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Narcissisme normal et narcissisme pathologique Otto Kernberg

. Je voudrais maintenant préciser les caractéristiques du narcissisme normal et pathologique, insister sur leurs conditions intrapsychiques sous-jacentes, enfin revenir sur leur diagnostic et les implications thérapeutiques. Étant donné les utilisations diverses du terme « narcissisme » au fil des ans, il me semble qu'il serait utile de commencer par le définir, puis de proposer une conceptualisation du narcissisme en termes de structure intrapsychique. Cette analyse structurelle du narcissisme est particulièrement utile quand on cherche à éclaircir la différence entre narcissisme normal et narcissisme pathologique.

DÉFINITION DU NARCISSISME NORMAL

A la suite de Hartmann, je définis le narcissisme normal comme l'investissement libidinal du soi. Le soi est une structure intrapsychique constituée par des représentations de soi multiples et par les dispositions d'affect correspondantes. Les représentations du soi sont des structures affectives-cognitives qui reflètent la perception qu'une personne a d'elle-même dans ses interactions réeIles avec d'autres personnes significatives pour elle et dans ses interactions fantasmatiques avec les représentations internes d'autres personnes, c'est-à-dire avec des représentations d'objet. Le soi fait partie du moi, qui contient en outre les représentations d'objet mentionnées précédemment, ainsi que des images de soi idéales et des images d'objet idéales à des stades variés de « dé personnification », d'abstraction et d'intégration. On peut dire que le soi normal est intégré dans la mesure où les représentations de soi qui le composent sont organisées de façon dynamique dans un ensemble. Le soi entre en relation avec des représentations d'objet intégrées, c'est-à-dire des représentations d'objet qui ont incorporé les représentations d'objet primitives « bonne » et « mauvaise » à des images d'autrui ; de la même manière, le soi représente une intégration d'images de soi contradictoires « toutes bonnes » et « toutes mauvaises » qui dérivent d'images de soi précoces libidinalement ou agressivement investies.
Quoique le narcissisme normal reflète l'investissement XX structure qui intègre des composantes d'investissement libidinal et d'investissement agressif ; autrement dit, l'intégration des images de soi, bonnes et mauvaises, dans un concept de soi réaliste qui incorpore, sans les dissocier, les diverses représentations de soi qui le composent, est une condition nécessaire à l'investissement libidinal d'un soi normal. Ainsi s'explique le paradoxe qui veut que l'intégration de l'amour et de la haine soit une condition préalable à la capacité d'amour normal.
. Cliniquement, un soi intégré est caractérisé par une continuité de l'expérience du soi aussi bien historiquement (dans le temps) qu'en coupe synchronique (sur plusieurs zones de fonctionnement qui existent simultanément dans des interactions psychosociales différentes). Quant à l'absence d'un soi intégré, elle se décèle cliniquement par l'existence d'états du moi contradictoires, dissociés ou clivés, qui alternent sans jamais parvenir à l'intégration. Dans ce cas, l'individu peut « se rappeler » ses sentiments au cours d'expériences opposées à celle qu'il est en train de vivre, sans être pour autant capable d'intégrer ces différentes expériences. L'absence d'un soi intégré est aussi caractérisée par des sentiments chroniques de non-réalité, de perplexité, de vide, ou par une perturbation du « sentiment de soi » (self feeling), ou encore par une incapacité marquée à se percevoir de façon réaliste comme un être humain complet. Certes, le patient peut alors avoir de l'« insight » dans la mesure où il a consciemment à sa disposition des XXX processus intrapsychiques primitifs, mais il ne peut jamais intégrer ces expériences affectives et cognitives primitives ou d'autres qui se situent à un niveau plus élevé, pas plus qu'il ne peut intégrer l'ensemble de ses expériences subjectives et l'impact de son comportement réel dans le domaine interpersonnel. L'absence d'un soi intégré coexistant habituellement avec une non-intégration des représentations d'objet, celles-ci sont des caricatures des représentations superficielles « toutes bonnes » ou « toutes mauvaises » ; il est alors très difficile au patient d'intégrer la perception des autres au sein d'un ensemble significatif. Aussi n'a-t-il pas, ou très peu, de capacité d'empathie, ne peut-il pas porter sur les autres de jugement réaliste approfondi ; son comportement est régi par les perceptions immédiates plutôt que par un modèle intériorisé, persistant, continu, qui serait d'ordinaire accessible au soi.
Revenons à la définition du narcissisme comme investissement libidinal du soi : il importe de souligner qu'un tel investissement ne provient pas simplement d'une source instinctuelle d'énergie libidinale, mais des nombreuses relations entre le soi et d'autres structures intrapsychiques. Celles-ci comportent des structures au sein du moi (déterminants intrasystémiques du narcissisme) et des structures au sein d'autres appareils psychiques, le surmoi et le ça (déterminants inter systémiques du narcissisme).
Jacobson a souligné que le « sentiment de soi » normal dérive de la perception par l'individu d'un soi intégré, alors que l' « estime de soi » (self esteem) ou le « respect de soi » (self regard) dépend de l'investissement XXX soi, le respect de soi ne sont pas néanmoins un simple reflet des « investissements instinctuels » : c'est toujours le reflet d'une combinaison de composantes affectives et cognitives, avec une prédominance de composantes affectives diffuses à des niveaux plus primitifs de régulation de l'estime de soi et une prédominance de différenciation cognitive supposant des implications affectives atténuées (toned-down) à des niveaux plus avancés de régulation de l'estime de soi. L'estime de soi ou le respect de soi représentent, par conséquent, les niveaux les mieux différenciés de l'investissement narcissique. Les sentiments diffus de bien-être, de joie de vivre, les états affectifs qui expriment l'euphorie ou la satisfaction sont, eux, des expressions plus primitives du narcissisme. Ainsi, comme Jacobson l'a montré, les changements d'humeur sont les indicateurs principaux du respect de soi à des niveaux primitifs de régulation de l'estime de soi déterminée par le surmoi. A des niveaux plus avancés de fonctionnement du surmoi, la critique ou l'estimation cognitive, délimitée, précise du soi remplace la régulation par les changements d'humeur.
Les structures qui influencent l'investissement instinctuel du soi n'opérant pas seulement sous forme d'investissements libidinaux cognitifs et affectifs, mais aussi sous forme d'interactions d'investissement agressif, la régulation du narcissisme normal ne peut être comprise qu'en termes de prédominance relative d'investissement libidinal ou agressif par ces mêmes structures intrapsychiques. Sur le plan clinique, l'investissement narcissique et l'investissement libidinal XXX
Quels sont les structures intrapsychiques et les facteurs externes qui influencent l'investissement libidinal du soi, c'est-à-dire le narcissisme normal ?

1° Le soi idéal et les buts du moi.

A l'intérieur même du moi, les buts inconscients, préconscients et conscients du moi ( qui reflètent des étapes variées du développement, des images du soi idéales primitives au stade de la maturité) représentent, pourrions-nous dire, le niveau d'aspiration par rapport auquel se mesure ce que le soi est effectivement. Comme l'indique Hartmann, outre la fonction de critique du soi qui trouve sa source dans le surmoi, le moi comporte lui aussi des fonctions de critique qui régissent l'estime de soi. Bibring décrit l'expérience de détresse et d'incapacité que traverse le moi quand un état désiré du soi n'est pas atteint ou qu'il a été perdu ; il décèle dans cette expérience un noyau de prédisposition à la dépression. Sandler et Rosenblatt se réfèrent à ce mécanisme quand ils décrivent les tensions entre soi réel et soi idéal.

2° Les représentations d'objet.

Une autre structure du moi joue un rôle dans la régulation de l'estime de soi, contribuant aux apports narcissiques ou à l'investissement libidinal du soi ; c'est le monde d'objets internes ou de représentations d'objet, dans leur liaison étroite avec le soi intégré. J'ai déjà fait référence à la fonction protectrice des représentations d'objet dans les périodes de la vie où il y a crise ou perte d'objet, et j'ai suggéré que la régression au service du moi peut être partiellement interprétée comme une activation régressive de relations d'objet anciennes et intériorisées, les représentations d'objet « bonnes » apportant au soi l'amour et la réassurance nécessaires pour compenser les déceptions qu'a apportées la réalité.

3° Les facteurs du surmoi.

Deux grandes structures du surmoi régissent l'estime de soi. La première est constituée par les différents niveaux du surmoi qui pratiquent une évaluation critique du moi par rapport aux exigences du surmoi et aux sanctions qu'il inflige. On peut se rapporter ici à l'analyse que fait Jacobson des niveaux de développement du surmoi et de l'action régulatrice qu'ils exercent sur le soi par l'intermédiaire de fonctions qui vont des humeurs à l'autocritique réaliste. Les aspects critiques ou punitifs du surmoi règlent l'estime de soi sur un mode principalement « négatif » et critique. L'autre structure du surmoi qui entre en jeu dans la régulation de l'estime de soi est l'idéal du moi (résultant de l'intégration des images d'objet idéales et des images de soi idéales introjectées dans le surmoi dès la petite enfance), qui accroît l'estime de soi à condition que le soi soit à la hauteur de ses demandes et de son attente Schafer fait référence à cette fonction protectrice de l'idéal du moi. Sur le plan clinique, il est saisissant de voir à quel point certains patients peuvent dépendre de sources extérieures d'admiration, d'amour et d'assurance quand ils souffrent de l'absence ou P.277 d'une intégration insuffisante, de cette structure particulière du surmoi.

4° Les facteurs instinctuels et organiques.

Si nous envisageons maintenant les structures liées au ça, quand les besoins instinctuels de base sont satisfaits et que le soi est parvenu à négocier de façon satisfaisante ses besoins internes avec les exigences du milieu, l'estime de soi s'en trouve accrue. En d'autres termes, l'expression directe, conforme au moi, des pulsions, et en particulier l'expression sublimatoire des besoins instinctuels, entraîne la gratification narcissique. La bonne santé générale assure aussi bien l'intégrité du soi que son investissement libidinal. Parce que les représentations de soi originelles sont fortement influencées par les images corporelles et parce que les premières gratifications instinctuelles intrapsychiques sont étroitement liées au rétablissement de l'équilibre physiologique, la santé physique et la maladie influencent fortement l'équilibre anormal ou normal de l'investissement narcissique.

5° Les facteurs externes.

Les facteurs de réalité qui influencent la régulation normale de l'estime de soi peuvent être répartis en plusieurs groupes :

      1° gratifications libidinales dues à des objets externes ;

      2° gratification des aspirations et des buts du moi par la réussite sociale ;

      3° gratification d'aspirations intellectuelles ou culturelles réalisées dans le milieu environnant.

Ces dernières comportent des éléments de valeur et reflètent les exigences du surmoi et du moi en même temps que des facteurs de réalité. Elles reflètent l'importance que les systèmes de valeur culturels, éthiques et esthétiques ont dans la régulation de l'estime de soi, s'ajoutant aux systèmes psychosociaux et psychobiologiques déjà mentionnés.
En résumé, l'investissement libidinal du soi est accru par l'amour, la gratification apportée par des objets externes, les succès remportés dans la réalité, une plus grande harmonie entre le soi et les structures du surmoi, une réassurance de l'amour grâce aux objets internes, les gratifications instinctuelles directes et la santé physique.


L'accroissement de l'investissement libidinal du soi s'accompagne normalement d'un accroissement de l'investissement libidinal des objets : le soi dont l'investissement libidinal est accru, qui est en paix et si l'on peut dire content de lui, est capable d'investir plus dans les objets externes et leurs représentations intériorisées. En général, quand il y a un accroissement de l'investissement narcissique, il y a un accroissement parallèle de la capacité d'aimer et de donner, de ressentir et d'exprimer de la gratitude, de se préoccuper du sort des autres, de la capacité d'amour sexuel de sublimation et de créativité. Parce que l'investissement libidinal normal des objets externes et de leurs représentations internes est étroitement lié à la possibilité de surmonter une expression plus primitive, clivée ou dissociée, de l'amour et de la haine à l'égard des objets, l'accroissement de l'investissement libidinal du soi convainc aussi le soi de sa « bonté » (goodness) à l'égard des objets et renforce les liens objectaux. Pour recourir à une métaphore commune, quand le soi recharge sa P.279 batterie, il recharge secondairement la batterie de l'investissement libidinal d'objet.
L'investissement libidinal du soi décroît dans des circonstances comme la perte de sources extérieures d'amour ; l'incapacité à réaliser les buts du moi ou à être à la hauteur des attentes du moi, les pressions du surmoi en réaction à des poussées instinctuelles inacceptables pour le surmoi, l'incapacité à être à la hauteur de l'idéal du moi, la frustration générale des besoins instinctuels ou la maladie physique. Une perte ou un échec dans un de ces domaines peut se répercuter dans un autre domaine. Dans le cas du deuil pathologique, par exemple, la blessure narcissique qui résulte de la perte extérieure d'un objet est renforcée par un accroissement des pressions du surmoi qui reflète une culpabilité inconsciente liée à la perte de l'objet, et par un amoindrissement secondaire de l'investissement libidinal que le soi reçoit des représentations d'objet ; la pression du surmoi persuade le soi qu'il ne mérite plus l'amour de ses objets internes, pas plus que celui de ses objets externes. Par là même, les diverses structures intrapsychiques qui régissent l'investissement libidinal du soi ne peuvent être envisagées isolément, mais bien dans un équilibre dynamique global.
Par exemple, le processus de perlaboration du deuil normal n'implique pas seulement une remise en place des investissements libidinaux du soi (par des processus d'identification grâce auxquels le soi acquiert les caractéristiques et l'investissement libidinal de l'objet perdu), mais aussi, et cela a beaucoup d'importance, la restauration ou le renforcement des représentations d'objet qui reflètent l'objet perdu et les autres « bons » objets intériorisés ; en retour, l'investissement libidinal des objets intériorisés renforce leur disponibilité comme source potentielle de gratification libidinale pour le soi.
Le narcissisme normal dépend de l'intégrité du soi et des autres structures intrapsychiques qui lui sont liées. Il dépend aussi de l'équilibre entre les dérivées des pulsions libidinales et agressives en jeu dans les relations entre le soi et toutes les autres structures. L'investissement agressif du soi, qu'il naisse des diverses structures régissant le narcissisme que nous avons énumérées ou de la réalité extérieure, diminue l'estime de soi. De plus, le narcissisme normal dépend du niveau de développement atteint par le soi et par les structures intrapsychiques en rapport avec le soi, en fonction du caractère adulte, de la maturité (par opposition avec les caractéristiques infantiles) des espérances, des aspirations, des modèles, des idéaux que se donne le soi. Il peut, par exemple, y avoir une intégrité structurale du soi, du surmoi et de l'idéal du moi, et une intégration des relations d'objet intériorisées, qui coexistent avec une fixation à des buts et des conflits narcissiques d'un niveau infantile. Cette constellation est typique de la plupart des patients qui ont des réactions névrotiques et souffrent d'une pathologie du caractère.

LE NARCISSISME PATHOLOGIQUE

En général, tous les conflits névrotiques entravent les relations du soi avec les diverses instances et structures que j'ai mentionnées. Par exemple, les interdits d'une sévérité pathologique contre les impulsions sexuelles ( en raison de leurs implications P.281 œdipiennes non résolues) se réfléchissent dans les relations conflictuelles du soi avec les objets externes, les pressions excessives du surmoi sur le soi, et une réduction des possibilités sublimatoires du moi, tout cela influençant de manière diverse les apports libidinaux du soi. En même temps, la mise en place de configurations (patterns) pathologiques de caractère qui servent de défense contre les relations conflictuelles directes avec les autres, et une confrontation directe avec les impulsions œdipiennes interdites, protège le fonctionnement du moi et du soi. Ces « patterns » pathologiques protègent aussi l'estime de soi et remplissent ainsi une fonction narcissique. Les patients qui ont des réactions névrotiques et une pathologie du caractère ont donc tous des « problèmes narcissiques » : ils présentent une vulnérabilité pathologique du soi, contre laquelle les traits de caractère pathologiques jouent le rôle de défense ; c'est pourquoi l'exploration et la résolution analytique de ces traits entraînent une activation des conflits et des frustrations narcissiques. On découvre alors à quel point, dans leur contenu, les attentes et les buts du moi sont restés infantiles, par rapport à la maturité des attentes et des aspirations narcissiques dans les zones moins conflictuelles du moi.
En général, l'activation des conflits autour de l'agressivité (en raison de laquelle l'investissement libidinal du soi et des objets internes et externes se trouve réduit), associée à la fixation ou à la régression à des conflits infantiles névrotiques et inscrite dans un moi et un soi relativement bien intégrés, représente une source importante de frustration et/ou de distorsion du narcissisme normal. Parmi les diverses formes de troubles narcissiques qu'on a l'occasion de rencontrer cliniquement, il s'agit là de la moins grave.
Une forme plus grave se manifeste dans les cas où le soi a développé des processus d'identification pathologiques, au point qu'il se modèle principalement sur un objet pathogène intériorisé, cependant que des aspects importants du soi (dans sa relation avec cet objet) sont projetés sur des représentations d'objet et des objets externes. Ce type de pathologie narcissique se rencontre chez des individus qui, aussi bien dans leur vie intrapsychique que dans leur vie extérieure, s'identifient à un objet, aiment un objet qui représente leur soi (présent ou passé). Freud indique que c'est en grande partie le choix que font les homosexuels de leurs objets d'amour les représentant eux-mêmes qui l'a conduit à adopter la thèse du narcissisme. Il considérait les relations amoureuses de ces homosexuels comme « narcissiques », en les différenciant de l'amour de type « anaclitique » (étayage) pour un objet qui représente une image parentale significative. Pour examiner plus à fond cette situation, nous devons revenir sur les implications libidinales d'une relation d'objet normale.
La relation normale avec un objet représente un mélange optimal de liens « objectaux-libidinaux » et de liens « narcissiques » : l'investissement des objets et l'investissement du soi dans la relation gratifiante avec ces objets vont de pair. Néanmoins, dans ce contexte de relation libidinale du soi à un objet, la nature de la relation d'objet peut être plus ou moins infantile : elle va d'une recherche d'amour enfantine, purement anaclitique, avec un mélange de dépendance, de demande et de gratitude jusqu'à une réciprocité de type adulte, dans laquelle un amour de soi mûr et lucide se combine avec un investissement P.283 mûr de l'objet. Certes le narcissisme, qu'il soit adulte ou infantile, comporte un aspect de « centrage sur soi », mais l'investissement sur soi du narcissisme adulte normal a pour contenu des buts, des idéaux, des attentes mûrs, alors que l'investissement sur soi infantile a des visées exhibitionnistes, exigeantes et tournées vers le pouvoir. Le narcissisme adulte aussi bien que le narcissisme infantile normal comportent l'investissement d'objet ; là aussi, la différence passe par l'opposition entre la réciprocité adulte et l'idéalisation infantile avec dépendance. Par conséquent, les relations « anaclitiques » comportent des traits régressifs, tant au niveau de l'investissement du soi qu'au niveau de l'investissement d'objet : il y a une régression à partir du mélange adulte d'investissement narcissiques et d'investissements d'objet jusqu'au type infantile de mélange de ces liens.
L'état de développement du surmoi (en particulier l'idéal du moi) et la nature de l'issue des conflits œdipiens (par exemple, la prédominance de la fixation et/ou de la régression à des phases libidinales prégénitales) influencent le caractère « anaclitique» de toute relation d'objet, à savoir le degré de régression ou de fixation à des caractéristiques infantiles normales, les besoins dépendants colorant, dans cette relation, aussi bien le soi que l'investissement d'objet. En bref, les relations d'objet normales comportent une combinaison d'investissements d'objet et d'investissements narcissiques, et la nature des liens narcissiques et objectaux varie suivant des liens narcissiques et objectaux varie suivant le niveau général du développement psychologique. Le type « anaclitique » d'amour objectal, tel que Freud le définit, renvoie à des traits infantiles régressifs dans les investissements d'objet comme dans les investissements narcissiques de cette relation.
Revenons au type plus grave de trouble narcissique évoqué auparavant. Quand l'investissement libidinal du soi s'accomplit dans les conditions de l'identification du soi à un objet, tandis que le soi est projeté sur un objet externe qui est aimé parce qu'il représente le soi, la situation n'a plus aucun rapport avec les caractéristiques normales du narcissisme que j'ai décrites plus haut. Ce type de relation d'objet, que Freud a le premier appelé « narcissique », correspond à une pathologie narcissique qualitativement différente, et plus grave que celle dont j'ai parlé plus haut (qui reflétait simplement une régression et/ou une fixation à un investissement libidinal infantile du soi et de l'objet. Il importe cependant de souligner que dans cette relation plus pathologique du soi identifié à un objet (par exemple, dans certains cas d'homosexualité masculine, à la mère protectrice et dispensatrice de gratifications orales), ou à un objet identifié au soi (le soi infantile et dépendant, dans ces cas d'homosexualité masculine),il y a encore relation d'objet : relation entre le soi et l'objet.
Un type de pathologie narcissique encore plus grave est caractérisé par une détérioration plus profonde des relations d'objet : dans ce cas, la relation ne se fait plus entre le soi et l'objet, mais entre un soi primitif, pathologique, grandiose, et la projection temporaire de ce soi grandiose sur les objets (« soi grandiose » - grandiose self - j'utilise ce terme proposé par Kohut, en accord avec sa description clinique, mais dans le cadre d'une analyse métapsychologique différente de celle qu'il propose.) Il n'y a plus relation du soi à l'objet ou de l'objet au soi, mais du soi au soi. Ce n'est, à proprement parler, que dans ce dernier cas que l'on peut dire qu'une relation narcissique a remplacé la relation d'objet. P.285
Cette situation est tout à fait différente de celle que l'on rencontre parfois dans des circonstances normales, par exemple au cours de l'adolescence, où se produisent des identifications mutuelles avec d'autres objets considérés comme des représentations du soi, mais, en même temps, comme ayant une existence propre. Les projections partielles ou temporaires d'un soi idéal dans les amitiés normales de la première adolescence (qui peuvent inclure des dérivés de conflits homosexuels et d'investissements libidinaux infantiles) sur un objet perçu comme similaire au soi vont de pair avec des liens de libido objectale à cet objet, et ont une qualité bien différente de la projection d'un soi grandiose pathologique sur les autres objets. La relation d'un soi grandiose pathologique à la projection temporaire d'un soi grandiose pathologique caractérise la personnalité narcissique, type spécifique de pathologie du caractère qui représente la forme la plus grave du narcissisme pathologique.
Aux trois niveaux de pathologie du narcissisme auxquels j'ai fait référence jusqu'à présent ;
1° Régression du narcissisme adulte normal au narcissisme infantile normal ;
2° Relation à un objet qui représente le soi, tandis que le soi est identifié avec cet objet ;
3° Relation d'un soi grandiose à la projection temporaire d'un soi grandiose, le soi présente toujours une structure intégrée. Ce soi intégré peut avoir régressé ou s'être fixé à un niveau infantile, il peut être déformé en raison d'identifications prédominantes à un objet, il peut s'agir du soi grandiose pathologique caractéristique des personnalités narcissiques. En revanche il existe des patients qui présentent un manque de soi intégré (et il y a en général des représentations de soi et d'objet dissociées ou clivées) : il s'agit des patients qui présentent une organisation de la personnalité borderline (sans la condensation d'une structure pathologique de « soi grandiose » ). Dans ces cas, on observe des passages rapides d'identifications à une certaine représentation de soi, accompagnées par la projection d'une certaine représentation d'objet sur l'objet externe, à des identifications à une représentation d'objet, accompagnées par la projection d'une certaine représentation de soi sur l'objet externe. Chez ces patients, les relations d'objet sont mouvantes et instables, et on assiste à l'alternance chaotique de types divers de troubles narcissiques. Il me semble préférable de ne pas considérer ces cas comme une pathologie particulière du narcissisme, mais plutôt comme un aspect d'une pathologie générale des relations d'objet intériorisées. Il y a enfin des cas où l'absence de différenciation entre le soi et les représentations d'objet prédomine, c'est-à-dire des cas qui présentent des identifications psychotiques. Là, les conflits et les défenses psychotiques prédominent en général sur les investissements narcissiques et objectaux, qui reflètent des relations différenciées avec autrui. Je ne crois pas que dans ces circonstances il soit nécessaire de chercher à différencier les investissements d'objet des investissements de soi ; en effet, le soi et l'objet sont encore (ou de nouveau) confondus.
De tout ce que j'ai dit jusqu'ici découle une implication valable d'une manière générale pour la théorie clinique du narcissisme : à elles seules, les considérations économiques (c'est-à-dire celles qui portent sur l'intensité ou l'importance quantitative de l'investissement narcissique) ne révèlent pas P.287 grand-chose de la nature pathologique ou normale du narcissisme ; elles ne font que refléter l'intensité de ce qu'on pourrait appeler le métabolisme général des relations d'objet intériorisées. L'intensité de l'investissement libidinal du soi et des objets est également en relation étroite avec les modifications de l'investissement agressif et change par contrecoup ; toute considération économique doit donc incorporer l'analyse combinée des liens agressifs et libidinaux. Autre implication générale de cette analyse : si l'on tente d'identifier les investissements narcissiques d'objets externes en les opposant aux investissements de relations d'objet à partir d'une observation centrée sur la nature interpersonnelle de la relation avec ces objets, on risque, me semble-t-il, de perdre de vue un des aspects les plus spécifiques de la pensée psychanalytique sur le narcissisme normal et pathologique, et d'instituer à sa place une interprétation psychosociale simpliste sur le modèle « introversion/extraversion ». La nature du narcissisme normal et pathologique ne peut être vérifiée que par l'exploration psychanalytique non seulement des relations d'objet externe mais aussi des relations intrapsychiques, et par une analyse structurelle des relations d'objets intériorisées et, non seulement un examen des facteurs économiques qui jouent sur elles.

APPLICATIONS AU DIAGNOSTIC DE CETTE CONCEPTUALISATION DE LA PATHOLOGIE NARCISSIQUE

La différenciation des développements narcissiques de l'adolescence, selon qu'ils sont normaux ou pathologiques, pose un problème pratique important. Deutsch et Jacobson ont souligné l'accroissement des manifestations de narcissisme pendant l'adolescence. Cet accroissement ne doit pas être, selon moi, seulement compris en tenues quantitatifs, mais aussi en termes qualitatifs, c'est-à-dire par rapport à une gradation de constellations d'investissements de soi et d'objet qui émergent successivement dans la structure intrapsychique de l'adolescent.
Envisageons d'abord la manifestation la plus normale d'accroissement du narcissisme chez l'adolescent : l'accroissement de l'investissement libidinal du soi, qui entraîne un plus grand intérêt pour le soi, une absorption en soi-même (self-absorption) et des fantasmes grandioses, exhibitionnistes ou axés sur le pouvoir ; qui reflètent à la fois un passage quantitatif de l'investissement libidinal des représentations d'objet aux représentations de soi, et un passage qualitatif régressif à des relations plus infantiles entre le soi et l'objet - par exemple le souhait infantile d'être aimé et admiré par la mère
Un deuxième type, plus pathologique, d'accroissement adolescent du narcissisme reflète une identification pathologique du soi avec des objets infantiles et la quête d'objets qui représentent le soi infantile. Cette identification diffère de l'accroissement, normal dans la première adolescence, de choix d'objets P.289 qui présentent des traits similaires au soi, objets qui sont aussi investis d'un intérêt et d'un amour authentiques ; dans ce dernier cas, il y a amalgame entre les investissements narcissiques et les investissements tournés vers l'objet. Par contre, dans des développements narcissiques plus pathologiques, la projection du soi sur l'objet remplace le lien objectal, et le soi, dans l'interaction avec cet objet, représente l'objet de la relation d'objet infantile intériorisée réactivée. Certains développements homosexuels de l'adolescence se rattachent à ce type de régression narcissique.
En troisième lieu - et il s'agit là de cas encore plus pathologiques - on rencontre chez certains adolescents une attitude vis-à-vis des objets qui reflète, quand on l'explore analytiquement, la projection d'un soi grandiose, pathologique, primitif sur l'objet, cependant que le patient conserve ce soi grandiose : c'est la relation de « soi à soi » dont j'ai parlé plus haut. C'est le cas de la structure de personnalité narcissique, qui constitue le type de pathologie narcissique le plus sévère, aussi bien dans l'adolescence qu'à l'âge adulte. Du point de vue clinique on rencontre chez ces adolescents « grandiosité », mépris, absence de toute capacité à opérer des discriminations fines sur la réalité d'autrui, conviction d'être toujours dans son droit, tendance à l'exploitation d'autrui ou au parasitisme. Ils présentent aussi de façon typique des périodes d'investissement compulsifs dans des activités ou des relations qui leur donnent un sentiment de triomphe, qui leur apportent l'admiration ou la gratification immédiate de leurs besoins, alternant avec des périodes d'abandon précipité des tâches, des relations et des activités qui ne viennent pas alimenter leur soi grandiose ; ils s'écartent de certains aspects de la réalité sociale, qu'ils dévaluent, pour se protéger contre l'échec.
D'une manière générale, plus l'accroissement de l'investissement narcissique chez l'adolescent est normal, plus on peut le décrire en terme quantitatifs - quoiqu'un élément qualitatif soit toujours présent. Plus les oscillations narcissiques sont pathologiques, moins elles peuvent être comprises en termes purement quantitatifs, plus il nous faut éclaircir la situation en termes structuraux, c'est-à-dire éclaircir la nature des relations d'objet pathologiques en cause.
A titre de deuxième application de cette analyse structurelle du narcissisme, examinons maintenant quelques types d'homosexualité masculine. On peut classer l'homosexualité masculine suivant une gradation qui s'appuie sur la gravité plus ou moins grande de la pathologie des relations d'objet intériorisées. En premier lieu, dans certains cas d'homosexualité, les facteurs œdipiens génitaux prédominent : la relation homosexuelle reflète une soumission sexuelle au parent du même sexe qui sert de défense contre la rivalité œdipienne. Parmi les patients homosexuels, ces cas sont les plus névrosés et les plus inhibés, et c'est pour eux que d'ordinaire le pronostic de la cure psychanalytique est le plus favorable. Dans ces cas, le soi œdipien soumis et infantile a une relation au père œdipien dominateur ; qui proclame des interdits, et ce type d'homosexuel présente souvent un refoulement sous-jacent des aspirations hétérosexuelles, conséquence de la renonciation aux désirs sexuels envers la mère œdipienne interdite.
Dans un deuxième type, plus grave, d'homosexualité masculine, il y a identification conflictuelle avec une image de la mère ; les objets homosexuels sont considérés comme une représentation du soi infantile P.291