'une femme se glisser furtivement, une corde à la main, à quelque distance. Il la suivit sans se montrer et la vit disparaître à l'intérieur d'une pauvre maison de paysan. Se trouvait là une jeune femme, éperdue, en larmes, au chevet de son petit enfant. Sur la poutre au-dessus d'elle, le fantôme était assis, laissant une corde pendiller vers le bas, tout en répétant inlassablement un geste évoquant la pendaison. La jeune femme finit par se rendre et grimpa sur un siège. Elle s'apprêtait à se pendre quand le soldat fit soudain irruption par la fenêtre. Saisissant la corde il exhorta la jeune femme : « Veille bien sur ton enfant, on n'a qu'une vie à donner ! »
Alors qu'il retournait au temple, le fantôme vint à sa rencontre et exigea qu'il lui rende la corde. Mais le soldat enroula la corde autour de son bras et essaya de faire fuir l'esprit. Il y eut une lutte. Par inadvertance, le soldat se donna avec le pouce un coup sur le nez, et le sang jaillit. Parce que les esprits n'aiment pas voir le sang humain, le fantôme s'éloigna et disparut. Cependant, bien plus tard, sur le bras nu du soldat, on pouvait encore voir la trace de la corde : « celle-ci s'était incarnée dans son bras et formait un anneau de chair rouge » . le soldat poursuivit son voyage pour aller ensuite se présenter sous les drapeaux.
D'après une croyance .. en Chine, l'esprit des femmes qui se sont pendues, parce qu'elles ne pouvaient plus supporter leur destin malheureux, ne peut parvenir au royaume des morts, que si elles sont d'abord parvenues à inciter une autre femme au suicide. C'est pourquoi cet esprit féminin maléfique essayait d'entraîner la jeune femme. On sait que le suicide peut être contagieux, comme l'attestent en particulier les suicides collectifs dans les écoles ou les prisons. Il se produit une sorte de réaction en chaîne dont la corde que porte le fantôme est un bon symbole. Dans ce conte, on dirait que le soldat n'a été confronté à l'esprit malfaisant que par le fait du hasard.
Mais quand on se rappelle que ce jeune homme allait faire son service militaire et qu'il lui fallait donc renoncer pour de nombreuses années à la possibilité d'avoir une femme et des enfants, on s'aperçoit, du point de vue psychologique, que ce n'est pas seulement un hasard s'il s'est trouvé confronté à la jeune femme en pleurs. Quelque chose en lui devait être sensibilisée au problème de la mort. Il est intéressant de noter ce qui chasse le fantôme : le soldat lui-même se frappe le nez, sans le faire exprès, et le sang coule. Le sang est partout un symbole de la partie émotionnelle de la psyché humaine. La propre participation affective du soldat et le coup qu'il s'est porté ont triomphé du fantôme, et la corde fatale devient du même coup partie intégrante du soldat. Elle est littéralement intégrée à lui, et lui reste désormais attachée, non comme un stigmate honteux, mais comme une distinction honorifique. Ce qui était un « enchaînement » objectif de tendances destructrices P.25, est maintenant devenu partie de son être et, de ce fait, le soustrait à sa force de destruction. Le mauvais esprit lui-même n'est toutefois pas dissout ; il n'a fait que sortir du champ de la vision des hommes.
Ce dernier fait correspond exactement à une expérience qui nous est familière : les contenus inconscients ne peuvent pratiquement pas être complètement intégrés. Les processus semblent plutôt comparable au fait de peler un oignon si une ou plusieurs enveloppes d'un complexe inconscient peuvent, il est vrai, être intégrées par la personnalité consciente, il n'en est pas de même pour le noyau qui se retire et reste latent dans l'inconscient sans représenter désormais un problème immédiat. Aussi longtemps que des contenus, chargés de sens mais inconscients, restent liés au porteur de la projection, une dissolution totale ne peut avoir lieu. Dans ce cas, la totalité du contenu de l'image projetée ne peut devenir consciente. C'est même régulièrement le cas quand il s'agit de contenus archétypiques, car un contenu archétypique ne peut être intégré par le Moi conscient. Il en résulte toutefois un phénomène que l'on pourrait appeler l'errance des projections : le contenu inconscient est partiellement reconnu comme subjectif ; de ce fait, il se sépare de l'objet sur lequel il semblait projeté jusque là. Son aspect encore inconnu réapparaîtra cependant dans l'inconscient après une période d'attente et sera projeté de nouveau sur un autre objet. Ou bien, il y a réapparition sur un autre medium qui devient alors le nouveau porteur de la projection. Si l'on veut empêcher qu'une telle projection se renouvelle, son contenu doit être reconnu en tant que psychiquement réel, mais non inhérent au sujet et constituant une puissance autonome.
Jung a un jour comparé le Moi à un individu qui naviguerait et pêcherait dans son bateau (sa conception consciente du monde) sur la mer de l'inconscient. Il ne doit pas retirer des profondeurs davantage de poissons, c'est-à-dire de contenus inconscients, que son bateau peut en contenir, sinon il coule ! Ceci explique pourquoi les individus dont le Moi est faible se défendent souvent si désespérément contre tout regard jeté sur leurs projections négatives. Ils ne peuvent supporter le poids, l'accablement moral, que provoque une telle inquisition. C'est sans doute plus volontiers que l'on s'occupe de ses projections d'éléments positifs ; mais quand l'individu est faible, il se gonfle comme un ballon, et il est emporté loin du terrain de la réalité ; il va subir une inflation et par conséquent retomber dans l'inconscience. Le retrait et l'intégration des projections est par conséquent un problème épineux qui exige beaucoup de délicatesse de la part du thérapeute au cours du traitement. Il doit constamment se demander si le Moi de l'analysé peut réellement supporter les répercussions de l'examen d'une projection. Comme nous le disions plus haut, il semble que le noyau archétypique de tous les complexes personnels ne soit pas complètement assimilable. C'est pour cette raison que l'on trouve un peu partout dans le monde, des histoires de fantômes dans lesquelles « l'esprit » après accomplissement de certaines tâches, disparaît, apaisé, dans l'au-delà. L'esprit lui-même continue donc d'exister : seuls cessent ses efforts pour tourmenter les êtres humains avec agressivité. Si nous pouvions examiner toutes nos projections jusqu'à leur racine, notre personnalité prendrait une dimension cosmique. .
Parlons tout d'abord, d'une autre histoire illustrant le même problème.. Il s'agit d'un conte norvégien intitulé « Le Camarade » :
Un fils de paysan, qui avait rêvé d'une belle princesse, s'en va un jour, muni de son petit héritage, chercher la belle. En chemin il aperçoit, à la porte d'une église, un homme mort pris dans un bloc de glace, sur lequel crachent les passants ! On lui dit qu'il s'agit là d'un ancien négociant en vin qui avait l'habitude de couper son vin d'eau et à qui maintenant le prêtre refuse des funérailles chrétiennes. Le jeune voyageur ressent une profonde pitié pour le « pécheur » et fait don de tout ce qu'il possède pour que soient organisées les funérailles. Au moment où il reprend sa route, un inconnu vient se joindre à 1ui pour son voyage et lui propose de conquérir avec lui la belle princesse, celle qui aurait P.27 été envoûtée par un « troll ». Après bien des combats et des tourments endurés par le compagnon de route pour le compte du héros, la princesse est finalement conquise. Un an plus tard le « camarade » avoue qu'il n'est autre que le négociant défunt ; il pense avoir désormais remboursé sa dette, et il lui faut maintenant prendre congé. Dans un conte allemand semblable, le mort n'est pas un pécheur mais seulement si pauvre que personne ne veut l'enterrer. Là aussi le héros donne tout son argent pour faire enterrer le mort. Celui-ci, qui est aussi un expert en magie, va aider le héros à trouver et à délivrer la princesse. Finalement, il dit : « Maintenant je vous quitte, toi et le monde. Je crois que je t'ai payé ma dette. Adieu - sois heureux ! »
Puis il disparaît.
Dans ces exemples, l'esprit du défunt se dissipe dans l'au-delà après avoir exprimé sa gratitude au héros pour son acte charitable. Le passé a été expié. Comme dans le conte chinois, aucun autre aspect de ce personnage n'est assimilé.
Le pauvre pécheur, dont le héros paie la dette, est à comprendre psychologiquement comme la composante de la psyché humaine que Jung appelle « l'ombre », c'est-à-dire la partie inférieure, par trop humaine en chacun de nous, que l'on projette trop volontiers sur autrui pour ensuite « cracher dessus ». Le héros a pitié de lui et se charge de payer sa faute. Par là, il acquiert en la personne du compagnon un soutien investi de pouvoirs magiques en cas de nécessité. C'est la compassion du héros devant cette misère qui engendre cette alliance.
Jung a distingué deux sortes de projections : l'une active et l'autre passive. Dans notre exemple, il s'agit d'une projection passive, c'est-à-dire d'un acte d'empathie qui sert à mettre l'objet (dans ce cas le défunt), dans une relation intime avec le sujet (le héros). Pour établir ce rapport, « le sujet détache de sa psyché un contenu (par exemple un sentiment) et le transfère à l'objet qu'il anime et attire simultanément en sa propre sphère. »
En conséquence de son sentiment de compassion, le héros gagne un compagnon aux pouvoirs magiques qui l'accompagne désormais dans son entreprise personnelle. En fin de compte, toute pitié repose sur ce type d'identité inconsciente avec les autres. Elle constitue le fondement de tout notre collectivisme conscient, et aussi de toutes nos attitudes sociales conscientes - même dans leurs formes les plus sublimes -, tout comme elle a trouvé pour nous son expression la plus élevée dans l'idéal chrétien de l'amour du prochain. Quand cette identité inconsciente est négative, elle a pour effet de nous faire estimer, naïvement et sans réflexion, que l'autre serait semblable à nous-même, et que pour lui les choses auraient exactement la même valeur que pour nous.
Nous trouvons ainsi une justification pour « le rendre meilleur » c'est-à-dire que nous lui faisons violence psychologiquement. On peut voir dans ce cas l'origine d'une projection active.
L'aspect négatif de l'identité apparaît de manière particulièrement claire dans les cas pathologiques ; dans les délires d'interprétation paranoïaques par exemple, où il semble évident que le propre contenu subjectif doit se retrouver dans l'autre personne. Ceci constitue en même temps un acte de jugement qui a pour but fondamental de séparer le sujet de l'objet. Si le jugement est considéré comme absolument valable, cela peut conduire à un isolement total du sujet car toute critique des autres sur la validité du jugement personnel est repoussée.
La projection passive, c'est-à-dire la participation intuitive inconsciente, appartient au principe psychique de l'Eros et constitue la base de toutes les relations sociales. La projection active, par contre, appartient au domaine, du Logos ; elle est liée au fait de reconnaître ou de juger par qui ou quoi nous nous distinguons des autres, inconnus en soi. Les deux principes peuvent, dans la pratique courante, déborder l'un sur l'autre. P.29
Les projections que nos semblables font sur nous ne sont en aucun cas inoffensives ; non seulement elles perturbent l'adaptation de la personne qui projette, mais elles affectent aussi considérablement la personne sur qui elles se portent en particulier, les projections que les parents font sur leurs enfants ont sur eux une forte influence, car l'enfant, l'adolescent sont encore très sensibles et maléables, leur Moi conscient étant encore faible.
C'est pourquoi nous trouvons si souvent ce déroulement dans les mythes et les contes. Dans .. « les six cygnes », la belle-mère sorcière jette un vêtement sur ses beaux-fils et les métamorphose en cygnes. On peut prendre ceci, au sens littéral, comme une projection. La mère, dont la position est négative à l'égard de ses enfants, ne voit pas la nature humaine propre de ses fils ; elle projette sur eux l'image de quelque chose qui se trouve en elle-même (l'image de l'oiseau), à savoir sa propre partie spirituelle inconsciente qu'elle a négligée. Cela se voit fréquemment dans la vie courante, quand une mère de famille, par paresse ou pour toute autre raison, ne se soucie pas de son évolution spirituelle. En revanche, elle attend une réalisation de la part de son ou ses fils et les « métamorphose » en quelque chose qui est étranger à leur nature personnelle. Les fils entreprendront par exemple une carrière académique ambitieuse pour satisfaire l'attente inconsciente de la mère. Dans le conte en question, ils se transforment en oiseaux, c'est-à-dire en êtres spirituels sans racines et déshumanisés.
La délivrance des ensorcelés a lieu lorsque la sour bien-aimée ou quelquefois aussi la fiancée coudra une chemise étoilée de fleurs qu'elle jettera sur les ensorcelés ; les oiseaux pourront alors reprendre leur forme humaine. Cela aussi est une projection mais qui convient bien à l'objet et lui permet même de se montrer de nouveau sous sa nature véritable. Bien des gens sont ainsi réellement rendus à eux-mêmes par l'estime affectueuse de quelqu'un d'autre. Le professeur ou le thérapeute qui a confiance en son élève (ou en son patient), c'est-à-dire qui attend de lui des résultats positifs, très souvent provoquera un épanouissement de l'être et des dons de son élève ou de son patient. Peut-être cela n'a-t-il en fait aucune importance qu'il s'agisse d'une projection ; c'est en fait un pont qui permet à l'autre de parvenir jusqu'à lui-même. C'est pourquoi le phénomène du contre-transfert a une si grande signification en psychothérapie et ne doit pas être seulement combattu comme un handicap : il peut porter l'autre, comme le ferait un tapis magique, vers son objectif. Un jour pourtant cette projection tombe et l'on voit alors s'il est encore possible à l'autre de vivre sans son secours. C'est par une observation attentive des rêves des deux personnes concernées, et avec toute la prudence nécessaire, que cette transition pourra s'effectuer. Quand les parents ne vivent pas leur intégralité intérieure et ne réalisent l'essentiel d'eux-mêmes, le poids en retombe sur les enfants sous forme d'une projection qui les met en danger. Le langage populaire le traduit bien, qui dit :
« Enfants de pasteurs ou âne de meunier, rarement ou jamais ne prospèrent bien »
Sous la pression de l'opinion publique. Les pasteurs sont souvent contraints de vivre de façon plus exemplaire ou plus chrétienne qu'ils ne le feraient s'ils se conformaient à leur véritable nature. En s'identifiant à leur rôle social, ils refoulent ainsi leur « ombre », qui retombe sur leurs enfants comme une dangereuse robe de sorcière. Ceux -ci se sentent alors obligés, par une obscure pulsion, de vivre ce que les parents ont raté. Toutefois, en ce qui concerne les « ânes de meunier », le problème se présente de façon quelque peu différente. Aux yeux des gens de la campagne, le meunier est considéré comme celui qui ne travaille pas mais qui s'enrichit par un moyen technique. Il laisse l'eau du moulin faire le travail pour lui ! Il est pour ainsi dire le premier technocrate. C'est naturellement l'âme animale, c'est-à-dire sa sphère instinctive, qui en subit le préjudice. P.31
Dans les générations passées, cf. Freud, le refoulement des pulsions sexuelles a eu des effets particulièrement destructeurs. Par cette répression, bien des pères et des mères ont soit poussé leurs enfants à vivre une sexualité effreinée, ou, pour les enfants qui, inconsciemment, se sont défendus contre cette projection, leur ont rendu impossible une quelconque approche du domaine de la sexualité, dont l'image, par les projections des parents, était avilie. Cette situation est représentée dans de nombreux mythes où le père ou la mère enferme le fils ou la fille dans une tour, une montagne ou un cercueil de verre ou bien encore les maudisse et les métamorphose en animal en leur jetant un sort.
C'est assurément dans les familles que les projections jouent le rôle le plus important et le plus destructeur. Mais elles le jouent également dans tous les autres groupes sociaux, comme la politique où l'on peut, dans presque tous les conflits à forte charge émotionnelle, déceler la projection de l'ombre que fait chaque adversaire sur l'autre.
La difficulté à reconnaître son ombre, réside dans le fait que les caractéristiques inférieures sont la plupart du temps de nature émotionnelle. Mais les émotions et les éléments affectifs sont relativement autonomes.
Ils occupent la conscience et ne se laissent contrôler qu'avec beaucoup de difficultés. Toute projection, couplée à une émotion, isole l'individu du monde qui l'environne et le mène à un état auto-érotique ou autistique. Lorsque, derrière la projection, on ne retient pas seulement l'ombre personnelle mais aussi les composantes de l'autre sexe de la personnalité, et plus profondément encore, des contenus archétypiques, tout discernement est rendu très difficile par des obstacles quasiment insurmontables.
Les divinités Père et Mère de toutes les religions sont souvent aujourd'hui à l'arrière plan de l'image du père ou de la mère. Ceci confère aux « imagines » des parents un pouvoir sur l'individu tout à fait excessif. Ou bien il ne s'agit pas de présentations religieuses collectives, mais de leurs variantes modernes comme le matérialisme, le communisme, le socialisme, le fascisme, le libéralisme, l'intellectualisme etc. par lesquelles l'individu peut se retrouver complètement « possédé » et pour lesquelles il peut se battre dans un état émotionnel meurtrier. C'est en ce sens que les convictions « sacrées » ont toujours quelque chose de suspect quand elles ne sont pas accompagnées de tolérance et d'humanité.
Projection et projectile
L'identité archaïque sujet-objet, qui est à la base du phénomène de projection, perdure, comme nous le disions, même chez l'individu civilisé, de façon subliminale.
Dans son inconscient aussi, le monde extérieur et le monde intérieur ne sont pas différenciés. Seul ce qui est parvenu à la conscience sera distingué comme un phénomène intérieur ou extérieur ; c'est-à-dire soit comme un état perçu de façon introspective - la montée d'une émotion par exemple -, soit comme un événement extérieur ou objet. Tout ce dont nous ne sommes pas conscients cependant reste, comme par le passé, indifférencié dans le flux évènementiel de la vie. .. on ne peut parler de projection au sens strict du terme, que lorsqu'une perturbation, devenue perceptible, va rendre nécessaire la remise en cause d'un jugement jusque là admis sans réflexion, ou d'une prétendue perception. Cette perturbation s'exprime par le doute, l'incertitude ou par la tendance à défendre fanatiquement une opinion déjà acquise pour la bonne raison, précisément, que la conviction antérieure est déjà minée de l'extérieur ou de l'intérieur.
Par le fait qu'il s'agit, dans la projection, d'un processus préconscient et involontaire, indépendant de la conscience, on peut s'attendre à ce que le processus lui-même s'exprime par P.33 des productions de l'inconscient, tels les rêves, les rêveries éveillées et les mythes traditionnels. .
À chaque processus de projection, se trouvent un « émetteur et un « récepteur ». Il est intéressant de noter que de très nombreuses histoires mythologiques ont pour motif central l' « émetteur » (celui d'où rayonnent les effets magiques) ; mais il y en a encore davantage qui tournent autour du motif des victimes des projectiles magiques et du problème de la défense contre leurs effets. Ces questions seront examinées ici, car elles représentent un aspect de la projection qui n'est que rarement pris en considération dans la thérapie d'aujourd'hui.
Le projectile est certainement un des plus vieux symbole de la projection, plus exactement la flèche magique ou le coup qui causent des dommages aux autres. L'explication, pratiquement la plus ancienne à travers le monde, de l'origine d'une maladie, est celle d'un projectile qui atteint sa cible humaine pour le bien ou pour le mal.
D'après une croyance répandue, le projectile est lancé par un dieu, un démon, un esprit, ou tout autre être mythique, ou bien encore par un être humain maléfique, et atteint des personnes ou même des animaux, en leur donnant ainsi la maladie. . Que l'émetteur de la flèche soit considéré comme un élément extérieur ou un élément intérieur, n'est pas à préciser maintenant .
Dans le judaïsme ancien, on trouve l'idée que Dieu ( le diable aussi dans le nouveau testament) ou encore des êtres humains méchants, lancent des flèches malfaisantes. Dans le Psaume 91 : « . tu ne craindras ni les terreurs de la nuit ni la flèche qui vole de jour, ni la peste qui marche dans les ténèbres, ni le fléau qui dévaste à midi. » La peste de Job fut elle-même provoquée par les foudres de Yahvé « les flèches du Puissant en moi sont plantées, mon humeur boit leur venin et les terreurs de Dieu sont en lignes contre moi »
Les paroles blessantes, méchantes, des humains sont aussi dépeintes comme des flèches. Les hommes trompeurs « se servent de leur langue comme d'un arc, afin d'en lancer des traits de mensonge.., leur langue est comme une flèche qui perce, elle ne parle que pour tromper. (Jérémie 9,3,8). « Les rusés ajustent leur flèche, parole amère, pour tirer en cachette sur l'innocent » (Psaume 64,4).
.. ces dernières citations font allusion à l'activité affective de la médisance humaine et que celle-ci est déclenchée, comme l'enseigne l'expérience pratique de la psychologie, par des projections négatives. Dès qu'une personne projette une partie de son ombre sur un autre individu elle est incitée a prononcer ce genre de paroles hargneuses. Les mots (pointes, piques) qui atteignent l'autre comme des projectiles, symbolisent le courant d'énergie psychique négative que le « projetant » dirige contre l'autre. Lorsqu'on est soi-même la cible de la projection négative d'une autre personne, on ressent souvent sa haine, presque physiquement, comme l'impact d'un projectile.
Il est plus difficile de comprendre, en relation avec la projection, le symbole de flèches lancées par un dieu (ou par Dieu) (voir Toxine venant du mot Toxa =flèche en grec, lancée par Apollon et Artémis J.D.M.) ; et pourtant, il est particulièrement fréquent que l'envoi de « flèches porteuses de maladie » ou de mort, soit attribué à des êtres divins. Dans l'ancienne littérature védique, c'est le dieu Rudra qui provoque la maladie ou la mort par le truchement de ses flèches. . « Que Rudra, le dieu à l'arc puissant et aux flèches rapides. le maître aux P.35 armes perçantes, entende le chant que je lui adresse. Que tes projectiles qui passent sur la terre venant du ciel nous épargnent... Tu as des milliers de remèdes. 0 toi, ne fais pas de mal à nos enfants, ni aux enfants de nos enfants . » Les flèches de Rudra pouvaient provoquer la fièvre, la toux et des tumeurs malignes, ou des douleurs aiguës. Alors que toutes ces maladies sont aujourd'hui considérées comme physiques, on utilisait même alors le terme de « pointe de flèche » pour désigner ce qui était la cause de troubles purement psychiques. Le mot indien « salya », signifie pointe de flèche, épine, écharde. Dans un texte, il est dit qu'un médecin qui l'extirpe du corps d'un malade, est comme un juge lors d'un procès qui extrait le dard de l'injustice. La flèche est ici comme un mauvais sentiment qui, par incertitude sur l'issue d'une action en justice, aurait conduit à la maladie.
Nous savons aujourd'hui que l'existence de formes dressées et pointues dans les dessins des patients, révèle des impulsions mauvaises, blessantes, destructrices, qui empêchent la synthèse de la personnalité. Si dans les représentations mythologiques, ces flèches viennent d'un dieu (et non pas d'êtres humains malfaisants), alors, d'un point de vue psychologique, ces impulsions destructrices sont manifestement produites par des contenus archétypiques inconscients. . les lances et les pointes de flèche indiquent symboliquement l'orientation de l'énergie psychique. (Paracelse dit un jour : « Il est possible que mon esprit par le seul fait d'une ardente volonté, sans épée et sans l'aide du corps, transperce et blesse quelqu'un. »)
Dans la mythologie antique, ce sont tout particulièrement Apollon et Artémis qui répandent la mort et la maladie avec leurs flèches. Ainsi Apollon envoie la peste aux portes de Troie parce qu'Agamemnon a insulté un de ses prêtres. Dans la mythologie romaine, ce sont Apollon et Mars qui sont les émissaires des flèches porteuses de maladie. Les flèches des dieux ne provoquent pas seulement la maladie et la mort, mais la passion amoureuse comme la flèche que tire le dieu Eros (Cupidon, Amour). Le « coup de foudre » soudain et violent est également ressenti comme une maladie aux feux de laquelle on se consume. Dans la mythologie hindoue, le dieu de l'amour Rama est armé d'un arc et de flèches, et Bouddha appelle le désir amoureux « flèche ».
« Un désir cependant encore, sérieusement désiré, Entretenu, nourri dans la volonté, S'il faut peu à peu y renoncer, Fouille sauvagement comme flèche en chair »
(Même dans l'Ancien Testament, la passion sexuelle est figurée comme une flèche qui
transperce le foie de l'être humain)
Dans l'antiquité tardive, existait déjà l'idée que certains dieux pouvaient avoir un rapport avec le comportement émotionnel des humains ; une opinion qui était pariticulièrement soutenue par la spéculation astrologique. Ainsi, Saturne est signe d'une humeur mélancolique, Mars d'agressivité et d'initiative, Vénus et Cupidon de l'amour et de la sexualité, tous états d'âmes qui affectent puissamment de façon subite et qui peuvent temporairement subjuguer le Moi conscient. Le symbole de la flèche montre bien comment quelqu'un se trouve dans une disposition d'esprit qui souvent s'est abattue sur lui aussi brusquement « qu'un éclair surgi du bleu du ciel ».
Les dieux sont des représentations imagées de certaines constantes naturelles de la psyché inconsciente et de la manière dont se comporte la personnalité émotionnelle et, imaginative. Comme on le sait, Jung a appelé ces constantes des archétypes. Il s'agit de structures innées impossibles à expliquer, qui produisent chez l'être humain, toujours et partout en temps et lieux voulus, des idées, des représentations mythologiques, des sentiments et des émotions identiques parallèlement aux instincts qui sont nos impulsions dynamiques de l'espèce. Ces figures symboliques archétypiques étaient en principe supposées exister dans un univers extérieur à l'individu, matériel et visible ou au contraire spirituel et invisible ; mais déjà, peu à peu, chez les hommes de l'antiquité tardive germa l'intuition qu'elles provenaient plutôt d'un monde spirituel intérieur qu'ils ne connaissaient pas. Ceci conduisit à une conception nouvelle et intéressante de la personnalité humaine P.37 que nous a transmise Isidore, fils du gnostique Basilide, à savoir que l'homme (ou son Moi) posséderait en outre, une « prosphyes psyche » (un développement d'âme supplémentaire) constitué d'âmes animales comme celles de loups, de singes, de lions etc. Celles-ci représenteraient des états affectifs qui pousseraient l'homme à s'engager contre sa volonté dans des actes nuisibles. Le gnostique Valentin, par contre, a émis l'idée que de tels appendices (prosartemata) pourraient aussi être des esprits habitant l'individu. Ces esprits, (pneumata) entraîneraient les hommes vers des désirs indécents en les troublant par des images de plaisir les envahissant dans un état nébuleux de luxure. Tandis que les âmes animales tendent à représenter plutôt l'aspect instinctuel, il semble que les esprits et les dieux représentent davantage les contenus archétypiques, c'est-à-dire spirituels, de l'inconscient, quoique le sens se recoupe dans chacun de ces domaines, ce qui n'est pas étonnant étant donné la relation étroite qui existe entre esprit et instinct.
Quand un archétype se constelle brusquement et intensément en nous, nous le ressentons comme si nous étions touchés par des projectiles venant d'un être tout-puissant qui nous aurait visés et nous placerait sous sa domination. Dans le même temps, nous sommes assaillis par des phantasmes et des images que nous percevons comme venant directement de notre monde intérieur (par exemple une image obsédante), mais plus souvent d'un objet extérieur. Un sentiment de haine agressive ne provient pas, à nos yeux, de Mars, mais d'un « adversaire méchant » qui « mérite » bien qu'on le haïsse (projection de l'ombre), la passion amoureuse, non pas du dieu Amour, mais d'une femme qui sait éveiller la passion chez l'homme (projection de l'anima). Ainsi, en fin de compte, l'émergence d'une projection semble toujours être provoquée, par les archétypes et les complexes de l'inconscient.
On en trouve la confirmation précise dans l'étude des rêves. C'est ainsi qu'une femme rêve qu'un personnage imaginaire lui dit : « Tu as des yeux bleus romantiques de rêve ! » Le personnage du rêve avait de tels yeux, alors que la rêveuse avait des yeux vifs et gris-vert ! On peut alors en déduire que le personnage projette sur le Moi de la rêveuse une qualité qui lui appartient et non pas au complexe du Moi. Le personnage inconnu du rêve serait une partie encore inconnue de la personnalité de la rêveuse (un complexe) qu'elle n'avait jusqu'à présent, pas soupçonné. Manifestement le personnage onirique ne se connaît pas non plus lui-même, et c'est pour cela qu'il projette sa propre image sur le Moi de la rêveuse, probablement dans le but d'inciter le Moi à s'imaginer lui-même comme un rêveur romantique et par là à s'identifier au complexe. Il est probable que ceci a pour but l'intégration de ce complexe.
Quand d'autres personnes projettent sur nous des qualités positives ou négatives, cela crée souvent en nous une certaine incertitude quant au Moi. On ne sait plus si oui ou non ces traits de caractère sont vraiment les nôtres, qu'ils soient bons ou haïssables, surtout qu'il existe presque toujours un « crochet » où la projection a trouvé à « s'accrocher ». Si de surcroît des complexes de notre propre inconscient peuvent aussi lancer de telles projections sur notre Moi, comme le montre le rêve ci-dessus, ceci peut induire à une nouvelle source d'erreurs de jugement du Moi sur lui-même. Il semble pourtant que l'on serait réellement environné d'imaginations confuses, comme se l'était déjà figuré en son temps le vieux Démocrite. D'après lui, le monde extérieur ne serait pas seulement plein d'atomes mais aussi d'images animées qu'il nomme aussi démons ou principes spirituels. Les « eidola » ou « dianotikai phantasiai » pourraient nous nuire ou nous servir ; elles nous apparaîtraient de façon particulièrement claire en rêve, mais planeraient autour de nous le jour sous forme d'images illusoires. Seul un esprit subtil pourrait les distinguer, selon Démocrite, alors que les gens ordinaires confonderaient ces images illusoires avec les objets qu'ils perçoivent concrètement.
Il n'est donc pas étonnant qu'un si long processus de maturation et qu'un bout de connaissance de soi soient nécessaires pour parvenir à une relativement constante identité du Moi et à P.39 une estimation sage et modérée de soi-même. Reconnaître sien un contenu psychique dans la représentation que s'en fait une autre personne, ou le rejeter parce que simple projection de l'autre, n'est pas seulement une affaire de pensée critique, mais aussi une appréciation par le sentiment. C'est pourquoi cette reconnaissance ne pourra jamais être menée à bien par la voie de l'intellect.
Niveau subjectif et niveau objectif
Ce même problème d'évaluation se pose dans l'interprétation des images de rêves. En effet, dans les rêves, extérieur et intérieur ne sont pas dissociés, comme c'est aussi le cas apparemment dans l'inconscient. Nous devons donc chaque fois, vis-à-vis des personnages des rêves et des objets qui se présentent dans les rêves, décider si nous voulons les considérer comme des symboles de certains aspects psychiques encore inconscients de la personnalité du rêveur (ce serait l'interprétation au niveau subjectif), ou comme des éléments indicateurs d'évènements et de personnes réels du monde extérieur (ce serait l'interprétation au niveau objectif). En général, on utilise la règle pratique suivante : les personnages et les objets qui sont symbolisés dans les rêves d'une façon très différente de la réalité seront plutôt interprétés au niveau subjectif, tandis que seront interprétés en tant que tels ceux qui semblent refléter les personnes et les objets de façon relativement exacte. Mais cette règle n'est rien moins que sûre. Quand, par exemple, un homme rêve de sa femme et la voit comme sorcière monstrueuse, est-ce un aspect objectif de sa femme qu'il n'avait pas jusque là remarqué, ou cela représente-t-il un vilain côté de sa vie sentimentale qu'il projette sur sa femme? Dans une telle situation, on peut difficilement se lasser de l'avis de l'entourage pour interpréter le rêve ; si l'entourage laisse entendre que la femme est une méchante sorcière et que le rêveur serait aveugle à son égard, le thérapeute aura tendance à interpréter objectivement. Si par contre la femme passe en général pour être intègre, le thérapeute préférera une interprétation subjective. Si en même temps, on ne perd pas de vue le fait psychologique que pour toute projection il existe un « crochet », on se demande si l'image interprétée au niveau objectif est une exagération ou non, car une exagération indique a fortiori une signification subjective.
( « Plus l'impression est subjective, plus la qualité perçue a des chances d'émaner de quelque projection. ») savoir si cela est exagéré ou non dépend souvent d'une grande sensibilité dans l'estimation ; celle du thérapeute exige beaucoup de doigté dans l'interprétation des rêves.
D'autre part, souligne Jung, nous devons encore distinguer entre une qualité réellement présente dans l'objet et la valeur ou la signification qu'elle a pour celui qui perçoit, c'est-à-dire, l'énergie investie dans la fixation. Il peut aussi arriver que l'autre ait les caractéristiques ou l'attitude momentanée que le « projetant » croit voir en lui, et provoquer de ce fait directement une projection sur lui. C'est en particulier le cas quand le porteur n'est pas conscient de cette qualité ; elle agit de ce fait sur l'inconscient de l'autre et attire en même temps sa projection. Ceci explique pourquoi les projections attirent souvent des contre-projections. Phénomène bien connu à propos de la problématique très discutée du transfert et du contre-transfert en thérapie. Même si une qualité existe vraiment chez quelqu'un d'autre, il faut cependant prendre en considération que chez le « projetant », cette qualité perçue extérieurement est devenue aussi un contenu intérieur. Ce contenu existe pourtant en dehors de toute perception en raison de toutes les perceptions d'une image existante dont la vie autonome, qui restera inconsciente à son détenteur aussi longtemps qu'elle paraîtra coïncider avec l'objet extérieur. (Autonomie relative des complexes) Il s'ensuit que l'objet extérieur, ou la personne sur laquelle on projette, prennent une importance exagérée et pourront avoir sur nous un effet psychique direct. On peut observer cela particulièrement bien quand l'image d'un père ou d'une mère, depuis longtemps décédés, exerce encore un pouvoir magique sur les enfants. P.41 parce que l'imago de l'objet, l'image des parents, est restée aussi vivante qu'avant. Une telle surestimation d'un objet extérieur peut sévèrement porter préjudice à un individu dans son évolution. C'est seulement par une progression sur le chemin de la connaissance de soi-même et par là une différenciation individuelle, que l'on peut dans ce cas aller plus loin. Il faut qu'en même temps l'image intérieure - l'imago de l'objet - soit reconnue comme élément intérieur, car c'est seulement de cette façon que la valeur et l'énergie investies dans l'image vont pouvoir revenir à l'individu qui en a besoin pour son évolution. ( Il n'y a pas toujours que la perturbation dans l'adaptation sociale qui rend nécessaire le retrait d'une projection, il y a aussi très souvent certaines tendances dans l'évolution personnelle de l'individu qui y contribuent, en d'autres termes : son instinct d'individuation.) Ceci est une tâche morale difficile, qui rend impossible à toute personne consciente de critiquer les autres et le monde.
Jung s'est souvent exprimé à ce sujet : pour lui, si l'on n'a en soi-même que 3 % du mauvais que l'on voit de l'autre ou que l'on projette sur lui, et que l'autre possède réellement les 97% restants, il serait malgré tout plus sage de porter toute son attention sur ses 3 % car ce n'est qu'en soi-même que l'on peut changer quelque chose ; chez les autres presque jamais .
Mais d'un autre côté, l'expérience a montré que les rêves mettent souvent le rêveur en garde contre des dangers extérieurs très réels. C'est pourquoi, une interprétation rigide de tous les rêves au niveau subjectif, est absolument à éviter. Jung a rapporté le cas d'un jeune homme névrotique qui avait fait des rêves où sa fiancée apparaissait sous un jour très ambigü. Une petite enquête révéla qu'elle vivait de la prostitution. Le jeune homme n'en avait jusque là absolument rien soupçonné. Interpréter ses rêves, au niveau subjectif, n'aurait pas été indiqué pour le rêveur, car ces rêves cherchaient manifestement à l'avertir quant à sa liaison avec cette femme bien réelle. Naturellement, le jeune homme devait avoir également en lui-même une telle « prostituée » ; mais, malgré tout, il était tout à fait essentiel qu'il rompe avec sa fiancée dans la réalité concrète. Cette position se révéla être juste, car dès qu'il rompit ses fiançailles son symptôme hystérique diminua. Si son inconscient avait plutôt suggéré une réalisation au niveau subjectif, la souffrance n'aurait pas davantage diminué après la séparation et l'on aurait dû alors se demander comment, avec ses propres sentiments, le rêveur se prostituait dans sa vie. C'est donc une affaire très délicate et incertaine de distinguer ce qui, dans les images des rêves, appartient à l'intérieur ou à l'extérieur. .
Possession et perte d'âme
La croyance aux soi-disant maladies apportées par des projectiles .. est répandue .. dans l'ensemble du continent américain (excepté sud de l'Alaska), .. dans le sud de l'Argentine .. ainsi qu'en Australie, en Mélanésie et en Indonésie. Elle est aussi répandue en Europe et de façon sporadique, en Afrique. Par contre, elle est presque totalement inexistante en Asie, en dehors du nord de la Sibérie. Dans des régions qui ont été des berceaux de civilisations anciennes, comme l'Égypte, le Proche-Orient et l'Inde, elle était aussi jadis connue ; elle fut peu à peu remplacée par « l'intrusion d'un esprit » . dans les civilisations Incas et Aztèques, l'explication d'une maladie par l'arrivée d'un projectile a existé à une certaine période. Elle fut plus tard supplantée par la perception que la maladie était la conséquence de la transgression de tabous. Là où l'on explique la maladie par l'intrusion d'un esprit dans le malade, la forme de thérapie la plus fréquente consiste P.43 à transférer l'esprit soit dans le guérisseur qui va le « recracher » et l'anihiler, soit dans un animal qui sera sacrifié aussitôt que l'esprit se sera saisi de lui. La possession représente une situation exceptionnelle car l'esprit qui s'est introduit dans le malade peut parler par la bouche de celui-ci. Cette conception est particulièrement utilisée dans l'explication des maladies mentales. Mais il ne s'agit pas toujours de mauvais esprits qui rendent malade, il y a aussi les révélations d'ordre divin, et les manifestations d'esprits qui s'expriment de la même manière dans les séances chamaniques.
Dans le Nouveau Testament, Jésus guérit les malades en exorcisant les mauvais esprits . La cérémonie de guérison consiste à exorciser l'esprit mauvais comme le fait encore de nos jours le prêtre exorciste dans l'église catholique. D'un point de le psychologique, il est clair que dans tous les cas « l'esprit », n'est pas considéré comme partie intégrante de la personnalité de l'individu ; il appartient à un monde extérieur « objectif » qui se trouve quelque part dans le monde visible ou invisible. La même chose est valable pour les « bons » esprits qui se manifestent par des révélations, des visions, des rêves, ou lors de séances chamaniques.
Diamétralement opposée à cette explication de l'origine de la maladie, existe une autre conception, également très répandue, selon laquelle « l'âme », une substance nécessaire à la vie et à a santé de l'individu, aurait été perdue ; c'est le soi-disant phénomène de la perte d'âme. L'âme peut être perdue au cours du sommeil, lors d'un réveil brutal, d'une grande frayeur, ou d'un éternuement, mais le plus souvent lorsqu'un mauvais esprit vous la vole, ce que l'on craint par-dessus tout est qu'un mort vienne enlever l'âme d'un proche pour l'emmener avec lui au royaume des morts. Dans ce cas le patient traîne sa maladie désespérément, à moins qu'un guérisseur retrouve à temps son âme perdue et puisse la restituer à son propriétaire. Cette conception de la maladie est dominante dans les cultures chamaniques .
La « perte d'âme », comme le phénomène de l'intrusion d'un esprit, sont encore aujourd'hui psychologiquement observables dans la vie quotidienne de tous les hommes. La « perte d'âme » se manifeste sous forme d'accès soudains de tristesse et d'apathie. On n'a plus de joie de vivre, on se sent vide et paralysé, tout semble dépourvu de sens. Si l'on regarde de plus près et en particulier les rêves, on peut constater qu'une grande partie de l'énergie psychique s'est déversée dans l'inconscient et n'est donc plus disponible pour le Moi. Cette quantité d'énergie est la plupart du temps absorbée par un complexe inconscient qui se trouve ainsi fortement chargé (d'où la croyance à l'enlèvement de l'âme par l'esprit d'un mort ou fantôme, c'est-à-dire par un complexe ). Si l'on se maintient suffisamment longtemps dans, cet état. Alors la plupart du temps, le complexe, réactivé par l'énergie prélevée, arrive dans la sphère de la conscience. Apparaît un intérêt nouveau, intensif, qui presque toujours engage dans une direction différente de la précédente. Dans bien des cas de dépression endogène, on peut observer qu'il existe, derrière des stagnations paralysantes de la personnalité, un désir particulièrement intense (pouvoir, amour, pulsion expansionniste, agression etc.) que le dépressif, pour différentes raisons, n'ose pas laisser s'exprimer ; d'où, comme le renard de la fable, il décrète que les raisins sont trop verts !
Une autre image, assez différente, décrit du point de vue psychologique « l'esprit envahisseur » . Dans ce cas, il s'agit de modifications psychiques de la personnalité relativement soudaines, provoquées par l'irruption d'un complexe autonome provenant de l'inconscient. Bien qu'une telle irruption semble soudaine, on peut malgré tout souvent la voir à l'avance se consteller dans les rêves et les phantasmes du patient ( En psychologie analytique, on peut mettre en évidence un complexe de ce type, qui n'aurait pas encore atteint la surface, par la pratique des associations.), jusqu'à ce qu'un jour elle ait atteint le seuil de la conscience. P.45
Ces deux idées, vieilles comme le monde, de « perte d'âme » et d' « esprit envahisseur » ont donc, tout comme le projectile, un rapport étroit avec le phénomène de la projection. Dans la mesure où, lors d'une projection une partie de la personnalité est transférée à un autre objet, cela signifie que l'on subit en même temps une perte d'âme. C'est pourquoi tant d'amoureux se sentent souvent complètement dépourvus d'entrain et dépérissent quand ils sont séparés de l'objet aimé ; leur âme est là-bas, près de l'autre, et c'est seulement près d'elle ou de lui qu'ils se sentent vivre. Même la propre intelligence peut être projetée de cette manière. La tradition raconte qu'un élève de Socrate, du nom d'Aristide, pouvait très bien philosopher quand il tenait fermement un pan du manteau de Socrate ; mais dès qu'il en était séparé, tout son talent dans ses argumentations philosophiques était perdu.
L'intrusion active d'un esprit fait l'effet du décochement d'une flèche ou de l'impact de l'éclair comme on le décrit souvent lorsque a lieu une projection. Et comme le dit aussi Charles Beaudelaire :
La rue assourdissante autour de moi hurlait
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet
Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi je buvais, crispé comme un extravagant
Dans son oil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
Un éclair . puis la nuit ! Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?
Ailleurs, bien loin d'ici ! Trop tard ! Jamais peut-être
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais
0 toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !
L'éclair symbolise la capture soudaine par la passion amoureuse, dans un bon ou dans un mauvais sens.
Cette sorte de prise de possession brutale n'a pas seulement lieu dans le domaine amoureux. Ainsi il peut arriver, dans un groupe, que l'on se livre aux pires excès comme si l'on était brusquement « chevauché par le diable », pour, ensuite, une fois dégrisé, rester stupéfait. Dans un tel cas, c'est souvent un côté de l'ombre personnelle qui a servi de « crochet » aux projections négatives des autres ou d'un autre. Alors que l'on ne s'y attend pas, on devient la « bête noire », le « canard boiteux » du groupe, c'est-à-dire que brusquement, l'ombre libérée de l'extérieur prend possession de vous en s'aliénant votre Moi et en le contraignant à un rôle collectif. Si l'on se sépare du groupe ou du responsable de la mauvaise influence, tout se remet en place et l'on se réveille comme après un mauvais rêve. Dans le cas d'une intense projection amoureuse (c'est-à-dire d'une projection de l'image intérieure Anima et Animus sur le partenaire), le processus se déroule parfois dans les deux sens ; on fait alors l'expérience non seulement de l'impact d'une flèche (envahissement par un complexe), mais aussi d'une perte d'âme, la dépendance de la présence de l'autre étant devenue totale. Intérieurement, on se sent envahi par une agitation passionnée et une grande imagination ; en même temps, on a l'impression que toute vie personnelle s'écoule, tel un flux, vers l'autre, dans le monde extérieur. Ceci explique un motif mythologique caractéristique, jusqu'à maintenant non élucidé : quand un homme tombe amoureux d'une femme par suite d'une projection soudaine de son Anima, on s'attend tout d'abord à ce qu'il la considère comme l'expéditrice de la flèche d'amour et non pas le dieu Amour. Mais dans l'antiquité, un homme dans cette situation se sentait touché par le dieu Eros ou par la « mater saeva cupidinum », c'est-à-dire Vénus. L'embrassement, ou envahissement par la passion , est perçu séparément, comme quelque chose de vécu de l'intérieur, alors que la partie perdue de l'âme est perçue comme une chose différente rattachée à la personne extérieure.
Quand une structure archétypique demeure latente dans l'inconscient, elle est indécelable. Mais si elle est activée, elle P.47 apparaît fréquemment sous une double forme : d'une part comme un embrasement venant d'émotions et d'éléments affectifs vécus intérieurement, et d'autre part comme une image fascinante que l'on suppose appartenir à l'objet extérieur. Cette double perception constitue cependant un cas spécial qui n'intervient pas systématiquement. Souvent les forces psychiques sont vécues aussi comme purement intérieures. Dans ce cas, la double réaction vis-à-vis de la projection de l'image sur un objet extérieur n'a pas lieu ; mais l'image est directement perçue intérieurement. Ceci peut être décelé dans des récits de visions que l'histoire a pu nous transmettre. ( Toutefois ces visions sont plus des visualisations de contenus conscients que des productions spontanées de l'inconscient ; ou bien elles possèdent sans doute un fond, un « noyau », issu de l'inconscient, mais celui-ci a été ré-élaboré de façon consciente.) Ainsi, un visionnaire chrétien voit dans une transe un inconnu qui le guérit et il en déduit ensuite qu'il s'agit du Christ. À de telles visions s'associe souvent l'impression d'avoir été touché et enflammé par un rayon de lumière vive, ce qui souvent provoque de grandes souffrances.
Ceci nous ramène au thème du projectile de la passion. La visionnaire Marina de Escobar a raconté comment se sont déclarés ses crises de calculs rénaux. Elle vit venir à elle un diable affreux qui s'était mis à ramasser la poussière de sa chambre et l'avait ensuite obligé à l'avaler ! Puis il posa une poêle remplie de braises sur son dos ; de cette poussière et de cette braise il s'était formé cinq petites pierres à l'intérieur de son corps qui devaient la faire souffrir durant des mois, jusqu'à ce qu'enfin elle réussisse à s'en défaire dans la douleur. Ceci rappelle bien l'ancienne croyance des projectiles porteurs de maladie.
Pas un chrétien authentique n'irait considérer ces manifestations d'une vision intérieure comme endo-psychiques et appartenant en propre au sujet, ou même comme projections d'un contenu psychique intérieur. Et pourtant ces phénomènes s'apparentent indéniablement à ceux examinés plus haut.
Il est probable que Freud avait raison de supposer dans bien des cas, que le phénomène de projection sur des objets extérieurs est en rapport avec le fait que notre attention est en général orientée vers le monde extérieur, et que nous sommes par conséquent inclinés à négliger les évènements de notre vie intérieure. Toutefois, chez les personnes introverties, ou introspectives, il peut très bien exister une perception directe d'évènements intérieurs sans le détour d'une projection sur un objet extérieur. Bien évidemment dans ce processus, la conviction intime de l'individu sujet d'une telle vision joue un rôle important dans le fait qu'il va ou non admettre sa perception des phénomènes endo-psychiques comme réalité. Dans l'histoire spirituelle occidentale, tout au moins jusqu'au siècle des lumières, on a attribué à ces expériences un caractère véritablement authentique, sans cependant, la plupart du temps, les considérer comme inhérent au sujet, mais comme des manifestations de l'au-delà, d'un « monde des esprits » ou d'un « domaine métaphysique religieux » dont la réalité n'était rien moins qu'invisible, transubjective, objective. Ce n'est que dans la psychologie des profondeurs moderne que l'on a commencé à considérer ce domaine, en partie (mais en partie seulement), comme endo-psychique, c'est-à-dire comme relevant de l'inconscient de l'être humain. On peut voir à quel point cette conception, est loin de rencontrer l'assentiment général,. Jussel considère comme tout à fait évident que les « mauvais esprits » exorcisés avec succès du corps de la jeune fille, n'appartiennent pas à sa psyché. . Wunneberg, avec autant de conviction, présume que les « démons » seraient des projections, c'est-à-dire en réalité des parties de la psyché de la jeune fille, éclatées et refoulées hors sa conscience. Au vu de telles incertitudes, cela vaut la peine de revenir sur d'autres contextes historiques qui pourraient apporter sur cette question des lumières plus précises. P.49
2. LE RETRAIT DES PROJECTIONS DANS L'HERMENEUTIQUE RELIGIEUSE
Les dieux se rapprochent des hommes
Les cinq niveaux du retrait des projections expliqués dans le premier chapitre ne sont pas seulement observables dans les cas individuels et isolés. Ils traversent comme un long fil rouge toute l'histoire de l'évolution spirituelle de notre culture. . de grands conflits de l'histoire se sont produits du fait que des individus se trouvant à des degrés différents d'idées religieuses, n'ont pas su communiquer. . Les psychologues considèrent que certaines des images et des idées religieuses sont des projections ( l'école freudienne, totalement, et l'école jungienne partiellement), alors que la plupart des théologiens se dressent contre l'idée que les représentations religieuses ne seraient « que » des projections et leur attribuent une réalité métaphysique. Ce problème moderne a cependant une très longue histoire P.59 derrière lui. .
Dans la Grèce antique, .. c'est l'état d'esprit mythique primordial qui dominait, c'est-à-dire un état d'identité archaïque où les choses extérieures naturelles et celles intérieures de l'esprit n'étaient pas différenciées. Le monde entier était peuplé de démons et d'esprits, ce qui veut dire que des parties individuelles de la psyché humaine étaient encore pour la plupart « non réfléchies » ; on les retrouvait extériorisées, dans la nature, où l'homme avait à les affronter en tant que parties du monde objectif. Les rencontrer correspondait à un acte magique, qui avait des effets passifs ou actifs, capables d'entraîner l'individu vers le bien ou le mal. (niveau 1)
C'est à peu près à l'époque des premiers témoignages historiques, que l'on voit se manifester le deuxième niveau de retrait des projections. Les objets de la nature étaient déjà partiellement différenciés des êtres mythiques qui les animaient : Poséidon, Nérée et les siens régnaient certes sur la mer, mais eux-mêmes n'étaient tout simplement pas la mer. Les Hamadryades et les Nymphes animaient les arbres et les champs ; les dieux les plus élevés dans la hiérarchie demeuraient dans l'Olympe ou dans les profondeurs de la terre. Leur volonté pouvait bien se manifester à Delphes par le bourdonnement des abeilles ou le bruissement des hêtres de Dodone mais ils avaient eux-mêmes une existence qui leur était propre.
Une différenciation morale avait déjà commencé. (3ème niveau) L'être humain jugeait les actes des dieux et se permettait de les critiquer moralement. Naturellement, cela se produisit tout d'abord dans un cercle restreint de gens instruits, tandis que la masse restait fidèle et attachée aux anciennes croyances.
Avec le début de la philosophie de la nature pré-socratique devait se modifier de façon fondamentale la conception mythique et religieuse de l'univers qu'avaient les érudits grecs. On cherchait désormais le divin dans un principe universel (arché), plus tard dans plusieurs principes que l'on se représentait soit matériellement (eau, feu, air, etc.), soit comme un principe spirituel abstrait (sous forme de nombres ou comme l'infini, une spirale, ou « l'être en soi » ). Les dieux jusque la vénérés, perdirent leur signification dans ce nouveau principe du monde ou subsistèrent parallèlement (Platon), ou bien leur existence fut niée. Cette prise de position rationaliste (4e niveau) pris ensuite une plus grande importance chez les sophistes. Elle atteignit son point culminant dans l'enseignement d'Euhmeros qui ne voyait rien d'autre dans les dieux que des personnalités mortes, déifiées, ayant existé historiquement.
Cette amorce d'un certain rationalisme dans la philosophie grecque de la nature signifie psychologiquement, comme l'a montré Jung, qu'un accent est intensément mis sur la conscience humaine qui cherchait à s'affirmer par rapport à l'immensité de l'état psychique mythique. Le « j'interprète », « je comprends » est toutefois, examiné de plus près, une fonction défensive. Tout savoir était étroitement lié à ce caractère apotropique ; le savoir était une force magique nécessaire pour se protéger contre les dangers de l'inconnu. Il aidait les hommes à se sentir davantage chez eux dans un monde devenu « compréhensible » .
Bien sûr, les conceptions des premiers philosophes naturels nous semblent être aujourd'hui également des projections mythiques. . « Homère et Hésiode ont attribué aux dieux ce qui chez l'être humain n'est que honte et infamie : vol, adultère et tromperie réciproque. Et pourtant les mortels croient que les dieux ont vécu, qu'ils avaient des vêtements, une voix et un corps exactement comme les leurs » (Xénophane de Colophon) P.61 . Théagène de Rhégion essaya de sauver l'« ancienne vérité » en disant que les dieux se concevaient « allégoriquement » (nous dirions aujourd'hui symboliquement, en tentant d'expliquer les anciens mythes dans le langage philosophique nouveau ; il devint ainsi le précurseur de l'herméneutique. D'après lui, les dieux étaient soit des symboles d'objets matériels (Apollon, Hélios, Héphaïstos, par exemple représentèrent le feu, Héra l'air, etc.), ou bien ils représentaient des qualités ou des états psychiques de l'individu (ce serait le commencement du 5ème niveau). Athéna symbolisait la clairvoyance, Arès l'amour passionnel, Aphrodite le désir charnel, Hermès la raison. Mas ces attributions (qui, aujourd'hui, nous apparaissent comme endo-psychiques) étaient encore perçues venant de l'extérieur, c'est-à-dire comme des forces objectivement autonomes. D'après Philomène, l'air est par exemple la faculté de penser qui pénètre partout, « que l'on peut aussi appeler Zeus ». Platon s'est moqué de ce type d'interprétation qu'il a traité de « sophistique », tandis qu'Aristote cherchait à remplacer ces conceptions semi-mythiques par des concepts philosophique plus précis. C'est Démocrite (environ 470-360 av. J.Co) qui est allé le plus loin, en imaginant les anciens dieux comme de « images » concrètes qui, rayonnant depuis l'éther - le feu du ciel - se répandaient dans l'univers tout entier. Même les objets, les plantes et les animaux peuvent, dit-il, émettre de telles images. Celles-ci provoquent alors souvent une agitation de l'âme, des pensées, des passions et des particularités dans le caractère d'autres individus ; elles sont, en soi des reflets, pénètrent en nous par le rêve et nous influencent de cette façon. Elles peuvent avoir un effet bienfaisant ou malfaisant. Des gens envieux peuvent émettre des images chargées de leur jalousie et ainsi blesser autrui dans son corps et dans son âme. ( Apparaissent ici de nouveau les projectiles porteurs de maladie). Des images positives sont là, derrière l'inspiration poétique. Finalement, les images des dieux sont des « symboles » ou des images évocatrices qui émanent de la substance même, créatrice et animée, de l'univers.
Dans la mesure où ces interprétations ne laissent aucune frontière entre les substances universelles matérielles et psychiques, elles réintroduisent en partie le premier niveau, c'est-à-dire l'identité archaïque, en même temps qu'apparaît le cinquième niveau. Ceci semble exprimer une loi psychologique générale : la déclaration d'une nouvelle vérité montre en effet que les conceptions historiques antérieures étaient des projections et elle tente de les attirer dans l'espace psychique intérieur ; mais en même temps, elle annonce un mythe nouveau qui désormais aura valeur d'une vérité « absolue », enfin accessible.
. Le fondateur de la « Stoa », Zénon de Citium (environ 336-264 av. J.C.) voyait dans les divinités grecques soit des agents physiques, soit des puissances psychologiques. Ainsi les Dioscures, par exemple, étaient censés avoir la charge de la juste parole et des impulsions nobles ; le dieu Eros avait un « pathos fougueux » (affects, émotions) etc. Cléanthe d'Assos entreprit d'interpréter des mythes entiers de cette manière, telle la légende d'Héraclès.
Les dieux, dit-il, seraient « rationes informatae in animis hominum » (des concepts innés dans la psyché humaine ou des empreintes) , des « schemata » mythiques ou bien les « signes sacrés » (hierai kleseis) d'un mystère cosmique. Chrysippe attribue au dieu Arès l'élément coléreux et combatif de l'être humain, et à Athéna la pensée raisonnable, etc. Tous ces dieux étaient considérés comme des « logo spermatikoi », comme des idées primordiales créatrices et révélatrices dans le « pneuma divin » qui imprègne et gouverne tout l'univers.
Par une telle interprétation des figures divines et des mythes, la Stoa a apporté une contribution immense sur le plan de l'évolution culturelle car elle parvint ainsi à maintenir les mythes anciens dans la nouvelle conscience religieuse de l'époque et à ne pas les déprécier par le rationalisme. Les stoïciens ont posé ainsi de cette manière la pierre angulaire sur P.63 laquelle fut érigé l'édifice du syncrétisme religieux de l'Antiquité tardive. Ils créèrent des concepts généraux qui permirent d'identifier les dieux des différents peuples comme par un « tertium comparationis », si bien, par exemple, qu'une figure comme Aphrodite a pu être comparée à l'Astarté babylonienne ou l'Isis égyptienne.
On pourrait définir le 4e niveau comme étant celui où la réalité jusque là admise est décrétée inexistante et comme un niveau de réflexion apotropéïque. À l'opposé, le 5ème niveau présente l'interprétation nouvelle d'un acte de réflexion permettant une assimilation par laquelle l'énergie psychique du contenu projeté reflue vers l'individu en élevant ainsi son degré de conscience, comme ce fut réalisé pour la première fois dans l'interprétation stoïcienne des mythes.
L'allégorie dans la gnose et l'église primitive
Le même esprit d'interprétation symbolique des mythes a aussi subsisté dans la Gnose. .
Alors que le concept d' « allégorie » semble n'apparaître que durant le premier siècle avant Jésus-Christ, on trouve à sa place à maintes reprises chez Platon le concept d'« hyponoia » (pensées plus profondes ou sous-jacentes) . Suivant un procédé bien déterminé ( appelé « diairétique » ) certaines parties du texte de l'ancien testament font référence en dehors de leur énoncé concret, à un niveau de réalité « autre ». Le rapport entre le texte de l'Écriture et cet « autre » s'appelle « sym-bolon ». Philon justifie une partie de ses interprétations par le fait que Dieu les auraient directement inspirées à son âme, il en justifie d'autres par la cohérence logique qui résulte de la comparaison des images. Le tertium comparationis est de ce fait principalement du domaine de la psyché ou bien de celui des idées platoniciennes. Les deux domaines ainsi rapprochés sont celui du corps et celui de l'esprit, c'est-à-dire le monde physique et le monde des idées. Par cette méthode d'interprétation, une partie des mythes qui étaient jusque là considérés comme des descriptions concrètes du monde extérieur, va être incorporée à un domaine psychique ; mais celui-ci n'appartenant en aucune façon au sujet, était ressenti comme une sorte d'âme du monde, « extérieure ».
Avec l'apparition du christianisme, il arriva quelque chose de tout à fait nouveau qui mit fin au développement de l'herméneutique et en même temps amena un nouveau commencement : enseignement de la figure réelle et historique du Christ. C'est comme si tout le ciel mythique des dieux s'était réuni en une seule personne, et comme si le plérome gnostique, le monde mythique primordial, était désormais devenu réel sur terre. Il se concentrait en la personne unique du Christ. Le Christ endossa comme des vêtements, toutes les images anciennes, et les rassembla en lui. « Figuris vestitur, typos portat. thesaurus ejus absconditus et vilis est, ubi autem aperitur mirum visu » (il est vêtu de figures (figuris) et porte des « typi » en tant que préfigurations de son Moi, son trésor est secret et méprisable, mais là où il est ouvert, il est merveilleux à voir ! » Ou bien : « Puisque les créatures étaient lasses de porter les figures de Sa majesté (celle du Christ), il les a déchargées de ses figures comme il avait déchargé le sein qui l'avait porté ». L'avancée de la conscience rationnelle du Moi qui s'était réalisée au cours des P.65 époques précédentes, fut alors dépassée et compensée par un nouveau mythe. Mais dans le Christ, c'est tout l'univers des mythes primordiaux qui trouve à la fois forme réelle et confirmation ; et c'est ce nouveau mythe qui allait dominer notre monde spirituel pendant près de deux mille ans.
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Les « Typos » chez Origène et à l'époque du haut Moyen Age
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P.68 : distinction, à maintes reprises, entre ces trois sortes de textes : les descriptions historiques concrètes, les images chargées d'une signification et les fabulations vides de sens.
« En ce qui concerne les deux premières formes, il faudrait tenir compte du niveau d'instruction de celui qui les entend, tandis qu'une personne inculte aura une compréhension concrète, une personne instruite cherchera à saisir de plus en plus le « sens profond » de la tradition. C'est pourquoi il y a trois niveaux pour comprendre l'Écriture. Le plus élevé est « la parole de la sagesse » (sophia), le second « la parole de la connaissance » (theoria), et le troisième « la foi » (pistis). . « Pourquoi ne serait-il pas concevable que la même force ne puisse aussi par des visions à l'état de veille communiquer des connaissances utiles à celui qui les reçoit ou à ceux qui plus tard en entendent parler ? » Il existerait une certaine connaissance générale du divin, qui ne serait accessible qu'aux bienheureux, pensait-il ; c'est de cette connaissance que serait issue la compréhension juste, symbolique, des Ecritures.
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3. PROJECTION ET HYPOTHESE SCIENTIFIQUE
Le premier principe
. le phénomène de projection joue un rôle important dans le champ des principales représentations religieuses. Cependant deux questions demeurent sans réponse : qu'est-ce qui, dans tout ceci, est transsubjectif et qu'est-ce qui ne l'est pas ? Et quelle est la part du psychique et celle du métapsychique ? Le transsubjectif et le métapsychique sont deux choses différentes . Pour Jung, l'inconscient collectif est sans doute transsubjectif mais il n'est pas métaphysique. Ce domaine dont le caractère psychique, encore global, est de la plus haute réalité, existe certes vraisemblablement, mais tous nos témoignages à ce sujet sont nécessairement de nature psychique étant passé par le filtre de la psyché.
Le transpsychique a été désigné dans l'histoire spirituelle occidentale tantôt comme esprit et tantôt comme matière. Des premiers s'occupent davantage les théologiens et des autres les physiciens. Au cours de l'histoire, il y eut au moins autant de témoignages contradictoires sur la matière que sur les représentations religieuses. . P.85 . reconnaître, dans bon nombre de ces témoignages, des projections de contenus psychiques.
4. L'HYPOTHÈSE DE L'INCONSCIENT COLLECTIF
Le modèle
. Jung a créé dans sa description de l'inconscient collectif, un concept dans lequel peuvent être réunies les traditions historiques spirituelles de cette idée avec les données empiriques de la science contemporaine, si bien qu'en même temps le dualisme esprit-psyché ou matière, pourra, peut être, être surmonté. Du point de vue de l'histoire culturelle, le concept d'inconscient collectif crée .. une nouvelle formulation de la représentation archétypique d'un « esprit universel » telle que les Stoiciens l'avaient postulée, ou d'une âme du monde qui anime l'univers et, par émanations divines ou démoniaques pénètre dans l'être humain. L'idée gnostique de « prosphes psyche » (âme complémentaire) fut de la même façon un pressentiment intuitif de ce que l'on appelle aujourd'hui l'inconscient collectif. Le terme « complémentaire » est d'ailleurs bien choisi, car il est effectivement démontrable que la réalisation du psychisme objectif de l'être ne s'est historiquement produite que peu à peu au cours du processus décrit ici, du retrait des projections. Au fond, comme Jung l'a souligné, rien n'a été, à l'origine, projeté en dehors de la psyché ; mais c'est bien plutôt la psyché P.119 qui est devenue, par une série d'actes d'introjection, la complexité que nous connaissons aujourd'hui. C'est toujours par la suite, quand un fragment de la psyché a pu être expérimenté et reconnu comme élément intérieur, que l'on peut parler d'un processus de projection, d'un transfert de données intérieures sur un objet extérieur. « L'inconscient collectif, comme nous le connaissons aujourd'hui, ne fut jamais psychologique . Jamais l'humanité n'a manqué d'images puissantes offrant une protection magique contre la vie angoissante des profondeurs de l'âme. Toujours les formes et figures de l'inconscient ont été exprimées en des images protectrices et salutaires, ce par quoi elles ont été bannies dans l'espace cosmique, extérieur à l'âme, dans un au-delà métaphysique ou dans des événements naturels de l'environnement humain. » (Jung Racines de la Conscience)
Contrairement à ses prédécesseurs, Jung a toutefois émis l'hypothèse d'un inconscient collectif sur le terrain de la réalité, en montrant comment on pouvait l'explorer de façon empirique, à savoir dans les rêves de l'homme moderne. Avant lui, A. Bastian avait déjà attiré l'attention sur la possibilité d'une recherche empirique par l'étude comparative des mythes. . C'est pourtant justement par les mythes et les systèmes religieux mythiques que s'expriment en toute première ligne les processus psychiques. « L'homme primitif est d'une subjectivité si impressionnante que la toute première conjecture aurait dû être de rapporter les mythes à la vie psychique. Sa connaissance de la nature est essentiellement langage et revêtement extérieur de l'événement psychique inconscient. C'est dans la nature inconsciente de ce dernier que se trouve la vraie raison pour laquelle on pense à tout plutôt qu'à l'âme pour expliquer le mythe. On a tout simplement ignoré que l'âme contient toutes les images dont les mythes sont issus et que notre inconscient est un sujet qui agit et qui pâtit, dont l'homme primitif retrouve de façon analogique le drame dans tous les phénomènes naturels, grands et petits. »
Pendant quelques temps, tous ceux qui ont étudié les mythes ont tenté de faire dériver les images mythologiques des cultures primitives, de facteurs du monde extérieur, de l'apparence du soleil, de la lune, de la végétation etc. .. ce à quoi Jung a opposé l'idée que si l'on reporte en partie la représentation d'une image sur des objets extérieurs, il s'agit d'une réponse de la psyché au monde extérieur, et jamais son exacte reproduction, purement photographique. Les mythes sont créés par l'inconscient, nettement en dehors de toute relation avec les perceptions sensorielles.
Grâce à Jung, nous possédons aujourd'hui, en plus de l'essai d'explication des mythes sur un plan psychique, de Bastian, une autre possibilité empirique, d'expliquer les rêves, qui permet d'observer d'une manière particulièrement précise quelle est l'action particulière des archétypes en chaque individu. . (schéma) P.121
En dessous du champ de conscience du Moi individuel se trouve tout d'abord une couche de contenus psychiques inconscients (E) qui ont été acquis au cours de l'expérience biographique de chacun : matériaux refoulés et oubliés que l'on ne peut comprendre lorsqu'ils apparaissent dans les rêves que par des informations précises, fournies par le rêveur. Plus en dessous se trouvent des contenus (D) qui peuvent être communs à tout un groupe (par exemple, quand dans une compagnie de soldats, l'un d'eux semble jouer le rôle de « bouc émissaire » ; pour tous c'est le symbole de l'ombre quand, dans tout le groupe, chacun inconsciemment voit en lui sa propre ombre). Ceci est valable pour des groupes plus importants de population. Ensuite viennent les contenus (C) particuliers à un pays, ou plus fréquemment encore à une région, et, on peut remarquer par exemple certains mythes ou légendes qui n'apparaissent que dans des zones géographiques déterminées, ou encore des contenus qui semblent appartenir à des nations ou à des continents tout entiers, comme par exemple le mythe de la capture du soleil, que l'on retrouve dans tout l'Orient et pas du tout chez nous. Et enfin, il y a les contenus (B) que l'on peut détecter chez tous les individus, tel que le mythe du héros, la notion du paradis ou celle de l'au-delà, la croyance aux esprits, etc. Cette couche psychique, d'où sont issus les mythes les plus universellement répandus de l'humanité, contient en quelque sorte les structures de base de l'âme humaine. Finalement existe encore par delà une autre couche, l'unité (A) dans laquelle les multiples archétypes apparaissent rassemblés en un centre unique. Le schéma peut tout aussi bien se lire dans le sens inverse
Il est clair que le passage d'une couche à l'autre est tout à fait courant. Dans les rêves par exemple, on voit souvent des symboles mythologiques universels être mêlés à des contenus d'expériences personnels.
En corrélation avec l'établissement de son hypothèse d'inconscient collectif, le mot « symbole » a pris pour Jung une d'inconscient collectif, le mot « symbole » a pris pour Jung une signification particulièrement nouvelle. ( Le terme vient, on le sait, du grec « symballein » = mettre ensemble, joindre, et a d'abord désigné un « signe de reconnaissance » : quand des hôtes se séparaient, on brisait un anneau ou un pot en terre, de sorte que celui qui se trouvait en possession d'un « symbolon » puisse, en le joignant à l'autre, montrer qu'il était l'ami de son ancien hôte.)
« Symbolikos » dans l'antiquité signifiait « figuratif », « non littéral ». L'expression était à cette époque synonyme d'allégorie comme on l'avait ensuite utilisée au début du christianisme, quand l'image concrète avait au sens propre la signification de spirituel et psychique. Jung emploie les termes de symbole, allégorie et signe, sous des formes légèrement différentes. Un signe est pour lui la « marque » de quelque chose de généralement connu, de nature concrète ou psychique ; de même pour l'allégorie, mais souvent y participent des associations mythiques encore semi-inconscientes. Tous deux, signes et allégorie, sont dans une large mesure, créés ou développés consciemment par les hommes (cependant, plus d'une allégorie contient encore une P.123 part d'inconnu ; elle est une image que son interprète s'imagine avoir sciemment étudiée à fond alors qu'elle conserve des aspects qui lui restent inconnus ; c'est pourquoi la frontière entre allégorie et symbole est souvent floue).
Le symbole est une image qui est de la nature de l'inconscient dont il provient et qui de ce fait se réfère à la nature de ce qui est inconscient, inconnu, et même à ce qui ne sera jamais complètement connaissable ( L'inconscient n'est pas du tout un épiphénomène de la conscience, mais plutôt une réalité de la dynamique psychique et un support de sens qui ne peut se laisser réduire à quoi que ce soit d'autre.) Il est l'expression perceptible par les sens d'une expérience intérieure. ( L'idole est par contre un symbole qui s'est pétrifié, ce qui entraîne un appauvrissement de la conscience.) Celle-ci sera ensuite illustrable par le fait qu'elle anime et regroupe les éléments des images se trouvant à disposition. L'archétype qui, en soi, est inexplicable, s'en revêt en quelque sorte, comme le fait un danseur primitif de peaux de bêtes et de masques. Ainsi se forme un symbole dont le noyau est une structure archétypique de base inexplicable, transcendant la conscience, qui émerge de l'inconscient à différentes époques et en différents lieux, à chaque fois en tant que complexe d'images de structure similaire et qu i conduit à la formation de systèmes de représentations religieuses et mythologiques ; « Tant qu'un symbole est vivant, il est la meilleure expression possible d'un fait ; il n'est vivant que tant qu'il est lourd de signification. Que cette signification se fasse jour, autrement dit que l'on découvre l'expression qui formulera le mieux la chose cherchée, attendue ou pressentie, alors le symbole est mort, et n'a plus qu'une valeur historique. Seul est vivant le symbole qui, pour le spectateur est l'expression suprême de ce qui est pressenti, mais non encore reconnu.
Il incite alors l'inconscient à la participation ; il engendre la vie et stimule son développement. Dans le symbole s'unissent le différencié et le primitif, le conscient et l'inconscient et autrement tous les opposés que peut contenir le psychisme. Quand un tel symbole surgit spontanément de l'inconscient, il devient un contenu qui domine l'ensemble de toute la personnalité et pousse les forces antagoniques à suivre un cours commun et ainsi la vie peut se développer vers des nouveaux buts. Cette fonction inconnue de l'inconscient produit des symboles authentiques et donneurs de vie ; Jung l'a nommée fonction transcendante, car ce processus rend possible la transition d'une attitude à une autre. Un symbole encore vivant, authentique, ne peut donc pas être « dissout » par une interprétation rationnelle, mais seulement circonscrit et enrichi par une introspection consciente ; son noyau central, « lourd de signification » demeure inconscient aussi longtemps qu'il vit et ne peut être que pressenti. Et si l'on il donne une interprétation intellectuelle du symbole, on le « tue », on empêche son contenu de poursuivre son évolution. Les hypothèses scientifiques sont toujours tout d'abord des symboles dans la mesure où elles font référence à des faits encore inconnus sur beaucoup de points. Mais si ces faits sont devenus peu à peu suffisamment connus, l'aspect symbolique des hypothèses n'aura plus qu'une valeur historique. Plus un symbole renferme de sens, plus important sera l'effet qu'il produira, s'il exprime une partie d'inconscient qui soit commune à tous.
En réfléchissant un peu à ces définitions de Jung, on comprend la résistance opposée par les églises aux interprétations psychologiques trop poussées de leurs symboles. La peur qu'ils soient intellectuellement « tués » est fondée. Mais leur obstination à vouloir qu'on les regarde en tant que faits concrets ne fut pas un moyen heureux, car cela ne fit que semer le doute de façon croissante. C'est seulement en réalisant qu'il s'agit dans chaque symbole religieux, non pas d'une réalité matérielle et concrète mais d'une réalité inconsciente, de nature psychique et collective, que l'on sortira de l'impasse et que la vie qui anime les symboles religieux ne sera pas prématurément épuisée.
L'unité multiple de l'inconscient collectif
L'inconscient collectif apparaît donc tout d'abord comme la somme pour ainsi dire des structures archétypiques qui se manifestent chez tous les êtres humains dans des motifs mythologiques typiques. Il semble cependant qu'il s'y trouve une couche P.125 encore plus profonde qui se présente comme une unité. Jung remarque à ce propos que notre psychologie occidentale est véritablement, tout comme le Yoga, arrivée à un point tel, qu'elle peut déceler scientifiquement l'existence d'une couche unitaire plus profonde de l'inconscient. Les motifs mythologiques dont la présence a été démontrée par l'exploration de l'inconscient, forment en soi une pluralité, mais celle-ci culmine en un ordre concentrique ou radial qui constitue très précisément le véritable centre ou la nature de l'inconscient collectif.
Il s'agit de ce centre que l'on peut voir dans les symboles de mandala, ces symboles circulaires, carrés ou sphériques que nous avons déjà abordés dans les chapitres précédents. A l'approche de cette couche de l'unité, le temps et l'espace deviennent de plus en plus relatifs. On ne peut appréhender cette couche de l'unité autrement que par l'idée d'un « continuum omniprésent », une « omniprésence sans extension ». « Quand là, au point A, se produit quelque chose qui concerne l'inconscient collectif ou l'affecte, cela se passe en tous points. Cette partie de la psyché « objective » n'est pas limitée à la personne et de ce fait elle n'est pas non plus limitée au corps. Cette psyché « se comporte comme si elle était une, et non pas comme si elle était dissociée en de multiples âmes individuelles ». Même la multiplicité des archétypes semble suspendue en elle.
Il est naturellement très tentant de faire correspondre l'hypothèse de l'inconscient collectif avec la vieille idée d'une âme du monde diffuse, une sorte de « corps subtil cosmique » ce qui serait une régression sur le plan historique. Les éléments empiriques pouvant servir de points de repère sont à mon avis encore trop imprécis. Quand des phénomènes, tels que la psychokinèse et la psychophotographie semblent indiquer l'existence d'une couche psychoïde (de nature déjà identique à la psyché ou déjà matérielle) de phénomènes psychiques ; ils ne peuvent en aucun cas être considérés comme identiques aux aspects que nous connaissons déjà de l'inconscient collectif ; ils apparaissent plutôt comme des phénomènes marginaux. .Actuellement, on ne peut avec certitude postuler que l'inconscient collectif a la qualité d'un corps subtil. . Pour moi, il est parfaitement clair que l'univers dans lequel nous vivons représente pour le moins une unité psycho-physique dans laquelle toutes choses sont reliées entre elles. L'omniprésence et l'intemporalité de certains phénomènes semblent laisser entendre qu'une telle essence, unitaire mais transcendante, existe bien.
Il nous faut toutefois d'abord revenir sur les multiples structures archétypiques. À cet égard, il faut toujours et encore rappeler qu'un « archétype en soi » est quelque chose qui ne peut absolument pas être observé et dont la représentation réelle n'est accessible que par déduction. Tout comme nous déduisons du fait que la lumière produit des interférences quand elle passe par des structures en treillis, qu'elle doit être de nature ondulatoire, nous pouvons aussi conclure, lorsque les hommes et les peuples de tous les temps ont en commun, par exemple l'idée d'un Sauveur, qu'il existe dans l'âme humaine une prédisposition structurelle qui les conduit dans les périodes critiques à produire le fantasme du héros sauveur ( et souvent même à le projeter sur un individu qui s'y prête). C'est tout aussi vrai pour les mythologèmes de la « Grande Mère », de l'objet de grand prix difficile à atteindre, de l'animal magique qui apporte une aide, de l'arbre de vie, des tout puissants esprits des morts, etc. Les images que l'on retrouve dans toutes les productions de l'imagination collective, qu'elles soient religieuses, littéraires ou mythologiques sont bien entendu rarement tout à fait identiques entre elles (dans ce cas d'ailleurs, il y a souvent plutôt une relation directe), mais seulement de même structure et de manière suffisamment identique pour que l'on puisse facilement reconnaître le parallèlisme avec les mythologèmes d'autres cultures. Même là où il existe une tradition historiquement connue et explicable - ce qui est souvent le cas - on doit malgré tout encore prendre en compte l'effet produit par l'archétype ; car P.127 sinon, comment expliquer pourquoi certains mythologèmes se propagent comme une traînée de poudre alors que d'autres restent localisés, étant peu ou rarement empruntés. Dans les cas où ces mythologèmes sont encore davantage répandus, on peut alors psychologiquement en déduire qu'une image archétypique ne peut seulement fortement se répandre que lorsque la structure archétypique fondamentale de l'inconscient collectif est activée, c'est-à-dire chargée en énergie.
Jung a émis l'hypothèse qu'un archétype ne pouvait être projeté s'il se trouve à l'état de repos. D'ailleurs, il n'aurait alors pas de « forme » précise, mais serait quant à une forme, tout à fait indéterminable, ayant la possibilité toutefois, par le jeu des projections, d'apparaître sous des formes précises. ( Cela suppose que la méthode d'observation des phénomènes psychiques en général soit basée sur le principe d'énergie) La projection sert donc de révélateur à l'archétype qui prend alors une forme reconnaissable. Cela dépend de l'activation, c'est-à -dire de la « charge » énergétique d'un archétype. Aussi, tout comme dans un champ électromagnétique, il y a des points activés .., il semble aussi que dans le « champ » de l'inconscient collectif existent de tels points d'excitation qui seraient comparables à chaque archétype en particulier, dans la mesure où ces derniers se comportent réellement comme un « nuclei » que l'on peut relativement isoler. Pour rester dans le domaine d'une comparaison avec la physique, disons que de tels points peuvent être chargés par des influences extérieures, par exemple une incidence de lumière, une irradiation, etc. ou par n'importe quel déplacement d'énergie à l'intérieur du champ. Le même phénomène peut être observé en ce qui concerne des parties de structures archétypiques de l'inconscient collectif : une situation de détresse, comme par exemple une famine ou une épidémie, peuvent brutalement, dans la psyché collective d'un groupe, « charger » le phantasme en soi, toujours latent, d'un Sauveur-sauveteur, ou bien intensifier des phantasmes pessimistes de fin du monde. De la même façon, des déplacements d'énergie peuvent avoir lieu dans le champ interne de l'inconscient collectif. Quand par exemple, pendant un temps assez long, c'est le comportement masculin et actif ou un mode de vie essentiellement extraverti qui dans une société a dominé, avec ses répercussions sur la valeur des jugements et des idéaux, il peut arriver que brusquement des tendances complémentaires ou même opposées viennent à s'activer dans l'inconscient et provoquent comme une propension à l'introversion ou un mode de vie à dominante plus féminine. Dans les deux cas, que cela provienne du dehors ou du dedans, il semble que ce soit la règle de la compensation ou de la complémentarité qui domine, une tendance à la création d'un équilibre ou d'un achèvement (même l'achèvement d'une totalité par un contraire logiquement inconciliable au sens le plus strict de la complémentarité physique.)
Ces processus d'autorégulation dans la psyché sont guidés par le centre de l'unité générateur d'ordre de l'inconscient collectif, l'archétype du Soi, et semblent être indépendants de la conscience et de ses efforts de volonté ; c'est pour cette raison qu'ils sont loin d'être prévisibles. On ne reconnaît en général qu'ensuite leur caractère compensateur, et l'on s'étonne souvent en voyant par quels étranges détours la fonction compensatrice est passée. Comme on le sait, un rayon de lumière ne suit pas un chemin linéaire suivant la géométrie d'Euclide, à travers un espace empli de matière mais il prend le plus court chemin, ce qui veut dire que dans le cas d'une substance à forte résistance, il ne parcourt pas une ligne droite euclidienne mais fait un détour. On peut observer exactement le même phénomène en ce qui concerne le comportement du courant de l'énergie compensatrice venant de l'archétype du Soi. Et finalement, nous allons pouvoir revenir sur les questions non résolues de notre premier chapitre. Nous avons vu que lorsqu'un homme, par une projection de son anima tombe amoureux d'une femme, on distingue deux courants qui se manifestent : l'amoureux reçoit directement la flèche de la femme et il la perçoit comme venant du dieu Eros (Amour, Cupidon), un symbole du Soi. Une autre arrivée d'énergie « active » l'imago-anima dans son inconscient et la projette (la jette en avant !) sur la femme extérieure qui, devient alors soudainement fascinante pour l'homme. Nous sommes très P.129 enclins à accepter l'idée que ce détour provient des mêmes raisons qui font qu'un rayon de lumière ne se dirige pas en ligne droite, et ceci, parce que, entre la conscience et l'image de l'anima dans l'inconscient se trouve une matière imperméable qui empêche une perception psychique, immédiate, de l'image de l'anima. Nous savons en fait aujourd'hui, que si, dans une telle situation la personne touchée, (par Cupidon), au moyen de l'imagination active ouvre un chemin à l'image de l'anima et prend un contact direct avec elle, la vision qui a été projetée à l'extérieur s'atténue. C'est l'observation de ce phénomène qui a précisément amené Freud à supposer que ce sont seulement les matériaux refoulés qui pouvaient être projetés. Ce n'est toutefois pas toujours le cas, dans la mesure où la pratique permet de constater très souvent que cette impénétrabilité est due non pas à un quelconque refoulement, mais simplement au fait que dans la conscience, les organes de perception qui permettraient d'entrer en relation avec des choses nouvelles venant de l'inconscient, manquent. Ceci est particulièrement évident quand il s'agit d'une idée créatrice qui s'élève à partir de l'inconscient.
.. Henri Poincarré décrit comment il découvrit ce que l'on appelle aujourd'hui les fonctions automorphes par une révélation de son inconscient. Il lui fallut une bonne demi-heure pour écrire un rapport logique sur ce qu'il avait perçu dans sa vision rapide comme un flash. Il souligna avec justesse que cette vision n'aurait sans doute servi à rien s'il ne s'était auparavant efforcé pendant si longtemps, bien qu'en vain, de trouver une solution. Par cet effort, sa conscience était parvenue à constituer en quelque sorte un filet pour recevoir la nouvelle conception, dans lequel ce qu'il avait vu pouvait être mis en ordre.
La vision du chimiste Kékulé.. d'un couple de particules qui dansait et d'un serpent qui se mordait la queue, qui lui permit de découvrit la structure en anneau de la molécule du benzène, est un exemple analogue. La vision seule n'aurait servi à rien si elle n'avait été précédée par un travail conscient intensif dans la recherche chimique.
En psychologie, on rencontre toutefois des gens qui se prennent pour des « génies méconnus ». Effectivement, j'ai pu constater dans de tels cas et relativement souvent, que leur inconscient leur présentait dans leurs rêves des impulsions et des inspirations vraiment créatrices. Mais il est fréquent qu'il leur manque tragiquement un comportement conscient adéquat. Souvent celui-ci est trop étroitement conventionnel ou il leur manque une culture nécessaire, si bien que ce qui se révèle venant de l'intérieur n'est pas correctement mis en ordre ou sera détourné. Il se peut aussi que la personne concernée soit seulement paresseuse : au lieu de travailler à une réelle assimilation de ses intuitions inconscientes elle préfère les proclamer avec emphase comme une vérité nouvelle, dans un style imprécis. Grâce au ciel, de tels produits restent la plupart du temps inédits, et disparaissent dans la corbeille à papier. Ce n'est que par une attitude intérieure ouverte et « naïve » vis-à-vis de l'inconscient, et par un abandon de soi scrupuleux et sincère grâce aux efforts du Moi conscient, que les contenus créateurs de la matrice inconsciente peuvent parvenir au seuil de la conscience. Un jeu sans ambition ni intention en est la meilleure condition.
La nature polaire de l'inconscient collectif
.. un dualisme se formait dans l'hermeutique religieuse du passé européen, selon lequel les images des ouvres poétiques et de l'Ecriture Sainte étaient tantôt « physikos » en référence à un cosmos matériel, tantôt « theologikos » s'il s'agissait d'une image spirituelle de Dieu ou d'un esprit universel, respectivement une âme universelle. Ce double aspect, Jung l'avait retrouvé aussi dans sa représentation de l'inconscient collectif et des archétypes, l'interprétant toutefois davantage dans le sens d'une polarité. Il compare le domaine psychique (le Moi conscient et l'inconscient) au spectre de la lumière. À son extrémité infrarouge, les fonctions psychiques se P.131 transforment en pulsions et en processus physiologiques ; de là une pression croissante. A l'autre extrémité (ultra-violet) se trouvent les archétypes, structures psychiques qui conditionnent nos phantasmes et nos représentations symboliques (la conscience et avec elle la liberté de choix et de décision ne règnent que dans le domaine intermédiaire.) C'est dans les images produites par les archétypes que sont représentés la forme et le sens des pulsions. Les archétypes sont collectivement des conditionnements inconscients existants, ou des dispositions innées agissant comme des régulateurs et des stimulants de l'activité créatrice. Leur action sur le Moi de l'être humain est lumineuse et magique ; elle est vécue comme une chose spirituelle et même - au niveau primitif - comme venant de l'esprit, ou des esprits. Il n'y a pas plus opposés que les Archétypes et les instincts, lorsqu'il s'agit de comparer un individu dominé par ses impulsions à un autre qui l'est par l'esprit. En même temps que les extrêmes se touchent, ils peuvent même se changer en leur contraire respectif. ( On se rappellera la conversion de Saint Augustin, passant de l'instinctif au spirituel ; en sens inverse, il arrive souvent que des individus aux aspirations spirituelles particulièrement élevées tombent sous l'empire de leurs instincts, d'une manière imprévisible.)
A l'autre extrémité (infra-rouge), la psychologie analytique, par l'étude des comportements nous vient en aide. À ce « pôle » en effet, la manière typique de réagir des humains s'insère dans le domaine des comportements instinctifs qui, dans leur stéréotypie relativement mécanique, sont les mêmes que ceux des animaux. Deviennent alors visibles toutes les sortes de réaction psychiques, qui s'expriment par des états d'âme et des actes typiques (instincts) et qui peuvent être observées statistiquement de l'extérieur. Au pôle ultra-violet, par contre, il faudrait s'attacher aux phénomènes pour lesquels il ne s'agit plus d'impulsions venant de l'extérieur, mais d'inspirations, de l'investissement de l'individu par des visions ou de communications archétypiques qui, tout autant que les pulsions et les instincts, peuvent avoir l'effet d'une main mise sur la liberté de être individuel (par ex. la vision de Saint Paul sur le chemin de Damas). C'est là qu'il faudrait chercher « l'alethes logos » des anciens herméneutes qui démontraient que leurs interprétations n'étaient strictement ni personnelles ni arbitraires, mais prenaient leur source dans « une manière de voir pneumatique ».
La polarisation du domaine psychique intermédiaire entre les deux pôles transcendant la conscience de la matière et de la psyché, n'est toutefois qu'un moyen pour notre conscience, de décrire ses expériences psychiques de façon plus précise : « matériel et extérieur » ou « spirituel et intérieur » ne sont que des étiquettes caractéristiques qui n'expriment en rien, pour nous, la nature de ce que nous entendons par « matière » ou de ce que nous appelons « esprit », si ce n'est que toutes les deux nous mettent psychologiquement en action, ou nous « font de l'effet. »
Tous les mouvements instinctifs d'une certaine force et toutes les expériences et les réalisations spirituelles créatrices sont couplées avec des émotions. « E-motio » signifie précisément ce qui nous « active vers l'extérieur. » Les archétypes ont, comme nous le disions, une « charge spécifique », c'est-à-dire qu'ils développent des effets lumineux qui se manifestent sous forme d'affects. Ces affects élèvent sans doute un contenu qui se présente à la conscience à un niveau de clarté supérieur à la normale ; mais ils obscurcissent en même temps le reste du champ de conscience. Cela provoque un abaissement dans l'ouverture au monde extérieur et en même temps, une relativisation du temps et de l'espace.
Dans de tels moments, lorsqu'un contenu psychique chargé émotionnellement, influence fortement le conscient de façon inhabituelle, se produisent souvent des événements synchronistiques. Il se passe dans l'environnement de l'individu des évènements concrets dont la signification est apparentée aux contenus psychiques constellés intérieurement de façon relativement simultanée. Un archétype activé se comporte alors plutôt comme l'ensemble de toute une « situation » ou bien comme une atmosphère entourant l'homme, « dont l'étendue spatiale aussi bien que temporelle ne peut être délimitée que de façon vague. »
Jung a émis l'hypothèse que les deux pôles de la matière et de la psyché ne sont au fond qu'un, dans le sens de l'existence d'un « unus mundus » dans lequel matière et esprit, intérieur et extérieur, ne sont pas séparés. Dans le champ de l'expérimentation P.133 du psychique, on ne peut éviter de faire une distinction entre les deux domaines, mais au niveau des couches les plus profondes de l'inconscient collectif, on ne peut la faire avec exactitude.
L'observation des phénomènes de synchronicité nous conduit à supposer que derrière les deux pôles décrits plus haut - les instincts et les archétypes, c'est-à-dire, la matière et l'esprit - il existe une réalité unitaire latente ( Latente - parce qu'elle ne se manifeste pas régulièrement, mais seulement dans ses actualisations sporadiques sous forme de phénomènes de synchronicité.) que Jung a appelée « unus mundus. » Il s'agit de la couche unitaire (A) du diagramme déjà exposé page 123. Nous pourrions établir une échelle des évènements psychiques comme le montre le schéma suivant : .
Il faudrait faire mention ici du nouveau modèle d'« Universum » que propose David Bohm qui distingue une unité manifestée, donc reconnaissable par notre conscient, et une autre non manifestée, seulement potentielle. Ce qu'il décrit comme une propriété caractéristique de l'Universum correspond exactement, dans notre domaine, à la distinction entre conscient et inconscient collectif. Ce dernier peut en effet être considéré comme une réalité potentielle non manifestée qui possède toutefois une charge énergétique très élevée.
Comme le montrent les rapports de la conférence.. de Cordoue, les chercheurs sur la matière et sur la psychologie des profondeurs avancent aujourd'hui à tâtons vers un modèle universel commun.
Quand, qu'elle qu'en soit la raison, la sphère de l'unus mundus est activée, son énergie latente s'extériorise alors par une double manifestation ; d'abord dans le domaine de ce que nous appelons la matière et que nous pouvons reconnaître physiologiquement par nos perceptions sensorielles, et ensuite une par une image émergeant soudain du pôle spirituel à notre conscience et dont le sens coïncide avec ce que nous observons extérieurement. Cette double manifestation rappelle un fait dont nous avons parlé plus haut, à savoir qu'un double phénomène se produit aussi dans un processus de projection : la flèche de la passion (instinct) dont celui qui projette ressent les effets, et l'image qu'il projette et qu'il s'imagine voir à l'extérieur.
Il reste une difficulté pratique d'une extrême importance dans l'hypothèse d'un inconscient collectif : la question de l'attribution. Dans quelles mesures peut-on ou doit-on tenir compte manifestations archétypiques venant de l'inconscient chez un individu ? Dans le domaine juridique quand il s'avère qu'un homme est incapable de résister consciemment à ses pulsions, il est reconnu irresponsable. Il en est de même pour les compulsions provenant du pôle des archétypes ! Quand quelqu'un est possédé par une croyance religieuse au point de ne pas pouvoir moralement la critiquer, il est tout autant irresponsable. Je pense notamment au cas d'un malade mental qui avait tué un enfant et qui justifiait son acte en disant que l'Esprit-Saint lui avait ordonné de le faire. Comme nous venons de le voir, c'est un problème encore aujourd'hui totalement inexpliqué : les mauvais démons sont-ils des intrus étrangers au possédé ou des parties inconscientes de son être ? Une erreur d'interprétation dans ce domaine a bien entendu des conséquences sérieuses. « Une attribution à tort » souligne Jung peut provoquer des inflations dangereuses qui paraissent sans importance au profane parce qu'il ne sait pas quels désastres, intérieurs et extérieurs, seront causés par une inflation. Unie inflation provoque un effet « d'enflure », si bien que l'on se trouve pour ainsi dire surélevé. Il peut en découler des accès de vertige, une tendance à chuter dans les escaliers, à se fouler la cheville, à buter sur des seuils ou contre des sièges etc., sans parler de folies des grandeurs ou de phantasmes messianiques. P.135 Si par contre on n'attribue pas à quelqu'un un contenu qui lui revient, il se produit l'inverse d'une inflation, c'est-à-dire une perte d'âme, comme déjà décrit plus haut ; autrement dit, il se produit un abaissement accablant de tout le potentiel vital individuel, au pire le contenu expulsé va se fixer sur une nouvelle projection dans l'environnement de l'individu, comme on peut l'observer chez Don Juan, dont l'image intérieure de la femme (l'anima) le pousse à rechercher sans cesse une nouvelle femme pour réaliser, au moment même du rapport, que ce n'est pas encore « ça. » On peut aussi faire la même observation chez des personnes qui ne s'occupent pas de leur ombre ; où qu'elles aillent, elles trouvent leur « bête noire » avec laquelle elles se confrontent pour le pouvoir, et ceci dans un déroulement stéréotypé, sans même que l'on se pose la question de savoir pourquoi cela se passe toujours ainsi.
Comme nous l'avons dit au début il faut justement considérer ces répétitions de situations schématiques ou ces dépendances exagérées comme des troubles dans l'adaptation du sujet, qui rendent souhaitable le retrait des projections. Mais, jusqu'où peut-on imputer à une personne la responsabilité de ses actes ? ou : jusqu'où vaut-il mieux s'en tenir au domaine du « psychisme objectif », c'est-à-dire à ce qui n'appartient pas en propre à l'individu ? . Ceci reste un problème qui ne peut être résolu, le plus souvent, que grâce à une interprétation minutieuse des rêves de l'intéressé - et même dans ce cas, pas toujours ! On ne devrait de toute façon jamais perdre de vue l'irrationalité de la destinée humaine : Jung fut un jour consulté par un patient souffrant de diverses phobies qui disparurent peu à peu à l'exception d'une peur irrépressible des escaliers extérieurs. Ce patient mourut d'une balle perdue quelque temps après, sur un perron précisément, lors d'une fusillade dans la rue. Sa peur n'était pas une « projection », comme ses autres angoisses, mais bien une authentique prémonition. Ce que l'on peut ou pas définir comme projection, est encore aujourd'hui du domaine de l'évaluation fine, c'est pourquoi les psychologues ne peuvent aborder ce concept qu'avec infiniment de précaution et de prudence.
5. LES MAUVAIS DÉMONS
Exorcismes de diables ou intégration de complexes ?
Quant au cours d'un traitement psychologique le bon moment du retrait d'une projection semble approprié, on s'aperçoit qu'il y a souvent blocage contre l'entreprise d'un tel examen. C'est parfois le patient qui en prend conscience avec un « ah » de réaction, se trouvant momentanément libéré de sa position erronée. Cependant, le plus souvent on observe une très forte résistance contre toute compréhension salutaire, une obstination aveugle à rester dans la mauvaise attitude. Le traitement extrêmement difficile, de la paranoïa et de la schizophrénie le montre très amplement. Une profonde tendance au mensonge, rend souvent aussi la thérapeutique totalement inaccessible. Dans de tels cas, existe une autonomie particulièrement forte de certains complexes, qui pour ainsi dire, « possèdent » le Moi comme s'ils étaient des entités tout à fait indépendantes - c'est là un fait psychologique qui a trouvé son expression de tous temps et chez tous les peuples dans la croyance aux démons. Au niveau primitif, il est évident, pour cette raison, qu'il faut chasser les démons, ( dans notre langage les « complexes » ), et les éloigner de la sphère du sujet. Une intégration, c'est-à-dire une acceptation responsable P.141 dans l'ensemble de la personnalité, n'est tentée qu'exceptionnellement et notamment par des chamans ou guérisseurs qui maintiennent près d'eux certains démons vaincus. En tant qu'esprits « assistants » . dans les traditions mythologiques qui tournent autour de ce thème, nous constatons qu'on a représenté la délivrance de tels complexes par ce que l'on a appelé « la fuite magique » : un héros ou une héroïne échappe à un démon qui le poursuit, en jetant certains objets derrière lui qui deviennent en grossissant de grands obstacles pour le démon et ainsi rendent la fuite possible. Cf. conte du petit cheval magique, originaire du Turkestan
Au début de l'histoire, le vieux roi, de toute évidence veut garder sa fille, il ne la laisse pas partir. Il symbolise ainsi, en tant que roi, une attitude consciente collective masculine qui domine le féminin, le principe de l'éros, et lui retire sa liberté. C'est ce qui fait venir le démon. Dans un cas individuel, la fille développe un complexe père et une propension à être dominée par des impulsions masculines destructrices ( ce que Jung a appelé l'animus négatif). Mais le cheval magique, ( l'aspiration saine et instinctive à la réalisation de la totalité) empêche la fille du roi de se laisser complètement posséder par le démon. Tout d'abord, ceci ne peut pas se faire dans un combat direct, mais bien par la « fuite magique ». Les objets jetés en arrière symbolisent des sacrifices faits à l'inconscient, un renoncement à la parure du monde (l'oillet), à la vanité (le miroir et le peigne), et à l'esprit (le sel). Tout ceci doit être abandonné pour fuir la possession par le div. Plus tard seulement, peut avoir lieu le combat ouvert avec le démon et la transformation du cheval en un centre psychique durable une demeure de paix intérieure.
Ce qui nous importe ici en premier lieu, c'est seulement le motif de la fuite qui exprime un état psychologique, souvent P.143 décelable. Ex. traitement d'un complexe père négatif chez une femme dans un état de possession « diabolique » ; le Moi de l'analysante était resté pendant longtemps insuffisamment fort pour se confronter directement avec un tel diable intérieur( Ceci est aussi valable pour le complexe négatif de la mère chez l'homme ou chez la femme.) ; tout d'abord, seules sont possibles des méthodes de refoulement, littéralement de « fuite », par des mesures de diversion. Le principe destructeur doit rester « à l'extérieur », hors du cercle de la vie, et ne peut être ni maîtrisé ni intégré. On ne peut alors que conseiller au patient de se tenir aussi éloigné que possible des domaines et des situations qui pourraient concerner le complexe. Mener un combat défensif en cas d'une possession déjà effective et esquiver le complexe avec prudence ainsi que toute situation le constellant, sont donc indiqués. À ce stade, on peut concevoir le complexe comme étant un « démon » menaçant. On ne doit en aucune façon considérer le patient responsable de ce qui arrive, mais seulement l'aider à suivre son instinct salutaire (le cheval enchanté ) et à éviter tout ce qui pourrait ouvrir la voie à ce qui vient de la zone destructrice C'est en ce sens que je considère l'exorcisme comme tout à fait efficace pour les gens qui sont encore profondément ancrés dans la foi catholique. Devant certaines forces obscures de son propre monde intérieur, il n'y a rien d'autre à faire que de les fuir ou par tous les moyens, les tenir à distance.
Dans le conte sibérien suivant, la fuite magique se déroule de façon très différente .. c'est là une exception rare :
Une jeune fille solitaire, sans parents ni époux, s'occupe de la maison et abreuve les rennes en chantant des chansons magiques. Un jour, la moitié du ciel s'assombrit : « c'est le mauvais génie. » Une de ses lèvres touche le ciel tandis que l'autre s'étire jusqu'à terre - un gosier ouvert qui menace de tout engloutir. La jeune fille s'échappe dans une « fuite magique » ; elle jette d'abord un peigne derrière elle, qui se transforme une forêt, puis son mouchoir rouge qui devient un feu gigantesque ; ensuite elle-même se métamorphose successivement en renard des glaces, en glouton, en loup et en ours, et elle s'enfuit ainsi métamorphosée. Elle arrive alors aux abords d'une tente et s'écroule sur le sol, épuisée, sans connaissance. Lorsqu'elle revient à elle, le mauvais génie se trouve devant elle sous l'aspect d'un beau jeune homme « plus beau que le soleil ». À ses côtés sont ses deux frères. La jeune fille choisit le beau jeune homme pour époux et tous vivent ensemble dans la paix.
Dans cette version de la fuite magique, l'héroïne n'arrive pas seule à s'en sortir car son poursuivant se métamorphose lui-même au bout de quelques temps en un futur partenaire avec lequel elle va pouvoir construire sa vie. Rien que l'effort qu'elle fait pour ne pas se laisser posséder par le complexe négatif suffit à faire apparaître la partie positive cachée de celui-ci. Dans cette version la fuite magique succède à une fuite « dans la métamorphose » qui constitue un mythologème tout aussi répandu. La jeune fille se transforme successivement en quatre animaux. C'est donc elle-même qui est identifiée à l'instinct salutaire qu'incarne dans le conte turkestan le coursier magique. La volonté de vivre et de réaliser sa totalité gagne sur la tentation de se laisser tomber dans un moment de faiblesse dans le gosier du mal, c'est-à-dire d'être « possédée ». Que le poursuivant finalement soit bon ou mauvais ne semble pas du tout être la chose importante ; c'est la possession en soi qui est destructrice.
Dans la croyance yakoute aux esprits, il y a certes des esprits inférieurs et mauvais et des esprits supérieurs de lumière ; mais la possession par les esprits supérieurs de lumière conduit tout autant à l'égarement que la possession par les esprits maléfiques et ne peut être guérie que par un chaman. Lui a la capacité de faire cela car lors de son initiation il a surmonté son propre état de possédé. . peut devenir lui-même maître des esprits qui le tourmentent, c'est-à-dire maître de ses luttes dans le psychisme, et aider ceux qui sont affligés P.145 par des esprits. Mais le possédé n'est pas capable de s'aider lui-même ou bien il est livré à la fureur des puissances divergentes ou unilatérales ; et il a besoin de l'aide d'un exorciste . Friedrich définit les esprits .. comme des puissances unilatérales ; tels sont en effet les complexes autonomes qui déchirent unilatéralement l'ensemble de l'équilibre de la personnalité. On reconnaît ce cas parmi d'autres, au fait que toutes les pensées et tous les actes de la personne possédée peuvent tourner dans une monomanie incroyable, autour de l'unique thème du complexe, au préjudice d'une évolution vers l'unification de la personnalité.
Cette unilatéralité particulière du complexe autonome est clairement représentée .. par des démons qui ont la plupart du temps un corps humain déformé, les yeux, le visage ou bien à un « mauvais endroit » (le ventre ou la région génitale) ou comme chez les peuples circumpolaires, des esprits apparaissent souvent qui n'ont seulement que la tête ou le crâne. L'expression allemande « verrückt » (dérangé) illustre bien cela ; en cas de possession par des complexes projetés, certaines composantes psychiques sont véritablement dérangées vers « un mauvais endroit. »
Quelquefois, une personne saine se transforme par amputation en démon. Ex. Jambe-Lance .
Cette histoire dépeint .. comment un individu devient possédé par des « esprits » (ici des reinettes, c'est-à-dire des esprits de la nature) et comment il y perd ses pieds, son assise sur le sol de la réalité. Il en devient lui-même inhumain et démoniaque . De plus en plus, il veut aussi complètement tenir son frère à sa merci et lorsque celui-ci prend la fuite, il devient son ennemi mortel que la communauté doit supprimer.
Ce ne sont pas seulement les ensorcelés mais les victimes de meurtres qui peuvent de cette façon devenir peu à peu des démons. .
. intensité de la nostalgie de celui qui décédé prématurément ou de mort violente, veut rester auprès des siens, et se conduit comme un fantôme démoniaque. . Les fantômes sont en général ceux des décédés prématurément, comme des femmes mortes en couches, de jeunes gens tombés au combat, ou des suicidés. Ils sont également les « esprits » sans repos de l'enfer, fréquemment invoqués dans les papyrus magiques pour intervenir par toutes sortes d'actes nuisibles. On croyait que ces esprits étaient ulcérés parce qu'ils avaient dû quitter la vie trop tôt et étaient devenus mauvais, même si pendant leur vie ils avaient été bons. La tête du Marinaua, dans notre histoire, devient également soudain « mordante », sans apparemment avoir eu conscience de vouloir faire du mal. Il est toutefois important tout d'abord que ce soit la tête qui devienne le fantôme (le corps lui-même n'apparaît pas). La tête est le siège des sens et des aspirations, l'essence de l'esprit du défunt, mais elle n'est plus qu'une partie du tout, et de ce fait, toute aussi inquiétante que l'homme aux jambes en forme de lances ... Les démons n'ont presque jamais une apparence « normale », ils sont toujours des images plus ou moins déformées ou incomplètes d'êtres humains, et donnent ainsi une idée juste des effets déformants des complexes autonomes.
Les complexes autonomes .. peuvent déformer ou détruire toute la personnalité. .(parallèle avec les virus) . Ils prennent toute la vie du sujet et quand ils l'ont dévoré, ils engloutissent aussi la vie de son entourage ! C'est pourquoi il arrive qu'à proximité d'un individu possédé on éprouve souvent une sensation soudaine de fatigue, et celle inexplicable d'être vidé de sa substance.
Les images mythiques de démons sont variées à l'extrême ; tous les démons .. ne représentent pas le même danger. . classification des Yakoutes Sibériens P.149 : 1. les esprits du monde supérieur ; 2. les esprits du monde inférieur ; 3. les esprits du monde intermédiaire ou esprits régnant sur les espèces animales et végétales ; et 4. les esprits des morts.
Les deux premières catégories d'esprits sont des êtres éternels et des préfigurations des dieux dans les cultures primitives ; psychologiquement, ils illustrent par des symboles les archétypes de l'inconscient collectif. À côté de la tendance souvent purement destructrice de ces esprits, se trouve le motif qu'un esprit, le plus souvent du monde supérieur, tombe amoureux d'un humain ; celui-ci est alors incité, dans un accès de folie, à se suicider pour pouvoir s'unir dans l'au-delà à son amant ou amante. Dans la mythologie grecque, la fuite de Daphné devant Apollon veut dire cela, bien qu'une union dans l'au-delà n'en résulte pas si ce n'est que Daphné (le laurier) est demeuré la plante d'Apollon.
Les esprits régnant sur les espèces animales et végétales sont probablement les plus anciennes représentations de contenus archétypiques. . A l'encontre des esprits supérieurs et inférieurs, ils se trouvent dans le domaine de la nature environnante et ne se divisent pas en « clairs» et en « obscurs ».
Les esprits des morts semblent avant tout incarner des contenus psychiques qui sont proches de l'univers personnel du sujet (ou peut-être les défunts eux-mêmes. ). Ils apparaissent la plupart du temps dans les rêves des hommes et des femmes modernes, en images projetées de personnes mortes ( « imagines » intérieures). C'est pourquoi, dans ses premiers ouvrages, Jung supposa que de tels esprits étaient les personnifications d'images projetées, des représentations en somme du complexe père ou du complexe mère etc. « un lien avec la mort qui n'a pas été rompu, qui diminuerait l'aptitude à vivre de l'être humain et même provoquerait chez lui des maladies psychiques ». Plus tard, Jung devait revenir sur cette conception, il n'était plus tout à fait sûr que les esprits soient seulement des « imagines » personnelles et qu'ils n'aient aucune réalité propre. « Cela soulève la question de la réalité transpsychique qui se tient immédiatement à la base de la psyché » ; Jung fait ici allusion au principe de synchronicité .
La croyance subsiste chez beaucoup de peuples primitifs que les esprits des morts deviennent peu à peu plus puissants que ne l'étaient les défunts de leur vivant, et que leur image se change de plus en plus en véritables figures de divinités. . Psychologiquement, cela ne veut rien dire d'autre que les images des esprits des morts sont peu à peu assimilées à des figures archétypiques collectives. L'énergie psychique qui reste attachée à l'image du défunt, gardée en mémoire, charge une image de l'inconscient collectif qui s'en trouve vivifiée. Si l'on arrive à traduire un tel contenu revivifié en langage communicable, il peut en résulter des inspirations créatrices aux effets bienfaisants ; mais cela peut aussi conduire à des manifestations morbides ou à des idées nouvelles, encore inconnues. Ceci, .. est aussi valable pour les archétypes en général. Comme Jung l'a souligné, le démoniaque agit négativement, surtout au moment où un contenu inconscient, d'une puissance irrésistible, apparaît au seuil de la conscience pour s'emparer ensuite de la personnalité sous forme d'une possession. Avant qu'un tel contenu soit consciemment intégré, il voudra toujours « se produire physiquement » et « forcer le sujet à adopter son caractère». C'est seulement quand la personne résiste aux pressions du contenu inconscient et cherche par la réflexion à rendre son sens conscient que l'aspect négatif peut être réduit( cf. la tendance à égarer l'individu dans l'action ( « machen » en allemand = « faire » ) comme s'il s'agissait de pouvoir, «( Macht » en allemand)) Le démoniaque aurait ainsi un aspect créateur « in statu nascendi » qui ne serait pas encore réalisé par le Moi.
Une manifestation du mal qui provoque particulièrement la crainte, est la magie noire. Elle provient d'une prise de position P.151 consciente qui exalte les impulsions psychiques destructrices jusqu'au rang de seule réalité valable. « Les moyens qui y sont utilisés sont des représentations et des images primitives fascinantes qui angoissent, et qui peuvent être employées dans n'importe quel but associai personnel. »
Le démoniaque repose, comme l'a souligné Jung, sur le fait qu'il existe des forces inconscientes de négation et de destruction, et sur la réalité du Mal. On reconnaît par exemple le démoniaque au fait même que la magie noire a un succès. . Albert le Grand dit que celui qui s'abandonne sans résistance à un affect et dans cet état désire mal, peut provoquer un effet magique. C'est la quintessence de la magie primitive et des phénomènes de masse correspondants, comme le national-socialisme, le communisme etc. « Quand dans de telles psychoses de masse un chaos surgit de l'inconscient, c'est que de nouvelles idées symboliques sont demandées qui ne feront pas qu'englober et exprimer l'ordre ancien mais aussi les contenus essentiels du désordre. » D'où la nécessité de réaliser un travail de création. Donc la force démoniaque et la créativité sont psychologiquement proches. Rien n'est plus destructeur dans la psyché humaine que des pulsions créatrices inconscientes non réalisées. C'est pourquoi il n'est en général possible de guérir une psychose que si le malade peut être amené à entreprendre une activité créatrice, à créer la représentation des contenus qui le perturbent. Et quand s'agit de psychose de masse, ce sont seulement des images archétypiques nouvelles, créatrices, puisées dans les profondeurs des représentations archétypiques « rédemptrices » qui pourront empêcher l'évolution vers la catastrophe.
Beaucoup de démons ne sont pas tant des êtres monstrueux que des figures mixtes, comme il n'en existe pas dans la nature, tels les centaures, les sirènes, Pégase, l'oiseau Garuda, etc. Ces images, expriment quelque chose de surnaturel et par conséquent de spirituel. Cette sorte d'êtres incarne essentiellement des phantasmes créateurs, moralement neutres, en général plutôt bien disposés à l'égard des humains. Le centaure Chiron est un guérisseur expérimenté. Garuda un intermédiaire entre les dieux et les hommes, Pégase emporte le poète vers les hauteurs de l'inspiration spirituelle.
Mais toujours se pose la question de la possibilité d'intégrer de tels êtres. On peut tout de même dire la chose suivante : quand un démon, par exemple un « Polergeist » poursuit obstinément une personne malgré ses changements de lieu ou de milieu, c'est qu'il subsiste en elle, dans tous les cas, une part essentielle, subjective, attachée à cet esprit. Si celui-ci disparaît lors des changements de lieu, c'est qu'il ne reste aucune relation importante (ce fut précisément le phénomène du fantôme attaché à un lieu qui fit que Jung corrigea sa conception que les esprits seraient des complexes seulement subjectifs). Mais même quand quelqu'un est suivi, où qu'il aille, par un esprit, celui-ci n'appartient seulement qu'en partie au sujet ; cette part subjective attire pour ainsi dire le « diable objectif » et dès que la première est intégrée, le second disparaît,
Les démons dans l'antiquité
Dans l'ancienne Égypte, il y avait de bons et de mauvais esprits. Le nain Bes ou l'enfant Horus par exemple, étaient des P.153 O !!~P~S !!ifS ; les mauvais esprits étaient la plupart du emps désignés par un nom collectif, les « compagnons de Seth « . C' même chose en Iran avec les « devas », En Mésopotamie et en Asie MinelJre, il : 1 Y avait aussi des bons et des mauvais esprits. Ces derniers étaient par exemple les esprits des morts, de mauvais vents porteurs de maladies, ou des espions » et des « agents secrets » qui cherchaient à nuire aux humains (25). .
En relation plus étroite avec l'âme humaine, certains démons de Canaan et de l'ancienne Judée, les « esprits du souffle » installés dans l'homme, pouvaient provoquer des humeurs, des impulsions mystérieuses, des réactions brusques etc. mais aussi inspirer une tenue morale ou des principes. L'Ancien Testament parle souvent d'un esprit de l'envie ou de la jalousie, mais aussi d'un esprit de clairvoyance ou dE compréhension. Même des fonctions comme l'odorat, la parole. Le sommeil. La sexualité, ont leur « esprit » (26).
E mot « da ;mon » vient de « daiomai » qui a la même signification « qu'attribuer» et désignait une action divine, perceptible à l'instant même et l'on ne savait pas de quel dieu elle provenait, comme par 1 VII 'ou ~- -.. r-~~ '-« « YU81 dieu elle provenait, comme par folie, la peur dans certains lieux précis de la nature. Certaines activités étaient même en soi assimilables à des « daim on es « . C'est vers 700 av. J.C.qu'apparaît pour la première fois, chez Hésiode, « idée d'un daimon, compagnon permanent de l'homme Ijj lui apporte la chance ou la malchance, idée qui s.'est largeme. U 4eme siècle, Jn commença dé.8 1 faire des offrandes au bon ,< daimon » (agathos) en tant qu'esprit protecteur du foyer.
Hez Platon le terme n'est pas employé de façon claire ; fa plupart du temps, il est synonyme de « théos « (Dieu), et Queluefo ;s avec la nuance de « proche de l'humain » (. :::: linsi, dans « Le Banquet « , Diotima a dit qu'Éros est un grand oaimon, car tout ce qui est « daimoniaque » se situe entre Dieu 9t les mortels » (28), et à la question de Socrate sur la fonction 1 des daimons, e »e répond (( elle est d'interpréter et de remettre aux dieux ce qui vient des hommes et aux hommes ce qui vient des dieux, des uns leurs prières et leurs offrandes, des autres leurs ordres et les réponses aux sacrifices. Au milieu, entre les 1 deux, est aussi un complément, si bien qu'ainsi, le Tout est relié en lui-même. Et par ces démoniaques, ont lieu aussi tous les oracles et les incantations, toutes les prophéties et la magie. Car Dieu ne fréquente pas les hommes, mais toute communicatiOn et tout entretien de Die~ avec les hommes a lieu par leur intermédiaire, tant à l'état de veille que dans le sommeil. Il Y a beaucoup de tels démons et d'esprits de toutes les sortes et Eros est ('un d'entre eux. » (29). - ,
Dans la Stoa et dans le platonisme de la période ~oyenne, la nuance entre les dieux et les démons devient plus prononcée. Les dieux sont tout à fait distants des hommes, ils sont des puissances élevées de l'univers, soustraites à la souffrance et aux passions humaines. Les « daimones » par 1 contre, peuplent l'espace intermédiaire qui se tient entre v l'Olympe et l'espèce humaine, et en particulier le domaine de l'air et le monde sublunaire ; ils s'unissent là aux esprits de la nature, dans les sources, les plantes et les animaux. Dans l'exposition de sa conception, à l'époque tardive platonicienne, Apulée de Madaure formule ceci de ils élèvent et favorisent Grtains \ humains, d'autres les oppriment et les humilient. Ils éprouvent donc de la pitié, de l'indignation, du bonheur et de la peur, et tous les sentiments de la nature humaine, une effervescence qui se trouve bien éloignée du calme des dieux du ciel. Tous les dieux demeurent effectivement toujours dans le même pt »,t de spiritualité. Car rien n'est plus parfait qu'un d~~toutes ces humeurs s'accordent par contre très bien avec la. Nature plus modeste des démons, lesquels ont en commun \ l'immortalité avec les êtres supérieurs, et les passions avec les \ 155 tres inférieurs. C'est pourquoi je les ai appelés « passifs» car i/s sont soumis aux mêmes troubles psychiques que nous » (30). Dans un certain sens, l'esprit de l'homme, son génie» et son « bon esprit» (par exemple le « daimonion » de Socrate) sont eux-mêmes des « daim on es » comme les 3sprits qui peuplent l'air. Après la mort, ils deviennent des émures ou des Lares (dieux protecteurs du foyer) ou, s'iiS ont mauvais, des larves (1 antômes courants dans les pparitions) (31) ; lutarque (nI oposait l'ordre du monde suivant : tout à fait au ;ommet, dans le Cosmos, sont les dieux visibles, les corps célestes qui appartiennent à l'élément du feu ; au-dessous sont les démons qui appartien ne nt à l'air ; encore au-dessous les esprits des héros morts qui appartiennent à l'eau ; et enfin les !tres humains, les animaux et les plantes avec leur nature terrestre. Nos am es peuvent s'élever ou s'abaisser dans cet rdre hiérarchique, selon nos mérites (32), Les démons ne seraient pas immortels, mais ils peuvent vivre des milliers d'années (33). Quand ils meurent, sejProduisent souvent de )mpêtes et des épidémies de peste (34). Les mauvais démons :~i~, :~, :n,~~ri~~j~~' :~.~~t :_I(~5ransgression des tabous par la folie que l'on ne peut guérir(35),
La distinction que tait l'Antiquité tardive entre les dieux qui ;ont éloignés de toute souffrance terrestre et les démons qu i sont soumis à tous les sentiments humains, me semble très mportante. Les « daimones » sont pour ainsi dire plus proche) les hommes, plus subjectifs du point de vue psychoJogiqu e, que les dieux. « s sont même définis par Cicéron comme « mentes » ou « animi « , c'est-à-dire comme ames(36), D'autns auteurs les nomment encore « potestates » , puissances (37) ; La désignation des démons en tant qu' « âmes » se trouve chez de bservée à la lumière de la psychologie jungienne, cette distinction que l'antiquité a faite !ntre dieux et démons a la signification suivante : les dieux représentent plutôt les structures fondamentales de la psyché archétypique les plus éloignées de la conscience ; les démons par contre, symbolisent en vérité les mêmes archétypes mais toutefois sous une forme plus proche de la conscience qui S' ?pparente à « expérience intérieure subjective de l'être humain. C'est un peu comme si un aspect partiel de l'archétype commençait à approcher de plus près J'individu, à s'y accrocher, et à devenir une âme complémentaire.
Dans le néo-platonisme, nous trouvons l'ordre cosmique suivant(39) : Le dieu le plus élevé, avec une sage prévision, a tout organisé ; un autre souci de prévision vient des dieux qui errent dans le ciel, les corps célestes. Ceux-ci assurent le devenir des mortels et la préservation des espèces(40). Une troisième fonction de prévoyance est confiée aux « daimons » ? qui sont les gardiens et les protecteurs des affaires particu- 1 Ii ères humaines. Celse, auteur d'orientation académique stoïjémons donnent aux hommes l'eau nécessaire à la vie, le vin, le pain et l'air. Ils sont ceux qui donnent la fécondité dans le mariage, et de plus, chacun a la charge d'une pa nie précise du corps humain, si bien qu'on doit les appeler chaque f9 !S que l'on souhaite guérir une partie déterminée du corps\.., J. Ils peuvent faire des prophéties aux humains, mais provoquent aussi, dans certaines circonstances, le mal physique. Par des hommages publics, rendus à de tels démons, on pouvait guérir le mal de la meilleure façon.
Les démons dans la chrétienté
La propagation du christianisme, n'a pas provoqué de changement notoire en regard de la question de l'appartenance des images archétypiques au sujet ; en revanche une ligne de démarcation morale beaucoup plus nette s'est dessinée P.157 (troisième niveau !), seul le Christ, c'est-à-dire Dieu lui-même (et certains anges) sont positifs ; certains esprits de la nature sont neutres, mais plutôt à éviter ; par contre tous les autres « daimons » sont mauvais. Les anciens dieux païens de la nature sont tout simplement mis au rang de mauvais démons. En outre, la tradition juive de Satan et des anges déchus se mélange avec celle ébauchée par les Grecs. D'après Justin, les corps célestes et les anges auraient reçu de Dieu un pouvoir de providence sur les choses qui sont sous le ciel (les anges sont identiques aux dieux, selon Platon. La chute de certains anges, cependant, et leur commerce avec les femmes mortelles sont la cause qu'ils soient tous devenus mauvais. Ils ont tenté d'usurper la souveraineté divine et se sont adonnés particulièrement à la licence sexuelle. Leur péché ne vient pas tant de leur hostilité à l'égard de Dieu mais plutôt de leur désobéissance, de leur fraude spirituelle et de leur mystification ( « apoplan » ) vis-à-vis des hommes. (En langue moderne, nous dirions donc que les démons engendrent des projections.) Ces conceptions s'appuient sur le livre d'Hénoch (environ 100 ans av. J.C.) . certains anges s'éprirent de femmes des mortels engendrèrent avec elles une race de géants destructeurs qui dévastèrent le monde entier. Comme Jung l'a expliqué, il s'agit psychologiquement de l'invasion brusque de la conscience humaine par des contenus venant de l'inconscient collectif. Les géants symbolisent l'inflation qui en résulta et qui a conduit l'humanité à la catastrophe. La chute des anges amplifie, selon l'expression de Jung, la signification de l'homme, de façon gigantesque « , ce qui indique qu'il y eut alors une inflation jans la conscience au niveau de la culture ». Il s'agissait alors d'une connaissance qui s'était accrue beaucoup trop rapidement, exactement comme aujourd'hui. Cette histoire, tirée du livre d'Hénoch, est à nouveau particulièrement actuelle car de toute évidence aujourd'hui encore, de telles irruptions de contenus collectifs venant de l'inconscient se produisent fréquemment. Ceci peut être illustré par le rêve que fit un Américain .
« Je me promène avec une femme le long des « Palissades » d'où l'on a une vue panoramique sur la ville de New York. Un homme nous conduit. New York est un champ de ruines - nous savons que le monde a été détruit. Partout brûlent des feux, des milliers de gens paniqués fuient dans tous les sens ; le fleuve Hudson a inondé une grande partie de la ville. Il règne partout une semi-obscurité et des boules de feu dans le ciel se meuvent en direction de la terre. C'est la fin du monde. La cause de tout cela, c'est l'arrivée d'une race de géants venant de l'espace extraterrestre. Au milieu des ruines, j'en vois deux assis qui s'emparent à pleines mains, d'un air négligent, d'individus et les mangent avec la nonchalance que l'on aurait à table pour manger des raisins. Les géants sont de taille et d'apparence variées. Mon guide m'explique qu'ils viennent de différentes planètes où ils vivent ensemble dans la paix et l'harmonie, et qu'ils sont arrivés sur terre à bord de soucoupes volantes. Les boules de feu indiquent qu'il y aura encore d'autres atterrissages. En fait, notre terre aurait été à l'origine aménagée par des géants. La terre est en quelque sorte leur serre et maintenant ils reviennent pour récolter leurs fruits. A tout cela existe une raison particulière que je connaîtrai plus tard.
J'ai été sauvé parce que j'ai une tension sanguine élevée, j'ai été de ce fait choisi pour traverser cette épreuve et si je passe au travers, je deviendrai comme mon guide, un « sauveur d'âmes » . Nous continuons à marcher, et soudain, je vois devant moi un gigantesque trône doré sur lequel sont assis le roi et la reine des géants. Ils sont les « intelligences » qui se tiennent derrière la destruction de la planète. Mon épreuve consiste à devoir gravir un escalier qui mène jusqu'à eux. C'est là une ascension très difficile ; j'ai peur mais je sais que je dois le faire, le monde et l'humanité en dépendent. Je me réveille trempé de sueur. » P.159
.es géants sont ici modernisés en habitants de l'espace, mais il est facile de reconnaître le même arrière-plan archétypique. Le roi et la reine représentent le couple divin qui fête le « hièrosgamos « , l'union des opposés psychiques, séparés l'un je l'autre. Le mariage sacré est une image archétypiQl1.e estinée à guérir une dissociation psychique profonde('f ::ll. ;haque fois que la conscience humaine s'esl.éloJgnée un peu trop de ses bases naturelles, de tels rites de réconciliation ont été créés à des fins de guérison, qui, en général, parviennent à leur plus haut degré dans le but du mariage sacré. En premier lieu, ce qui a pour nous ici le plus grand intérêt, c'est le paraltète avec le livre d'Hénoch. Manifestement, nous vivons à une époque qui ressemble au début de déclin de la civilisation antique, ~t à la naissance du christianisme, une période de grande crise intérieure et extérieure qui conduit à des bouleversements profonds.
Thénagore, concevait de nombreux démons, i ;omme étant les âmes oassées dans l'au-delà, de défunts importants, héro~s ou rois'(50), Cela signifie un retour à la croyance aux esprits des morts des peuples primitifs, sous un aspect rationaliste. Mais 3n plus, Athénagore reconnaît une multitude d'anges,9.~i règnent sur les étoiles et toute chose dans le cosmos (t)1J. « après lui, Satan était avant la chute l'ange supérieur régis(nt la matière, si bien qu'après la chute, le monde matériel fait partie du royaume du Mal (52). Satan fut précipité en enfer parce qu'il s'était détourné de sa mission(53) ; il était avec sa Jite en pleine exubérance et avait des rapports sexuels avec les femmes des humains. On voit comment ces premiers 'ères de l'Église ne voulaient pas réellement voir en Satan une :tuissance antinomique de Dieu pour ne pas tomber da,s une conception dualiste de Celui-ci. Dieu est du reste l'Unique et le rout, et les mauvais anges, c'est-à-dire les démons, sont les esprits de la déviation, de la compulsion (sexualité) et de 'orgueil (hybris) perturbant l'harmonie de la création et éloignant l'être humain, d'après l'enseignement de Tatien, de sa \ Dmmunion originelle avec « esprit divin ; retrouver cette \ ommunion est de ce fait le devoir de l'homme (55). Ce qui tire \ les hommes « vers le bas» c'est d'un côté Je cosmos et la matière et les « daim on es » de l'autre. Selon Tatien, les esprits ne sont pas des esprits purs, mais un « pneu ma » , u ne sorte de matière sUbti'~ ? ::ICI, Du fait qu'ils n'ont pas de chair, ils ne peuvent mourir facilement(57). D'après Tatien, le plus grand -péché des anges déchus n'est pas le rapport sexuel, mais leur ! erétention à la divinité, c'est-à-dire leur instinct de puissance. , Ils tentent de pousser les hommes vers ce but par des phan- ',. » tas mes (des illusions) pour se faire adorer à la place de Dieu (58) ; c'est pourquoi la distinctIon paulinienne entre les esprits est si importante (1, elonThéo- phi/e d'Antioche, ce n'est pas l'instinct de puissance mais l'envie et la convoitise morbide ql ;llA~ont les caractéristiques \ principales des mauvais esprits (59). Depuis leur chute du paradis, ils utilisaient surtout des signes magiques et des images de terreu r, et usurpaient les noms divins pour séduire les hommes ; c'est ce que font les dieux païens d'après Justin(60) ; cette façon de voir était en relation avec la tradition païenne. Déjà pour Plutarque et Xénocrate, beaucoup de cultes païens étaient des offices célébrés aux mauvais démons pour libérer les grands dieux. Justin attribue e>pficitement la faute de la crucifixion du Christ, non pas aux Juifs, mais aux mauvais démons(61). C'est pour cela que précisément, la croix est devenue la puissance qui triompi1e des 1 démons (62) ; les démons parfois, accomplissent des guérisons Jmiraculeuses ; ils ne le font, selon Tatien, que pour attirer sur eux les honneurs publics (63), de même quand ils di~ent la vérité lors de pratiques mantiques.
;ette exigence des démons à recevoir des hommages publics par le culte, mÉ Jssi un rôle dans les exorcismes jusqu'au i nous adoptons la signification aujourd'hui reconnue du mot « religio », qui est I~~onsidération attentive 161 J nu min eux, nous voyons qu'au fond, les démons ne cherche nt simplement que la considération des humains. Nous . peste, les mauvaises récoltes les défaites de guerre etc. sont souvent le don d'un dieu négligé lors d'un rituel. .Psychologiquement parlant, ils représentent des contenus de l'inconscient exigeant ne considération sans réserve de la part des individus ; ils se comportent comme des « organes » de la psyché et ne fonctionnent pas si on ne les traite pas convenablement.
.'image que les premiers Pères de l'Église se sont faite des démons montre des traits fort complexes : les démons sont tantôt des anges déchus, tantôt des d jeux païens ou des 3Sprits de la nature semi-matériels. Ils agissent par désir harnel, instinct de puissance, jalousie, convoitise, ou bien par 9soin de vénération cultuelle. Ils trompent les humains par jes « phantasmata » de fausses représentations ou, en 'ermes modernes, par @ projection. Seuls le Christ et la croix sont plus puissants. Ils ont eux, le pouvoir de tenir les démons en échec.
Les conceptions sur les démons telles que nou restées valables pendant tout le Moyen Âge et Jsqu'au siècle des Lumières, ee e siècle des Lumières a en effet déclaré, sans autre forme de proces, que tous ces pouvoirs diaboliques ou maniaques étaient des illusions et n'existaient pas, ce que la ,sychiatrie moderne approuve. , ous nous trouvons là au 4e niveau du retrait des projections. La 1 psychologie des Irofondeurs moderne a commencé à réviser ce jugement. Il ::sr vrai que Freud et son école admettent encore maintenant ) postulat selon lequel les complexes appartiennent au sujet. 1ci/e Ernst sur l'auteur souligne qu'elle-même ne « croit» ni aux démons, ni au diable. Elle insiste sur le besoin des malades de se mettre en valeur, 1 r et interprète leurs déclarations comme des affabulations hysté- \ riques par lesquelles i/s cherchent à susciter l'intérêt de la 1 société. Tout le déploiement théâtral des rites d'exorcisme agit 1 de ce fait positivement parce qu'il alimente le besoin hystérique du patient. « me semble toutefois qu'une telle interprétation est un peu simpliste. Nous avons vu que les démons étaient considé rés comme avides d'honneurs et de vénération rituelle, et quand, chez les malades psychiques, un tel désir existe c'est davantag_~ d'après moi, dans le complexe du malade que dans son Moi '(6 1dame le docteur Ernst est formelle : le malade est responsable de son comportement. « me semble au contraire qu'il n'y a là qu'une responsabilité relative : Dans un i~S (1729) (66) ; il est dit qu'un individu peut être possédé par des diables quand il s'est laissé Il aller à des sentiments mauvais, tels que la haine, la colère, l'envie, la luxure, la mesquinerie etc. (67J. Cela me semble plus Jl proche de la réalité. Le Moi ne peut que de façon relativement restreinte être tenu pour responsable des effets qu'il induit autour de lui, et notamment ce que Jung a appelé « l'ombre personnelle », ce qui ne concerne que les forces psychiques archétypiques. Toutefois, l'ignorance de l'ombre personnelle archétypiques. Toutefois, « ignorance de l'ombre personnelle telles forces peuvent s'engouffrer. La question de la rlsponsabilité morale est subtile et doit être estimée cas par cas.
Le problème de l'appartenance des archétypes au sujet
L'éclairage psychologique du développement des connaissances sur la démonologie.. aboutit à une images complexe. D'une part, les démons sont définis sans P.163 ambiguïté comme des puissances archétypiques, d'autre part l'antiquité tardive différencie les êtres du monde intermédiaire démoniaques et les dieux supérieurs éloignés des hommes, ce qui en somme enlève de l'ombre à l'image archétypique. Il apparaît ainsi que la partie instinctuelle et émotionnelle des archétypes s'est rapprochée des humains, alors que la partie spirituelle, les « dieux » qui sont identiques aux idées platoniciennes, reste projetée dans un espace « métaphysique » transcosmique. On supposait qu'il y avait un lieu entre les démons et les états psychiques des individus ; les dieux, les idées et les structures mathématiques étaient par contre ressentis comme purement extérieurs aux humains. Ils demeuraient dans l'au-delà, dans une paix éternelle. Cela correspond au fait psychologique « qu'un archétype à l'état de repos et non de projection, n'a aucune forme bien déterminable, mais une production formellement indéterminable possédant la faculté d'apparaître sous une forme déterminée grâce à la projection ». Les démons sont par conséquent des formations archétypiques qui apparaissent dans le champ des projections humaines.
. Le fait que l'on ait considéré les démons comme partiellement « psychiques », a eu pour conséquence que les archétypes de l'inconscient collectif ont en quelque sorte commencé à pénétrer dans le domaine vécu subjectivement de la psyché ; sous cette « saillie » les archétypes possèdent toutefois une base s'étendant dans les profondeurs de l'inconscient collectif, et même au-delà, dans le domaine de la réalité transpsychique.
Dans le diagramme suivant, on trouvera à gauche les concepts historiques, à droite leur signification psychologique :
Moi conscient Moi conscient
Péchés Infériorités personnelles conditionnées par des
complexes (ombre)
Démons néoplatoniciens Contenus archétypiques observables dans le
dans les visions et le monde des rêves psychisme individuel et collectif
Démons causes des maux physiques, Lésions psychosomatiques sur un archétype réalisateurs de prodiges constellé phénomènes de synchronicité
Dieux cosmiques Archétype en tant qu'ultimes constantes de
la nature, psychoïdes
Ce n'est que dans le domaine du Moi conscient que l'individu est pleinement responsable de ces actes ; déjà dans le domaine des « infériorités personnelles» conditionnées par des complexes, le contrôle du Moi commence à s'affaiblir, l' « éthos » chrétien exige de l'individu une responsabilité éthique, aussi dans ce domaine. Ce qu'il y a derrière tout cela se soustrait largement au contrôle du conscient, si bien qu'une intégration, c'est-à-dire une installation des contenus dans la personnalité consciente, est la plupart du temps impossible. On doit cependant à Jung d'avoir montré que l'on peut malgré tout traiter avec ces contenus, au lieu de les refouler et de les « pourchasser » , ce qui rend possible en grande partie la neutralisation de leurs effets négatifs. Il s'agit de la technique de méditation appelée « imagination active » : le Moi conscient laisse monter vers lui les contenus inconscients qui sont des images intérieures rendues le plus possible objectives et entreprend ensuite un dialogue avec elles, comme avec un vis-à-vis autonome. Les démons, s'il s'agit bien d'eux, obtiennent alors cet « hommage rituel » qu'ils réclament et qui leur apporte un apaisement. Si les buts poursuivis par le Moi sont différents de ceux d'un « daimon », un compromis qui prendra en considération les besoins de chacun est souvent possible. P.165
Il serait séduisant de classer les différentes méthodes modernes de psychothérapie selon leur degré d'affinité avec l'exorcisme ou avec les efforts d'intégration . La psycho-pharmacologie et le « behaviorisme » sont en tout cas de purs exorcismes ; l'analyse freudienne est plutôt cathartique, en ce sens qu'elle « honore » les démons tout comme le fait la thérapie de groupe. L'école jungienne, à ma connaissance, adhère sans équivoque à une intégration par l'introspection.
L'intégration des contenus inconscients par l'imagination active semble cependant ne fonctionner que lorsqu'il s'agit de démons insignifiants, de « petits diables » qui constituent l'ombre personnelle du sujet, mais non quand il s'agit du principe du Mal (de l'archétype du diable). C'est pourquoi Jung souligne qu'il appartient au domaine du possible de reconnaître le mal relatif de notre nature, tandis qu'avoir un regard direct sur le mal absolu représente une expérience aussi rare que bouleversante. L'allusion de Jung concerne l'aspect archétypique du Mal, le côté obscur de l'image de Dieu, ou du Soi, dont les abysses de méchanceté dépassent largement l'ombre de l'homme. Comme toutes les forces archétypiques de l'inconscient, cette force intérieure ne peut pas être intégrée par le moi. C'est pourquoi Jung, dans « Aion », s'est élevé aussi vivement contre l'enseignement théologique de la « privatio boni », la non-substantialité du Mal. Si l'on considère en effet que le Mal ne fait pas partie de Dieu, alors il tombe à la charge de l'âme humaine, ce qui veut dire un dépassement négatif de sa limite. ( En d'autres termes : une inflation) Si cette puissance gigantesque du Mal selon Jung, est attribuée à l'âme, il ne peut en résulter qu'une inflation négative, c'est-à-dire une revendication de puissance de l'inconscient et par suite une intensification de ce dernier. Cela signifie une possession par le Mal absolu, telle que l'avait prévue le monde chrétien, par la venue de l'antéchrist et telle que nous la vivons aujourd'hui quotidiennement par l'incroyable cruauté de l'homme moderne. Derrière ce phénomène a lieu réellement une activation de l'aspect obscur de Dieu qui dans le cas de certains individus faibles, peut conduire à une dislocation catastrophique de toutes les composantes de la psyché, à la panique ou à toute autre émotion non retenue, et par conséquent fatale. Le foyer d'une telle émotion destructrice qui existe potentiellement dans toute âme humaine, est le Soi, un centre intérieur d'où peuvent émaner les plus grandes actions créatrices comme les pires destructrices. (Souvent à l'arrière-plan des compositions de mandala, se trouvent cachés des diables et des démons. « Cet aspect d'ombre du mandala représente le principe du désordre et de dissolution, le chaos qui se cache derrière le Soi, et qui éclate au grand jour, de façon dangereuse, dès que le processus d'individualisation est stoppé, voire même tant que le Soi demeure non réalisé et reste de ce fait inconscient. ») Que justement dans l'image de Dieu, l'enfer et la rédemption font partie dans les mêmes proportions de l'image de Dieu, est comme le dit Jung, bouleversant. Mais le même thème résonne dans l'affirmation de Maître Eckhart suivant laquelle « lorsqu'il revient à lui-même, il se place dans un abîme encore plus profond que l'enfer lui-même » Il met le noyau intérieur de l'âme, Dieu et l'enfer en un seul. Et cela repose, commente Jung, « sur l'expérience immédiate selon laquelle ce qu'il y a de plus élevé, de plus profond dans ce qui monte du fond de l'âme, conduit la barque de notre conscience soit à l'échec, soit à bon port, avec « ou sans notre intervention.»
De l'avis du Jésuite Pinicellus, l'aspect destructeur de ce centre intérieur de l'individu est dans la langue. . Les projections négatives, ., principalement les propos haineux, atteignent les autres comme des flèches ; la langue est l'instrument de la calomnie et du mensonge - de tous les verbiages possibles, idéalistes, intellectuels, de propagande, comme des slogans pour le social, la sécurité, la paix entre les peuples. Le mal aujourd'hui est occulté souvent par les idéalismes et autres noms en « ismes » derrière lesquels se dissimule un doctrinarisme dépourvu de toute spiritualité. On « sait » ce qui est juste et bon pour l'humanité et de là commence le déclin ! Le danger, lorsque l'on emprunte de telles voies, est immense : il commence par le mensonge, c'est-à-dire la projection de P.167 l'ombre ; il y a plus d'êtres humains torturés ou assassinés au nom de tous ces mots en « ismes » que de morts naturelles. À l'arrière plan de tous ces « ismes » se cachent les projections de nos propres problèmes intérieurs, des opposés psychiques non réalisés. Mais les reconnaître semble encore à beaucoup impossible.
.. les démons peuvent souvent être considérés comme des projections de complexes autonomes inconscients, intégrables dans une limite bien déterminée. Là où ils apparaissent sous une forme archétypique, leurs contenus - ceux qui sont compréhensibles par le sujet, grâce à leurs images symboliques - peuvent être (ou doivent être) intégrés, mais non leur structure archétypique, pour laquelle l'individu peut toujours prendre une position « religieuse » en lui accordant toute sa vie, une attention et une considération respectueuses.
6. LES GRANDS DÉMONS MÉDIATEURS
Psyché et Eros chez Apulée
Dans les croyances aux démons . les démons, ne sont pas tous mauvais. Leur influence sur les humains, bonne ou mauvaise, dépend en grande partie - sinon entièrement - du comportement des individus eux-mêmes. C'est seulement lors du développement du christianisme que l'existence possible d'esprits purement destructeurs commença à se répandre . Mais dans la plupart des cas, les « daimones » sont tout simplement une partie de la nature, et sont capables tout comme l'homme du pire et du meilleur. Désormais, dans la suite de cet ouvrage, j'appellerai « daimon » les esprits bons et mauvais et « démon » ceux qui sont seulement mauvais. La ligne de démarcation éthique que la chrétienté a nettement placée dans le monde des esprits signifie tout d'abord psychologiquement une prise de conscience plus claire de ce que Jung a appelé « l'ombre » : tous les aspects bestiaux et par ailleurs inférieurs de la personnalité consciente, tendant à se condenser en une « image de l'ennemi » et qui sera projetée sans hésitation sur des personnes de l'entourage. Cette image personnelle de l'ennemi P.175 peut être cependant discernée et reconnue sans trop de difficulté avec quelque peu de sens critique. Si l'on est vigilant, on peut, même se surprendre soi-même en flagrant délit d'actes ou de paroles exactement similaires à ceux que l'on déteste le plus chez les autres. L'ombre est faite, pour la majeure partie, de paresse, de cupidité, de jalousie, d'envie de désir de prestige, d'agressivité et autres esprits « tourmenteurs ».
. de grands daimons comme le dieu Eros ou la déesse Psyché. Leur signification psychologique correspond à celle des contenus de l'inconscient désignés par Jung sous le nom d'« Anima » et d'« Animus » et qu'il nomme les véritables facteurs créateurs de projection de la psyché. Par Anima Jung désigne on le sait, l'aspect féminin de la psyché masculine et dit comment il est tout d'abord personnifié par l'imago de la mère pour se rajeunir ensuite dans l'image de l'amante ou de l'épouse ; l'anima est chez l'homme, par excellence, le noyau inconscient de la psyché qui tisse son destin ; l'Orient l'appelle « Maya », la « fileuse du monde » ou « la danseuse » qui crée l'illusion d'un monde réel. Les projections qui sont tissées, non pas par l'ombre mais par ce pouvoir, sont bien plus difficile à reconnaître, et sans une relation étroite et vivante avec un partenaire de l'autre sexe, on parvient à peine à les dépister. C'est bien cette force qui est présente à l'arrière plan de toutes les complications amoureuses et de la plupart des conflits matrimoniaux. L'anima apparaît chez l'homme comme une prédisposition irrationnelle, profondément inconsciente, ou encore comme une « excitation à vivre » provoquant chez lui l'attirance vers une femme, et pas une autre, l'incitant à vivre d'une façon et pas d'une autre, qui le rend chaleureusement amical, ou froid et sans envies, qui l'enthousiasme ou le rebute, l'entraîne vers le plaisir et le péché ou le conduit tout aussi bien à un éveil de lui-même.
Une des plus belles descriptions sur la manière dont un homme est guidé à travers les désordres produits par son anima, pour arriver finalement à un éveil lors de la réalisation intérieure de ce très grand « daimon », est faite dans les « Métamorphoses » d'Apulé.
Le conte d'Amour et de Psyché inséré dans le roman sous une forme voilée, allégorique, se réfère au culte d'Isis, dans lequel le héros, à la fin du livre, trouvera son but intérieur. Jusqu'à présent, à ma connaissance, on n'a pas réalisé que toute les parties du roman représentaient un enchaînement de sens psychologique et que toutes les histoires dont il est parsemé se rapportent à l'ensemble du conte comme les rêves d'un homme se rapportent à sa vie quotidienne. .. les rôles que jouent ces « daimons », Psyché et Eros identiques à Isis et Osiris . Le héros du roman, Lucius (de « lux « lumière) part pour la Boétie, sur son étalon blanc, la monture du dieu soleil, pour étudier les phénomènes occultes par pure curiosité et apparemment sans la moindre implication émotionnelle ; en chemin il rencontre tout d'abord deux hommes dont un lui raconte une histoire selon laquelle un homme misérable et âgé, du nom de Socrate, aurait été attaqué, humilié et finalement assassiné par deux sorciers. Le nom de Socrate n'a pas été choisi par hasard, il fait allusion au grand philosophe qui s'était donné pour but une totale « apatheia », une absence totale d'émotions et d'affects. Intuitivement, à cause de cela, le peuple lui avait déjà très tôt attribué une épouse, Xanthippe, qui lui faisait P.177 sans cesse des scènes. Dans notre version, le phantasme compensateur va au-delà. Les figures des sorcières obscures, les imagines de la mère, tuent Socrate, ce qui veut dire que le philosophe platonicien dans Lucius-Apulée est vaincu sans qu'il ne le réalise complètement, car il n'est pas possible de toucher aux phénomènes occultes de façon rationnelle, sans qu'ils s'introduisent subrepticement «sous la peau » jusque dans les retranchements les plus profonds de l'individu.
Sur ce, Lucius trouve à se loger, déjà étrangement envoûté et désemparé par l'atmosphère de la Boétie, chez une sorcière de haut rang, Pamphile ( celle qui aime tout le monde, dans le sens de la grande prostituée), et il s'accorde de suite un plaisir sexuel avec la jolie servante de Pamphile, Photis ( la lumière). Mais cette relation est un rapport sexuel « froid », car Lucius a l'arrière pensée, par ce moyen, d'acquérir le secret de Pamphile. Photis se venge inconsciemment par toutes sortes d'actes manqués qui font du tort à Lucius, et finalement le métamorphosent en âne. C'est alors qu'arrive le désastre total : des voleurs prennent d'assaut la maison et l'âne Lucius doit continuer sa route, chargé de leur butin. Les voleurs personnifient ainsi l'ombre brutale et grossière de Lucius aspect manifestement inconnu de lui et qui l'asservira encore pendant longtemps. Tout au long de l'histoire qui forme la trame du livre, l'infortuné petit âne tombe entre les mains d'assassins, d'usuriers, d'homosexuels, de sodomites et de sadiques, et le lecteur fait l'expérience avec lui d'un voyage dans les bas-fonds malpropres du monde de l'ombre de l'antiquité, de son inconscience complètement amorale et de sa grande misère sociale. C'est ce monde souterrain qui se dévoile dans la psyché de chaque homme s'identifiant seule ment à l'intellect et aux faux idéaux, refoulant l'évolution de ses sentiments. Mais pour lui tout se passe comme s'il était poursuivi par un destin négatif, incompréhensible, comme s'il ne devait rencontrer que des femmes froides et mauvaises, et comme si son idéal était sans cesse réduit à néant par la malignité de l'univers. Dans la pratique, ce processus peut se développer sous d'autres formes, notamment quand un homme se retire de la vie d'une manière dépressive, dans sa fierté offensée ; l'anima négative deviendra en lui un ressentiment contre la vie. L'ombre vulgaire, les voleurs, n'est alors ni vécue ni intégrée. Il semble toujours qu'un tel homme ait « la poisse », mais du point de vue de la réalité psychique, il est sous la domination de l'archétype négatif de la mère - dans le langage d'Apulée, il appartient à la sombre Isis-Némésis, l'Isis qui, sous l'aspect d'un daimon, châtie et venge.
Au milieu de ces sinistres revirements du destin, alors que Lucius se trouve encore parmi les voleurs, une belle jeune fille, Charité, est enlevée par les voleurs et amenée parmi eux. Par défi, la mère des voleurs, une vieille femme édentée, lui raconte la célèbre histoire d'Amour et de Psyché. Ce conte surgit comme un rêve venant d'une couche très profonde et archétypique de la psyché, et comme un bref éclair de lumière dans cette nuit de souffrances. En fait sa signification exacte échappe à Lucius, mais il en ressent la fascination et une sorte de consolation. .
« Une fille de roi qui s'appelait Psyché, était si belle qu'elle éveilla par sa beauté la jalousie de la déesse Vénus qui lui envoya son fils Eros pour qu'il la punisse. Mais Eros tomba amoureux d'elle - elle devint son épouse dans un étrange palais enchanté de l'au-delà ; Il lui était interdit de voir son époux sauf la nuit. Poussée par la jalousie de ses sours et par sa propre curiosité, elle prend une lampe et un couteau pour tuer le monstre qu'elle soupçonne être son mari. Mais elle voit, au lieu d'un monstre, un très beau jeune dieu ; frémissante d'amour le couteau lui échappe des mains, une goutte d'huile tombe de la lampe, et réveille Eros. Il lui fait des reproches et disparaît dans l'Olympe pour la punir, en lui révélant en se séparant d'elle comment elle pourrait le rejoindre après une longue quête et une descente en Hadès. Après beaucoup d'épreuves, Psyché retrouva Eros, mais parce qu'elle a cédé à sa curiosité, elle donnera naissance, non pas à un enfant mâle P.179 d'essence divine, mais à une petite fille, « Voluptas » (plaisir) ; L'histoire se termine par une joyeuse noce burlesque dans l'Olympe, à laquelle participent tous les dieux et toutes les déesses.
Alors que Lucius est dominé par ses humeurs diverses, la joie, l'égoïsme, la peur, des agitations de toutes sortes, un cynisme tenace, l'inconscient lui fait percevoir, par l'intermédiaire de cette histoire, le sens secret, sous-jacent, de sa situation : le destin de son anima qui souffre de la proximité du dieu Eros et de la séparation d'avec celui-ci. C'est comme si l'inconscient lui disait : « A l'arrière-plan de ta destinée, apparemment absurde et malheureuse, se déroule un drame situe plus profondément, le jeu divin des daimons dont le sens est la rédemption de l'anima par l'esprit de l'amour ». Cette histoire n'a pas été inventée par Apulée, elle exprime un type de conte qui est encore aujourd'hui répandu un peu partout, mais les noms de Psyché et Eros, comme ceux des quelques personnages secondaires sont inventés par l'auteur. Il a manifestement projeté sa propre idée des daimons dans ses personnages mythiques et avec une intuition psychologique subtile, fait comprendre qu'il s'agissait ici de la destinée de son propre daimon-anima, un esprit médiateur qui conduit à l'expérience du divin. L'anima est en effet, selon Jung, le facteur créateur de projections par excellence tissant la trame secrète du destin d'un homme mais constituant également le pont qui le conduit dans son propre intérieur, à l'expérience de Dieu. . Psyché représente déjà la déesse Isis qui apparaît à la fin du roman dans la grande cérémonie d'initiation finale. .
D'un point de vue psychologique, ce doublement (Isis- Psyché et Isis-Charité) ou même ce triplement d'Isis est pourtant facile à comprendre : dans la pratique psychologique, nous voyons toujours que l'anima apparaît chez l'homme comme un dérivé ou une version rajeunie de l'image de la mère. Elle personnifie alors une partie féminine psychique intérieure qui s'est rapprochée de l'humain, c'est-à-dire du moi conscient de l'homme. Charité, jeune fille de nature humaine, qui a été enlevée exactement comme Lucius par les voleurs, serait pour ainsi dire l'aspect le plus humain et le plus proche de la conscience de son anima ; par contre, Psyché, en tant que personnage de conte et fille de roi, est plus proche du royaume des dieux dans l'au-delà. A l'époque alexandrine, . Psyché était représentée comme une jeune fille avec des ailes de papillon, autrement dit comme un être d'essence spirituelle, ou un être ne possédant rien de concret, mais bien réel psychiquement. Sa descente dans l'Hadès la fait confondre avec la Koré des Mystères d'Eleusis. Elle représente un aspect archétypique de la féminité chez Apulée, plus éloigné de la conscience. Isis, par contre, qui apparaît dans toute sa majesté cosmique à la fin du récit, incarne l'aspect archétypique et collectif de l'anima. Il n'y a rien dans les désirs personnels et les convoitises d'Apulée qui soit attaché à elle. Elle est la lointaine et sublime révélation de son destin le plus profond, au-delà de sa personnalité.
Dans le voyage de Psyché, il y a malgré tout un motif qui a jusque là confondu tous les interprètes de ce conte : Psyché doit recevoir des mains de Perséphone un coffret contenant un produit de beauté, qu'elle ne devra pas ouvrir. De nouveau, elle succombe à sa curiosité ; dès qu'elle ouvre le coffret, elle est immédiatement enveloppée par un brouillard, dans un sommeil semblable à la mort. Tout semble perdu, mais Eros apparaît qui la réanime en lui donnant une gorgée d'eau de vie. Elle est délivrée et a finalement accompli sa mission. Pourquoi a-t-on fait intervenir un produit de beauté à un moment aussi crucial et pourquoi celui-ci devait-il être mortel ?
D'un point de vue psychologique, cela correspond à un problème bien connu de l'anima de l'homme : son anima croit, encore souvent de nos jours au « kalon k'agathon » païen, à P.181 l'idée que beauté et bonté vont ensemble. Un tel homme ne peut pas croire par exemple qu'une femme vraiment belle puisse être sotte ou de caractère médiocre, et fera souvent pour cette raison de mauvaises expériences en amour. Chez Apulée lui-même, on voit encore d'autres aspects destructeurs de ce produit de beauté : sa recherche de l'esthétique dans ses écrits et la manière dont il aime à s'exprimer avec maniérisme et préciosité enlèvent à la profondeur du roman tout son impact émotionnel. Pratiquer l'esthétisme dans la littérature et y faire de l'esprit sont au plus haut point des ennemis de l'expérience religieuse authentique car celle-ci provient des couches les plus profondes, naïves et primitives de la psyché. C'est pourquoi l'art populaire plutôt maladroit .. nous touche aujourd'hui plus profondément que l'art affecté et décadant . Il s'en dégage un sentiment simple, humain et religieux ; l'esthétisme et la suffisance sont à un certain niveau de l'évolution presque toujours unis à la nature de l'anima et s'ils ne sont pas maîtrisés, ils font obstacle à tout approfondissement spirituel et religieux de l'expérience intérieure ; c'est pourquoi ils sont figurés dans notre conte comme le danger d'un engourdissement mortel. Bien que le conte finisse bien pour Psyché et Eros, en l'approfondissant on voit qu'il n'est pas aussi positif qu'il le paraît ; le mariage n'a pas lieu sur terre mais dans l'Olympe, Psyché est enlevée dans le monde des dieux, Eros ne séjourne pas avec les humains. Ceci veut dire que les deux figures disparaissent dans l'inconscient collectif. Le motif du mariage spirituel, de l'union des contraires, est de nouveau englouti et en conséquence les deux auditeurs, Lucius et Charité, se trouvent immédiatement dans de grandes difficultés. Encore un autre détail indique que quelque chose n'a pas été réalisé : au lieu d'un garçon comme prévu par le destin, c'est d'une fille Voluptas (le plaisir) que Psyché accouche. Dans tous les grands mythes, le « fils divin » est le fruit du mariage sacré, en tant que symbole d'une vie nouvelle et de celui de l'accomplissement de la totalité intérieure résultant de l'union des contraires. Par contre, Psyché se rajeunit en Voluptas, mais comme le nom l'indique, le processus reste fixé dans le domaine de l'anima car il est synonyme des désirs et des impulsions inconscientes de vie chez l'homme, mais pas encore de la réalisation du Soi. Toutefois Voluptas représente une anima plus personnelle d'Apulée ; elle est plus proche du conscient que sa mère Psyché. Ce n'est qu'à la fin du roman qu'Apulée, après sa consécration à Isis et son initiation aux mystères d'Osiris, parvient à l'expérience du « fils divin », du Soi.
La fin problématique du conte d'Eros et Psyché anticipe le malheur qui arrivera peu après : tout d'abord Charité sera bien sauvée et retrouve son fiancé, mais sa chance ne dure pas longtemps, un jeune effronté, amoureux d'elle (Trasyllos) assassine perfidement son mari. Elle se venge en le rendant aveugle et ensuite se donne la mort pour être dans l'au-delà de nouveau unie à son époux. Sa vie se termine par de tragiques « noces de mort » ; c'est ainsi qu'apparaît l'union de Psyché et d'Eros dans l'Olympe, et si on la transpose dans le domaine de la destinée humaine « les immortels sont mortels et les mortels immortels, les uns vivent de la mort des autres, les autres meurent de la vie des uns ! » (Héraclite)
L'âne Lucius, qui a pu échapper aux voleurs, et qui grâce à la sollicitude de Charité jouit d'une vie meilleure pendant une courte période, tombe à nouveau entre les mains d'individus sadiques et méchants, et son calvaire recommence. Les constellations positives qui sont dans l'inconscient n'arrivent pas à la surface du conscient. Le cynisme, l'égoïsme, la concupiscence restent prédominants chez Lucius ; par eux cependant il réussira de nouveau à échapper à la mort au dernier moment. Mais son âme souffre profondément, sans qu'il le réalise lui-même tout à fait. Ce n'est qu'à la fin de ses tribulations, alors qu'il a pu en fuyant, se soustraire à une dernière humiliation, qu'il s'écroule, à bout de forces, sur une plage :
« Au moment de la première garde de nuit, dans une frayeur subite, je sors de mon sommeil ; là, je vois, émergeant à l'instant même au-dessus de la mer, le disque plein de la lune, rayonnant d'une vive clarté. Les mystères de la nuit immobile m'enveloppe P.183 XXX
Le compagnon masculin dans la Psyché de la femme
Tout comme l'anima est un dérivé de l'imago de la mère chez l'homme, l'animus est une forme rajeunie de l'image du père. En tant que « père », il représente un esprit hérité de la tradition, qui s'exprime sous forme de « convictions sacrées » auxquelles la femme elle-même n'a souvent jamais vraiment réfléchi. Par contre, l'animus, en tant que « puer aeternus » divin, apparaît comme celui qui, en tant qu'esprit créateur, peut inciter une femme à entreprendre une démarche spirituelle personnelle. Cet esprit est un esprit de l'amour, c'est-à-dire qu'il est le secret personnel intérieur et vivant qui trouve son accomplissement P.187 dans l'Eros, entre l'homme et la femme ; Psyché, dans le conte d'Apulée, peut donc être comme la voit Erich Neumann, le modèle de la femme qui se libère d'une forme d'existence étouffante, matriarcale, exclusivement féminine, pour accéder à une féminité plus élevée et plus individuelle, après bien des souffrances par l'expérience du monde masculin. Mais que Psyché, dans l'histoire atteigne l'Olympe, signifie que pour la femme, ce chemin vers l'individuation n'est pas encore parvenu au niveau de la réalité humaine. Il semble être dans la nature de l'animus d'attirer parfois la femme en dehors de la réalité. Alors que l'anima apparaît dans la plupart des cas comme une séduction dans la vie, l'animus se révèle souvent comme un esprit de mort ; il est même des contes dans lesquels une femme épouse un bel inconnu se révélant être par la suite la mort personnifiée. Une révélation dont meurt la femme elle-même. (Barbe bleue) Ceci est en rapport avec le fait que chez l'homme, l'anima en tant que facteur de projection, forme principalement des projections passives, c'est-à-dire empathiques, liant l'homme aux objets ; l'animus, au contraire, crée des projections plus actives chez la femme, c'est-à-dire des projections de jugements qui couperont la femme du monde des objets. Dans les deux cas, l'animus et l'anima provoquent un éloignement de la réalité, car les projections empathiques de l'anima sont de nature illusoire, et les jugements de l'animus tombent la plupart du temps « à côté ».
. documents dépeignant le daïmon masculin de la femme dans le cadre d'une biographie. . Perpétue de Carthage. Tandis que cette jeune romaine distinguée, condamnée à mort à l'âge de 22 ans, attendait dans sa cellule, elle eut en rêve plusieurs visions où elle rencontrait des formes de son animus, sous l'aspect de son compagnon de martyre, Saturus, et du diacre Pomponius, (ceux-ci correspondent à la figure de Charité des « Métamorphoses » d'Apulée) ; dans ses rêves, lui apparut en particulier un berger divin, tout vêtu de blanc et plus tard (dans une autre vision) un maître d'armes secourable qui lui donnait un fromage, « mets d'immortalité » et dans une autre vision, un rameau vert chargé de pommes d'or. C'est donc fortifiée par ces daimons oniriques que Perpétue put aller à la mort sans peur. Pour elle, sous l'apparition des deux personnages de ses rêves, se cachait le Christ, bien que ces visions ne disaient pas cela dans les rêves. Ces daimons, ou plutôt ce daimon (car tous deux sont identiques) est davantage une figure archétypique qui s'était constellée dans l'inconscient collectif du monde de l'époque et aussi dans le monde non-chrétien, un esprit de renouveau religieux, dont la particularité était d'apparaître directement à chaque individu comme un esprit guide sur le chemin. Nous le rencontrerons à nouveau comme figure intérieure de l'homme (De même qu'Isis apparaît chez Apulée comme anima, mais peut aussi être comprise ailleurs comme 1'« Isis des femmes »), par contre, dans la « Passio Perpétuae » il faut le voir sans équivoque comme une figure de l'animus, ou esprit médiateur.
De même que chez Apulée, la figure de l'anima-mère apparaît différenciée sous une forme proche des hommes (Charité) et sous celle de deux personnages divins (Psyché et Isis), dans ses visions, Perpétue est aussi guidée d'une part par des figures de l'animus symbolisées par des personnes de son entourage, puis par le berger et le maître d'armes divins qui sont tout à fait supra-personnels. Dans la première vision, son compagnon de martyre, Saturus, lui prend la main et la conduit vers l'échelle céleste qui mène au berger cosmique. Dans la réalité, Saturus avait cherché le martyre et s'était volontairement constitué prisonnier. Chez Perpétue, il représente son animus personnel, la conviction courageuse et absolue en laquelle elle avait fait confiance. Dans sa dernière vision, elle conduit un diacre, Pomponius, à l'amphithéâtre où elle rencontre le maître d'armes. Pomponius était l'assistant qui rendait visite aux prisonniers et offrait en fait un réconfort spirituel. Tandis que Saturus incarne plutôt les qualités de courage et de conviction, Pomponius est davantage un maître spirituel, il personnifie les connaissances chrétiennes se développant de P.189 plus en plus chez Perpétue. Elle n'avait que 22 ans, n'avait reçu que peu d'instruction religieuse . Correspondant à la déesse Isis du roman d'Apulée, le berger cosmique et le maître d'armes géant apparaissent aussi comme des puissances élevées, tout à fait archétypiques offrant à Perpétue des symboles de vie éternelle. Le « berger des hommes » (Poimandrès) comme le nomme un document païen de la même époque, signifie « esprit de vérité », qui « partout accompagne les êtres humains ». Dans un document gnostique Naassénien, le dieu Attis est célébré comme homme-dieu cosmique et « berger des étoiles lumineuses » ainsi que le dieu égyptien Anubis et le dieu Horus ; celui-ci est par exemple appelé « le bon berger qui règne sur les quatre races humaines »
Philon d'Alexandrie interprète la figure du berger de la façon suivante : « Être un berger est quelque chose de tellement bon qu'avec juste raison on n'adjoindra ce titre qu'aux rois, aux sages et aux âmes purifiées par la consécration, ainsi qu'à Dieu lui-même, seigneur de l'univers. Car, dans une prairie ou un pâturage, Dieu berger et roi, régit par le Droit et la Loi, la terre et l'eau, l'air et le feu, les plantes et les êtres animés, le mortel et le divin, et aussi la nature céleste, la course du soleil et de la lune, le parcours des autres astres et leurs trajectoires harmonieuses, leur donne pour les gouverner, son juste logos, son fils premier-né, qui devra en tant qu'administrateur du Grand Roi, reprendre à sa charge le soin de ce troupeau sacré. » Dans ce texte, le berger symbolise donc la raison de Dieu et du Logos, ordonnatrice de l'Univers, qui comme « un pneuma » s'étend du ciel à la terre. Dans le christianisme, toutes les attributions faites à ce symbole du berger, revinrent au Christ, comme le montre le Psaume 23,1 « Le Seigneur est mon berger, rien ne saurait me manquer » ; c'est pourquoi l'art ancien a souvent représenté le Christ comme Hermès, un agneau sur les épaules et les astres à ses pieds. Il s'étend sur le Tout et le traverse en tant que « kosmocrator » c'est-à-dire seigneur de l'Univers, apparaissant en même temps à l'homme comme esprit protecteur personnel, ainsi qu'il le fait dans les visions de Perpétue, où le berger-maître d'armes prend soin d'elle. Dans sa dernière vision, Perpétue doit lutter dans l'amphithéâtre contre un géant égyptien - l'esprit du paganisme - elle est d'abord dévêtue par des beaux jeunes gens et enduite d'huile. Dans ce processus, elle est alors métamorphosée en homme, et c'est ainsi, en tant que « miles Christi » (soldat du Christ), qu'elle va terrasser son ennemi. Clément d'Alexandrie cite un document de l'époque qui dit qu'après la mort, le masculin s'unit directement dans l'au-delà à l'esprit universel (Logos), alors que le féminin n'entre dans le plérome qu'après un processus de « masculinisation ». On voit clairement tout ce qu'il y a de profondément tragique dans la destinée de la femme chrétienne : parce que l'image de Dieu dans le christianisme est exclusivement masculine, la femme ne peut faire un avec Dieu, qu'en abandonnant sa propre nature féminine.
Ceci n'est cependant rien d'autre qu'une possession spirituelle, un effacement de la conscience féminine et de sa réalité physique. Voici également ce qu'écrit Augustin : « Perpétue se vit en rêve métamorphosée en homme, luttant contre un égyptien. Qui peut douter que cette figure masculine n'ait été son âme et non pas son corps réel qui était demeuré féminin et gisait là, sans connaissance, tandis que son âme se battait sous l'aspect d'un corps d'homme ? ».
Perpétue change de sexe dans un état extatique, et sa métamorphose peut être rapprochée de celle des prêtres de la Grande Mère des dieux syrienne, Cybèle, qui en état d'extase, se féminisaient. Dans son roman, Apulée dépeint une scène de féminisation extatique de ce type, qu'il appelle un délire morbide, « exactement comme si les hommes par la présence des dieux, étaient affaiblis et rendus malades et non pas meilleurs qu'ils étaient auparavant ». Certes Apulée condamne ce type de culte, mais nous savons que le rasage de la tête, la manière de s'habiller et toute la vie des Gallois qui se castraient eux-mêmes, n'étaient qu'une sorte de sacrifice extatique à la déesse. Si nous P.191 faisons abstraction de la valeur morale attribuée par Apulée, nous voyons là l'exact parallèle à la « masculinisation » de Perpétue : un fanatisme religieux absolu.
. cette unilatéralité patriarcale de l'image de Dieu des débuts du Christianisme a provoqué plus tard des compensations qui provenaient, d'une nécessité psychologique de la femme. L'annonciation de la Vierge Marie comme : « Theotokos » (celle qui a enfanté Dieu) et le développement de l'enseignement d'une androgynie du Christ, sont sans doute à comprendre dans ce sens.
La masculinisation de Perpétue symbolise, dans son effet pratique, un état extatique de ravissement (rapt) spirituel ; elle passe entièrement dans le domaine spirituel, tout comme Apulée-Lucius dans sa rencontre avec Isis était totalement submergé par son côté sentiment, auparavant détaché de lui. Mais après quelque temps, Lucius est appelé à une autre expérience, plus profonde encore, la rencontre avec le Soi conduisant à la rencontre avec l'anima (Isis) et au-delà ; Perpétue est par contre anéantie ; il aurait sans doute fallu qu'une divinité féminine lui vienne en aide si son destin avait été de vivre.
Si nous comparons les deux grands daimons anima et animus tels qu'ils apparaissent dans nos deux exemples, on voit qu'Isis, qui est l'anima pour Apulée représenterait par contre le Soi pour une femme, tout comme le berger cosmique apparaît comme son animus dans les visions de Perpétue, mais en tant que personnification du Soi dans les textes relatant l'expérience intérieure vécue par des hommes. L'aspect archétypique absolu de ces deux figures se situe donc fondamentalement au-delà de toute distinction de sexe. Elles sont des images intérieures concernant l'homme et la femme, bien que différemment. Elles sont de ce fait des symboles d'une signification collective de large rayonnement, qui pour parler dans le langage d'Apulée ne sont presque déjà plus des daimons, mais des dieux.
Comme dans le cas des mauvais démons, nous voyons ici que la structure archétypique de ces figures ne pénètre que peu à l'intérieur du domaine psychique personnel, et qu'en grande partie elles sont supra-personnelles. Et justement ces parties non intégrables sont, comme l'a montré Jung, les facteurs qui produisent les projections, autrement dit, ceux qui tirent les ficelles de notre destinée et qu'il nous est si terriblement difficile de dépister. Dans « La Psychologie du Transfert », Jung a essayé de représenter ce qui se passe dans le cas d'une grande attirance amoureuse entre un homme et une femme. Il s'agit d'une forme de relation en six combinaisons pour quatre figures, notamment de l'homme et son anima et de la femme et son animus.
Anima par ex. Isis _____________________________ Animus par ex. le berger
| X |
L'homme par ex. Apulée ________________________ la femme par ex. Perpétue
L'anima et l'animus, tels que nous avons appris à les connaître dans les deux exemples ci-dessus, sous la forme d'Isis et du berger (Hermès psychopompe) apparaissent dans la tradition alchimique comme le roi et la reine. .
Ces figures de roi et de reine, ou de dieu et de déesse, sont les partenaires du « mariage sacré », l'union des contraires dans le monde, que recherchent les alchimistes. Sous une forme apparemment « anodine » se tient cet archétype du « hierosgamos » à l'arrière plan de la plupart des épilogues des récits populaires et des contes où le héros et l'héroïne se retrouvent. P.193
L'amour est de ce fait un facteur très important de la destinée de chacun, parce que, plus que toute autre chose, il peut délivrer les humains de leur unique attachement au Moi, et leur fait soupçonner l'existence d'un accomplissement transcendant ; il nous fait participer au jeu divin de l'union de Shiva et de Shakti, dieu et déesse, par-delà la banalité de la vie terrestre. C'est le mystère dont personne n'a encore levé le voile et qui semble pourtant installé en chacun comme but de la vie. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que cela représente un mystère d'individuation réciproque, un devenir conscient et une réalisation de totalité dans la rencontre avec l'autre. Ce symbole apparaît également à la fin de la vie, en « mariage de mort » dans de nombreux rêves de personnes âgées proches de leur mort. Quelque chose d'éternel, de signifiant, commence à transpercer le voile sombre de l'existence terrestre. Ainsi, une vieille diaconnesse de 80 ans rêva un jour qu'elle recevait une robe de mariée et elle se demandait ce qu'elle pourrait bien en faire. Une année plus tard, elle entendit dans un rêve une voix lui dire qu'elle devait se préparer pour un mariage. De tels rêves préparent manifestement à l'expérience de la mort. Un médecin qui n'avait que 54 ans, et ne savait pas que l'« ange de la mort » allait bientôt s'approcher de lui, fit le rêve suivant : il s'en allait assister à un enterrement, comme il devait souvent le faire en raison de sa profession ; on enterrait ce jour là un homme qu'il ne connaissait pas et qui lui était de ce fait, indifférent. Le convoi funèbre s'arrêta sur une place au milieu de la ville. Des hommes sortèrent le cercueil sur l'herbe, au centre de la place, et le posèrent sur un tas de bois préparé à cet effet. On alluma le bûcher et les flammes commencèrent à lécher le cercueil. Une merveilleuse jeune femme en surgit alors nue, qui se précipita les bras grands ouverts, vers le rêveur ; c'est alors qu'il se réveilla plein d'un indescriptible sentiment d'amour.
Deux années plus tard, le rêveur mourait de façon totalement inattendue d'un arrêt cardiaque à la suite d'une grippe. L'homme qui est enterré dans le rêve représente son Moi corporel qui lui est devenu étranger et indifférent, mais dans la mort, son âme (l'anima) s'éveille et s'unit à la partie immortelle de lui-même dans le « mariage sacré ».
Quand un être humain n'a pas la moindre intuition de l'éternité qui habite l'amour, il en fait alors facilement une tragédie personnelle et ensuite il devient « une étincelle du feu éternel qui s'éteint dans une mare »; l'enfant divin du couple de l'au-delà ne peut donc naître, lui qui représente le symbole d'une individuation accomplie.
Si nous comparons les projections qui viennent du complexe de l'ombre avec celles du complexe anima-animus, on peut dire que comprendre les projections de sa propre ombre signifie pour l'individu, en premier lieu, une humiliation morale et une intense souffrance. Par contre, la connaissance des formes de projection de l'animus et de l'anima exige moins d'humilité que de réflexion dans le sens de sagesse et d'humanité, car ces figures veulent nous écarter de la réalité en nous ravissant ou en nous submergeant. Quiconque ne peut s'y abandonner n'a jamais vécu, et quiconque y succombe, n'a rien compris. P.195
7. LE COMPAGNON INTERIEUR
L'esprit protecteur
Dans son ultime initiation aux mystères égyptiens, Apulée est convié à honorer le culte d'Osiris, le fils-époux d'Isis. Osiris représente, dans la manière de voir de l'époque, la personnalité intérieure immortelle en laquelle l'individu se transforme après la mort. Dans la tradition alchimique, Osiris fut par conséquent considéré, ainsi que l'était la « pierre », comme le corps de résurrection. En même temps, en Égypte, le noyau immortel de l'âme était aussi appelé âme-Bâ. Dans son essai « Entretien avec son Bâ d'un homme fatigué de la vie », Jacobsohn a montré qu'en Egypte le Bâ désignait, d'une part, quelque chose comme la personnalité inconsciente de l'homme et, d'autre part, ce que Jung a décrit comme le « Soi » ; tandis que le Ka incarnait davantage la vitalité de l'individu et son hérédité. Le Bâ était symbolisé par une étoile ou un oiseaux à tête humaine. (D'après l'opinion de beaucoup de peuples, l'homme a plusieurs âmes ; les anciens Grecs croyaient aussi que l'homme avait plusieurs âmes-psychai).
Selon Plutarque, Isis et Osiris étaient de très grands daimons, mais pas des dieux. Ils représentaient ainsi quelque chose de transsubjectif, plus proche de l'homme que les dieux, P.199 quelque chose dont il était possible d'avoir l'expérience intérieure dans un état d'émotion. Par la consécration aux mystères, un être humain pouvait devenir le serviteur spécial de ces daimons, et même se fondre en eux complètement après la mort, sans perdre son individualité. C'est pourquoi, dans les textes des sarcophages égyptiens, les morts sont invoqués sous le nom d' « Osiris N.N. » Apulée ne nous dit pas comment il a vécu sa rencontre avec Osiris, car il respecte le silence imposé par les Mystères. Nous pouvons seulement supposer qu'il a trouvé dans cette expérience un fondement psychique indestructible pour la poursuite de sa vie.
Si j'essaie ici de rapprocher quelques-unes de ces « âmes » ou « daimons » des concepts jungiens, tels l'ombre, l'anima-animus ou le Soi, cela doit être compris qu'avec la plus grande circonspection « cum grano salis ». On ne doit pas s'imaginer, comme l'a souvent souligné Jung lui-même, que l'ombre, l'anima (ou l'animus) et le Soi sont bien exactement distincts et se manifestent clairement, les uns à la suite des autres. Dans la réalité pratique, cela se passe souvent ainsi : en cours d'analyse psychologique profonde, l'individu va vivre la rencontre avec quelque chose de tout à fait autre, psychique en soi, obscur et chaotique se présentant à lui à travers les images complexes de ses rêves et lui permettant d'entrevoir peu à peu son alter ego. On peut trouver dans ce chaos une orientation, en cherchant tout d'abord dans cet « autre » certaines caractéristiques inférieures plus faciles à distinguer, et dont l'appartenance à la personne est relativement facile à comprendre. Puis se profilent davantage, dans cette « massa confusa » les aspects opposés, c'est seulement quand ils effleureront la conscience que l'on se rendra compte qu'une part de la puissance et de la divinité de ces figures ne provient absolument pas d'elles-mêmes mais trouve son origine dans un centre encore plus profond et plus vaste de l'âme, le Soi. Dans une série de rêves que fit un physicien moderne, (« Psychologie et Alchimie »), apparaît l'image d'une femme sublime dont la tête rayonne comme un soleil. Dans cette image, l'anima et le Soi sont parfaitement un, comme dans l'apparition d'Isis vers la fin des « Métamorphoses d'Apulée », Ce n'est que plus tard qu'il devient perceptible que l'anima doit être distinguée d'une autre puissance, se trouvant à l'arrière plan.
Si nous cherchons parmi les « daimons » antiques des personnifications du Soi, nous nous apercevons que certains « daimons » se manifestent plutôt comme un mélange de l'ombre et du Soi, ou d'animus-anima et du Soi, et ils sont cela aussi. En d'autres termes, ils représentent simplement « l'autre ».
C'est le cas non seulement en Égypte avec le Bâ d'Osiris, mais aussi avec l'idée que se faisaient les anciens latins du « genius ». Les « genii » des anciens romains étaient à l'origine des sortes de dieux domestiques. Leur nom est apparenté étymologiquement avec « gignere » procréer, et c'est pourquoi le « génie » représentait avant tout la force de procréation du père de famille et celle de l'héritier mâle, d'une manière analogue à l'âme Ka du pharaon égyptien. Le lit conjugal était appelé « genialis lectus », ce qui ne voulait pas seulement faire allusion à la puissance sexuelle mais aussi à ce que nous appellerions aujourd'hui une saine vitalité psychique, du tempérament et des richesses d'inspiration. Par le bien manger et 1e bien boire et par une bonne vie sexuelle, on pouvait réjouir le génie (indulgere genio). Par contre l'homosexualité et les perversions sexuelles le contrariaient. Les gens avares et « secs » laissaient leur génie dépérir. La sexualité, mais aussi, selon le sentiment des romains, des lieux à la campagne ou dans les champs, les bois, pouvaient avoir un génie, le « genius loci », garantissant la continuité de leur existence. Dans ce sens, le mot « genius » évoquait plutôt une atmosphère ou un état d'âme émanant de ces lieux. Nous nous trouvons là à nouveau dans cette situation originelle où la psyché objective semble vivre complètement à l'extérieur dans les choses qui ne seront perçues par l'homme qu'à travers des projections. P.201
Chez les romains, la maison en particulier, possédait plusieurs génies différents : Vesta gardait le foyer, les Pénates protégeaient les provisions, le Lare assurait sécurité et bonheur, et ce qui est non moins important, les parents décédés continuaient à habiter avec les vivants dans la maison en tant que « dii manes » anonymes. La statuette du génie du chef de famille se trouvait le plus souvent près du foyer, dans la cuisine. Elle représentait la figure d'un jeune homme portant une corne d'abondance dans laquelle il y avait des phallus ; ou bien le « génie » lui-même était un phallus ou un serpent. (Le « genius loci » était toujours représenté par un serpent). Le chef de famille avait son « génie » et la maîtresse de maison avait aussi son esprit protecteur, une figure féminine qu'on appelait Junon et qui personnifiait la nature maternelle féminine de la femme.
« Genius » et « Junon » dieux domestiques « d'ambiance » à l'origine, tout à fait impersonnels, deviennent dès le Ille siècle av. J.C. davantage individualisés. Tout homme et pas seulement le chef de famille avait son génie ; toute femme sa Junon, chacun apportait à son génie certaines offrandes le jour de son anniversaire au cours d'une petite fête. On pensait qu'en naissant chacun avait son génie qui déterminait son destin, comme Horace le décrivait : « Compagnon qui gouverne l'astre de la naissance, dieu de la nature humaine, mortel en chaque homme, transformant son visage, blanc et noir ». Plus tard, le génie fut considéré comme immortel. En même temps que cette individualisation du génie, son image prit de l'extension .. au contact de l'esprit grec. Le « genius loci » devint un génie de la ville, des écoles, du Sénat. Le génie de Jupiter, symbolisé par un phallus, protégeait les réserves de provisions. Un tel génie d'un dieu, personnifiait en quelque sorte son essence morale et psychique.
Par son contact avec l'esprit grec, la représentation italique du génie se modifia encore sur d'autres plants. Elle fut étroitement amalgamée aux concepts philosophiques des penseurs grecs, centrés sur l'idée d'un noyau psychique et spirituel immortel. Dans le « Timée » (906-900), Platon démontre que chaque individu a un « daimon » divin qui constitue la partie la plus noble de son âme. Qui cherche à faire l'apprentissage de la sagesse et se préoccupe des choses divines et éternelles, nourrit son « daimon » tandis que les « trivialités » du monde le rabaissent. L'école platonicienne s'intéressa intensément à cette voix mystérieuse que Socrate avait notoirement coutume d'exhorter dans certaines circonstances. On vit dans ce « daimonion » socratique un exemple de ce « daimon » divin dont avait parlé Platon. Jusqu'à quel point ce daimon ou ce daimonion pouvait être considéré comme endopsychique est d'appréciation variable.
Les stoïciens enseignèrent l'existence d'un daimon double : une des parties est celle de la psyché diurne dans l'être humain (Nous) et l'autre, une étincelle immigrée du feu de l'Ame du monde ; ce dernier daimon guide l'homme de l'extérieur tout au long de sa vie. D'après Plutarque (mort en 126 ap. J.C.), seul un être pur pourrait percevoir la voix de ce daimon totalement incorporel qui procure à son protégé un savoir surnaturel et « para psychologique » Selon les conceptions des néo-platoniciens, ce génie-daimon est immortel et devient après la mort une véritable divinité. Alors qu'à l'origine, le génie italique mourait avec son porteur, il poursuit sa voie après la mort, en tant que dieu lare ( esprit bienveillant) dans cette nouvelle conception.
En raison de l'orientation spirituelle ascétique que prirent la Stoa et le néoplatonisme de l'antiquité tardive, le génie italique perdit son ancienne composante de vitalité physique, le principe du plaisir qui lui était particulier à l'origine. Dans « De genio Socratis », une ouvre d'Apulée, il est fait mention de deux génies habitant l'être humain : l'un est le gardien éthique immortel et l'ami intime de la personne, et l'autre présent dans les « genua » = les genoux incarne le désir charnel et la concupiscence et reçoit de ce fait une estimation négative.
Très tôt, l'idée de génie fusionna aussi avec la représentation astrologique d'un destin personnel contenu dans la constellation P.203 de la naissance (d'où Horace : . « qui gouverne l'astre de la naissance » ), car on avait depuis longtemps fait des offrandes au génie, le jour de son anniversaire. Dans ses Saturnales, Macrobe en donne une description détaillée. Chaque être humain, à ses yeux, est une réunion de quatre daimons : Èros, celui que nous connaissons, le « fatum », un destin décrété par Dieu, un daimon dont la nature est signifiée par la position du soleil dans l'horoscope, et enfin « tyche », la chance qui dépend de la position de la lune. Le daimon connaîtrait l'avenir et se trouve en permanence en liaison avec l'esprit universel, le Logos ou pneuma spermatique du Tout. En lui se confondent le masculin et le féminin et il est ainsi un symbole androgyne de la totalité -non plus seulement génie ou Junon - mais une image archétypique qui, comme le « lapis » de l'alchimie, réunit les opposés, le masculin et le féminin, en une seule figure.
Apulée décrit le génie de Socrate (daimonion) de la manière suivante : Il est « . le protecteur privé, le guide individuel, l'observateur de ce qui se passe à l'intérieur, l'assistant le plus personnel, le connaisseur le plus intime, l'observateur le plus zélé, le juge individuel, le témoin inévitable qui réprouve le mal et glorifie le bien ». Si on tient compte de lui d'une manière juste, qu'on cherche avec empressement à le reconnaître, qu'on l'honore religieusement « alors il se révèle être celui qui sait percer à jour les situations troubles et mettre en garde dans les moments incertains, protéger dans les circonstances dangereuses et aider en cas de nécessité ». Il peut intervenir « tantôt dans un rêve, tantôt par des signes (événements synchronistiques), ou même, se manifester en apparaissant personnellement pour détourner le Mal, favoriser le Bien, élever l'âme abattue, soutenir le courage vacillant, éclairer ce qui est obscur, diriger vers nous l'avantageux et compenser ce qui est fâcheux ». Il est bien connu que dans l'enseignement philosophique et religieux de l'antiquité tardive, dominait un élément de l'expérience primitive redevenu beaucoup plus fort, comme à l'époque classique, probablement en raison des contacts avec des peuples plus primitifs. Je ne connais pratiquement pas de description dans l'antiquité qui traduise mieux l'expérience du Soi que ce court résumé d'Apulée.
Comme les autres daimons, ce daimon s'est aussi élevé, dans l'antiquité tardive, lui qui incarne la personnalité globale de l'individu, venant du domaine transpersonnel, pénétrant dans la sphère personnelle de l'individu. A vec la christianisation du monde culturel antique, ce n'est que son aspect transpersonnel qui a été conservé, son aspect de messager des dieux étant assimilé à celui des anges et les autres aspects, c'est-à-dire la connaissance parapsychologique, la vitalité et les passions du génie furent reportés sur la figure du diable et de ses légions. Mais une vague intuition de ce qu'était cette figure du «daimon » fut préservée à travers le concept d'ange gardien ou de saint protecteur auquel tout individu pouvait avoir recours. La raison de cette évolution, apparemment rétrograde, réside dans le fait que le personnage du Christ avait attiré vers lui toutes les caractéristiques positives de la figure symbolique du génie. Il fut élevé au rang de symbole du Soi, toutefois sous une forme où l'élément collectif était plus important que l'individuel. On attribua de moins en moins de poids à l'expérience chrétienne intérieure de Paul et aux visions des premiers martyrs chrétiens par rapport au rituel institutionnalisé et à la profession de la foi. A l'intérieur de l'Eglise, seuls les mystiques restèrent fidèles à cette ligne de pensée traditionnelle, qui accordait la plus haute valeur à l'expérience intérieure du Christ.
Le compagnon intérieur dans l'hermétisme et l'alchimie
Dans l'hermétisme de l'Antiquité tardive et dans l'alchimie, une manière de penser, à l'opposé du christianisme, tendant vers une expérience non programmée du « compagnon P.205 intérieur », du daimon-guide s'est maintenue. Ce daimon était le plus souvent honoré en tant qu'Hermès Psychopompe, Poimandrès, le berger des hommes, et d'Agathodaïmon , un bon daimon. . il existait une véritable religion d'Hermès dans l'antiquité tardive. Dans ces milieux, on portait une attention religieuse au « compagnon intérieur » qui serait appelé aujourd'hui dans notre langage psychologique moderne, le « maître intérieur », ou dans le langage jungien, le Soi.
. Hermès apparaît déjà comme celui qui enseigne la sagesse secrète, dont on ne peut toutefois faire l'expérience qu'en état d'extase. Cette sagesse se manifeste au prophète comme une « voix » couverte d'un voile sombre, montrant à celui qui se recueille, le cours des corps célestes dans l'univers, et lui révélant l'essence même du Cosmos. En tant que Poimandrès, le berger de homme, apparaît le même personnage dans le traité du « Corpus Hermeticum » où il est décrit comme « Nous tes authentias », c'est-à-dire « esprit de vérité ». (Je préfère le terme « Vérité » à celui de « Puissance », car il est moins ambigu. La Vérité est le royaume de l'au-delà et sa « puissance ») L'alchimiste Zosime .. appartenait à une secte qui vénérait cette figure qui se manifesta à lui en tant qu'« esprit » (pneuma) et « seigneur des esprits », et l'instruisit sur les transformations qui ont lieu au cours de l'opus alchimique le guidant dans une sorte de voyage souterrain, comme nous l'apprend la littérature égyptienne. Dans le texte de Poimandrès, cet esprit qui apparaît sous l'aspect d'un être humain aux dimensions cosmiques, s'adresse au suppliant : « au : « Que veux-tu entendre, et voir, apprendre et connaître ? » - « Qui donc es-tu » répondis-je » - « Je suis, dit-il, Poimandrès, esprit de vérité (ou d'Absolu). Je sais ce que tu désires et partout je suis avec toi ». Puis il changea d'aspect et aussitôt tout me fut découvert en un instant et je vis un spectacle indéfinissable - tout devenait une douce et agréable lumière qui charmait ma vue. et je m'enflammai d'amour pour elle. . . ».
D'après un autre traité du « Corpus Hermeticum », cette figure a envoyé aux hommes, ici-bas, un cratère empli de Nous « (connaissance de Dieu) et demande que l'on y baptise le cour des humains afin qu'il appartienne à Dieu, en sachant dans quel but il (le cour) était né ; mais Dieu peut aussi apparaître aux hommes sous d'autres formes : lui qui imagine (phantasion) le monde entier « se montre en toute chose et, tout particulièrement, à ceux auxquels il veut se montrer ». Ainsi il les délivre de l'« agnosia », l'inconscience. Par contre, le « Nous » en l'être humain l'unit à Dieu : il est le « bon esprit » (agathodaimon). (Il s'agit ici, d'un mélange de l'idée du « daimon-Nous » et du Nous » platonicien -comme partie spirituelle de la psyché humaine-) « Il t'accompagnera partout sur ton chemin et se révélera en tout lieu, là où, et au moment où tu ne l'attendras pas, éveillé ou endormi, sur la mer, sur la route, la nuit, le jour, quand tu parleras ou quand tu te tairas, car il n'y a rien qu'il ne soit pas » . similitude de cette sentence avec celle du Logion apocryphe de Jésus : « Là où l'un d'entre vous est seul, je dis : je suis avec lui. Soulève la pierre et tu m'y trouveras, fends le bois et je m'y trouverai. » . Hermès fait un exposé à son disciple sur son propre éveil à une conscience plus élevée, dans les termes suivants : « Alors que je regardais en moi une vision sans forme qui émanait de la miséricorde de Dieu, je suis sorti de mon corps, en ai pénétré un autre, immortel, et je ne suis plus ainsi celui que j'étais, je suis né de nouveau dans le « Nous ». Cette expérience ne peut être enseignée. C'est ainsi que vint à moi la connaissance (gnosis) de Dieu, et par cette nouvelle naissance je suis devenu divin. »
Dans un texte connu de Zosime, il est dit de ce même Hermès-Thot, que lui, le fils de Dieu, pour sauver les âmes pieuses « est devenu tout : Dieu, ange, homme capable de souffrance. En effet, pouvant tout, il devient ce qu'il veut, il obéit à son Père pénétrant tous corps, en illuminant l'esprit de chaque homme, et le guidant vers la lumière »
Dans les papyrus magiques de cette époque, on rencontre aussi ce dieu-daimon sous une forme identique. Mais là, par la P207 magie, l'homme a essayé de dominer ce dieu et de le manipuler. Si l'on fait abstraction de cela, on voit qu'il s'agit bien de la même figure symbolique archétypique. Une prière est adressée à cette puissance en ces termes : « Rapproche-toi de moi par les quatre vents, toi tout puissant qui insuffles la vie, toi à qui appartient le nom secret que l'on ne peut nommer . dont les yeux infatigables sont le soleil et la lune, dont la tête et le ciel, le corps l'éther et les pieds la terre. Tu es l'océan, Agathodaimon qui engendre le bien et nourrit la terre (habitée). Toi qui possèdes la vérité infaillible. entre en mon cour et pénètre mes pensées pour tout le temps de mon existence, exauce tous les souhaits de mon âme, car tu es moi et je suis toi. car je porte ton nom en mon cour comme seule protection (talisman) »
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Dans tous ces textes, il s'agit toujours du même dieu cosmique (Hermès-Thot) qui peut aussi devenir le daimon personnel de celui qu'il habite, son compagnon intérieur qui apparaît tantôt au-dessus, tantôt même au-dessous de l'individu (c'est-à-dire dépendant de lui). Il a les fonctions d'esprit protecteur et d'instructeur individuel, que les Grecs et les Romains attribuaient au daimonion de Socrate, et plus tard, au génie de l'être humain ; il est en même temps un dieu universel et cosmique qui préserve et emplit la nature entière. Dans le symbole du Soi, des paradoxes extrêmes sont unifiés : il est à la fois le plus intime, le plus individuel. Un miroir de toute la réalité, et une image de Dieu, l'Anthropos qui embrasse l'ensemble de l'humanité. Bien que ce dieu puisse habiter l'être humain, il y a cependant une légère différence, par rapport aux exemples déjà donnés : il vient et s'en va, mais jamais il ne s'humanise vraiment dans l'individu ; il ne devient pas en lui tout à fait un état d'âme subjectif, mais au contraire arrache l'être humain de son existence du Moi par l'extase et le transporte dans un autre état, merveilleux, divin.
Il est regrettable que la littérature.. ne nous aient conservé, à ma connaissance, aucun document sur l'évolution parallèle de « Junon » dans la femme. En dehors des « Interrogationes majores Mariae », dans lesquelles le Christ révèle sa féminité intérieure à Marie, il n'y a plus, que je sache, qu'un seul témoignage, celui de la montaniste « Prisca » selon lequel le Christ lui serait apparu en femme. Mais quant à une réalisation psychologique et individuelle de cette image intérieure de la femme, nous n'avons aucun témoignage susceptible d'être comparé avec ceux des hommes.
Dans le domaine des expériences faites par des femmes modernes, ce thème se présente le plus souvent comme une sorte de déesse-mère de la terre ; c'est pourquoi le lieu où l'on peut probablement le mieux retrouver cette ligure manquante, n'est autre que la supplique exprimée dans certaines prières de l'Antiquité et adressée à l'image de la vierge-mère souvent associée à Hermès, et en partie identifiée à lui. Une prière qui lui est adressée en tant que déesse de la lune a été conservée dans les papyrus magiques syncrétiques de la déesse. « Salut à toi, reine de Tartaus, qui conquiers par la lumière, salut a toi éclat béni de la lumière, qui es sortie de l'obscurité, qui sèmes partout la confusion par tes conseils irréfléchis. toi, P.209 chienne au corps de vierge . éveille toi. Mêné qui a besoin du soleil nourricier, gardienne de ceux qui sont sous la terre. hospitalière et lumineuse. ingénieuse, élevée et rapide.., guérisseuse, courageuse comme un homme, pourvoyeuse, couleur de sang, sinistre, Brimo (la forte), immortelle qui exauce les prières, maîtresse du foyer. rayonnante de toute tradition, déesse de la mer, beauté fantomatique, louve, corruptrice, salvatrice aux embrassements rayonnants, fileuse du destin, donatrice universelle. pure, docile, impérissable. florissante, très divine. patiente, rusée, impudente. préservant de tout effroi - jette un regard sur toi-même, vois seulement ! C'est la beauté d'Isis que, te regardant dans le miroir tu pourras admirer. .. Je connais tes noms splendides, grands et sublimes, Koré, par laquelle le ciel s'illumine, la terre boit la rosée et se trouve fécondée, par laquelle l'univers entier va croissant et décroissant, ô Maîtresse ! ». Dans une autre prière, le
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En comparant avec la figure cosmique d'Hermès, on est frappé de voir que chez la déesse, il y a beaucoup d'aspects sombres, voire tout à fait sinistres, et même insondables, soulignés parallèlement aux aspects lumineux. La recherche de la perfection est davantage, comme l'a fait remarquer Jung, spécifique au principe masculin, le Logos, tandis que l'idéal de la femme est plutôt celui d'une « complétude » en laquelle tout se trouve simplement contenu dans un tout réunifié. A cette divinité féminine de la nature appartiennent par conséquent aussi la ruse, la cruauté, la scélératesse, les profondeurs insondables de la passion et les ténèbres lugubres de la mort, l'odeur des cadavres et la décomposition, tout autant qu'une nouvelle naissance Dans la réalité pratique, chaque femme fait l'expérience du côté sombre de cette force en soi, quand sa jalousie érotique s'éveille, quand ses enfants veulent la quitter, quand par son veuvage elle est seule et doit se battre dans la vie.. . Alors surgit en elle la tigresse, la chienne gémissante, la déesse de la destinée filant ses intrigues ; et aucune femme ne peut devenir consciente de l'importance de cette figure sans avoir vécu en elle-même ces aspects de la déesse.
. ce n'est pas un hasard si les témoignages cités, dans lesquels le Christ apparaît sous des traits P.211 androgynes, ou même féminins, émanent de milieux montanistes. Les Montanistes habitaient dans une région où, auparavant, la Grande Mère des dieux avait particulièrement été vénérée.
Certes les documents ne manquent pas, où l'on voit, dans le monde païen tout au moins, une grande déesse-daimon être vénérée aux côtés d'Hermès ; nous n'en avons cependant aucun relatant qu'une femme ait vécu cette figure divine en tant que centre intérieur de l'être. J'ignore si les femmes de cette époque étaient moins conscientes de cette figure intérieure, au point de la ressentir tout à fait à l'extérieur d'elles-mêmes, ou si les témoignages écrits manquent à ce sujet. Seuls existent des témoignages d'hommes sur cette sortie de projection de l'intérieur de leur âme.
. la figure gnostique et hermétique d'Hermès a survécu dans la mystique perse ( H. Corbin) Hermès y est le médiateur du monde de l'Orient, du soleil levant, c'est-à-dire de l'illumination intérieure accompagnant le visionnaire dans son évolution intérieure et dans sa réalisation de la divinité. En ce lieu mystique du lever du soleil se profile une figure personnelle qui incarne son monde intérieur le plus intime. Normalement cette figure n'apparaît à l'être humain qu'après la mort, mais le mystique a la possibilité de la voir auparavant dans l'extase. Elle a également été comparée au « Métraton », à l'Anthropos originel, au Nous, à l'Esprit Saint et à l'Archange Gabriel. Elle apparaît à l'âme pour l'accompagner sur la voie intérieure qui mène à Dieu. Cet ange symbolise l'individualité de la relation entre Dieu et chaque âme bien qu'il reste cependant toujours une seule et même figure dans toutes les âmes. Là aussi, comme dans l'hermétisme, cette personnification du Soi est le noyau individuel de chacun et en même temps le Soi de l'humanité. Prendre conscience de cette figure intérieure signifie pour l'âme devenir un miroir de cette image et ainsi continuer à l'accompagner. Cette image, comme l'écrit Corbin, est le principium individuationis qui s'indivdualise, « solitairement pour les solitaires » et dont chacun perçoit ce qu'il lui est donné d'en saisir selon sa nature. « Talem vidi qualem capere potui », ( Beaucoup virent le ressuscité - une lumière indescriptible - et lorsqu'ensuite on interrogea ceux qui regardaient, les uns dirent avoir vu un enfant, les autres un jeune homme, d'autres encore un vieillard. De la même façon, le visionnaire hermétique ne peut voir que ce qu'il a en lui-même ; à cette époque, l'intuition existe donc déjà qu'il s'agit là d'une projection !)
Le voyage visionnaire sous la conduite de ce compagnon de l'âme mène donc, d'après Corbin, à une intériorisation progressive de tout le cosmos et à une transformation progressive du voyant lui-même en son instructeur intérieur. (Le maître dit : « Chaque fois que tu es seul et que tu deviens « monade », je suis ton compagnon. »)
L'attitude consciente nécessaire à la compréhension de cette projection, s'avère un peu différente de ce qui se passe dans le cas de l'intégration de l'ombre, de l'animus ou de l'anima. Dans le cas de l'ombre ; c'est une question d'humilité, pour les deux autres c'est une question de reconnaissance partielle de leurs caractéristiques individuelles, et savoir laisser vivre leur nature puissante. Quand par ailleurs apparaissent des personnifications du Soi, le Moi est placé devant son propre sacrifice ; il ne peut jamais intégrer le Soi, mais s'incliner devant lui et chercher la manière juste d'entrer en rapport avec lui. Cela ne veut pas dire que l'on renonce totalement à sa liberté - même devant Dieu l'homme doit se réserver un dernier mot, mais tout en ayant pleinement conscience que le vis-à-vis est absolument le plus fort. La rencontre avec le Soi signifie donc un bouleversement très profond dans l'attitude consciente. Ce n'est pas pour rien que le daimon intérieur, que nous avons décrit plus haut, est aussi appelé l' « Ange de la Métanoia », car il provoque l'éloignement du jeu de la Maîa, de l'illusion du monde. Personne ne peut, par sa seule volonté, parvenir à cet accomplissement. En l'homme, c'est le Soi qui en est le moteur et ceci pour beaucoup, peu de temps seulement avant la mort. Seuls certains individus méditatifs en font l'expérience plutôt. On ne parviendra cependant à une compréhension de la nature réelle du Soi qu'au prix de grandes souffrances qui suppriment l'inadaptation du Moi du monde obligeant ainsi à faire marche arrière. Toute désillusion profonde est en ce sens un pas en avant sur la voie de l'individuation, à condition qu'elle fasse l'objet d'un examen et ne soit pas vécue avec une amertume résignée. P.213
Dans la rencontre avec le Soi se dessine l'objectif d'indiquer la fin ultime de toute projection et notamment la mort. Jung rapporte un tel rêve dans « Ma vie » Il se trouve en excursion sur une petite route et traverse un site vallonné, le soleil brille. Il arrive près d'une petite chapelle au bord de la route, y pénètre : il n'y a ni statue de la Vierge, ni crucifix sur l'autel mais un bouquet magnifique. Devant l'autel, sur le sol, un yogi est assis en position de lotus, profondément recueilli. « En le regardant de plus près, je vis qu'il avait mon visage. J'en fus stupéfait et effrayé et je me réveillai en pensant : « Ah par exemple ! Voilà celui qui me médite. Il a un rêve et ce rêve c'est moi. Je savais que lorsqu'il se réveillerait, je n'existerai plus. »
Le yogi est la même figure archétypique que l'Hermès Psychopompe intérieur .., sauf qu'il apparaît ici vêtu à l'orientale. Le rêve veut aussi signaler, comme le remarque Jung plus loin, qu'une chose est là sous-entendue, dont l'Orient a toujours eu une conscience bien plus aigüe que nous : le monde n'est finalement qu'une projection, une réalité « arrangée » dans un but mystérieux qui peut par la volonté de l'Arrangeur aussi bien disparaître, pour faire place à un réveil grandiose dans une réalité que nous ne pouvons imaginer.
8. PRISE DE CONSCIENCE ET UNIFICATION INTÉRIEURE
Le Retour
Le Soi apparaît comme l'aspect de la personnalité qui, à la fin ultime, fait cesser toute projection. (Jung assimile le retrait de projection à l'individuation.) Ceci s'exprime souvent, dans les productions symboliques de l'inconscient qui montrent qu'il (le Soi) ne se manifeste plus sous une forme personnifiée. Déjà dans la vision de Poimandrès, nous avons vu que le compagnon intérieur de l'âme changeait de forme et se dissolvait ensuite en pure lumière. Ce thème avait déjà été évoqué dans le conte du Turkestan, « le petit cheval magique » . L'héroïne de ce conte échappait au mauvais démon grâce à l'aide d'un cheval magique .. interprété comme son instinct salutaire. Cependant, après avoir terrassé le démon, le petit cheval avait prié qu'on l'abatte rituellement. Ses quatre pattes s'étaient transformées en arbres d'or disposés aux quatre points cardinaux, son corps était devenu une contrée paradisiaque et sa tête une source cristalline. L'abattage avait la signification d'une « analyse » (une dissolution) de l'instinct qui, jusque là, avait fonctionné inconsciemment. Il exprimait un P.219 acte de réflexion par lequel l'authentique et le spirituel, restés cachés dans les instincts, arrivent à la lumière. La signification psychologique de la disposition en quatre parties est, comme l'écrit Jung : « !a création d'un ordre par la prise de conscience et la réflexion », et la préparation d'une disposition intérieure pour recevoir l'archétype du Soi. Ce qui naît cheval, dans le langage de la psychologie jungienne, est un mandala.
Jung rappelle toujours que ce n'est que par la réflexion, le bon sens et la connaissance de soi que peuvent cesser les contenus inconscients et embrumés des projections. . les processus préconscients qui permettent au Moi, en tout premier lieu, de s'engager dans une réflexion. Le fait que le cheval, l'instinct lui-même, réclame sa mise à mort signifie déjà que l'impulsion vers la réflexion provient en définitive de l'inconscient, et plus précisément du Soi. En liaison avec l'examen d'une projection, la réflexion telle qu'elle se manifeste, est très proche du phénomène de changement moral de la « metanoia » paulinienne. C'est un retournement dans la manière de penser et dans la position morale en direction d'un objectif nouveau ressenti le plus souvent comme une exigence intérieure. La « metanoia » est une mutation dans la pensée au moyen de laquelle la personnalité entière se renouvelle et, d'une certaine façon, se modifie sans qu'il soit possible par la suite de faire marche arrière.
.. l'hexagramme 24 du Yi King, décrit bien cet acte de revenir et porte le titre de « retour » (ou tournant). Il décrit le moment où le soleil recommence sa montée : « La puissante lumière qui avait été chassée, refait son entrée. c'est donc un mouvement naturel qui naît spontanément ». « Tout vient spontanément lorsque c'en est temps ». Le mouvement recommence depuis le début : « Le retour conduit à la connaissance de soi ». À son tout début, la lumière nouvelle doit encore prendre de la force par le repos. La santé qui revient après une maladie, la compréhension qui renaît après un différend, tout doit être traité à ses débuts avec délicatesse et ménagements ». Les différents traits de l'oracle décrivent ensuite l'attitude morale que l'individu doit adopter à un tel moment : « Le retour requiert toujours une résolution, c'est un acte de maîtrise de soi. Quand le temps du retour est venu, on ne doit pas s'abriter derrière de piètres excuses, mais rentrer en soi et s'examiner. Et si l'on a fait quelque chose d'erroné, on doit avec la résolution la plus magnanime, avouer sa faute ». Et si on laisse échapper ce moment-là, alors le malheur s'empare de vous. « Cette infortune est intérieurement causée par une fausse attitude face à l'ensemble de l'univers. »
Là aussi nous trouvons le double aspect du retour, comme dans les fameux termes du problème : un travail ou une grâce ; d'une part est-ce un moment particulier dans le temps qui rend le retour spontanément possible (la grâce), et d'autre part, peut-on passer à côté de la juste décision morale, être en disharmonie avec le Sens (Tao), et tomber ainsi dans le malheur. Quand on s'observe soi-même pendant un tel processus de retour, en voici à peu de chose près la description : tout d'abord, dans le cas d'une projection qui trouble, l'adaptation du sujet, qu'il s'agisse d'un état amoureux, de haine ou d'une position sur une théorie ou une idée, on est tout d'abord porté par un puissant courant émotionnel, ainsi que par un désir de dévorer l'objet aimé, d'anéantir l'ennemi, d'imposer une idée aux autres. Par ce comportement, le sujet se heurte sans cesse à la réalité du monde extérieur, ce qui le conduit à des conflits et à des déceptions. Orgueil et bravade l'entraînent alors à persévérer encore davantage dans la même direction. Dans le cas où l'affect se tourne vers l'intérieur P.221, il peut aboutir à des phantasmes de suicide. Quand la souffrance a assez duré, suffisamment longtemps pour que les forces du Moi soient épuisées et que l'on commence à se sentir « petit et laid », alors arrive cet instant de grâce d'une possible réflexion, d'un retour en arrière du courant d'énergie qui se retire de l'objet ou de la représentation, et revient vers soi, ou mieux vers le Soi. Le calme se fait ou plutôt quelque chose en soi devient calme. L'examen de la projection elle-même est ensuite, la plupart du temps, incroyablement simple - il n'est plus question de « oui mais », même si la fierté froissée fait encore un peu grogner. Ce qui est le plus douloureux dans ce processus, c'est de se rendre compte que par une attitude antérieure erronée, on a perdu une précieuse partie de sa vie, ou que l'on a commis des méfaits au nom d'une « sacrosainte » conviction. . Parfois, cependant, un tel revirement s'avère trop difficile, si bien que celui qui avait commencé à comprendre revient volontiers sur son ancienne voie. .
Une patiente, psychiquement malade, avait fait de grands progrès grâce à l'amélioration et au développement de sa prise de conscience. Alors que j'étais partie en voyage, elle retomba dans ses vieilles et mauvaises attitudes, et en même temps se développa chez elle le phantasme que le professeur Jung allait être assassiné par un groupe de conspirateurs. Du point de vue symbolique, il était clair que c'étaient ses proches tendances morbides, les « assassins », qui voulaient en fait tuer en elle-même le germe de la psychologie jungienne. ( En langage spécialisé, on dirait que ses animi négatifs avaient pris le dessus.) Projetant ainsi naïvement à l'extérieur ce qui se passait en elle, elle avisa la police criminelle qui se précipita, en armes, avec giro-phares au domicile de Jung pour découvrir que tout allait pour le mieux. C'est alors que je rentrais de voyage et que je pus lui donner une heure d'analyse. Au cours de la première demi-heure, je parvins peu à peu à la tranquilliser et à renouer un contact humain. Nous commençâmes alors une discussion tout à fait sensée. Puis, soudain, elle pâlit et s'exclama : « Bon, si c'est comme cela, il faut maintenant que je reconnaisse. » (elle voulait manifestement ajouter : « . que je me suis conduite comme une folle » Elle fit alors un bond sur sa chaise avec une sorte de mouvement dénué de naturel. Puis redevint comme absente, de nouveau prisonnière d'une poussée psychotique, comme au début de l'entretien. Dans la nuit, son état s'aggrava, si bien qu'il fallut l'hospitaliser. Elle se remit vite cependant et beaucoup plus tard, des mois s'étant écoulés, alors qu'elle montrait de nouveau des signes de surexcitation, et que je l'en avertissais, elle me dit en souriant : « Vous n'avez pas besoin de vous faire du souci ; à l'hôpital, c'était si affreux ! Je ne laisserai plus jamais les choses aller aussi loin » Et elle s'est maintenue ainsi depuis plus de quinze ans. On observe ici comment, tout d'abord, elle est bien arrivée en vérité à se rendre compte du caractère projectif de son désir de meurtre ; mais également, dans le même temps, comment sa fierté ulcérée . l'a empêchée d'aller jusqu'à la fin de cet amer constat. D'après mon expérience, il arrive bien souvent que les exigences de prestige du Moi ne laissent pas s'accomplir la meilleure prise de conscience. Si malgré tout elle s'impose, c'est vraiment par une petite ou une grande grâce de la nature.
Il en est ainsi de la remontée du soleil en hiver, le retour de la lumière, ainsi que la décrit si bien le texte chinois. D'après moi, ce n'est pas un hasard si ce texte utilise la comparaison avec la lumière, qui est partout le symbole de la conscience. Mais c'est la réflexion qui est l'essence de tout élargissement de la conscience.
. le processus décrit dans le Yi King prend son départ, en premier lieu, dans l'inconscient : c'est là que se passe la mutation conforme à la loi, P.223 dans le retour de la lumière nouvelle que le Moi conscient doit alors recevoir avec un changement juste dans ses adaptations. Cette description prend en considération la qualité du temps ou du moment dans le temps. Dans la pratique psychologique, il se confirme toujours qu'il en est vraiment ainsi. On ne peut obliger un individu, à élucider de suite une projection ; une phase de maturation est nécessaire. Tout au moins peut-on à l'aide de rêves s'en faire une idée approximative ; mais là encore, il reste au Moi un espace de liberté pour entreprendre le retour, pour réfléchir, ou pour se maintenir dans son ancienne attitude.
L'oil, symbole du regard intérieur
Le moment où le discernement parvient à maturité dépend de l'archétype du Soi, la totalité intérieure qui contrôle l'équilibre de toute la psyché et corrige l'attitude du Moi par les rêves. Dans les rêves, c'est en quelque sorte un autre qui nous regarde, un sujet à l'intérieur : il nous voit trop anxieux, trop audacieux, trop immoraux ou quoi que ce soit d'autre, qui semble nous éloigner de la norme d'une totalité. Cet oil intérieur de la connaissance de soi qui nous transmet une vision de nous-même différente de celle qu'en a notre Moi, a été fort bien décrit par .. Gerhard Dorn, en tant qu'essence même de l'ouvre alchimique. Il dit « Personne ne peut se connaître soi-même, s'il ne voit et ne sait, par une méditation assidue, ce qu'il est lui-même (ou plutôt qui il est), de qui il dépend, à qui il appartient et à quelle fin il a été fait et créé ; et aussi par qui et par l'intermédiaire de qui ». En disant « ce qu'il est » (au lieu de qui il est), Dorn souligne la neutralité objective de ce vis-à-vis qu'il cherche et qu'il considère comme l'image de Dieu implantée dans l'âme humaine. Qui la contemple « percevra ainsi progressivement, avec une joie extrême, les étincelles de la clarté divine luisant de jour en jour davantage aux yeux de son esprit. Quiconque connaît Dieu connaît aussi son frère, (L'oil de la connaissance de soi est en quelque sorte le contre-pouvoir qui permet de se défendre du « mauvais oil », qui, lui, agit, comme les projectiles de maladie.) Paracelse a appelé lumière de la nature ce centre psychique divin qui fait naître nos rêves ; d'autres alchimistes l'ont comparé aux yeux luminescents du poisson ou aux yeux du Seigneur qui errent par toute la terre
Chaque fois que l'on comprend le sens d'un rêve ou de toute autre production spontanée de l'inconscient, « les yeux s'ouvrent » ; d'où le symbole de l'oil. Beaucoup d'auteurs anciens décrivent comment, lorsque par une longue méditation, on s'est efforcé d'arriver à cette sorte de connaissance de soi, une multitude de lumières, ou d' yeux, se rejoignent peu à peu dans une grande lumière intérieure (ou oil) pour former l'image de Dieu ou la Lumière « qui nous donne la foi. » (L'oil a ici le même sens que le Soi.) . « Je ne connais Dieu qu'imparfaitement, mais alors je le connaîtrai comme je suis moi-même connu de lui » (Corinthiens) Dans ce sens : tout d'abord cet oil de l'au-delà nous observe puis à travers lui nous nous voyons nous-mêmes, et Dieu ou la Réalité pure. D'après Jung, le mandala est en fait un « oil » dont la structure symbolise le centre ordonnateur de l'inconscient ; il « représente en fait la conscience . qui regarde à l'intérieur de son propre arrière-plan » En même temps il est aussi le Soi qui nous regarde.
L'oil divin qui nous voit pour ainsi dire de l'intérieur et dans le regard duquel se tient seule la source de connaissance du Soi, non teintée de subjectivité, est un motif archétypique très répandu est décrit comme un oil intérieur, non corporel, enveloppé de lumière, qui est lui-même une lumière. Platon et de nombreux mystiques chrétiens l'appellent l'oil de l'âme, d'autres l'oil de la connaissance, de la foi, de l'intuition. Jacob Boehme dit même « L'âme est un oil dans les profondeurs primordiales éternelles, une image de l'éternité. » Ou bien « L'âme est identique à une boule de feu ou à un oil de feu » C'est seulement avec cet oil que l'être humain peut vraiment se voir lui-même et participer de l'essence de Dieu qui est lui-même « tout l'oil ». Synésios appelle même Dieu P.225 « oil de Toi-même »,
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Ce ne sont pas seulement les divinités les plus élevées, mais aussi les dieux et les démons particuliers aux cultures les plus diverses qui ont sur la poitrine un oil unique, qui leur permet de voir tout ce qui se passe sur la terre. Ainsi se matérialise un constat très souvent effectué dans la pratique psychologique ; l'inconscient manifeste, dans nos rêves, un savoir que nous ne pouvons absolument pas posséder ni consciemment ni rationnellement. Le terme « télépathie » n'explique pas le phénomène : il ne fait que lui donner un nom. L'inconscient semble donc disposer d'une sorte de connaissance intuitive diffuse, d'une très large étendue dans l'environnement du sujet, que Jung a appelée « connaissance absolue » ( absolue dans le sens de tout à fait indépendante du Moi conscient) ou luminosité de l'inconscient ou de son noyau archétypique. Tout comme le « mauvais oil » d'un démon peut ensorceler, un oil représenté sur un récipient, sur une enseigne ou sur toute autre chose, peut à l'inverse détourner la volonté maléfique. . effet apotropéique très important de ce motif de l'oil. Quand l'esprit maléfique est « vu », c'est-à-dire réfléchi, il est vaincu.
Le fait que les représentations de démons recourent souvent au motif de l'oil et de façon particulièrement frappante, a un rapport avec le fait étrange que les complexes autonomes ont eux-même une quasi conscience et par conséquent aussi, apparemment, un pouvoir de réflexion partiellement authentique. L'ombre, l'anima et l'animus peuvent inspirer au sujet des pensées sur lui-même étranges et déformées, mais seule la réflexion qui vient de l'archétype du Soi, du centre intérieur, devrait être désignée comme étant la véritable réflexion morale.
Le motif de l'oil de Dieu confère une nuance personnelle à notre sentiment d'être observé, alors que le motif du miroir qui lui est apparenté, souligne plutôt le côté impersonnel de ce « savoir » et qu'il est dans notre nature de refléter. Sans intention, comme un miroir. Il ne dépend en fait que de nous-mêmes de retirer de nos rêves les indications justes - comme la nature elle-même (Un patient d'un certain âge, qui était trop actif, rêva qu'il se précipitait à cheval, et à la tête d'une troupe de cavaliers, à l'assaut d'un tombeau. L'inconscient montrait là à quel point son comportement était trop infantile. Par contre un jeune homme un peu trop timoré fit le même rêve. Dans son cas, on pouvait plutôt interpréter le rêve comme un encouragement de l'inconscient. Dans un cas comme dans l'autre, l'inconscient ne « veut » rien - il reflète simplement ce qui est constellé), l'inconscient semble plutôt n'avoir souvent aucune intention. ... Jung interprète le motif des yeux qui nous observent depuis l'inconscient ou particulièrement de l'oil unique (représenté le plus souvent par un mandala) comme « un reflet de notre regard en nous-même ». Ce n'est qu'à l'aide de notre notre intérieur, le Soi, que nous pouvons nous connaître nous nous-même. ..Actes apocryphes de Jean, Jésus dit à l'apôtre : « Je suis une lampe pour toi qui me vois, Amen. Je suis un miroir pour toi qui me reconnais, Amen. » Comme Jung l'explique .. , dans ce contexte, le Christ doit être compris comme le symbole du Soi, comme la Totalité intérieure transcendantale de la conscience de l'homme, le point de référence. P.227 non seulement du Moi individuel mais aussi de ceux qui ont les mêmes attirances ou qui sont dirigés vers un même destin. Le Christ est ici un miroir « qui reflète la conscience subjective du disciple, c'est-à-dire le rend visible à elle-même » ; mais, à l'inverse, celle-ci reconnaît ainsi l'homme-Christ, c'est-à-dire qu'elle prend conscience de la réalité du Soi.
Collecte intérieure
Ce n'est qu'avec l'apparition du symbole du Soi qu'intervient la possibilité d'une intégration des contenus projetés, au lieu de les voir rejetés de façon apotropéique dans un espace extrapsychique. De cette intégration de ce centre proviennent les impulsions de la réunification de la personnalité par la méditation. Les contenus considérés comme des projections sont alors reconnus comme faisant partie de la totalité psychique de l'individu, l'énergie psychique qu'ils contiennent s'épanche vers le centre intérieur personnel, et en renforce la densité. Du même processus qui apparaît spontanément dans les produits de l'inconscient et dont les représentations se sont manifestées une autre image est celle (dite mythologème) la collecte d'unités dispersées ou d'étincelles lumineuses en une unité organisée et centrée. Du point de vue de la conscience, ceci exige un effort particulier pour se constituer une image aussi objective que possible de sa propre nature. « C'est un acte de réflexion sur soi, de rassemblement de ce qui était dispersé et jamais mis en relation réciproque. en vue de devenir pleinement conscient ». A l'origine de cet acte, se trouve justement le Soi. Des contenus, jusque là dissociés, de la nature personnelle, vont être rendus conscients et intégrés. La réflexion sur soi pour Jung, rassemble ce qui était dispersé et multiple.
Ce qui n'a jamais été mis en liaison réciproque se rapporte au phénomène que l'on appelle la « psychologie compartimentée », c'est-à-dire au fait que beaucoup de gens ont des registres psychiques séparés ; ils ont, par exemple, une certaine morale pour le dimanche et une autre différente pour les affaires ; ou bien ils croient à l'amour du prochain, sauf quand il s'agit d'un noir ; ils veulent être sincères, mais pas en politique etc ... Ces différents registres ne se sont pas formés dans le temps ; leur séparation révèle au contraire un état originel, car le champ du Moi conscient est une structure lâche qui était constitué à l'origine de parcelles de conscience séparées, lesquelles se sont développées ensemble. Leur assemblage montre encore quelques « coutures » visibles chez de nombreuses personnes.
Quand on essaie de se remémorer sa petite enfance, on voit bien que l'on ne peut tout d'abord se rappeler que des moments particuliers de conscience, éclairs isolés provoqués par quelque émotion profonde. Ce n'est qu'à partir de la huitième ou de la dixième année que la plupart des gens conservent un souvenir plus continu de leur vie. Aussi, sur ce plan philogénétique, il semble que la conscience humaine se soit formée à partir de ces « moments de conscience fulgurante », Ce fait psychologique est illustré par le motif mythologique .. le germe psychique, ou particule de la psyché.
Dans l'enseignement de la philosophie stoïcienne, on note que non seulement les différentes âmes humaines sont des étincelles de l'éther flamboyant du cosmos (c'est-à-dire de l'âme universelle), mais que nos positions éthiques, nos jugements et nos idées scintillent comme des petites étincelles (spintheres igniculi). Ce sont là les contenus innés de l'imagination (notones) communs à tous les hommes et qui constituent la meilleure part et la plus spirituelle de leur psyché. Quand l'homme s'efforce de mener une vie spirituelle, ces étincelles croissent peu à peu ensemble pour former une seule lumière intérieure, celle de l'entendement humain.
Dans les systèmes philosophiques de différents gnostiques, se trouve également cette vision des étincelles de l'âme, et de noyau lumineux de l'âme, formulée toutefois de façon plus P.229
Individuation et relation
Dans la pratique psychologique, on s'aperçoit dans bien les cas que, lorsqu'une personne restée longtemps prisonnière de ses projections et de l'aveuglement vis-à-vis de son entourage, réussit à s'en libérer, cela ne rompt pas ses relations P.233 avec ces personnes concernées ; au contraire, il semble que cela renforce cette relation, lui conférant une nouvelle authenticité et une nouvelle « profondeur » ; la relation ne s'établit plus sur la base de tendances, de désirs et d'illusions égocentriques, mais plutôt sur un sentiment, un désir absolu et objectif d'être lié l'un avec l'autre. Ceci est très bien dit dans l'Upanishad : « L'époux est aimé, non pour l'amour de lui-même, mais pour l'amour du Soi ; l'épouse est aimée, non pas pour l'amour d'elle-même, mais pour l'amour du Soi, . en vérité, c'est le Soi (Atman) lui-même qu'il faut voir, entendre, assimiler et chercher à connaître. »
XXX
Comme Jung l'a exposé dans « la Psychologie du Transfert » et il y a dans toute confrontation profonde, entre homme et femme, quatre figures impliquées : les deux conscients, l'animus et l'anima, personnifications des opposés sexuels de l'inconscient P.235 chez les personnes concernées. Le rêve montre des êtres asexués, ce qui compense le fait que la sexualité se tenait alors au tout premier plan dans la conscience des deux amants. Les anges sont des « envoyés de Dieu », des émissaires en provenance de cette strate profonde de l'inconscient où toute différence semble abolie. Mais c'est précisément à ce niveau de profondeur transcendant la personnalité, que le rêveur réalise qu'il doit avant tout honorer ses engagements terrestres envers ses proches. Ce rêve montre très clairement que l'individuation n'est pas une entreprise égocentrique, mais exige un rapport étroit avec les autres, rigoureusement réglée.
Cependant, ce n'est pas seulement la relation de l'homme et de la femme qui est impliquée dans cette unification par le Soi, mais de nombreuses autres relations avec nos semblables. . « chaque créature choisit ce qui correspond à son caractère propre » dans la substance divine primordial du monde, de « l'eau qui forme l'homme complet spirituel » c'est-à-dire de l'inconscient et de sa poussée vers l'individuation. Ce qui appartient en propre à l'individu vient à lui « davantage encore que le fer à l'aimant. » Cela signifie que venant du Soi, des liens entre les hommes se créent et ces relations sont régulées avec précision, en terme de distance et de proximité. On pourrait appeler cela « la fonction sociale du Soi. » Chacun rassemble autour de lui sa propre « famille spirituelle » , un groupe d'individus qui ne sont pas réunis par hasard ou seulement par des motivations égoïstes, mais par un intérêt mutuel profond, essentiellement spirituel : l'individuation réciproque. Alors que les relations basées sur des projections sont caractérisées par la fascination ou la dépendance magique, cette forme de relation par le Soi a quelque chose de strictement objectif, d'étrangement trans-personnel. Elle procure le sentirent « d'être ensemble » dans l'immédiat, en dehors du temps. L'attachement ordinaire, sentimental dit Jung, est fait toujours fait de projections dont il vaut mieux se défaire pour arriver à soi-même et à l'objectivité. « La connaissance objective se situe au-delà des intrications affectives ; elles semblent être le mystère central. » Dans ce domaine du Soi, nous retrouvons la multitude des êtres auxquels nous appartenons, ceux dont nous touchons le cour, « là ne règne aucune distinction mais un présent immédiat.»
N'y a pas de processus d'individuation personnel qui n'engendre dans le même temps ce genre de rapprochement entre personnes de même bord. ( C'est pourquoi les thérapies de groupe et les groupes d'expérience personnelle peuvent être si préjudiciables. Formés artificiellement, ces groupes obscurcissent le travail du Soi en chacun, et favorisent au contraire les projections, l'agression, l'égoïsme et la complaisance narcissique envers soi-même.) En dehors du mythologème du rassemblement des étincelles de lumière une autre représentation archétypique traduit aussi la réunion qui a lieu entre certaines personnes par le Soi : c'est le thème de la « Table Ronde » autour de laquelle les individus viennent s'asseoir. L'unification intérieure de la personnalité est souvent représentée dans les rêves sous cette forme tout comme la solidarité avec les confréries et somme toute avec l'ensemble de l'humanité. La Table Ronde du Roi Arthur telle que nous a décrit la Quête du Graal est sans doute la plus fameuse. . « . depuis l'avènement de Jésus-Christ, il y eut trois tables essentielles dans le monde. La première fut celle de la Cène où Jésus-Christ et les apôtres mangèrent plusieurs fois. Ce fut la Table qui nourrissait les corps et les âmes avec les aliments du ciel. Elle fut dressée par l'Agneau sans tache sacrifié pour notre Rédemption. Puis, il y en eut une autre en souvenir de la première : ce fut la Table du Saint Graal où eut lieu un si grand miracle en ce pays, au temps de Joseph d'Arimathie.
Il y eut encore une troisième, la Table Ronde, érigée sur le conseil de Merlin qui elle aussi était pleine de signification. On l'appelle la Table Ronde pour désigner la rondeur du monde, le cours des planètes et des astres au firmament : dans les révolutions célestes, on voit les étoiles et mainte autre chose, ainsi peut-on dire que la Table Ronde symbolise bien le Monde ».
Dans la cinquième Sourate du Coran .. Dieu fait descendre du ciel une table au Christ et à ses apôtres, un poisson y est posé signifiant qu'il va les nourrir. Mais en raison de P.237 la nature pécheresse de l'humanité, cette table leur est retirée par Dieu. Je suppose que selon la croyance de tant de peuples, les joyeuses tables autour desquelles se réunissent les morts dans le paradis de l'au-delà, relèvent du même mythologème : l'image d'une communauté humaine créée et gouvernée par le Soi. Mais comme ce n'est qu'un but psychologique de l'humanité encore non réalisé, il apparaît dans la plupart des mythes en but post-mortem, c'est-à-dire encore caché dans l'au-delà de l'inconscient. P.238
9. LA RÉFLEXION
Significations originelles de la réflexion
Les instants de conscience surgissant comme des éclairs et dont chacun peut se souvenir en remontant le fil de sa mémoire jusqu'à son enfance, se soude chez l'homme adulte pour former une ligne plus ou moins continue dans le champ du moi conscient. Mais avant que ces instants soient devenus des événements réalisés intérieurement, ils existaient déjà en tant que composants préconscients de l'existence humaine, s'étant exprimés en premier lieu par des actes inconscients. Jung a supposé que les pulsions à agir venant de l'inconscient qui ont conduit aux pratiques rituelles, étaient chronologiquement et historiquement antérieures aux doctrines et aux enseignements que les mythes et les systèmes religieux ont pu transmettre.
. l'acte a précédé manifestement la parole, longtemps auparavant. P.243
Il en est de même des instants de conscience qui jaillissent comme un éclair. Eux aussi ont été originellement représentés par des symboles et utilisés dans les rites sous forme de petites pierres brillantes ou tout autres objets jetant des effets qui avaient le pouvoir de chasser les mauvais esprits. .
. le phénomène des « instants de conscience » jaillissant comme un « éclair» a bien été vécu à l'origine des temps comme une projection vers l'extérieur.
Qui se souvient des « instants de conscience jaillissant comme un éclair » de sa petite enfance, sait qu'ils sont accompagnés d'un état de forte émotion. Celle-ci arrive à son paroxysme au moment de l'éclair, généralement aussitôt suivi de l'apaisement. C'est un peu comme si la lumière créée par la prise de conscience dissolvait l'émotion lourde et obsédante. C'est pourquoi les objets émettant des reflets peuvent chasser les esprits ; la réflexion apaise l'affect ou l'agita1ion. Ainsi Persée ne regarda pas la Méduse dont le regard pétrifiait, lorsqu'il la tua : c'est par le truchement d'un miroir qu'il la visa. Il put de cette façon se protéger d'un excès d'émotion. La rigidité est en effet un signe de la montée excessive d'émotions fortes. Comme les accès de catatonie des schizophrènes.
. concept de la réflexion en physique. Toute lumière, est produite par l'agitation d'électrons, soit spontanément quand un électron modifie son niveau d'énergie dans l'atome, ou lorsqu'il est mis en mouvement par la rencontre d'une autre lumière. Dans le deuxième cas, le résultat est une réflexion et une transmission. Mais les deux ne peuvent avoir lieu que si l'électron a une certaine liberté de mouvement et n'est pas tenu trop serré dans son atome. D'une manière normale, dans le cas d'un atome isolé, ses électrons maintiennent à un niveau constant d'énergie la lumière qu'il rencontre ; cette énergie peut alors être absorbée par celle des électrons. Par contre, quand les atomes sont étroitement liés entre eux en une sorte de structure cristalline dite en treillis, alors il peut très bien arriver que des électrons puissent circuler librement à l'intérieur de cette structure en treillis et ne soient plus liés à un atome. Dans une telle situation, les électrons n'absorbent pas l'énergie de la lumière mais l'émettent par rayonnement. Du point de vue de la physique, la réflexion dépend donc de la présence de certaines structures atomiques P.245 en treillis. .
D'une manière étonnante, dans le domaine psychique de l'inconscient, la possibilité de réflexion dépend aussi d'un facteur inconnu. Au seuil de la conscience, dans les rêves et les phantasmes, ce facteur prend l'apparence d'une structure mathématique cristallisée, le symbole du mandala. Ce centre spirituel qui figuré lui-même dans le mandala et que, on le sait, Jung a appelé le Soi, est très souvent symbolisé, quand il représente une réflexion de la totalité, par des structures mathématiques généralement quaternaires ; et il est aussi souvent illustré par le symbole du cristal.
Pour les primitifs, le phénomène des reflets miroitants était un grand prodige. L'image réfléchie était perçue comme un phénomène autonome. Le mot allemand pour miroir, « Spiegel » est apparenté au latin « speculum » qui lui-même remonte à l'ancien haut allemand « scukar », réceptacle d'ombre, de « skuro » ombre et « kar » récipient. Dans l'ancienne langue indienne, miroir voulait dire « se voit lui-même » ou « voit son double » L'image reflétée dans le miroir était alors considérée comme l'ombre ou le double c'est-à-dire comme l'image de l'âme et c'est pourquoi le miroir avait une si grande signification dans les pratiques magiques : il était l'instrument qui permettait de devenir objectivement conscient de l'âme par la réflexion, au sens littéral du terme.
Mircea Eliade a rassemblé un important matériau documentaire sur les objets miroitants utilisés comme protection contre la dissolution de l'âme par de mauvais esprits. Les cristaux jouent souvent eux-mêmes le rôle d'esprits serviables. Ils réfléchissent les événements terrestres ou révèlent ce qui se passe dans l'âme d'un malade.
Dans beaucoup d'endroits, les miroirs ont valeur de moyens de défense contre le mauvais oil des hommes ou des esprits parce qu'on pensait que les miroirs renvoient les rayons nuisibles à leur expéditeur. . Les masques horribles ont le même but, leurs grimaces abominables repoussent le démon, lui renvoyant sa propre image en réflexion et il s'enfuit, effrayé.
Depuis longtemps les objets réfléchissants ont une signification de luminosité pour l'homme, sa plus ancienne expérience du miroir a dû être la surface de l'eau. .. dans l'Antiquité, l'eau était toujours chtonienne, surgie de terre, et elle a été depuis toujours associée à ce qu'il (Ninck) appelle les « états nocturnes de l'âme » : enivrement, rêve, transe, évanouissement et mort. Ces états étaient tous en relation avec le mystère des abysses.
L'eau, psychologiquement, est un des symboles les plus courants de l'inconscient. Les profondeurs de l'eau étaient aussi très souvent la source de toute prophétie et de toute décision des phénomènes de l'au-delà. Les grands dieux de la connaissance du futur : Nérée, Protée, Thétis, et dans le monde germanique Mimir, étaient des divinités de l'eau. Dans l'eau l'individu voit son ombre, son double, l'image de son âme, indépendante de lui-même, ou bien aussi les ombres immatérielles des morts ou des dieux. La coutume de regarder dans un récipient rempli d'eau pour y voir des choses cachées (appelée l'hydromantie) . P.247 .
Très proche de la mantique par le miroir et l'eau, se situe souvent, dans un rêve, l'oracle des divinités de l'eau. L'incessant changement des images oniriques ressemble à un flux souterrain que les dieux peuvent, de la même façon, toujours transformer.
Finalement la représentation de l'inconscient par le symbole de l'eau et sa surface miroitante repose sur une projection. Mais les analogies sont étonnamment chargées de sens : tout comme il nous est impossible de voir dans les profondeurs de l'eau, les domaines les plus profonds de l'inconscient nous restent eux aussi, invisibles. Nous ne pouvons tirer seulement que des conclusions indirectes. Mais à la surface, au seuil du conscient, et venant de l'inconscient, apparaissent spontanément les images de nos rêves qui semblent d'une part nous donner des renseignements sur les profondeurs de notre psyché, et d'autre part réfléchir notre personnalité consciente, non pas dans sa réalité mais plus ou moins modifiée. Le reflet du miroir se produit toujours par le biais d'une image symbolique qui appartient aux deux mondes.
Bien que dans un rêve nous ayons le sentiment que notre Moi est tout à fait identique à notre Moi quotidien, ce Moi onirique a parfois des caractéristiques qui nous étonnent au réveil. Par exemple, nous avons en rêve des témérités que nous n'oserions jamais avoir dans la journée ; ou bien notre Moi onirique témoigne des qualités que nous ne nous connaissions pas. À l'inverse de l'image physique normale que renvoie un miroir non déformant, celle de notre Moi reflétée dans un rêve est parfois très modifiée, tout comme le sont d'ailleurs les autres images oniriques. Dans nos rêves, notre chien peut parler, les objets épouser des formes hybrides, des gens apparaître comme des photographies superposées de personnes de connaissance etc. Mais si nous commençons à interpréter les rêves dans les règles de l'art, émerge alors de la profusion d'images symboliques, une représentation de nous-mêmes dont l'objectivité impitoyable, chaque fois nous stupéfie. . Jung raconte le rêve d'un commerçant à qui, la veille de son rêve, il avait été proposé une affaire apparemment correcte, qu'il était disposé à accepter. La nuit suivante, il rêva qu'il avait les mains très sales. Le rêve l'engageait à abandonner ce projet, et de fait, quelques temps plus tard, il s'avéra qu'il s'agissait là d'une « sale » affaire.
La quadruple réflexion
La surface pour ainsi dire miroitante de nos rêves, reflète une autre image de nous-mêmes, souvent compensatrice, perçue différemment, ou comme par une autre personne. P.249
XX
Même quand nous tentons de connaître la nature de la psyché objective, c'est-à-dire de l'inconscient, plutôt que le monde extérieur, par des déductions indirectes, nous les voyons dans notre Moi conscient avec des reflets changeants. Et finalement, il semble qu'il existe, entre inconscient et matière, une certaine relation faite d'images reflétées qui nous pose encore beaucoup d'énigmes.
Avec ces reflets changeants, il n'est en fait plus question d'une difficulté d'adaptation à des données extérieures ou intérieures. Cette question est seulement implicitement présente dans la mesure où nous supposons que tout modèle de l'image psychique que nous nous faisons de réalités intérieures ou extérieures pourrait au cours de l'évolution se révéler inadapté et uniquement « subjectif », même s'il sert tout d'abord d'instrument adéquat pour notre compréhension de la réalité. J'utilise .. pour désigner cet aspect de la projection, l'expression « reflets changeants » que Jung a utilisée souvent pour éviter toute imprécision.
Nous devons donc examiner de plus près quatre relations d'ordre du reflet : le reflet du Moi par le Soi, du Soi par le Moi ; le reflet de la matière par l'inconscient collectif et celui de ce dernier, possible dans la matière.
Le Soi = Centre de la psyché objective = Inconscient collectif
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Psyché objective _____________________Matière
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Le Moi = Centre de la psyché subjective = Conscience
Le reflet du Moi par le Soi, le 1 centre de « ; nconsc ;ent et toute la psyché al janschaque rêve nous pouvons découvrir la façon dont nos comportements conscients semblent « objectivement » réfléchis, et, nous transmettent, depuis un point d'Archimède situé en dehors de notre Moi :;onscient, une vision de nous-mêmes que nous n'aurions pu avoir directement. Le regard dans le miroir que nous tend le 50i et ainsi la seule véritable source de connaissance de soi ; tout le reste n'est que réflexion narcissique du Moi sur lui. Meme.
I ;e n'est pas seulement le Moi de l'homme empirique qu i est réfléchi dans l'acte de connaissance de soi, mais aussi le Soi, qui, parce qu'il est reflété par le Moi, c'est-à-dire reconnu, ie réalisera en premier à partir de son existence seulement potentielle. Or, du point de vue du Soi, le Moi peut être, dans haque rêve, vu comme un objet, et inversement ; par exemple, le Moi peut acquérir une notion plus précise de la !1ature et de l'existence de celui qui le regarde. Si donc le Moi béit aux avertissements que lui donnent les rêves, il aide le 251 ) ; à se réaliser dans le temps et dans l'espace. Le Mo ; réflé ;hit alors le Soi en l'élèvant à la clarté de la con~cience, il le tire e son inconscience et de sa nature seulement potentielle. Ans un certain sens, le Soi aussi ne peut qu'à J'aide du Moi et ulement par cette connaissance réflectrice, devenir consent de lui-même.
Ette relation entre le Mo' ; et le Soi par des images reflétées , ~st illustrée par Jung dans « Ma Vie », par deux de ses 'êves (2 ! )ans le premier, une sorte ~e soucoupe volante Ipparaît dans le ciel et se dirige vers lui. À l'époque de ce rêve, Jung avait interprété les OVNI comme des projections du Soi ;ur des phénomènes extérieurs inconnus ; comme il le dit luimême, son rêve inverse le problème et suggère que la personne, c'est-à-dire son Mo ; , soit une projection qui émane ju Soi. Le fait que la soucoupe soit une « machine » pourrait uu/oir dire symboliquement que derrière cet objet existe une lJissance concevant et façonnant pour nous des desse ; ns inconnus de nous-mêmes. (2 »6 e deuxième rêve, encore plus réc ;s (il en a déjà été question plus haut) où Jung découvre u'il est imaginé par un Yogi dans sa méditation ; le Soi (en tant que Yogi méditant) crée le Mo ; empirique du rêveur et le Drojette pour aInsi dire hors de lu ;, dans le monde tridimensionnel. Il faut prendre de préférence ici le mot projection dans son sens technique, comme la projection optique d'une image. Aussi je préfère utiliser le terme réflexion (27). Cette relation ntre le Moi et le Soi n'est pas seulement une connaissance théorique mais également, au plan pratique, une affaire dél jGate, qui engage la respo~~~çmre- de tLndividIJ(28= ,
Soi est paradoxalement « l'autre » à l'intérieur de ::hacun, ou « ce qui est autre » , et cependant aussi, seulement e Moi. Selon que l'individu s'identifie trop au Soi ou considère J'il est trop éloigné de lui, « totalement autre » - ses rêves ;Ou/igneront davantage tel aspect. Dans les « Actes de Jean» :est la nature « autre » pleine de mystères du Ji qui était plutôt soulignée, mais c'est le contraire dan) les rêves du fils d'un pasteur qui voyait Dieu trop à l'extérieur, iJTlme /'« autre « , insondable. C'est un rêve d'angoisse qui s'est répété dans la vie de cet homme jusqu'à sa cinquantième innée. Il rêva qu'il traversait un vaste désert, par une nuit Jbscure. Il entendit derrière fui un bruit de pas, pris d'angoisse, J pressa l'allure, mais les pas s'accélèrent aussi. Il se mit à :Jurir mais la terrible présence en faisait autant. Il arriva alors u bord d'un précipice profond et là fut contraint de s'arrêter : n bas, tout au fond, très loin, à des milliers de mètres, brûlait le feu de l'enfer. Il se retourna alors et devina dans l'obscur ;9./e visage d'un démon. Ce rêve se répéta par la suite, si ce 'est qu'au lieu d'un démon, il vit la face de Dieu. « fit encore ce nême rêve pour la dernière fois vers ses 50 ans ; mais cette. 4is là, la panique le poussa à sauter dans le gouffre. Tout au )ng de sa chute, descendant avec lu ;, des milliers de petites ;artes de papier, blanches et carrées, voltigeaient et su r toutes (aient dessinés des mandalas noirs sur blancs, tous différents s uns des autres. Les petites cartes formèrent une sorte de 01 en lu ; offrant un niveau intermédiaire où il put poser fermeent ses pieds évitant qu'il ne tombe jusqu'aux enfers, Il regarda alors en arrière, vers le bord du gouffre, et y aperçut on propre visage ! L'être qui le poursuivait dans le rêve est le toi qui apparaît comme « celui qui i~ql :!~ » ) puis comme Dieu, puis comme le rêveur lu/-même. Dans le dernier rêve qui oporte la solution puisqu'il ne s'est plus renouvelé, est sou Ii. Née la ressemblance entre le Moi et le Soi par 1 e reflet des nages qu'Ils se renvoient.
Relation en miroir de l'âme et de la matière (synchronicité)
Une autre relation par réflexion réciproque serait celle de la psyché avec la matière. Que tout ce que nous savons du monde matériel extérieur soit un reflet mental, et donc psychique, est un fait connu aujourd'hui de chaque physicien. P.253 Il conçoit des images hypothétiques sous forme de structures mathématiques dont il espère qu'elles vont coïncider avec les manifestations des phénomènes physiques qu'il doit observer au cours de son expérimentation. .
.. tous les grands thèmes fondamentaux des sciences de la nature sont des images archétypiques qui, au cours du développement de l'histoire ont évolué et se sont précisées. C'est indirectement avec l'aide du miroir de la psyché objective, que notre Moi peut se faire des idées claires sur le monde extérieur et le domaine de la matière perçu par nos sens. Jung souligne que l'inconscient collectif est « le miroir psychique de l'univers tout entier » Notre Moi-sujet est « interposé entre deux données opposées du monde, entre le monde de l'extérieur ouvert à nos sens, et le domaine psychique des hypothèses inconscientes qui rendent possible une compréhension du monde. Ces présupposés psychiques doivent nécessairement être distincts du monde dit extérieur ; il n'existerait sinon aucune possibilité de comprendre ce dernier : car le semblable ne peut pas reconnaître le semblable. » Déjà Leibnitz décrivait l'âme humaine comme « un miroir actif et insécable », chaque âme ou monade était pour lui « un perpétuel et vivant miroir de l'univers »
Un autre grand problème non encore élucidé : c'est la question de la quatrième relation en miroir ; le monde matériel peut-il réfléchir la psyché objective et comment ? . Les événements matériels du monde extérieur doivent être considérés comme des manifestations de ce qui se passe dans la psyché objective. Cela voudrait dire que quelque chose de tout à fait concret venant du monde extérieur pourrait être compris comme la manifestation symbolique d'un processus psychique objectif dont l'observateur deviendrait conscient. Jung s'est souvent préoccupé de cette question. Il souligna qu'il manquerait encore à la psychologie un point d'Archimède situé en dehors de la psyché et qu'il n'existerait donc aucune possibilité de prendre une mesure des états psychiques de manière objective. .. la physique nucléaire se trouve dans une situation analogue, dans la mesure où le processus est modifié par le fait même d'être observé. . Cette étrange conjonction de la physique atomique et de la psychologie présente pour cette dernière un avantage inappréciable : elle nous fait pressentir la découverte possible d'un point archimèdique en psychologie. Le monde microphysique de l'atome présente des analogies avec le psychique qui ont frappé le physicien lui-même. Cela ouvre la voie à une possible « reconstruction » du processus psychique dans un autre milieu, à savoir celui de la microphysique de la matière. Nous ne sommes pas le moins du monde en mesure de savoir aujourd'hui quel pourrait être l'aspect d'une telle reconstruction. De toute évidence, la nature seule est capable de l'entreprendre, et cela se produit continuellement, sans doute aussi fréquemment que la psyché perçoit le monde physique » La psyché crée en quelque sorte la science ou mieux la conscience de l'univers. Jung souligne par ailleurs qu'étant donné la nature inaliénable des phénomènes psychiques, il n'existe pas qu'un seul accès au mystère de l'être, mais au moins deux, à savoir l'événement matériel, et la réflexion du miroir de la psyché. On pourra difficilement déterminer qui reflète quoi ; Jung fait ici allusion aux problèmes des phénomènes synchronistiques qui sont la production de reflets dans le monde extérieur d'événements endopsychiques de même signification. . P.255 .
Dans la Chine ancienne, le principe de synchronicité constituait le moyen dominant pour comprendre les événements . on croyait que le comportement de l'être humain, le microcosme, était en relation avec le macrocosme. L'empereur était le premier responsable de l'harmonie dans la nature et dans la société. Si lui-même ou son gouvernement déviaient du Tao, le ciel montrait son insatisfaction à travers des phénomènes naturels inhabituels. Ceux -ci étaient alors interprétés.
. à chaque fois que des événements psychiques et matériels de même signification coïncidaient, ils rendaient apparents ce qui se passait dans le Tao, le Sens de l'univers. Les évènements naturels réfléchissaient donc l'état psychique de la cour impériale et renseignaient sur des processus psychiques dont les personnages régnants n'étaient pas suffisamment conscients.
Selon l'opinion de Jung, .. , la matière réfléchit peut-être tout aussi constamment les événements psychiques que la psyché perçoit le monde physique ; mais pour le moment nous ne sommes pas capables de nous en rendre compte. . Le postulat repose sur le fait qu'un processus psychique pourrait être « reconstruit » comme étant également un phénomène physique. « On pourrait peut-être dire aussi que le processus physique se reflète dans le domaine psychique sous certaines conditions, tout comme le processus psychique dans le domaine physique.» Cette idée a conduit Jung .. a émettre une hypothèse nouvelle, à savoir l'existence dans l'inconscient d'un « savoir absolu ». Ce savoir dépend directement des structures archétypiques de cet inconscient. Les archétypes semblent eux-mêmes être liés à un savoir tout autant indépendant de causes extérieures que d'influences conscientes. Ils se situent en même temps dans une relation d'analogie ou d'équivalence, c'est-à-dire de même sens, avec les événements objectifs extérieurs du monde qui n'ont avec P.257 eux aucun rapport décelable, ni même aucune relation causale imaginable.
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Jung remarque que la reproduction 1es processus psychiques dans le monde microphysique se passe sans doute de façon aussi continue que la perception du monde extérieur par la psyché, ceci est à comprendre, .. dans le sens que cette relation par réflexion a constamment lieu dans les couches profondes de l'inconscient ; mais que nous en prenons conscience que dans certaines circonstances exceptionnelles, lorsque les phénomènes de synchronicité sont perceptibles. Cela voudrait dire que dans les couches les plus profondes de l'inconscient, la psyché « sait » qu'elle est elle-même reflétée dans le miroir de l'univers matériel cosmique et la matière « sait » qu'elle est reflétée dans le miroir de la psyché objective. Mais ce savoir est absolu, en ce sens que, pour notre Moi, il transcende presque complètement la conscience. Ce n'est que dans les rares moments où des évènements synchronistiques nous impressionnent, que nous devenons conscients, par fragments ou ponctuellement, de cette relation par réflexion.
La quatrième relation en miroir, c'est-à-dire entre l'âme et la matière, est basée, de même que la réflexion de la lumière dans la physique, sur un ordre arithmétique. Le nombre est en effet, comme l'a souligné Jung l'instrument qui nous est donné pour établir un ordre et pour saisir une régularité préexistante mais encore inconnue, c'est-à-dire une structure ordonnée du réel. Il est sans doute l'élément ordonnateur le plus primordial de l'esprit humain, c'est-à-dire la manifestation la plus primitive de la dynamique spontanée de la psyché inconsciente. Dans le domaine le plus éloigné de la psyché objective, il existe probablement une ordonnance acausale ayant une structure numérique qui a la même valeur pour la psyché et la matière. Là, dans l'ordonnance en treillis du champ numérique, la psyché et P.259 la matière se reflètent mutuellement et vraisemblablement de façon continue. Pourtant cette relation par réflexion ne nous est qu'exceptionnellement connue lors d'événements synchronistiques et d'événements spécifiques chargés de sens. Il faut donc attribuer l'apparition des phénomènes de synchronicité au fait que lorsqu'ils se manifestent, il y a incursion subite dans notre état «normal » de conscience d'un état second, psychique, qui reste habituellement sous-jacent. Dans notre état normal, un fait nous est rarement conscient ; la psyché inconsciente nous offre une contribution essentielle à la perception de la réalité que nous ne percevons jamais en elle-même. Nous pouvons même aussi avoir apparemment confiance en l'image que nous nous faisons de la réalité. Quand je prends une boite allumettes, mes mains la saisissent juste là où elle « est » . Il ne nous vient que rarement à l'esprit que l'espace, le temps et la causalité sont des modes de perception de notre environnement qui dépendent de notre structure de conscience, qu' « en soi », ils n'existent peut-être absolument pas à l'extérieur, mais qu'ils créent en nous une sorte de sens commun de la réalité (common-sense) qui nous permet, dans une large mesure, de nous entendre les uns les autres. Dans le cas où un phénomène de synchronicité interrompt l'état psychique normal, le ou les événements extérieurs qui se produisent durant cet autre état ainsi substitué à l'état normal, seront vécus comme une signification parallèle à cet état subjectif. Si nous revenons au cas de la personne qui soufrait de phobie des escaliers extérieurs, cela signifie que le patient a perçu le danger des escaliers dans une image intérieure, ou le connaissait et le redoutait, bien que l'événement correspondant à cette image intérieure n'ait pas encore eu lieu. Une relation causale n'est pas pensable car un événement qui n'est pas encore arrivé ne peut produire d'effets. Et pourtant on peut difficilement nier qu'il y ait un lien significatif entre la représentation angoissante intérieure et l'événement extérieur. La « simultanéité » est d'ailleurs à prendre au sens large dans cet exemple, car il existe une distance dans le temps entre la formation de la phobie et l'ultime événement. C'est pourquoi Jung a appelé ces phénomènes synchronistiques et non synchrones, parce qu'il ne s'agit pas d'une coïncidence ayant lieu à une heure indiquée par la pendule. Aussi longtemps que l'accident sur le perron ne s'était pas produit, la phobie du patient faisait l'effet d'une inadaptation dépourvue de sens et paraissait être une projection ; l'accident mortel, clair et indiscutable, montra au contraire que la phobie était un exemple de télépathie, c'est-à-dire un événement synchronistique.
Dans la pratique, le cas contraire peut se présenter, c'est-à-dire qu'un événement qu'il faudrait qualifier de phénomène synchronistique est interprété d'une manière fausse comme projection : un homme qui était sur le point de sombrer dans un état psychotique, plus précisément dans une crise de délire messianique, agressa son épouse de telle façon qu'elle appela le médecin et la police à son aide. Quand ils arrivèrent à la maison pour conduire le malheureux contre son gré dans un asile, l'ampoule de l'entrée éclata avec un bruit de détonation si bien que tout le monde se trouva plongé dans l'obscurité, au milieu des éclats de verre. Le malade y vit un signe surnaturel indéniable : le soleil ne s'était-il pas voilé lors de la crucifixion du Christ. Cet événement renforçait son idée qu'il était lui-même un Sauveur qui allait, à tort, être enfermé. Nous dirions au contraire qu'il projetait son phantasme sur l'événement. Ainsi le phénomène synchronistique, en soi tout à fait significatif, s'est transformé en projection. Le « sens » de l'événement aurait pu être perçu de façon très différente par quelqu'un de normalement sain d'esprit : une lampe, au contraire du soleil, n'est pas un principe cosmique mais un objet usuel inventé par l'homme qui symbolise le plus souvent le Moi conscient dans les rêves et les phantasmes. L'étrange événement signifiait plutôt que le Moi conscient du malade avait explosé à ce moment de tension extrême où l'on s'apprêtait à l'enfermer et qu'il s'enfonçait dans l'obscurité psychique. Mais le malade ne pouvait déjà plus le comprendre. P.261
Lorsqu'un événement synchronistique a lieu alors qu'il n'y a pas d'observateur pour en saisir le sens, Jung le qualifie plutôt d'événement synchrone ( au lieu de synchronistique ): ainsi en est-il de la lumière du Moi conscient, brisé dans le malade et de la lampe dans l'entrée. .
Quand les malades sombrent dans un état psychotique, ils sont généralement dans un intense état d'excitation qui suractive au plus haut point un archétype de l'inconscient ou même la totalité de l'inconscient collectif. C'est justement pour cette raison que les événements synchronistiques choisissent remarquablement souvent de se produire dans de tels cas (bien qu'ils puissent également survenir chez des personnes normales à l'occasion de l'activation d'un archétype). Mais les phénomènes de synchronicité seront ensuite mal interprétés par le malade dans un sens qui correspond à ses idées « malades » et sans qu'il soit capable de rectifier. Un ancien Père de l'Eglise aurait dit dans ce cas qu'un démon ou des démons avaient fait ouvre de « faux miracles » pour leurrer l'individu .
Pour saisir d'une manière plus précise ce qui différencie les projections des événements synchronistiques, nous devons réfléchir sur un point .. : le flux de l'énergie psychique. Jung souligne notamment que les troubles dans l'adaptation, .. qui justifient que nous parlions de projection à propos d'images subjectives, ne surviennent que lorsque l'énergie psychique commence à régresser, alors que jusque-là elle s'écoulait vers l'objet et y acquérait la représentation psychique que nous nous faisons de l'objet. L'énergie reflue vers le sujet, soit parce qu'elle est refoulée par l'objet extérieur ( non réciprocité d'un sentiment amoureux par exemple, ou du fait qu'un ennemi, d'une manière désobligeante, se refuse à toute discussion), ou soit simplement parce qu'elle se retire spontanément sans que l'on puisse en percevoir l'explication. L'autorégulation de la psyché agit parfois de cette façon pour « charger » un autre objet ou le potentiel intérieur. Lors d'un événement synchronistique, la situation se présente différemment : dans ce cas, un archétype est chaque fois « constellé » dans l'inconscient de façon très « explosive » , ce qui arrive souvent comme le souligne Jung, quand la conscience ne voit pas d'issue à quelque situation de la vie ou pas de solution à un problème. Dans la projection, le reflux normal du courant d'énergie vers l'intérieur, du Moi au Soi, est bloqué, c'est-à-dire la re-flexio - ; dans l'événement synchronistique, l'écoulement de l'énergie du Soi vers le Moi, et donc vers la conscience quotidienne, est empêché, c'est-à-dire qu'une « réalisation » est bloquée. Dans la projection, l'énergie psychique se déplace à rebours vers l'inconscient du sujet ; dans l'événement synchronistique, elle va de l'inconscient vers le Moi pour conduire à une découverte créatrice. C'est pourquoi Jung a également appelé les événements synchronistiques actes de création dans le temps : ils indiquent en effet que l'individu devait réaliser quelque chose, constellé dans son inconscient, que ce soit une idée nouvelle ou un examen salutaire.
Dans la méditation du bouddhisme Zen, le maître cherche à enseigner à son élève comment il peut maintenir en permanence le miroir intérieur pur de toute poussière. Tout en vivant en pleine harmonie avec le rythme de l'énergie psychique et son régulateur, le Soi, il n'a plus de projections. Il voit la réalité sans illusion et dans une certaine mesure, lit constamment le P.263 sens de tous les événements synchronistiques qui surviennent autour de lui. Il vit dans le courant créateur du Soi ou même, il est devenu lui-même ce flux.
S'il reste ainsi, en quelque sorte toujours en contact avec le sens progressif de l'énergie psychique dirigé par le Soi, il ne souffre plus d'aucune difficulté d'adaptation, c'est-à-dire qu'il ne projette plus, au sens étroit du terme, mais se tient au centre de la quadruple relation en miroir. Il est clair que seul un être humain d'une concentration réflective la plus élevée peut y parvenir ; l'homme moyen, par contre, est à peine capable d'empêcher qu'il n'ait encore et toujours, sa vie durant, à se rendre compte de ses projections, en tant que telles ou en tant qu'erreurs de jugement. Il me semble ainsi de la plus grande importance que nous tenions tout au moins compte de l'éventualité d'une projection ; cela amènerait notre Moi conscient à une plus grande modestie, à une bonne volonté pour vérifier constamment, de manière réfléchie, nos idées et nos sentiments, et nous éviter de gaspiller toute l'énergie psychique qui s'épanche à l'extérieur à la poursuite d'objectifs illusoires.